Photo : (c) Bruno Serrou
Pour sa trentième édition, le
festival de création musicale Présences de Radio France, donne carte blanche au
compositeur britannique George Benjamin, qui célèbre cette année ses soixante
ans.
Doué comme devait l’être le jeune
Mozart, comme le disait son professeur Olivier Messiaen qui l’accueillit à seize
ans au Conservatoire de Paris, élève de la pianiste Yvonne Loriod et du
compositeur Alexander Goehr, révélé par Pierre Boulez en 1978, George Benjamin
est aujourd’hui l’un des créateurs les plus en vue de sa génération. Position
confortée par l’énorme succès de ses trois premiers opéras qui l’ont propulsé
au firmament. Il reconnaît avec enthousiasme que l’invitation de Radio France est un magnifique cadeau d’anniversaire. Il se dit infiniment reconnaissant à la Radio de confier sa musique
à ses deux orchestres, mais aussi à des ensembles comme l’Intercontemporain
et le London Sinfonietta, ainsi qu'à des chœurs, des chanteurs et des solistes instrumentaux d’exception. Et, pour le pédagogue qu'il est, il y a
tellement de commandes qui ont été faites pour l’occasion : plus de vingt,
souvent à de jeunes compositeurs.
Car George Benjamin se plaît à
découvrir de jeunes talents. Il est en effet un professeur de composition parmi
les plus courus. A vingt-cinq ans, il se voit confier la classe de composition
de la Royal School of Music de Londres. Depuis 2001, il est professeur de
composition au King’s College de Londres. Sa formation à l’aune de Debussy et de
Schönberg, l’intérêt qu’il porte à la musique spectrale initiée
par Gérard Grisey, son penchant pour la musique ancienne, son écriture
complexe et raffinée au service d’une expressivité immédiate font de lui un artiste
à la fois original et séduisant qui ne peut qu’attirer ses jeunes pairs.
Commandeur de l’Ordre de l’Empire
britannique à cinquante ans, Benjamin est aujourd’hui un compositeur
particulièrement sollicité. Surtout depuis l’immense succès de son deuxième
opéra (après Into the little Hill, qui, créé en 2006, a dépassé les cent-trente représentations),
Written on Skin sur un livret de
Martin Crimp. Toute sa musique le conduisait à l’opéra, bien qu'il sache pas alors s'il y arriverait. Ecrivant Sometime Voices ou Palimpsests, il savait qu'il avançait vers l’opéra. Est-ce dû à son amour pour la polyphonie,
mais chacun de ses opéras a pour cadre le Moyen-Age. En tout cas, pour lui, l’opéra a besoin de
mythologie, il doit être hors du temps pour être de tous les temps. Ses trois opéras à ce jour plongent dans le moyen-âge, époque qui
a pour lui une certaine magie, avec ce côté enluminure sonore qui lui va bien.
Présences programme dix de ses œuvres,
soit le quart de sa production. Ce qui est peu, mais lorsqu’on lui dit que c’est
plus qu’Alban Berg, il répond modestement : « C’est vrai, mais il a
vécu dix ans de moins que moi. Et chez moi, il y a du déchet. Il y a des œuvres
que j’aime moins, certaines ne sont vraiment pas bonnes. Pourtant, je jette pas
mal et j’ai raison. »
Bruno Serrou
° °
°
Sir George Benjamin (né en 1960). Photo : DR
Entretien
Bruno Serrou : Comment vous est venue cette envie
d’opéra qui semble avoir tout bousculé dans votre vie créatrice ?
George Benjamin : J’ai toujours adoré l’opéra. A l’âge de
quatorze/quinze ans, j’allais souvent à l’Opéra, et surtout j’en écoutais sur
disques partition en main. Ce qui a soudain tout déclenché ça a été le fait de
trouver un écrivain compatible avec moi, Martin Crimp. Sa découverte a été
déterminante. Notre rencontre s’est faite grâce à la viole de gambe. En effet,
je connaissais depuis plusieurs années le remarquable gambiste américain Lawrence
Dreyfus. En 2002, alors que j’enseignais déjà au King’s College de Londres, il
y était aussi professeur. Au cours d’un déjeuner, l’unique que nous avons partagé jusqu'à présent, il
m’a soudain parlé d’un écrivain « de génie ». Je lui ai
demandé s’il savait s'il s’intéressait à l’opéra parce que je désespérais de trouver un librettiste. Je lui ai dit
que mon envie d’opéra ne pouvait pas e réaliser tellement j’étais fatigué d'en chercher un depuis cinq ans avec qui ça pourrait fonctionner.
