lundi 20 octobre 2025

Retour glorieux et touchant après 36 ans d’absence de Daniel Barenboïm sur l’estrade de l’Orchestre de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Jeudi 16 octobre 2025

Daniel Barenboïm, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Concert émotion mercredi dernier à la Philharmonie de Paris avec le retour sur l’estrade du chef de l’Orchestre de Paris de son ex-directeur musical pendant quatorze ans, Daniel Barenboïm, qui n’était pas revenu pour le diriger depuis son départ en 1989. A 83 ans, fatigué mais heureux, il a dirigé deux symphonies de Beethoven, la « Pastorale » aux tempi étirés et aux élans apaisés, avec un mouvement lent dans la ligne de son modèle, Wilhelm Furtwängler, mais aussi dans celle de l’Otto Klemperer vieillissant, sa conception faisant presque un tour d’horloge, et une Septième plus dynamique et chantante mais retenue. Effectif de cordes brucknérien (16, 14, 12, 10, 8), disposé à l’allemande, contrebasses à gauche. Ovation debout dès l’apparition de Barenboïm et à l’issue de chacune des deux parties, comme si le public tenait à marquer de son empreinte ce qui lui apparaissait comme un adieu… 

Daniel Barenboïm, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Voilà trente-quatre ans, Daniel Barenboïm quittait l’Orchestre de Paris, après quatorze ans de fructueuse collaboration pour chacun, l’un apportant à l’autre sa part dans la construction de sa réputation et dans l’élaboration de son répertoire, le musicien israélo-argentin, plus pianiste à l’époque qu’expert de la baguette - il s’était imposé comme pianiste dès l’âge de cinq ans -, ayant alors une courte expérience de chef d’orchestre - carrière qu’il a commencée en 1964 avec l’English Chamber Orchestra -, et la phalange parisienne ayant vu se succéder rapidement à sa tête trois de ses aînés à l’expérience incontestable mais n’ayant pas eu le temps de le former au grand répertoire, Charles Munch, son fondateur, Herbert von Karajan, son directeur artistique de 1969 à 1971 alors qu’il était l’époque le patron des Berliner Philharmoniker, du Festival d’été et du Festival de Pâques de Salzbourg, et Georg Solti de 1971 à 1975 parallèlement à l’Orchestre de Chicago qu’il gardera jusqu’en 1991 et à qui succèdera Daniel Barenboïm… En quatorze ans, jusqu’en 1989, l’Orchestre de Paris et Daniel Barenboïm allaient s’imposer peu à peu sur la scène internationale tout en se forgeant un répertoire, de l’ère classique à la création contemporaine, associant un chœur symphonique constitué de chanteurs amateurs confié à Arthur Oldham, et s’exerçant à l’opéra en fondant un Festival Mozart avec une trilogie Mozart/Da Ponte mise en scène au Théâtre des Champs-Elysées par Jean-Pierre Ponnelle avec les plus grands interprètes mozartiens du moment. En 1988, avec son ami Pierre Boulez et son comparse du Festival de Bayreuth Patrice Chéreau, il travaille sur le projet Opéra Bastille, qui avortera pour des raisons politiques, les pouvoirs publics préférant confier le nouveau bâtiment à un gestionnaire amateur d’art lyrique. Chacun des acteurs de cette aventure manquée allait poursuivre chacun de son côté leurs brillantes carrières, Barenboïm étant nommé dès 1989 directeur musical du Chicago Symphony Orchestra, prenant une fois encore la succession de Georg Solti en 1991… Puis ce seront Berlin, avec l’Opéra d’Etat et son Orchestre de la Staatskapelle dont il est chef à vie, et l’orchestre de jeunes israélo-palestinien West-Eastern Divan… Depuis lors, Daniel Barenboïm n’était jamais remonté sur l’estrade du chef pour diriger l’Orchestre de Paris, avec lequel il se sera néanmoins produit de temps à autre comme pianiste, par exemple en 2008 avec son confrère Christoph Eschenbach dans le Concerto n° 1 de Brahms.

