Karlheinz Stockhausen (1928-2007), dirigeant durant les Journées musicales de Donaueschingen 1999. Photo : (c) SWR
Quelques jours
après l’impressionnant succès de la création française de son ultime opéra de
l’immense cycle Licht, Sonntag aus Licht (1998-2003) à la Philharmonie de Paris dans
le cadre du Festival d’Automne à Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/fascinant-et-hypnotique-le-rituel.html),
et alors que le 22 août dernier le compositeur aurait eu 95 ans s’il n’était
mort le 5 décembre 2007, je reprends ici en le mettant à jour le portrait que
j’avais brossé de lui au lendemain de sa disparition publié en partie dans le
quotidien La Croix et sur le site Internet Resmusica.
Karlheinz Stockhausen en 1980, au cours d'un concert des Percussions de Strasbourg. Photop : DR
Cadet de la génération dite de l’Ecole de Darmstadt, aux
côtés des Bruno Maderna, Luigi Nono, Luciano Berio, Pierre Boulez, mais aussi György
Ligeti et György Kurtag, Karlheinz Stockhausen a été indubitablement le plus créatif
et le plus audacieux de tous. Son caractère entier et son exigence extrême
l’ont conduit à s’autoéditer et à produire ses propres disques, aujourd’hui au
nombre de cent cinquante pour son œuvre entier. Son influence sur le monde de
la musique reste considérable, et touche à l’universel, puisqu’il va au-delà du
répertoire classique, inspirant non seulement le jazz, particulièrement Miles
Davis, mais aussi les musiques populaires, de Radiohead à Björk, et touche
aujourd’hui encore les jeunes publics, y compris ceux qui n’ont pas d’attraits
pour la musique dite et/ou considérée « savante ».
Karlheinz Stockhausen dans les studios de la SWR. ¨Photo : DR
Voilà une soixantaine d’années, une sphère singulièrement
active de jeunes musiciens revendiquait une expressivité inédite, née des
cendres de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci engendra spontanément un mouvement
incarné par une icône franco-allemande bicéphale constituée de Pierre Boulez et
de Karlheinz Stockhausen. Autour de ces deux figures
tutélaires, un groupe de compositeurs décidait de « refonder » le
langage musical dans un contexte intellectuel de tabula rasa et
de structuralisme. Chacun allait néanmoins poursuivre son chemin avec sa propre
personnalité. Le compositeur allemand a embrassé la cause postsérielle inspirée
d’Anton Webern en 1951 et a fait évoluer son style jusqu’à la
« Superformule » de Licht en 1978.
Collection Philippe Albèra / Editions Contrechamps (Genève)
Initiateur du sérialisme intégral (la série de Schönberg
circonscrite aux hauteurs des douze sons de la gamme tempérée élargie à toutes
les composantes de la musique : rythme, dynamique, timbre, durée, modes
d’attaque, etc.), promoteur de l’aléatoire (liberté plus ou moins surveillée
laissée à l’interprète), inventeur de la musique électronique dans son studio
de Cologne, Stockhausen portait à la fin de sa vie un regard serein sur la création,
me déclarant notamment lorsque je l’interviewais en 1997 : « La situation de la musique
aujourd’hui, avec les minimalistes et autres néo-tonaux, m’amuse, car plus il y
a de pluralisme, moins c’est inquiétant parce que le pluralisme est incapable
d’engendrer de grandes découvertes artistiques, tandis que ces gens qui
travaillent avec la méthode de simples collages se trompent parce que
l’originalité reste toujours la qualité la plus digne de l’artiste. Je suis
très content de savoir que de plus en plus de compositeurs déclarent d’abord
penser au public en composant parce que plus ils le disent moins ils me
dérangent. Seuls les artistes qui font des choses inouïes, indépendamment du
public, sont inquiétants, parce que ce sont de vrais créateurs. Mais ce n’est
malheureusement pas le moment aujourd’hui, pour eux.»