Dreyfus me dit alors « ah George il faut que tu le rencontres », et il a
tout organisé, de façon très gentille et très maline. Finalement, c’est ce qui
a tout déclenché.
B. S. : Vous avez eu plus de chance que Pierre
Boulez. Il cherchait, mais ne trouvait pas, et chaque fois qu’il croyait en tenir un, ce dernier mourait…
G. B. : En fait, je
ne crois pas que Boulez voulait vraiment en composer un.
B. S. : Un peu comme Gustav Mahler, qui en dirigeait
peut-être trop.
G. B. : La question de Mahler est intéressante parce que tout
ce qu’il a découvert du théâtre lyrique il l’a mis dans ses symphonies. Elles
sont toutes théâtrales, dramatiques. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’il
est étrange qu’il n’en ait jamais écrit. Il a vécu toute sa vie dans l’opéra,
mais je dois dire que c’était peut-être la faute de son ami et confrère Richard
Strauss. Pourtant, les grands opéras de Strauss ne commencent qu'en 1905 avec Salomé. Ses deux précédents opéras n’ont pas connu
l’énorme succès de Salomé.
B. S. : Richard Strauss vous a-t-il marqué ? Wozzeck d’Alban Berg a été important pour vous,
mais Salomé ?
G. B. : Vous savez, Salomé a beaucoup influencé Wozzeck… Pas directement, mais pendant
ma jeunesse il y a une période, entre dix et douze ans, où j’étais fou de Richard Strauss.
Alors, je voulais jouer ses poèmes symphoniques ainsi qu'Elektra et Salomé. Je les
connais par cœur. Cette esthétique n’est plus possible aujourd’hui et son approche
de son art n’est pas du tout la mienne. Mais il faut quand même dire qu’il
était un créateur extraordinaire et que ce que je fais est totalement différent.
B. S. : En plus, Strauss avait d’excellents
librettistes, sauf à la fin avec Joseph Gregor. Toute votre musique est dramatique, elle sous-tend toujours un
livret…
G. B. : Un livret
dramatique dont le sujet est le matériau musical, mais j’ai toujours pensé la
musique en termes de drame. Cette notion est absolument essentielle dans toutes
mes œuvres.
B. S. : Votre musique entière vous conduisait donc à
l’opéra…
G. B. : Et je le savais. Je ne savais pas que j’y arriverai,
mais c’était conscient. Quand j’ai écrit Sometime
Voices ou Upon Silence ou encore Palimpsests je savais que je voulais
avancer peu à peu dans l’acquisition des moyens nécessaires à l’opéra.
B. S. : Votre musique n’a donc rien d’abstrait. Elle
est un peu comme celle d’Alban Berg ?
G. B. : Non… J’adore
Alban Berg mais chez lui il y a des vraies histoires cachées à l’arrière-plan.
Ce qui n’est pas le cas chez moi. Ce sont des narrations, mais avec des
matériels vraiment abstraits.
B. S. : Vous ne parlez donc jamais de vous ?
G. B. : Pas du tout.
Cela ne m’intéresse pas. Et je pense que cela n’intéresse personne. Bien sûr,
on parle de soi-même sans le savoir, on parle du plus profond de soi, mais sans
en avoir conscience. Je me donne à ma musique, tous mes efforts, toute mon
énergie sont focalisés sur l’écriture de ma musique. Ce qui est sûr c’est que
je suis dedans, je ne le cache pas. Mais quoi de moi, je ne sais pas.
Sir George Benjamin le 12 décembre 2019 à Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
B. S. : Composez-vous tout le temps ? Quand
vous voyagez, par exemple…
G. B. : Dès que j’ai
terminé une œuvre, non. J’ai besoin de longues périodes de vide. Mais, comme c’est
le cas maintenant, lorsque je suis en train d’écrire, oui, j’ai tout le temps de
la musique en tête.