Daniel Barenboïm, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

C’est avec Beethoven qu’il est revenu. Beethoven qu’il a beaucoup joué au piano et dirigé, parfois du piano - on se souvient de soirées au Châtelet dans le cadre d’une résidence de l’opéra Unter den Linden avec la Staatskapelle de Berlin d’une intégrale des concertos à laquelle il avait ajouté la Fantaisie pour piano, chœur d’hommes et orchestre, dirigeant le tout depuis le clavier - a été le figure l’unique compositeur programmé, avec deux de ses symphonies précurseurs du poème symphonique, la Symphonie n° 6 en fa majeur op. 68 « Pastorale » et la Septième en la majeur op. 92, qu’il a données dans leur ordre chronologique. Daniel Barenboïm a brossé de la « Pastorale » à la conception profonde et retenue, comme pour mieux faire chanter la nature qui ne cesse de le ravir et de l’étonner tout en étant porteuse de richesse éternelle suscitant  autant et à la fois les sens et la spiritualité, avec des contours forts sombres plongeant plutôt dans une forêt de quelque légende rhénane laissant percer de sublime raies de lumière, laissant chanter la nature en suscitant un rubato subtile qui étirait et contractait le temps de façon touchante.

Daniel Barenboïm, Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

En termes de vitalité rythmique pure, peu d’œuvres atteignent l’exaltation démonstrative de la Symphonie n° 7 en la majeur op. 92 d’une allégresse proprement propulsive, au point que Richard Wagner la qualifia d’« Apothéose de la danse ». Pulsée par une dynamique mettant en évidence le chant onctueux né de l’inspiration du compositeur mais mise en relief par l’effectif étoffé des cordes, l’interprétation de Barenboïm et de l’Orchestre de Paris est montée peu à peu en puissance, le chef argentino-israélo-hispano-palestinien scindant l’œuvre en deux parties, les deux premiers mouvements s’enchaînant à l’instar des deux derniers, tandis qu’une respiration plus large aura séparé les deux blocs que Barenboïm a dirigés avec vivacité et le geste aussi économe que précis, formant une seule entité avec les musiciens de l’orchestre parisien de toute évidence heureux de jouer ces œuvres sous la direction de leur ex-directeur musical avec qui peu d’entre eux ont travaillé (1), l’interprétation se montrant énergique mais jamais frénétique, l’œuvre respirant au contraire largement. Une conception contenue mais engendrant un feu d’artifice de rythme et d’élan aussi communicatif que touchant, au point que sitôt l’œuvre achevée, le public, aussi ému que conquis, se leva sans attendre pour une ovation debout à laquelle le chef mit un terme en touchant avec le sourire le bras du premier violon solo invité, Sarah Nemtanu, qui prendra officiellement le poste en janvier prochain.

Bruno Serrou

Daniel Barenboïm conversant avec Pascal Moraguès
Photo : (c) Denis Allard

1) Sauf erreur ou omission de ma part, il semblerait que seul la première clarinette solo, Pascal Moraguès, entré dès 1981 à ce même poste à l’âge de dix-huit ans, a travaillé avec Daniel Barenboïm quand il était directeur musical de l’Orchestre de Paris

2) Au nombre de soixante (16, 14, 12, 10, 8), les cordes étaient disposées à l’allemande, ce qui est assez rare pour l’Orchestre de Paris, premiers et seconds violons encadrant violoncelles et altos, les contrebasses étant derrière les premiers violons

dimanche 19 octobre 2025

Jordi Savall et ses deux ensembles catalans ont offert une magistrale cantate profane « La Première Nuit de Walpurgis » de Felix Mendelssohn-Bartholdy

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 15 octobre 2025 

Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Caalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Les concerts de Jordi Savall avec ses ensembles Le Concert des Nations et La Capella Nacional de Catalunya, sont toujours de magiques rendez-vous. Cette semaine, à la Philharmonie de Paris, ils ont donné un programme monographique consacré à Felix Mendelssohn-Bartholdy qui a enthousiasmé le public venu nombreux pour écouter et voir un chef en forme dirigeant avec flamme ses deux formations aux couleurs ombrées et onctueuses jouant sur des instruments d’époque et un chœur vif, malléable, d’une précision et d’une homogénéité sans failles, avec quatre solistes toujours choisis avec bonheur par Savall, Sara Mingardo plus contralto que mezzo, Ilker Arcayürek (ténor), Matthias Winckhler (baryton), Arttu Kataja (baryton-basse) dans une enthousiasmante Première Nuit de Walpurgis (ébouriffante bourrasque « Kommt mit Zacken » bissée à la fin du concert), le tout après une Symphonie « Écossaise » au cordeau 