Karlheinz Stockhausen dans le Studio de Musique électronique de la SWR de Cologne en 199. Photo : (c) SWR
Karlheinz Stockhausen, comme Arnold Schönberg, Igor Stravinski et Olivier Messiaen, dont il a été l’élève, compte parmi les compositeurs les plus
religieux du XXe siècle. « Tout
artiste créateur sait que ses œuvres ne résultent pas seulement d’un effort intellectuel
mais aussi d’une intuition de l’Au-delà, assurait-il. Dès ma jeunesse, je savais que j’étais guidé par un ange et que ma
vie était le fruit de l’adoration de Dieu. Durant mes années de lycée, la
tradition chrétienne était piratée par l’idéologie néo-aryenne baignée par la
lumière et la nature. Mais sitôt la fin de la guerre, je retournais au dogme
catholique, dont je m’excluais en 1962. Depuis lors, j’ai voyagé dans le monde
entier, participant aux services sacrés de toutes les religions de la Terre.
Toutes sont des variations sur un même thème. Si l’on se bat pour des idées
religieuses, c’est de la faute des hommes. Mais cela va bientôt changer. »
Parmi ses trois cent soixante huit partitions, son cycle de sept
opéras Licht (Lumière) consacré aux jours de la
semaine qu’il avait achevé après un quart de siècle de genèse est une immense
cosmogonie musicale dédiée à la création de l’Univers.
Photo : DR
Karlheinz Stockhausen est né dans une famille de paysans
le 22 août 1928 à Mödrath, village de Rhénanie-du-Nord-Westphalie à une
vingtaine de kilomètres de Cologne. Son père, instituteur, engagé volontaire
dans l’armée allemande en 1939, est porté disparu lors de la Seconde Guerre
mondiale sur le front de Hongrie, sa mère, qui avait dû quitter son foyer alors
que son fils avait quatre ans en raison d’un handicap mental, est l'une des premières victimes du programme d’euthanasie des nazis. Dès l’âge de six ans, il aborde le piano
et appartient de 1940 à 1945 à l’orchestre d’élèves de son collège. À partir de
1947, il suit les cours de philosophie, de musicologie et de philologie de l’Université
de Cologne et travaille à l’Académie de Musique de cette même ville. En 1951,
il participe aux Cours d’été de Darmstadt en compagnie des jeunes pionniers de
l’avant-garde et, comme ses camarades, il se rallie d’emblée au grand mouvement
de la musique sérielle né de l’enseignement de l’Ecole de Vienne dont le
maître-référent est Anton Webern (1883-1945). C’est l’époque où Stockhausen
compose Kreuzspiel pour
hautbois, clarinette basse, piano et percussion, œuvre qui suscite de vives
protestations du public de Darmstadt. Fasciné par les Viennois de la Seconde
Ecole, Stockhausen n’en est pas moins impressionné par la Sonate pour deux pianos de
Karel Gœyvaerts qui annonce le sérialisme global, et, surtout, par les
acquisitions rythmiques d’Olivier Messiaen dont il
découvre Modes
de valeur et d’intensité, qui l’impressionne au point qu’il se rend
à Paris en 1952-1953 pour y travailler avec son auteur, avant de rejoindre
brièvement Pierre Schaeffer au studio de musique concrète de la Radiotélévision
Française. Cette approche de l’électronique ne l’empêche pas d’accorder une
place privilégiée aux musiciens interprètes : « Je ne peux pas écrire sans être avec l’interprète à portée de
main, pour essayer sans cesse de nouvelles possibilités de l’instrument, reconnaissait-il
en 1997. Je découvre à chaque composition
des capacités instrumentales qui m’étaient inconnues. Et comme j’écris
constamment, j’ai presque toujours besoin d’un interprète auprès de moi. Tant
mieux que ce dernier soit un proche ou un ami. Mais il n’est pas seulement de
ma famille. Je ne peux pas imaginer écrire quelque chose que je n’ai pas
expérimenté, entendu, découvert, assimilé.»