B. S. : Vous composez, vous enseignez, vous dirigez…
G. B. : Je dirige professionnellement depuis ma vingtième année, mais j’ai commencé à diriger à l’âge de douze ans.
B. S. : A vingt ans, vous étiez moins actif, tandis
que maintenant vous semblez diriger davantage…
G. B. : J’ai
beaucoup ralenti. Pour écrire des opéras je ne peux pas composer et diriger en
même temps. En 2017, je l'ai fait à Covent Garden pour la reprise de Written on Skin, c’est la seule fois
que j’ai dirigé de toute l’année car j’étais en train d’écrire Lessons in Love and Violence.
Mais entre deux œuvres oui, je dirige souvent…
B. S. : Est-ce pour vous changer les idées ?
Est-ce pour vous replonger dans les partitions des autres ?
G. B. : Pour toutes
sortes de raisons… Et pour m’amuser. J’aime tellement faire de la musique, mais
je ne peux pas commencer une nouvelle partition dans la foulée de la
précédente… Mes amis Pascal Dusapin et Wolfgang Rihm peuvent commencer comme
Balzac une nouvelle œuvre l’après-midi du matin où ils ont terminé la
précédente. Pour ma part, je suis vidé pendant des mois. Mais maintenant je fais
autre chose.
B. S. : Etes-vous comme Péter Eötvös, compositeur et
chef d’orchestre comme vous, et qui, toujours comme vous, a commencé à écrire
de la musique instrumentale et s’est petit à petit tourné vers l’opéra au point que la musique instrumentale ne
l’occupe plus qu’entre deux opéras.
Mais sa musique est constamment théâtrale…
G. B. : Ma conception
de la musique est antistatique et toujours tournée vers le théâtre dramatique.
Néanmoins, quand c’est pour orchestre ou pour ensemble, c’est une abstraction
de drame.
B. S. : Vous êtes peut-être déjà en train d’écrire
un nouvel opéra ?...
G. B. : Je vais en
écrire un autre, mais pour l’instant je suis en train d’écrire une œuvre de
concert.
B. S. : Est-il important pour vous, entre deux
opéras, de vous consacrer à un autre genre musical ?
G. B. : Oui, pour
réfléchir et mettre au point de nouvelles techniques qui puissent servir à une
œuvre plus vaste.
B. S. : Entre deux opéras, ce sont des œuvres de
préparation ou des œuvres qui creusent ce que vous avez fait avant ?
G. B. : Les deux.
Très différentes de l’opéra, très différentes de personnalité, très différentes
de technique, très différentes d’ambiance, mais toujours pour apprendre des
choses utiles.
B. S. : Vous êtes né en 1960 ; nous sommes en
2020. Vous célébrez donc vos soixante ans cette année. Vous êtes désormais ce que
l’on appelle un maître. Quelle impression cela vous fait-il ? La dernière
fois que je vous ai interviewé,
c’était en février 1997 [http://brunoserrou.blogspot.com/2018/03/george-benjamin-entretien-avec-le.html],
vous étiez encore un « jeune » compositeur. Qu’est-ce que cela fait d’être
devenu une référence ?
G. B. : Je ne sais
pas. Je me sens toujours jeune. Mais peut-être ai-je acquis une certaine
maturité que je ne ressens pas tout le temps. En tout cas, quand je commence à
composer une œuvre nouvelle j’ai l’impression que je ne connais rien, que je
n’ai jamais rien fait, que je dois presque tout recommencer. Ce n’est pas
entièrement juste, mais… Bien sûr, le temps passe, hélas, et nous perdons des
gens que nous aimons comme nos parents ou des maitres ou de grands amis, mais à
part cela je me sens aussi jeune qu’il y a vingt-cinq ans, même qu’il y a quarante
ans. Je n’ai pas changé.
B. S. : Ecrivez-vous beaucoup ?
G. B. : Non. Je dois
avoir entre trente et quarante œuvres à mon catalogue. Ce qui n’est pas
grand-chose. Mais la qualité est mieux que la quantité [énorme rire].
B. S. : C’est plus qu’Alban Berg !
G. B. : C’est vrai,
mais il a vécu dix ans de moins que moi. Et chez moi y a des déchets [éclat de rire]. Il y a des œuvres que j’aime moins, et j’espère que ce n’est
pas la majorité, et il y en a qui ne sont vraiment pas bonnes. Je jette pas mal
et j’ai raison de le faire.
B. S. : Le fait que tout un festival vous soit
consacré pendant dix jours, quels sentiments cela suscite-t-il en vous ?
