Pierre Boulez (né en 1925). Photo : DR
Tandis que paraît la première intégrale
discographique de sa propre musique deux mois après qu'il eût franchi le cap de ses
88 ans, Pierre Boulez, que le grand public mélomane célèbre unanimement comme
chef d’orchestre et connaît pour son engagement envers la musique (fondateur de
l’Ircam, de l’Ensemble Intercontemporain, initiateur du Conservatoire de la
Villette, de la Cité de la musique, de la Philharmonie de Paris), évoque ici l’intégrale
discographique que Deutsche Grammophon (1) consacre à sa propre création (2).
Bruno Serrou : Que
signifie pour vous la parution d’un coffret anthologique des trente-trois œuvres
que vous avez composées ?
Pierre
Boulez : Ce coffret Œuvres complètes ne représente pas
davantage qu’un exemple de ce que j’ai fait. Il n’est ni exhaustif ni
définitif. Je ne veux pas être une tapisserie historique que l’on déploie à
l’occasion d’un anniversaire (3)… Mais j’ai écarté des pièces comme Polyphonie X et Poésie pour Pouvoir. Si je refuse qu’une œuvre soit enregistrée,
c’est pour de bonnes raisons. Poésie est
le schéma de Répons, qui seul m’intéresse. Quelqu’un d’autre
peut le faire pour voir ce que la polyphonie de Répons tire de Poésie, le
prendre pour ce que c’est, c’est-à-dire un essai vers Répons. Les œuvres sont présentées dans un ordre chronologique,
alors que la pensée qui y a conduit, souvent traitées sous forme de Work in progress, sont menées de front.
Je reprends une œuvre parce qu’elle est
à côté de ce que je veux obtenir. Dans le journal de Kafka se trouvent des
débuts de nouvelles avec un unique paragraphe et l’on se dit qu’il aurait pu
faire avec ces bribes des choses extraordinaires s’il était allé plus loin. Si
je reprends une œuvre abandonnée voilà un demi-siècle, comme le Livre pour quatuor laissé en l’état en
1955, je la considère d’après ce que ma mémoire en a gardé. Mais si elle en
sort, c’est qu’elle est terminée. J’ai une tendance à la concentration des
idées, une attirance vers un monde unifié où peu d’invention engendre beaucoup
d’invention. C’est ce qui fait ma difficulté. Ma vie d’interprète m’a
empêché de faire ce que je souhaitais dans l’immédiat. Je n’ai pas voulu être
interprète, mais les circonstances m’y ont conduit. Cela m’a beaucoup apporté
certes, mais aussi nui à ma concentration. Je ne le regrette pas, mais quand je
m’arrête trois mois de composer, je perds la trace des détails qui font la
texture d’une œuvre en écriture.
B S : A la tête d’une riche discographie de chef
d’orchestre commencée en 1954, votre œuvre est depuis cette même année 1954 régulièrement
enregistrée. Vous restez pourtant plus connu et admiré comme chef d’orchestre que
comme compositeur. Que
pensez-vous de ceux qui vous apprécient comme interprète et rejettent votre
création ?
P
B : Qu'ils ne me connaissent pas. Ils m’apprécient
dans un certain répertoire qu’ils jugent « acceptable » ou qui est
« accepté », et connaissent mal ma musique. Il existe pourtant de
nombreux ponts entre celle que je dirige et celle que je crée. Mais ils ne les
voient pas, ou ils demeurent pour eux dans le brouillard. De ce fait, ils
restent sur une rive sans pouvoir passer sur l’autre... Le fait de diriger
permet de savoir si ce que vous concevez fonctionne. Si vous prenez dix mesures
que vous faites répéter pendant une heure et que vous avez la chance d’entendre
peut-être une fois vraiment correctement, c’est que l’écriture du passage est
trop compliquée ; pas complexe mais compliquée. Diriger permet d’écrire des
choses similaires et aussi complexes mais beaucoup moins compliquées à exécuter
et donc assimilable plus rapidement. C’est ainsi que je différencie ceux qui
connaissent leur métier de ceux qui ne le connaissent pas. Mes œuvres
ont gagné en longueur vers la fin de mon existence, après que j’ai dirigé
Wagner, Mahler et Bruckner, ce qui m’a conduit à envisager la grande forme, qui
est plus difficile à maîtriser que la petite. Les Français font toujours court,
c’est plus pratique. Dérive II, sur Incises ont une amorce anodine qui a
conduit à de grandes formes. Mon écriture
est devenue plus limpide, inventive et efficace, depuis que je dirige.