Olivier Messiaen et Karlheinz Stockhausen. Photo : DR
Dès le début de sa carrière de musicien, Stockhausen a visé
la totalité, le projet qui intègre le Tout. Avant de commencer à composer, alors
qu’il songe à être écrivain, il découvre en 1948 les ferments de sa créativité
en lisant le Jeu
des perles de verre de Hermann Hesse. « J’ai trouvé ce texte prophétique, car j’ai réalisé que l’appel
le plus élevé de l’humanité peut être de devenir un musicien dans le sens le
plus profond : concevoir et former le monde musicalement. » C’est
comme métaphore du cosmos que Stockhausen aborde le post-sérialisme avec Kreuzspiel en 1951 :
« Les sons sont semblables aux
étoiles, le soir. On pense que c’est un chaos, mais quand on commence à les
étudier, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une composition fantastique mais
cohérente, avec ses constellations, ses planètes. » Stockhausen
compose alors quelques partitions qui révèlent la nécessité profonde d’un
système sériel généralisé à tous les paramètres : Spiel pour
orchestre, les quatre premières Klavierstücke, Kontrapunkte pour dix instruments. Afin d’aller
plus loin dans la généralisation de la série, il s’oriente vers l’électronique,
qu’il aborde dans le studio de la Westdeutscher Rundfunk de Cologne fondé par
Herbert Eimert en 1951, où il aura travaillé jusqu’à sa mort, avec laquelle il
se familiarise grâce aux conseils de Werner Meyer-Eppler.
Etude sur Gruppen de Karlheinz Stockhausen de Pascal Decrouper publié en 2023 aux Edition Contrechamps (Genève)
Sa vision globalisante s’épanouit dans l’espace en 1957
avec Gruppen pour
trois orchestres spatialisés. L’œuvre est bâtie selon les proportions d’une
série de douze sons qui régit les paramètres du son. Les notes de la série sont
comme des « graines d’univers ». L’exploration de la mise en espace
du son trouve un prolongement en 1955 dans le Chant des Adolescents (Gesang der Jünglinge),
projection sur cinq canaux d’une grande composition électronique. La
circulation du son, et singulièrement la rotation des sons dans l’espace,
deviennent chez lui des données fondamentales. C’est l’un des apports majeurs
de ses travaux effectués au Studio de Cologne : façonner des sons nouveaux
(avec des générateurs de sons, des filtres, des modulateurs) et les projeter dans
l’espace.
Karlheinz Stockhausen avec à sa droite Pierre Boulez et Luigi Nono à Darmstadt. Photo : DR
Tandis qu’il prédit pour l’avenir de la musique
électronique un règne exclusif, Stockhausen poursuit son œuvre instrumentale
fondée sur des structures sérielles globales : Klavierstücke V à X (1954-1955) et Zeitmasse, partition capitale où il
propose d’utiliser simultanément des tempi différents, tantôt précisément déterminés,
comme dans Gruppen,
tantôt aléatoires et déterminés par les seules limites techniques des
musiciens. Ces quelques aspects de la pensée créatrice de Stockhausen permettent
déjà de saisir l’acuité de son inventivité. Mais cette étape est à nouveau
rapidement franchie et, le 28 juillet 1957, il livre au public de Darmstadt une
œuvre lourde de conséquences, Klavierstück XI, contemporaine de la Troisième Sonate de Pierre Boulez et proche dans sa démarche. En effet,
le Klavierstück
XI rompt avec les rigueurs de l’ultra-prévu en adoptant le principe
d’une forme ouverte aux parcours multiples. La partition se présente comme un
placard rectangulaire de cinquante-trois centimètres sur quatre vingt treize
centimètres et compte dix-neuf groupes de notes. « L’interprète, indique le compositeur, jette un regard sur la feuille de papier et commence par le premier
groupe qui lui tombe sous les yeux ; il a toute liberté de régler à sa
guise la rapidité de son jeu (à l’exception toujours des notes imprimées en
petits caractères), l’intensité de base et la forme de l’attaque. Une fois le
premier groupe achevé, il lit les indications subséquentes, relatives à la
rapidité, à l’intensité fondamentale et à la forme d’attaque, prend au hasard
l’un quelconque des autres groupes, et se conforme en le jouant à ces trois