G. B. : C’est
merveilleux, c’est un magnifique cadeau d’anniversaire. Je suis infiniment
reconnaissant à Radio France d’avoir confié ma musique à ses deux orchestres, le National de France et le Philharmonique, à tous ces merveilleux
ensembles dont l’Ensemble Intercontemporain et le London Sinfonietta, les
chœurs qui vont chanter, les merveilleux solistes invités, de remarquables
chanteurs. Je suis ravi. Et puis il y a tellement de commandes qui ont été faites
pour l’occasion à nombre de compositeurs. Ils ont passé plus de vingt
commandes, la plupart à de jeunes compositeurs, même à des très jeunes. Je les
ai choisis avec les responsables du festival, certains sont de mon propre choix,
d’autres sont communs, et d’autres encore sur la suggestion de la radio à des
compositeurs que je ne connais pas et que je vais découvrir.
Sir George Benjamin. Photo : (c) Chris Christodoulou
B. S. : Vous avez beaucoup d’élèves, enseignant un
peu partout
G. B. : Non, exclusivement à Londres.
B. S. : Mais ne donnez-vous pas des masters
classes ?
B. S. : Vous rencontrez cependant beaucoup de
compositeurs en herbe… Avez-vous choisi des
élèves dans cette programmation ?
G. B. : J’en ai qui
sont très doués. Il y en a trois ou quatre qui sont joués dans le festival, Dai
Fujikura, Tom Coult, Laurence Osborn... Puis il y a des compositeurs que je
connais depuis très longtemps, une compositrice extrêmement douée, Helen Grime,
Julian Anderson que vous connaissez peut-être, qui a été mon élève au Royal
College il y a très longtemps. Il y a des compositeurs que je connais et
d’autres de réputation comme Ondrej Adamek, et d’autres encore que la radio m’a
encouragé d’accepter et je suis très heureux qu’ils soient invités.
B. S. : Vous êtes le compositeur central de la
programmation de cette trentième édition de Présences…
G. B. : Oui, bien
qu’il y ait plus de quatre-vingts œuvres qui sont jouées, il y en a dix de moi.
Ce n’est donc pas la part essentielle du festival, même si je suis le plus présent. Certes, il y a de fait de grandes partitions, des grands cycles, mais il
y a beaucoup d’autres compositeurs et pas seulement des jeunes. Il y a Olivier Messiaen
bien sûr, mais il y a aussi György Ligeti, Pierre Boulez, Harrison Birtwistle,
mon grand ami Oliver Knussen, décédé il y a un peu plus d’un an, un très grand
musicien, grand amoureux de la musique française et qui n’est pas assez joué en
France…
B. S. : Vous êtes très ouvert à la musique des
autres. Est-ce important pour vous ?
G. B. : Oui. Mais
c’est normal, j’aime la musique. Et il faut s’intéresser aux autres. Parce que
l’on y apprend des choses. On apprend
ce que l’on aime, on peut réfléchir sur les techniques des autres et on peut apprendre même par des choses qu’on
n’aime pas. J’écoute beaucoup moins de musique qu’avant. Quand j’écris un opéra je me protège de la
musique, je ne veux pas en entendre, je veux être totalement isolé dans mon propre
monde musical. Mais entre les œuvres, je dirige pendant que je voyage, bien sûr
je suis intéressé intellectuellement et si j’ai découvert quelque chose que
j’aime… Par exemple, l'été dernier j’étais avec Wolfgang Rihm à Lucerne pendant deux
semaines avec la formidable Académie de Lucerne créé par Pierre Boulez à la
demande de Claudio Abbado avec des jeunes qui sont là pour jouer uniquement de
la musique moderne chaque été pendant trois semaines. J’y ai dirigé ma propre
musique, Palimpsests et At First
Light, j‘ai aussi dirigé une grande
œuvre formidable de Rihm Jagden und Formen,
ainsi que celle d’un compositeur
suisse que je connaissais de nom mais dont je n’avais jamais entendu encore la
musique mais que le Festival de Lucerne
m’a demandé de diriger, j’ai été fort impressionné et j’ai eu énormément de
joie de collaborer avec lui et de diriger sa pièce, il s’appelle Dieter Ammann,
et son œuvre, intitulée Glut, est
formidable. Cela m'apporte quelque chose de diriger et travailler la musique de
quelqu’un qui est doté d’une excellente oreille, qui possède une grande liberté
d’invention, une vitalité d’esprit, un sens développé de l’orchestre…
B. S. : Le fait d’enseigner est-il important pour
vous ? Cela vous apporte-t-il beaucoup dans votre propre création ?