Jordi Savall, Le Concert des Nations
Photo : (c) Bruno Serrou

Tandis que vient de paraître chez AliaVox un luxueux coffret consacré à l’oratorio Les Saisons de Joseph Haydn (1), Jordi Savall, retrouvait mercredi la Philharmonie de Paris où il se produit chaque année depuis son ouverture avec un constant succès. Cette année 2025 le voit à La Villette pour la seconde fois. Assister à l’un concert de ses concerts est toujours un enchantement spirituel, intellectuel, musical, une expérience humaine intense. Seul le chef catalan possède ce supplément d’âme qui fait toucher le ciel. Mercredi soir, avec son Le Concert des Nations et sa Capella Nacional de Catalunya, il a donné un programme Felix Mendelssohn-Bartholdy d’une luminosité introspective et d’un chaleureux  dynamisme éclairant de l’intérieur les sombres paysages qui ont inspiré le compositeur saxon, ceux du nord est du Royaume-Uni et les forêts profondes de la Saxe et la fête du muguet, aidé dans cette dernière par un quatuor vocal d’une parfaite homogénéité tant les voix étaient souples, rayonnantes, tandis que la rythmique de Savall est toujours aussi impressionnante de tenue et d’allant.

Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Caalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Se tournant de plus en plus vers la musique du tournant des XVIIIe et XIXe, Jordi Savall a donné un concert monographique consacré à Mendelssohn réunissant sans entracte deux partitions contemporaines l’une de l’autre et composées en deux étapes, la première pour orchestre seul célèbre la seconde étant un oratorio plus connu pour son titre et son ouverture que par son contenu. C’est avec la Symphonie n° 3 en la mineur « Ecossaise » op. 56 commencée en 1829 et achevée en 1842 que Savall a ouvert son programme, dans laquelle Mendelssohn s’inspire des highlands et des brumes écossaises qu’il a découvertes durant son premier séjour en Grande-Bretagne en 1829, jouant les quatre parties sans interruption, incluant la reprise dans le mouvement initial, auquel Savall et son orchestre ont donné toute son ampleur et sa diversité de couleurs et d’atmosphères, sublimant le lyrisme rêveur et mélancolique du thème de l’Andante con moto introductif que l’on retrouve dans l’Adagio qui débouche ici sur un Allegro un poco agitato héroïque et fougueux qui mènera l’Allegro final, après l’avoir précédemment retrouvé dans le Vivace non troppo exposé dès le début à la clarinette.

Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Caalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le point cardinal de la soirée était la cantate profane Die erste Walpurgisnacht (La première nuit de Walpurgis) op. 60 pour solistes, chœur et orchestre composée en 1830-1831 et reprise en 1842-1843. Le compositeur saxon illustre ici le poème éponyme de Johann Wolfgang von Goethe contant les tentatives des druides des montagnes de Harz de pratiquer leurs rites païens face aux forces chrétiennes dominantes. Comme toutes les œuvres vocales de Mendelssohn, cette cantate est rarement programmée dans son intégralité par les organisateurs de concerts. Composée en 1831, créée le 10 janvier 1833, révisée en profondeur dix ans plus tard, l’œuvre compte neuf parties précédées d’une ouverture, morceau le plus souvent joué indépendamment du reste de la partition, elle-même à programme puisque décrivant une tempête et l’arrivée du printemps. Illustrant le poème éponyme que Goethe a inclus dans son Faust qui conte l’une des fêtes traditionnelles célébrant le passage de l’hiver au printemps, une nuit d’épouvante et de beuverie qui a lieu chaque année durant la veillée du jour de la sainte Walburge, entre le 30 avril et le 1er mai, durant laquelle sorcières et démons se réunissent au sommet d’une montagne, le vieux Brocken pour se livrer à une orgie lubrique et à une messe satanique, les paysans traçant trois croix sur la porte de leur domicile afin que toute sorcière se rendant au sabbat ne jette pas un mauvais sort sur les animaux de l’étable ou les occupants de la maison. En fait, durant cette nuit-là, à travers rires et chansons du peuple masqué en hommes-loups et en femmes-dragons pour chasser les mauvais esprits, se fait entendre l’éclosion du mois de mai, les craquements dus à la fonte de la neige et de la glace d’hiver recouvrant la forêt, tandis que l’on célébrait aux temps anciens le dieu Wotan. Dans sa ballade pour son Faust, Goethe, qui avait songé que son ami Carl Friedrich Zeller (1758-1832) la mette en musique, évoque les tensions entre rites païens et chrétiens, les druides étant persécutés par les chrétiens conquérants qui entendent imposer leur nouvelle religion, les adeptes des premiers mettant au point un stratagème pour faire peur aux « idiots de curés » en retournant contre eux leur propre croyance. Contacté par Mendelssohn, Goethe l’informe que sa ballade « porte sur un phénomène qui se répète constamment dans l’histoire universelle, lorsqu’une pensée ancienne qui a fait les preuves de ses effets bienfaisants, est mise à l’écart, repoussée, si ce n’est effacée, du moins reléguée dans de minuscules réduits par des nouveautés. L’époque intermédiaire, durant laquelle la haine peut encore s’opposer à l’oppression, est ici représentée de la façon la plus prégnante, et alors un enthousiasme indestructible et joyeux s’embrase dans toute sa splendeur et sa vérité. » Ce qu’a tiré Mendelssohn de ce récit est si significatif qu’il ne manqua pas de susciter l’enthousiasme du plus shakespearien des compositeurs, Hector Berlioz, qui écrivait que son confrère allemand « en a tiré un parti admirable, sa partition étant d’une clarté parfaite, malgré sa complexité, les effets de voix et d’instruments s’y croisent en tous sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l’art ». Mendelssohn, dont la musique trahit la sympathie qu’il voue aux païens aux dépens des chrétiens, dépeint, à la suite d’une ouverture tonique, les actions et réactions des deux parties commençant par un druide, qui entonne sur un ton bucolique une ode au joyeux mois de mai et appelle le peuple païen à procéder à l’antique coutume sacrée en dépit de la répression des chrétiens qui les menace, et que l’un d’entre eux invite à tourner en dérision en mettant en scène des démons. Tandis qu’un bûcher est dressé, un cortège infernal mine de se précipiter au-devant de l’assemblée, terrorisant les gardes chrétiens.

Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Caalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

De cette œuvre que l’on peut considérer comme le parangon du romantisme, Jordi Savall donne l’exacte dimension épique et la diversité d’inspiration et de ton, se faisant tour à tour et à la fois, souriant, léger, profond, grave, menaçant, facétieux, voluptueux, profondément imprégné de l’onirisme du temps de Mendelssohn, mettant en valeur une orchestration foisonnante, colorée, soulignant un élan hardi, véritable acteur voire instigateur de la narration, Le Concert des Nations d’avérant impressionnant de justesse et de précision. Le chœur La Capella Nacional de Catalunya, est comme toujours admirable de cohésion, confirmant ses immenses qualités de son, moelleux, charnu, luxuriant, ample, miroitant, coloré, brûlant, plein de vie, d’homogénéité, d’unité, de sûreté technique, d’allant, de virtuosité, les deux éléments réunis (chœur et orchestre) constituant un véritable entité ayant l’habitude de se produire ensemble avec les mêmes motivations, les mêmes objectifs sous la houlette de l’immense Jordi Savall, d’un humanisme à fleur de peau, dirigeant une ébouriffante bourrasque Kommt mit Zacken bissée à la fin du concert), le tout après une Symphonie « Écossaise » au cordeau. Comme toujours, le chef catalan s’est entouré d’un quatuor de grande qualité constitué de chanteurs fidèles, la brillante contralto vénitienne Sara Mingardo, dont le timbre charnel est si profond qu’elle a donné à sa partie de mezzo-soprano une brûlante sensualité, le ténor turc Ilker Arcayürek à l’intonation d’une chaleureuse humanité, le baryton bavarois Matthias Winckhler, fidèle de Savall aux graves magistraux, à l’instar de ceux de son comparse finlandais Arttu Kataja, au timbre plus abyssal encore.