directives. »
Photo : DR
Les années soixante sont celles de l’exploration de
l’électronique en temps réel (Mixtur pour orchestre et modulation en anneau, 1964)
qui aboutissent au triomphe du compositeur dans la grande sphère du pavillon
allemand de l’Exposition Universelle d’Osaka en 1970. Le chef-d’œuvre de cette
période est indubitablement Momente pour soprano, quatre groupes choraux et
treize instrumentistes, où le concept de la forme momentanée est
l’aboutissement « d’une volonté de
composer des états et des processus à l’intérieur desquels chaque moment
constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir
par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et
à la totalité de l’œuvre ». Stockhausen est à cette époque-là
considéré comme le magicien de la musique électronique. La décennie suivante
s’ouvre sur Mantra pour
deux pianos et modulation en anneau. Une mélodie de treize notes contient
toutes les informations (types d’attaque du son, modes de jeu, etc.) sur le
déploiement de l’œuvre en treize cycles sur plus d’une heure. Le concept de
formule apparaît. Dans Trans pour orchestre (1971), c’est la notion de
« spectacle scénique » qui y est développée : tous les gestes
des musiciens sont parties intégrantes de la composition. La création musicale
se confond avec l’élaboration d’un rituel religieux dans Inori (1974),
pièce dans laquelle des mimes-danseurs exécutent devant un orchestre, en
relation avec la musique, des gestes empruntés à de nombreux cultes du monde. L’accumulation des références, la collection exhaustive est un fait récurrent
chez Stockhausen (les divinités dans Stimmung, les hymnes de la planète pour Hymnen). Le
compositeur réévalue radicalement l’apport électronique dont il a été l’un des
promoteurs, il substitue à l’inertie de la bande magnétique la transformation
instantanée du son grâce au jeu de filtres, de potentiomètres, de modulateurs
en anneau et de microphones, et, du même coup, il devient le metteur en scène
d’une œuvre qui se modifie à chaque instant au gré des interprètes. Ce
sont Mikrophonie
I et II, Mixtur pour cinq groupes d’orchestre et
modulateurs, Prozession et,
surtout, Hymnen pour
sons électroniques et concrets construit à partir d’une quarantaine d’hymnes
nationaux. L’auditeur, reconnaissant ces mélodies, peut être sensible au
« comment » de leur transformation électronique.
Karlheinz Stockhausen dans son Studio de la SWR de Cologne dans les années 1960. Photo : (c) SWR
Entre 1975 et 1977, Stockhausen s’embarque pour Sirius, qu’il
destine à quatre solistes dialoguant avec une importante partie électronique,
autour de quatre polarités, Bélier, Cancer, Balance et Capricorne, qui
constituent la roue des saisons, le cœur de Sirius. « Chaque composition sur Sirius, prévenait le compositeur, est liée aux
rythmes des constellations stellaires, aux saisons de l’année et aux temps du
jour, aux éléments et aux différences existentielles des êtres humains. »
Stockhausen a déclaré qu’il tenait son sens musical de son éducation sur Sirius, dans une
vie antérieure. Quoi qu’il en soit, il fonde son art sur les mouvements des
astres et les périodicités qu’ils engendrent, ainsi que sur ses convictions
spirituelles. Dans sa création, il mêle la rationalité scientifique et le
sentiment religieux. Pour lui, la musique est cosmogonique : « Nous sommes limités, disait-il, par nos
corps terrestres. Certains hommes possèdent des modes de perception
irrationnels. Conscients que la vie ici-bas n’est qu’un bref intervalle, ils
possèdent des antennes pour capter et traduire acoustiquement les rythmes qui
relient l’homme à l’univers. Les artistes sont, de ce point de vue, des
récepteurs. » Position orgueilleuse, chimérique, que de nombreux
musiciens, naguère compagnons de route de Stockhausen, ont d’autant moins
compris qu’elle s’est accompagnée d’un infléchissement syntaxique
caractéristique, l’auteur de Sirius utilisant comme matériau de base ses douze
mélodies du zodiaque
(Tierkreis) dont
l’apparente naïveté en a déconcerté plus d’un.