G. B. : Oui, beaucoup… En décembre 2019, j’ai donné l’une
de mes classes chez moi. Cette saison je parle de la grande forme, et du
premier mouvement de la IVe Symphonie de Gustav Mahler, une œuvre
que j’ai toujours adorée. Dans le train qui m’a conduit à Paris pour participer à
cette conférence de presse pour Présences 2020, j’ai repris l’étude du premier
mouvement de très près, afin de voir comment la forme fonctionne. Cette œuvre que je croyais connaître depuis cinquante ans, je commence peut-être enfin à la comprendre
pour la première fois avec l’analyse parce que j’y vois des choses étonnantes,
fascinantes de Mahler que je ne connaissais pas encore. Ces éléments nouveaux me
donnent à réfléchir, et ils vont m’aider à rester frais et créatif en tant que
compositeur. Et j’aime beaucoup le contact avec les élèves en cours
particuliers, en tête à tête, car je vois ainsi leur personnalité qui me devient
plus claire, plus vivace, plus précise, c’est une chose très belle.
B. S. : Enseigner la composition ce n’est pas comme
enseigner un instrument de musique. Il faut être plus souple, laisser le jeune compositeur s’exprimer…
G. B. : Il faut donner
aux élèves les outils de la liberté pour qu’ils puissent faire ce qu’ils
veulent, mais on peut les aider à faire ce qu’ils veulent. On peut les aider
selon la forme, selon l’orchestration, selon la connaissance des instruments et
la précision de l’écoute interne. Malgré n’importe quelle esthétique ou style qui leur est propre on peut les aider.
Sir George Benjamin à sa table de travail. Photo : (c) Times Photographer, Matthew Lloyd
B. S. : Comment faites-vous pour faire comprendre à
un apprenti compositeur qu’il fait fausse route que ce n’est pas la voie qu’il
lui faut emprunter ? Comment faites-vous passer ce message ?
G. B. : D’abord je
n’accepte pas tout le monde et si je vois quelqu’un chez qui je n'ai aucun
lien, qu’il n’y aura pas de connexions entre nous, je vais renoncer
avec beaucoup de regrets, mais un élève qui vient à moi, je l’accueille toujours avec
bienveillance… J’ai des compositeurs très doués, exceptionnels même, la dernière
année j’ai fait beaucoup de trouvailles, plus qu’aucune autre année dans le
passé, et ils sont très différents de styles. Je les critique bien sûr, parfois
sévèrement, comme je le fais avec moi, mais gentiment. En revanche, je les
encourage beaucoup, et s’il y a des choses qui me plaisent, j’essaie d’être
aussi généreux et encourageant que possible. Mais bien sûr ils sont là pour
être critiqués, si leurs formes sont mal organisées, si les textures sont
saturées mais pas d’une bonne façon, j’essaie de voir ce qu’ils veulent, et de
temps en temps je suis heureux parce qu’ils le réalisent. Mais
si je vois un passage ou un mouvement qui n’est pas clair, que ce n’est pas du
même niveau que le reste de la partition, je le leur dis et je les encourage à
le refaire et le re-refaire avant qu’ils arrivent à ce que je crois être ce
qu’ils veulent obtenir. Je suis extrêmement ouvert à tous les styles, mais un
répétitif ou un néoclassique ne viendra pas chez moi pour travailler comme
professeur.
B. S. : Combien d’élèves avez-vous eu ?
G. B. : Voilà trente-cinq ans que j’enseigne. J’ai commencé à l’âge de vingt-cinq ans. Au début, je n’avais
pas de classe de composition mais uniquement d’analyse. Mon premier élève
particulier é été un Hollandais, Robin de Raaf, puis un Italien, Francesco
Antonioni. En quittant le Royal College et quand j’ai commencé en 2002 au King’s
College London, rapidement la plupart de mes élèves étaient en tête à tête.
Depuis, quand je n’ai pas d’opéra à écrire, je prends quatre ou cinq élèves par
an, et quand j’écris des opéras je me limite à deux, ainsi que la dernière
année quand j’ai pris un congé. En tout, je dois en être à une trentaine
d’élèves en tête à tête.