Bruno Serrou

1) Joseph Haydn, Die Jahreszeiten Hob.XXI:3 2CD AliaVox AVSA9964

2) Sainte Walpurge est une abbesse anglo-saxonne morte en 779 en son abbaye de Heidenheim (Allemagne) et canonisée au IXe siècle sous le pontificat d’Adrien II (867-872)

 

 

vendredi 10 octobre 2025

Poignant dialogue de Franz Schubert et Bernard Cavanna à l’Orangerie de Sceaux

Sceaux (Essonne). Orangerie du château. Jeudi 9 octobre 2025 

Bernard Cavanna, Noëmi Schindler, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

Jeudi soir, Orangerie de Sceaux, dans le cadre du festival du même nom, un concert particulièrement touchant par son authenticité expressive, sa sensibilité à la fois pudique et d’une puissance poétique à faire pleurer les pierres autour de la musique de Bernard Cavanna qui a compris Franz Schubert comme personne, le faisant sien tout en respectant le style et la pensée du compositeur autrichien à travers ses lieder les plus personnels et sentimentalement les plus désespérés, que la créativité de Cavanna rend plus douloureux encore en confiant le chant du piano à trois instruments, le violon, le violoncelle (instruments nobles) et l’accordéon (instrument de musique populaire dont la création schubertienne est emplie). Ce soir, la soprano Anara Khassenova, voix colorée et envoûtante, et un trio instrumental (Noëmi Schindler, violon, Atsushi Sakaï, violoncelle, Rémi Briffault, accordéon) d’une sûreté technique et d’une plénitude sonore éclairant de l’intérieur chacune des parties des quatre musiciens requis 

Noëmi Schindler, Bernard Cavanna, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

Un an après la soirée intimiste et conviviale dans le cadre littéraire de la librairie 7L créée par Karl Lagerfeld située au cœur du Quartier Latin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/emouvante-soiree-de-poesie-musicale.html), c’est dans une salle aux plus vastes proportions et plus coutumière des offices musicaux classiques entourées de statues venues du Grand Siècle, l’Orangerie du château de Sceaux qui accueille chaque année pendant un mois depuis 1969 le Festival qui porte son nom créé par le violoniste Alfred Loewenguth (1911-1983), et aujourd’hui dirigé par le pianiste chef d’orchestre Jean-François Heisser. Comme je l’écrivais voilà un an, depuis plus d’une vingtaine d’années, Bernard Cavanna (né en 1951) s’est attaché aux lieder de Franz Schubert (1797-1828). Mais, contrairement à ses confrères qui s’y sont intéressés, ce n’est pas une extension, ni une adaptation, pas même une transposition qu’il propose, mais une intégration à sa propre création, à l’esprit assez proche de son modèle, tous deux musiciens de l’intime confession alors que chacun donne l’impression d’une pudique réserve dissimulée par un humour ravageur. Ainsi, tandis que son modèle s’exprimait dans la mélodie principalement avec le piano, Bernard Cavanna a fait avec les lieder qu’il a sélectionnés œuvre personnelle, choisissant trois de ses instruments fétiches, le violon, le violoncelle et l’accordéon, qui « conjuguent les expressions des deux instruments à archet, ’’nobles’’ et chargés d’histoire et de répertoire, à celui plus désuet, populaire, d’un ’’instrument à vent’’, jouant aussi tirer-pousser, l’accordéon », ce dernier ayant fait son apparition au début du XIXe siècle tandis que le brevet était déposé à Vienne quelques mois après la mort de Schubert.

Noëmi Schindler, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

L’environnement sonore créé par Bernard Cavanna ne trahit en rien les intimes confidences et la nostalgique pensée de Franz Schubert. Bien au contraire, il les amplifie car le choix de l’instrumentation introduit une connotation plus fluide, plus contrastée, plus dense et variée que le dialogue voix-piano, dont la percussion des touches sur les cordes, aussi délicate soit-elle, se fond moins dans le flux naturel de la voix portée par la respiration du chanteur que peut l’être le trio retenu par l’adaptateur qui, pour sa part, le rend plus prégnant, y compris dans les nombreux passages pizzicatiParmi les plus de six-cents lieder de Franz Schubert, Bernard Cavanna a porté son dévolu sur trente d’entre eux, tout en continuant au fil du temps d’en choisir de nouveaux, pris dans le cours du développement de la maturation du Viennois, entre 1814 et 1828, depuis les pages d’un jeune homme de moins de dix-huit ans, le célèbre Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouetD. 118 - l’un des lieder préférés de Bernard Cavanna - illustrant le poème éponyme de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), seul lied commun avec le programme du concert de l’an dernier ci-dessus mentionné. 