Photo : DR
En 1976, Stockhausen reçoit une commande du Théâtre
National de Tokyo pour l’ensemble de musique Gagaku, formation instrumentale
réservée à la cour impériale japonaise. En octobre de l’année suivante, le
musicien gagne l’Empire du Soleil levant pour réaliser son œuvre, et se retire
pour méditer dans des vergers de monastères à Kyoto. Le jardin japonais lui
suggère une vision de l’univers miniaturisé. Stockhausen trouve l’idée de Jahreslauf (Le cours
de l’année), qui, dans un premier
temps, porte le titre Hikari (Lumière)
et qui sera le premier élément de son grand projet lyrique Licht. C’est en
effet à partir de ces pages que naît l’idée de l’immense cycle Licht (Light, Luce, Lumière). Ce cycle
de sept opéras va englober toute la création du musicien jusqu’en 2003. Le tout
constitue un grand opéra en sept parties dont chacun des volets correspond à
l’un des jours de la semaine et dont la durée totale d'exécution dépasse les
vingt-cinq heures. L’ensemble de l’œuvre est fondée sur une formule universelle
à partir de laquelle un grand éventail de styles musicaux est proposé,
reflétant la conception de Stockhausen inspirée des musiques du monde :
elles représentent toutes des dialectes dérivables à partir d’un noyau simple
et universel. Les protagonistes, la trinité Michel, Lucifer et Eve, personnifient
respectivement « l’ange créateur de notre univers » (Michaël) et les forces du
progrès, son antagoniste rebelle (Luzifer) et la force du renouveau (Eva). Chaque personnage
est tricéphale : chanteur, instrumentiste et danseur. « Licht, rappelait son auteur, signifie en allemand la lumière,
l’intelligence du cosmos, sur le plan religieux la lumière de Dieu, et, de
manière profane, renvoie au système solaire avec ses planètes et leur
signification symbolique. Le tout est essentiel dans la composition de cette
grande horloge qui superpose les temporalités les plus diverses. »
Photo : DR
En 1992-1993, Stockhausen marque un point d’orgue dans la
démesure, en composant Helikopter Streichquartet (Quatuor à cordes d’hélicoptères)
pour quatuor à cordes, quatre hélicoptères Alouette III avec pilotes, quatre techniciens
son, quatre émetteurs de télévision, et quatre fois trois diffuseurs de son.
Cette œuvre d’une demi-heure créée à Amsterdam le 26 juin 1995 par le Quatuor
Arditti, les pilotes et les hélicoptères de l’armée de l’air hollandaise qu’il intègre
dans Mittwoch aus Licht (Mercredi de Lumière) restera sans doute
comme l’un des projets musicaux les plus délirants de la fin du XXe siècle : faire jouer les membres d’un
quatuor d'archets dans quatre hélicoptères en vol et retransmettre au sol les sons mêlés
des instruments et des rotors !… Réalisée lors du Festival de Hollande
1995, cette « performance », au sens premier du terme, stupéfia les
observateurs. Les « formules » déclinées avec vivacité par le quatuor
sur fond de chants de pales d’hélicoptères qui déchirent l’air procurent une
fascination étrange. Karlheinz Stockhausen y confirmait sa capacité à repenser
le cadre de l’exécution musicale avec une imagination, un talent et un sens de
la démesure hors normes. Au point de susciter la polémique lorsque, cinq jours
après le 11 septembre 2001, il s’exclama durant une conférence de presse à Hambourg « Ce
à quoi nous avons assisté, et vous devez désormais changer totalement votre
manière de voir, est la plus grande œuvre d’art jamais réalisée ». En
fait, dans cette déclaration apparemment déconnectée de la tragédie du World Trade
Center, le compositeur pensait voir « une
œuvre de destruction personnifiée par lucifer », qui le conduisait à s'interroger publiquement dans le pire des contextes sur l’essence et sur la puissance de la musique, ce qui fait l’Art, ce qui fait œuvre,
que sont matériaux, actes et formes artistiques, tout en étant pleinement
conscient de la violence, de l’horreur de ce drame inouï, comme le souligne Lambert Dousson (1) dans son Essai sur la
musique et la violence. L’œuvre ultime de Karlheinz Stockhausen, le cycle Klang (Die 24 Stunden des Tages - Les 24 Heures du Jour) entrepris en 2004,
est resté inachevé à la mort de Stockhausen, les trois dernières heures
manquant comme des points de suspension tenus dans le vide cosmique…
Bruno Serrou
1) Essai paru en mai 2020 aux Editions MF (Musica falsa).