B. S. : Sont-ils tous devenus compositeurs ?
G. B. : La plupart
oui, et une dizaine sont édités et joués dans les festivals.
B. S. : Comment faites-vous comprendre et admettre à
vos élèves qu'ils ne pourront pas vivre de la composition ? Comment leur dites-vous
qu’il leur faut faire autre chose en parallèle ?
G. B. : Ce n’est pas
mon devoir. Je suis là comme professeur de composition. A eux de choisir leur
vie et de la continuer. Je donne tout ce que je peux, mais il arrive un moment
où ils me quittent après un ou deux ans, voire trois, et s’ils me demandent une
lettre de référence ou de recommandation pour les aider, je la leur donne, bien
sûr. Si l’un de mes élèves a fait quelque chose d’extraordinaire, j’en parle, évidemment, et je fais tout ce que je peux pour les aider, mais en même temps je
ne peux pas les porter sur mes épaules. Et ils ne le veulent pas non plus.
B. S. : La pédagogie, la direction d’orchestre,
sont-ils des métiers comparables ? Le chef doit aussi être pédagogue pour
faire passer son message…
G. B. : C’est ce que
je vais dire à Budapest l’année prochaine, où je dois m’exprimer sur la
pédagogie du compositeur et du chef d’orchestre, à l’invitation de la Fondation
Péter Eötvös. Péter est capable de diriger dix fois plus que moi, et il compose
tout le temps, même en voyage. Ce que je ne peux pas faire. Je dois rester chez
moi, isolé, et je compose lentement avec beaucoup de réflexion. Il a beaucoup
de chance de pouvoir travailler ainsi.
B. S. : Pour un opéra, combien de temps vous
faut-il ?
G. B. : Trois ans. Les
deux derniers, Written on Skin
et Lessons in Love and Violence,
m’ont nécessité vingt-six mois de composition. C’est très vite pour moi qui
suis tellement exigeant.
B. S. : Pour l’opéra, vous disiez qu’il est
important d’avoir le librettiste idoine, mais vous travaillez aussi beaucoup je
pense avec le metteur en scène. Vous formez un véritable trio ?...
G. B. : Oui Katie Mitchell
a été merveilleuse, mais le travail de loin le plus important et intime est
avec l’écrivain.
B. S. : Qui a le premier l’idée de l’opéra ?
L’écrivain ou le compositeur ?
G. B. : Nous parlons tout le temps ensemble, nous partageons des idées, des plans, des désirs, des
ambitions. Et finalement les idées des trois opéras nous sont communes… Avec Into the little Hill, j’avais donné une liste de soixante opéras que j’ai élaborée
pendant les trente ans où je n’étais pas capable d’en écrire un, mais dès que
je voyais un film ou un spectacle, voire un poème ou autre chose encore, je notais l’idée.
Je l’ai donnée à Martin Crimp et il a remarqué que se trouvait dans
cette liste le Joueur de flûte de Hamelin, et c’est lui qui a dit
« alors on va faire ça ». Avec Written
on Skin c’est Martin Crimp qui a trouvé l’histoire, ainsi que pour Lessons in Love and Violence.
B. S. : En amont, c’est nécessairement le
librettiste qui commence à travailler… Comment vous livre-t-il le matériau ?
Est-ce petit à petit, étape par étape ou
vous remet-il l’ensemble achevé ?
G. B. : Nous parlons
énormément sur la philosophie théâtrale de l’œuvre, le nombre de chanteurs, les
relations entre eux, quel type de théâtre nous voulons, quelle forme, quelle
structure. Finalement, après ces discussions, Martin [Crimp] disparaît, je
n’entends plus parler de lui pendant un an. Silence total… je respecte. Jusqu’au jour
où arrive par la poste une enveloppe assez large… c’est le texte. Et un texte
qui a nécessité neuf mois, un an de travail, ce n’est pas une chose que Martin [Crimp]
fait à côté. Il est très exigeant… Puis c’est à mon tour de m’isoler pour
travailler. En cours de composition, il m’arrive de demander des petits
changements, mais très peu. Je reste au plus près du texte qu’il m’a envoyé. C’est
important pour moi de rester fidèle à ce qu’il a écrit, car j’ai beaucoup de
respect pour lui. Et il comprend tellement ce dont j’ai besoin, il est très
généreux de nature et chaque mot est non pas imaginé pour lui mais pour moi et
pour la musique. Il pense tout le temps musique. Et il donne de l’intensité aux
émotions dans un texte aussi économique que possible pour que j’ai tout l’espace
pour la musique, qu’il n’y ait pas trop de mots, que les émotions soient fortes
à chaque ligne pour que le tout puisse m’inspirer. Pour moi, quelque chose qui
est solide, qui est soit disant figé est en fait très utile, car je peux
utiliser mon univers musical autour de cela. Mais bien sûr, il y a des moments
où je demande des changements ou des réductions. Et là il est très ouvert. Mais
c’est très peu.