Noëmi Schindler, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

Pour le festival, les interprètes de la soirée ont choisi la moitié du cursus des « arrangements pour voix haute, violon, violoncelle et accordéons » réalisés par Bernard Cavanna des lieder de Franz Schubert parmi les plus célèbres et marqueurs de l’évolution du genre dont le compositeur autrichien est le parangon. Le parcours à travers quatorze ans de créativité schubertienne sans préséance de chronologie mais de climats, quoi désolation, y compris dans les pages en apparence les plus joyeuses. Après An Silvia D. 891 de 1826 sur des vers d’Eduard von Bauernfeld (1802-1890), le quatuor a interprété Ständchen (Sérénade) D. 957/4 composé en 1828 sur un poème de Ludwig Rellstab (1799-1860) et intégré au cycle posthume « Le Chant du Cygne » qui appartient au cursus de lieder schubertiens transcrits pour le piano seul par Franz Liszt, puis Auf dem Wasser zu singen (Chanter sur l’eau) D. 774 de 1823 adapté du comte Friedrich Leopold de Stolberg (1750-1819), l’une des mélodies les plus populaires de Schubert que Liszt adapta pour piano seul, suivi de Des Fischersliebesglück (L’Amour heureux du pêcheur) D. 933 de 1827 d’après Karl Gottfried von Leitner (1800-1890) qui transporte l’auditeur au cœur de prompts et mortels conflits, puis du languissant Nacht und Träume (Nuit et rêve) D. 827 de 1825 sur un texte de Matthäus von Collin (1779-1824) que Max Reger (1873-1916) orchestra - « Reviens, sainte nuit ! / Doux rêves, revenez ! ». Après cette première vague de lieder, les instrumentistes ont offert une première pause à la cantatrice, mais pas à l’auditoire, qui a été plongé dans une musique plus douloureuse encore, celle purement instrumentale de l’arrangeur des pages schubertiennes, par le biais des deux mouvements initiaux de son premier Trio pour violon, violoncelle et accordéon composé en 1995 par Bernard Cavanna dont on retrouve des éléments dans son sombre Concerto pour violon n° 1 (1998-1999) et la création duquel Noëmi Schindler participa en janvier 1996 à Brest puis dans sa version définitive dans le cadre du Festival Musica en septembre 1997 au sein du Trio Allers-Retours aux côtés de Christophe Roy (violoncelle) et Pascal Contet (accordéon).