BS : Cela vous a permis de rendre
votre écriture plus limpide ?
PB : Non seulement cela, mais surtout de
la rendre plus inventive. Un geste bien placé, librement, est beaucoup plus
efficace qu’un geste contraint par des structures assez compliquées, ou de
révéler une irrégularité par exemple dans la battue, etc. Je l’ai beaucoup fait
dans Dérive 2, que je n’aurais pas pu
écrire si je n’avais pas dirigé auparavant.
BS : Votre écriture pour les
instrumentistes a-t-elle été simplifiée par votre expérience ?
PB : Mon expérience n’a pas simplifié mon
écriture, mais elle l’a rendue plus efficace. Parce que je savais que par exemple
les traits qui ne sont pas liés à l’intérieur d’un legato descendant sur un
hautbois sont très difficiles à exécuter. Ledit legato ne sonne pas bien,
tandis que si vous le faites en montant, cela se passe très bien. Seule l’expérience
permet de comprendre ces choses-là.
BS : Où se situe le
compositeur Pierre Boulez en regard de l’homme public ? Comment
isolez-vous les divers aspects de votre activité ?
PB : Il suffit de le vouloir. Mais ce qui
est gênant ce n’est pas la vie officielle, qui est certes parfois gênante mais
au fond très rarement parce que l’on comprend que vous vouliez vous isoler. Ce
qui l’est en revanche est le fait de s’arrêter pendant un certain temps et de
reprendre l’œuvre : on sait que l’on doit la reprendre, mais l’on ne sait
pas comment. Parce que vous avez beau noter les moments importants et comment
les lier, la reprise de la composition n’est jamais naturelle, et vous vous
dites quelques fois « mais mon Dieu qu’ai-je voulu exactement, je ne me
rappelle pas comment je vais pouvoir joindre tel intervalle avec tel
autre », enfin des questions pragmatiques. Alors, il suffit parfois de
quelques notes pour relier le tout, mais c’est parfois beaucoup plus difficile.
BS : N’avez-vous pas une œuvre de
chevet sur laquelle vous travaillez lorsque vous vous trouvez dans un hôtel, où
ailleurs, loin de chez vous ?
PB : Non, mais il m’arrive de composer
hors de chez moi. Par exemple, invité par des orchestres américains, qui ont des
séries présentant trois ou quatre fois le même programme, le premier vous êtes
sous pression, les autres moins ou pas du tout. Ainsi, de plus en plus libre
dans mon interprétation de concert en concert, je peux travailler toute la
journée.
BS : Y a-t-il des œuvres que vous
auriez aimé écrire mais auxquelles vous avez dû renoncer ? Cela ne vous
fait-il pas mal au cœur ?
PB : Si, bien sûr. Il est certain que ma
vie a été très tranchée par l’Ircam et l’Ensemble Intercontemporain. Mais si
j’avais trop de regrets, les institutions n’existeraient pas. Mon œuvre était
plus importante pour moi, bien sûr, mais je me suis dit il y avait quelque chose
à faire pour l’institution en matière de création musicale. Qu’existait-il
alors, en effet ? L’affreux truc de Schaeffer et de ses successeurs ?
C’était honteux ; d’une médiocrité… Sans elles, je n’aurais pas pu
réaliser Répons. Mais en même temps,
j’ai pensé tout de suite à les ouvrir. Parce que je pense qu’une institution
créée pour vous-même meurt dès que vous disparaissez, tandis que là j’espère
qu’elles perdureront.
BS : Vous ne vous êtes pas dit à
un moment « il faut que j’arrête, ma priorité c’est ma
musique » ?