Sir George Benjamin et Pierre Boulez. Photo : (c) Ensemble Intercontemprain/DR
B. S. : Quel est votre minutage idéal pour un
opéra ?
G. B. : Le type
d’opéra que je fais où la tension ne diminue guère, sans entractes et avec une ligne directrice du début à la fin… Mes deux derniers durent quatre vingt
dix minutes. Je ne crois pas que je vais faire quatre heures, et je ne sais pas
si c’est justifié pour notre époque. La durée de mes œuvres orchestrales est comprise
entre dix et vingt-deux minutes. C’est mon temps. Je suis quelqu’un qui a une
densité et une tension, il n’y a pas de graisse, et je ne suis pas un méditatif
ou un compositeur qui crée hors du temps.
B. S. : Pourtant, l’opéra a besoin de mythologie, il
doit être à la fois hors du temps et de tous les temps…
G. B. : Je suis
d’accord. Sinon pourquoi les gens chanteraient-ils ? Aujourd’hui on a encore
besoin de cette distanciation... Alors… Je ne sais pas pour l’avenir, mais
jusqu’à maintenant les trois sujets de mes opéras viennent du moyen-âge, époque
qui a une certaine magie pour moi, et il y a ce côté enluminure sonore qui me
va très bien.
B. S. : Vous êtes-vous plongé dans la musique
médiévale, la polyphonie ?...
G. B. : Je
m’intéresse énormément à la polyphonie, et il y en a le reflet dans ma
technique, il s’y trouve de temps en temps un infime souvenir ou un écho, une
petite ligne médiévale peut-être, mais très peu. Et ce n’est pas pour faire des
références.
B. S. : Vous êtes un enfant de votre siècle, et vos
oreilles traînent dans les sons du monde…
G. B. : Il faut être
ouvert et surpris de soi-même mais quand je compose je suis isolé, loin du
monde extérieur.
B. S. : Le fait de diriger, d’analyser les
partitions des autres n’interfère-t-il pas dans votre propre travail ?
G. B. : En composant
un opéra, si je devais apprendre des partitions que je ne connais pas avant,
oui cela me gênerait beaucoup, car je serais forcé de sortir de l’univers de
l’œuvre en écriture. Mais entre deux de mes œuvres, j’aime beaucoup ça, c’est
fascinant.
B. S. : Ne craignez-vous pas d’être influencé ?
G. B. : Pourquoi
pas ? Si Richard Wagner n’avait pas joué les Etudes de Chopin au piano, s’il n’avait pas entendu les œuvres d’Hector
Berlioz et surtout pas compris l’harmonie et les conceptions formelles de Franz
Liszt, y aurait-il eu les opéras de Wagner. On devient soi-même par les autres,
et Maurice Ravel disait que la meilleure façon de commencer une œuvre c’est
d’imiter quelque chose et de faire une erreur. Pour le moment, j’écris une
œuvre d’orchestre de chambre, pour le Mahler Chambre Orchrestra. C’est pour lui
que j’avais écrit Written on Skin.
B. S. : Le fait que Présences donne cet opéra en
version concert ne vous gêne-t-il pas ?
G. B. : J’aime
beaucoup ce genre d’exercice pour un opéra. Je préfère qu’il soit monté sur
scène, mais cette année j’ai assisté à des exécutions concertantes de mes trois
opéras. Dirigés par différents chefs d’orchestre, et il me semble que cela
fonctionne bien. On entend des choses que l’on n’entend pas avec l’orchestre
dans la fosse, avec la mise en scène qui distrait l’oreille, l’orchestre est
plus sonore parce qu’il est sur le plateau.