Noëmi Schindler, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

La voix colorée et charnelle d’Anara Khassenova a rejoint les volutes aériennes et fluides du trio instrumental pour la deuxième vague d’arrangements de lieder de Schubert par Cavanna, commençant par la Romanze D. 797 « Wie hab' ich dich vermisst! Du süsses Herz, es ist schön, Wenn treu die Treue küsst » (Comme tu m'as manqué ! Ton coeur est si beau, Quand la fidélité embrasse la fidélité), Andante con moto composé à l'origine pour la pièce Rosamunde, princesse de Chypre d'Helmina von Chézy (1783-1856), auteure du livret du « grand opéra héroïque » Euryanthe de Carl Maria von Weber (1786-1826) daté de la même année 1823 que la mélodie de Schubert emplie de sombre nostalgie, soit dix ans après une première Romanze D. 114 sur un autre texte de Chézy. Cette mélodie était suivie du fameux Der Wanderer an den Mond (Le Vagabond de l'Esprit) D. 870 composé en 1826 sur des vers de Johann Gabriel Seidl (1804-1875) (« Moi sur terre, toi au ciel, nous marchons tous deux avec vigueur, Moi sérieux et sombre, toi douce et pure… ») inclut en 1827 dans le recueil Trois Lieder, suivi de l’éperdu Im Frühling (Au Printemps) D. 882 de 1826 sur un poème d’Ernst Schulze (1789-1817) - « Le bonheur de l’amour s’enfuit, et seul l’amour reste, l’amour et la souffrance » -, suivi d’un lied aux élans tendrement consolateurs de 1816, Litanei auf das Fest Aller Seelen (Litanies pour la Fête de la Toussaint) D. 343 sur un texte de Johann Georg Jacobi (1740-1814) - « Reposez en paix, âmes qui avez enduré un tourment douloureux ». S’en est ensuivi un second intermède instrumental, avec le second mouvement Lent du Trio n° 1 pour violon, violoncelle et accordéon, ostinato de onze temps au magnétisme rythmique singulièrement communicatif, qui a préparé au bouquet final de cinq lieder arrangé de Schubert, la deuxième des trois versions de Das Mädchen Klage (La complainte de la jeune fille) en si mineur D. 191 du 5 mai 1815 d’après Friedrich von Schiller (1759-1805) qui adopte la forme strophique avec accompagnement d’accords soutenus, suivi du quatrième Lied der Mignon D. 877/4 en la majeur de 1826 tiré des Quatre Chants de « Wilhelm Meister » tirés des Année d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe (Seul celui qui connaît le désir sait ce que je souffre ! (…) J’ai le vertige, mes entrailles brûlent) d’une douleur extrême, comme si l’auteur se noyait dans un puits sans fond. Puis Die Junge Nonne (La jeune religieuse) D. 828, l’un des lieder ultimes de Schubert sur un texte de poète autrichien Jacob Nicolaus Craigher de Jochelutta (1797-1855) qui rencontra le compositeur en 1825 et lui donna trois de ses poèmes qui lui inspirèrent autant de lieder (outre Die junge Nonne, Totengräbers Heimwehe D. 842 et Der blinde Knabe D. 833), un lied terrifiant sous la menace des terribles intempéries (Comme l’orage hurle à travers les cimes des arbres) qui conduit la jeune religieuse à attendre l’époux céleste qu’est le Christ rédempteur. Lied d’une tension extrême suivi du pacifié Du bist die Ruh (Tu es la paix) D. 776 composé en 1823 sur un texte du poète Friedrich Rückert, qui allait inspiré les lieder les plus intimement douloureux de Gustav Mahler, dans lequel Schubert emploie la tonalité de mi bémol majeur dans un larghetto joué pianissimo créant un judicieux sentiment de monotonie incantatoire que Bernard Cavanna rend fascinant par son instrumentation à la fois contrastée et fusionnelle, qui préludait à un final ludique et frétillant rapportant la lutte inégale d’une truite et d’un pêcheur dans la fameuse Die Florelle D. 550 de 1817 sur un poème de Christian Friedrich Daniel Schubart (1739-1791) dont le thème sera repris et amplement développé par Schubert deux ans plus tard dans le Quintette « La Truite » D. 660

Noëmi Schindler, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

Pour couronner cette soirée d’une belle et émouvante humanité, le quatuor a donné en bis un lied de Bernard Cavanna arrangé de Franz Schubert, à qui il emprunte l’Andante molto de la Fantaisie en ut majeur pour violon et piano op. posth. 159 D. 934 sur lequel il introduit le poème Träume (Rêve) de Matthäus von Collin et auquel le co-compositeur-arrangeur attribue le numéro de catalogue D. 999, le catalogue officiel établi en 1951 par le musicologue autrichien Otto Erich Deutsch (1883-1967) s’arrêtant au numéro 998. Un lied plus vrai que s'il était de Schubert, qui avait lui-même eu l'idée intiale du thème pour l'un de ses propres lieder, Sei mir gegrüsst D. 741 de 1823, tout aussi signifiant sous la plume de Bernard Cavanna qui a réalisé ici un « à la manière de » d'une inventivité schubertienne beaucoup plus concentrée et « authentique » que le Rendering que Luciano Berio a tiré en 1989-1990 des fragments de la symphonie inachevée en ré majeur D. 936A de Schubert.

