Plaisir immense de se retrouver enfin dans une salle de concert au sein d’un public spolié de spectacle vivant depuis plus de cinq mois ! Plaisir partagé par les artistes et les organisateurs de concerts. Après l’annulation de l’Orchestre National de France programmé en ouverture du Printemps des Arts (1) une semaine plus tôt, le deuxième des cinq week-ends a pu se dérouler sans obstacles, quoique réduits de moitié, deux jours au lieu des quatre habituels. A raison d’une vigilance sanitaire stricte (une place sur deux, contrôle des températures à l’entrée des salles, sortie par rangées de spectateurs, port du masque obligatoire), la sérénité, le désir de partager, l’écoute passionnée, les conversations enflammées d’après concert sont au rendez-vous.
Pour sa dernière édition après dix-neuf ans passés à la tête du festival monégasque qu’il a porté au pinacle grâce à une programmation conçue dans l’esprit de la composition d’une authentique partition musicale, le compositeur Marc Monnet (2) a décidé d’arrêter voilà une année cette activité (3), sans attendre le chiffre symbolique de vingt ans, ce qui est bien dans l’esprit de ce créateur hors normes, réputé un rien anarchiste mais qui a su s’entendre à la perfection avec une famille princière éprise d’art et de culture qui lui a laissé toute latitude dans ses choix artistiques. « J’ai estimé avoir fait le tour de la question, convient Marc Monnet, et il faut savoir se retirer. J’estime avoir fait mon travail, et désormais je suis très pris par la composition, à laquelle je souhaite me consacrer entièrement. Diriger le Printemps des Arts m’a passionné, d’autant plus que j’avais envie de me prouver que je pouvais imaginer des concerts, convaincu que j’étais capable de réfléchir sur la façon dont se conçoivent les concerts, dont on les organise, on construit un programme. Je voulais montrer que la musique contemporaine n’est pas un problème, et s’il y a problèmes c’est dans le de choix des programmes. Ainsi je me suis refusé de faire quatre créations dans un même concert, car j’estime qu’il est aberrant aujourd’hui de faire de telles propositions, les œuvres n’allant pas forcément entre elles, jusqu’à s’entretuer parfois. Je préfère donc avoir une œuvre nouvelle et habilement l’associer avec autre chose pour la faire entendre différemment, cela après en avoir évidemment discuté avec le compositeur, à l’exception de compositeurs de très grande notoriété comme Pierre Boulez (1925-2016) en 2006 et Mauricio Kagel (1931-2008) en 2007 (4), à qui nous avons donné la liberté de programmation mais qui nous ont fait confiance. Puis je suis parti sur l’idée qu’il fallait proposer la musique occidentale dans son amplitude historique du XIe au XXIe siècle, et la musique extra-européenne, que j’ai jugée importante de donner à entendre parce qu’elle permet au public d’une part de sortir du système occidental en majeure partie tonal, pour aller vite, et de lui faire constater que nous ne sommes pas du tout universels (rires) tant il y a d’autres organisations possible, notamment le ressenti du temps et de la durée. J’ai aussi organisé des voyages surprises où les gens ne savaient ni ce qu’ils allaient entendre ni où. Et à ma grande surprise, cela a marché très fort, le public se retrouvant dans un espace de liberté inattendu, du coup plus disponibles et à l’écoute. » Mais cette année, regrette Marc Monnet, le festival n’a pas obtenu les autorisations pour organiser les voyages surprises, les concerts en appartements, ceux en région, les conférences, tandis que les concerts du soir étaient aussi impossibles en raison du couvre-feu imposé par les autorités monégasques à 19h...
Le deuxième week-end était placé sous
la double tutelle du piano de Franz Liszt (1811-1886) et de la création d’une
« performance » du compositeur argentin Sebastian Rivas (né en 1975),
soixante-douzième et ultime commande de Marc Monnet pour le Printemps des Arts.
Musée Océanographique, la jeune pianiste suisse Béatrice Berrut, qui n’avait pas joué en public depuis huit mois, s’est concentrée sur des pages ultimes du maître hongrois inexplicablement fort peu programmées. Il est vrai que pour l’essentiel il s’agit d’œuvres de caractère funèbres (5) jouées tout en retenue, avec une profondeur de pensée, un climat de mystère et un sens remarquable de la nuance et de la couleur magnifiés par un Bösendorfer superbement équilibré, aux sonorités sombres et moelleuses singulièrement adaptées à cette musique.
Sur ce même instrument mais à l’Opéra Garnier, Bertrand Chamayou retrouvait dix ans après les avoir magistralement enregistrées (6) les extraordinaires Années de Pèlerinage du même Liszt en trois concerts d’une heure. Une interprétation raffinée, puissante et intense, emmenant l’auditeur en un voyage aux perspectives infinies, semblant lui-même porté par ce magistral livre d’images qu’il n’a jamais montré le moindre signe de fatigue, au point que nombre d’auditeurs seraient volontiers repartis sans attendre dans les vingt-six escales (le cahier supplémentaire Venezia e Napoli étant toujours intégré au cycle par Chamayou) de ce merveilleux périple en Suisse et en Italie.
La veille, dans la marinée, dans la grande salle de l'Auditorim Rainier III, Bertrand Chamayou a donné une master class devant une centaine de spectateurs à quatre élèves des Conservatoires de Monte-Carlo et de Nice avec un esprit d'ouverture, un sens pédagogique tout en précision et en délicatesse, quel que soit le niveau de l'élève...
Côté création, présenté au Yacht Club de Monte-Carlo, le spectacle de Sebastian Rivas, Snow On Her Lips, monodrame pour performeuse (inépuisable Emma Terno), deux instrumentistes, objets, électronique et vidéo inspiré de Hans Bellmer sur des textes de Heiner Müller se déployant au milieu du public, intégrant happening, performance, théâtre musical, jazz, rock, chanson, est singulièrement imaginatif et bigarré mais demande à être peaufiné, les contraintes sanitaires ayant réduit les répétitions au strict minimum, et entraîné un changement de salle, ce qui a contraint l’équipe de production à modifier en partie le spectacle au dernier moment.
Bruno Serrou
1) Jusqu’au 11 avril 2021.
Réservation et programme : (+377) 97.98.32.90. www.printempsdesarts.mc. 2)
Vient de paraître 1CD d’œuvres pour piano de Marc Monnet, En Pièces, par François-Frédéric Guy (Odradek Records ODRCD400). 3)
A partir de la prochaine édition c’est le compositeur Bruno Mantovani qui
prendra la direction du Printemps des Arts. 4) Vient de paraître en réédition sous
le label du Printemps des Arts Acustica
de Mauricio Kagel capté en 2007 par l’ensemble Tam Theater (1CD PRI036). 5) Pages
que vient d’enregistrer la pianiste pour le label du festival (1CD Printemps
des Arts PRI035). 6) 3CD Naïve V5260 (enregistré en 2011)