B. S. : Ces exécutions ne vous incitent-elles pas à
changer des choses ?
G. B. : Pour moi, dès
qu’une œuvre est achevée, c’est fini.
B. S. : Elle n’est plus à vous ?
G. B. : Elle est à
moi, et de temps en temps, avec des œuvres d’orchestre, je change des détails. Comme tous les compositeurs chefs d’orchestre je me dis que je dois refaire tel
ou tel passage, changer de sourdine, ici changer des nuances, fortissimo et pas forte, là changer des tempo, de métronome, mais la vraie substance
de la musique non, il est trop tard. Dès que j’arrive à la dernière mesure,
quelque chose se ferme. Bien sûr, après les premières représentations de mes
opéras, il m’arrive d’améliorer des détails, mais il me faut le voir dans différents
lieux avec différents orchestres, différents chanteurs, mais une fois les trois
opéras imprimés je n’y touche plus. Je suis tellement heureux d’avoir terminé.
Une œuvre me pose tellement de défis et de problèmes, Le voyage d’une œuvre est
tellement long et pas toujours facile, si bien que dès que j’arrive à la fin, oh
comme je me sens heureux de rouvrir ma vie, de partir, de voyager, de respirer…
B. S. : Le fait de vous être mis sous cloche pendant
deux ans pour écrire un opéra, et que soudain vous voyez que le public, la
critique vous célébrer en disant voilà le plus grand compositeur lyrique de
notre temps, ne vous perturbe-t-il pas ?
G. B. : Quand je
compose, c’est-à-dire très peu car je suis enfermé dans mes volontés, dans mes
difficultés techniques et les défis qu’il me faut relever pour achever une
œuvre qui aura, espérons-le, le même niveau d’écriture que j’ai essayé d’atteindre
sans nécessairement réussir mais j’ai essayé de réaliser pendant toute ma vie,
je suis quand même très heureux si mes œuvres sont jouées et même bien reçues.
Cela me touche beaucoup, je suis très reconnaissant, mais le travail de
compositeur ne se fait pas au théâtre devant un public, devant des collègues ou
des critiques qui sont là pour évaluer, il se fait tout seul, dans une journée
il y a des milliers de secondes, dans une année il y a des millions de
secondes, et dans ces grandes périodes de temps je suis hors du monde. Je suis
entièrement dans l’œuvre et presque isolé de toutes ces pensées de savoir si
mon opéra va être détesté ou aimé, je suis en moi. La composition a toujours
été difficile pour moi, presque impossible…
B. S. : Le fait de composer vous serait-il une
souffrance ?
G. B. : Non, je ne
peux pas dire cela, car j’ai énormément de chance d’avoir des œuvres éditées, jouées,
enregistrées, diffusées. Mais je suis plus heureux quand je ne compose pas. D'une oeuvre à l'autre je ne peux surtout pas me répéter, en revanche que mes œuvres aient été bien
reçues c’est tout de même encourageant, et je suis rassuré de constater que mes
efforts peut-être ne servent pas à rien.
B. S. : Vous êtes plus heureux quand vous ne
composez pas. Mais en tant que compositeur, si vous ne composiez pas qui
seriez-vous ?
G. B. : Oui, si je
ne compose pas pendant très longtemps je suis malheureux, mais entre les
œuvres, je suis heureux.
B. S. : Qu’il y ait dix œuvres de vous programmées
par le festival Présences de Radio France 2020 est-ce pour vous l’occasion de
faire une synthèse de votre propre évolution ?
G. B. : J’ai eu cette
expérience à Stockholm en novembre dernier. J’étais le compositeur invité du
Royal Stockholm Philharmonic et on avait joué quinze œuvres de moi en trois jours.
La plupart pour orchestre. Ce qui m’a frappé, c’est que je connais les œuvres
trop bien pour juger, je n’oublie jamais ce que je fais, et je les connais par
cœur de trop près, même une œuvre qui date d’il y a trente-huit ans. Alors je
n’ai aucun jugement profond intéressant à formuler, sauf qu’il me faut absolument faire
autre chose. C’est la seule chose de claire. Pour commencer une nouvelle pièce
il faut voyager, il faut chercher. L’une de mes rares règles : ne jamais
me répéter.
Recueilli par Bruno
Serrou
Paris, Maison de Radio
France. 12 décembre 2019