PB : Si, c’est fait ! Cela est
arrivé un peu tard, certes, mais j’ai commencé avec Répons à me séparer des deux institutions que j’ai créées. Cela
fait tout de même trente ans… Etre chef invité et président d’honneur n’est pas
une charge bien lourde. Difficile de refuser des invitations d’orchestres comme
ceux de Berlin, Vienne, Londres, Chicago, Cleveland… Mais j’ai assez bien mené
cela, une fois que j’ai été libre, que je n’ai plus eu la charge des
institutions, là c’est allé beaucoup mieux.
BS : A l’instar de ce que vous
avez incité avec Lulu d’Alban Berg, ne craignez-vous pas que
quelqu’un s’empare de vos œuvres inachevées pour les compléter ?
PB : Non, c’est impossible. On peut
regarder les esquisses, il y en a énormément, beaucoup plus que ce que je
croyais. Mes pièces simplement amorcées le sont de façon assez précise, donc si
quelqu’un veut partir de ces bribes et en faire quelque chose, je n’ai rien
contre, mais pour un prolongement des œuvres, non.
BS : Jusqu’à Répons,
vous avez été très « dogmatique », puis la souplesse est venue dans
votre écriture…
PB : A cause de la direction d’orchestre,
justement. Répons a été le point de
départ de cette évolution, puis ce furent les Notations pour orchestre, parce qu’il y avait un texte libre qui
m’a permis de conquérir ma propre liberté.
BS : De quoi donc vous êtes-vous
libéré ?
PB : De mon dogmatisme !
BS : Vous vous êtes fait beaucoup
d’ennemis, durant votre période « dogmatique ». Votre musique était
considérée comme froide, analytique, intellectuelle…
PB : Parce que personne ne l’a écoutée,
c’est tout. Beaucoup le disent, mais ils n’ont jamais assisté à un concert de
musique dite « difficile », et, de ce fait, ils ne connaissent pas
les œuvres. Sinon ils y percevraient beaucoup plus de liberté que de contraintes…
Même dans le Marteau sans maître, ma
musique est au plus influencée par Anton Webern, mais pendant une très courte
période, parfois de façon claire parfois secrètement.
BS : Votre musique est
immédiatement identifiable, quelle que soit la période. Dès la Sonatine pour flûte et piano, l’on sait ce qui
vous appartient en propre, notamment la couleur… Vers qui encrez-vous votre
musique : Debussy ? Wagner ? Les deux ?
PB : A vrai dire ma musique ne se tourne
vers personne. Au plus elle a été influencée par Webern, beaucoup, mais pendant
une très courte période, le Quatuor et la Sonate
n° 2 pour piano, qui est aussi assez beethovénienne. J’ai en effet cette
période-là qui a été influencée par différents compositeurs, quelques fois
vraiment visiblement d’autres fois extrêmement secrètement, puis après dans ma
période indépendante, il y a toute la théorie que j’avais faite sur le… Mais je
voulais sortir des douze sons, surtout. C’est ce qui au fond a été ma marque de
fabrique pendant un certain temps.
BS : Il y a une texture dans
votre instrumentation qui est très colorée, sensuelle…
PB : Oui, dans toutes mes œuvres. Y
compris les Notations, qui sont
vraiment une œuvre de virtuosité orchestrale.
BS : Mais Notations, vous êtes encore en train de travailler dessus ?
PB : Oui, en ce moment sur la Huitième.
BS : Que pensez-vous de la
situation de la musique en France ? Que vous inspire l’absence de
représentant du gouvernement aux funérailles d’Henri Dutilleux ?
PB : La musique, c’est zéro !
BS : Gardez-vous tout de même un
certain optimisme ?
PB : Non. Même en Allemagne, c’est
consternant. C’est un peu catastrophique partout, en fait.
BS : Est-ce que l’on vous consulte
encore aujourd’hui ?
PB : Non, pas du tout.
BS : Une œuvre de vous qui
resterait, quelle serait pour vous la plus importante ?
PB : Ce serait sur Incises, c’est celle qui est la plus libre.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris le 4 juin 2013
1) 13 CD DG 4806828. Le treizième disque est
consacré à un entretien de Pierre Boulez avec Claude Samuel, initiateur du
projet.
2) Paru en partie dans le quotidien La Croix daté lundi 24 juin 20133) Pourtant, le Musée de la musique a d'ores et déjà programmé une exposition consacrée à Pierre Boulez en 2015, pour ses 90 ans
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