Noëmi Schindler, Bernard Cavanna, Rémi Briffault, Anara Khassenova, Atsushi Sakaï 
Photo : (c) Bruno Serrou

Ce sont ainsi quinze lieder qui ont été offerts ce jeudi soir dans le cadre un peu trop blême à l’acoustique néanmoins bien adaptée à la musique de chambre, qui sonne de façon claire et analytique sans réverbération excessive, donnant à chaque note sa juste place, aux instruments et à la voix leur définition et couleur exactes. Les interprètes ont construit le programme tel des peintres de l’âme, la soprano française d’origine kazakhe Anara Khassenova, formée à l’Académie Philippe Jaroussky et à la Fondation Royaumont, trouvant dès le premier lied la tonalité et l’équilibre de sa voix au timbre moelleux avec ses partenaires instrumentistes, a donné de ces lieder des interprétations sincères  de sa voix fruitée à la diction parfaite, se fondant avec souplesse et chaleur dans les sonorités moelleuses des archets de la violoniste suisse alémanique Noëmi Schindler, pour qui Bernard Cavanna a écrit plusieurs de ses œuvres les plus significatives dont les deux Concerto pour violon, et du violoncelliste japonais Atsushi Sakaï, disciple de Philippe Muller au CNSM de Paris, aussi à l’aise dans le répertoire baroque que dans la création contemporaine, jouant au sein d’ensembles comme le Concert d’Astrée et les Talens Lyriques et en récitals aux côtés de Christophe Rousset, Emmanuelle Haïm, Christophe Coin ou Alain Planès, et de l’accordéoniste haut-pyrénéen Rémi Briffault, élève de Max Bonnay, Vincent Lhermet et Anthony Millet au CNSM de Paris, qui donnait un liant discret mais tendrement évocateur à l’ensemble de ses sonorités ouvrant avec tact les portes au rêve.

Bruno Serrou

mercredi 8 octobre 2025

Création exemplaire de l’Antigone de Pascal Dusapin à la « Philharmonie-Opéra » par un brillant Orchestre de Paris dirigé avec une sensibilité extrême par Klaus Mäkelä

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 7 octobre 2025

Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Christel Loetzsch (Antigone)
Photo : (c) Cordula Treml

Seconde création lyrique mondiale à la Philharmonie de Paris en cinq jours, après l’Ensemble intercontemporain et Pierre Bleuse pour l’opéra La Main gauche de Ramon Lazkano vendredi , c’était au tour mardi de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä pour un « opératorio » en cinq actes de Pascal Dusapin, Antigone d’après Sophocle adapté par le poète allemand Friedrich Hölderlin, d’où le livret en la langue de Goethe. Une œuvre de quatre vingt quinze minutes pour sept chanteurs, deux rôles muets et un orchestre de soixante-quinze instrumentistes remarquablement structuré, orchestré et d’une grande vocalité. Une musique granitique, brute, noire, violente, grondante, un matériau thématique d’une richesse remarquable, des couleurs graves, charnelles, dominées par une flûte en sol d’une beauté confondante, une percussion fournie particulièrement expressive, des effets dramatiques magistraux des « pizz. Bartók » aux cordes graves, bois, cuivres dotés d’une vie singulière, ce qui fait de l’orchestre le personnage central de l’œuvre, alors même que l’écriture vocale ne cesse de séduire tant elle chante constamment, faisant un usage limité mais d’autant plus signifiant du parlé-chanté. La distribution est exemplaire, avec entre autres l’impressionnant Cléon de Tómas Tómasson, l’imposant Serge Kakudji en Coryphée, l’ardente Antigone de Christel Loetzsch et la touchante mais convaincue Ismène d’Anna Prohaska. Klaus Mäkelä dirige avec intensité et un sens du drame et du détail qui conduit les musiciens de l’Orchestre de Paris à se donner sans compter dans cette œuvre nouvelle, qui aura été donnée trois soirs de suite à la Philharmonie de Paris 

Pascal Dusapin (né en 1955), AntigoneTómas Tómasson (Créon), Christel Loetzsch (Antigone), 
Jarrett Ott (Un Messager). Photo : (c) Cordula Treml

A croire que la Philharmonie, sans doute à son corps défendant, assume l’une des missions de l’Opéra de Paris qu’est le développement du répertoire lyrique, condition sine qua non pour que cet art de la scène musicale puisse perdurer, la création d’œuvres nouvelles contemporaines. En cinq jours, dans ses deux salles emblématiques, la Salle de Concerts de la Cité de la Musique et la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie ont été le cadre de premières scéniques de deux opéras d’aujourd’hui, La Main gauche de Ramon Lazkano par l’Ensemble Intercontemporain et son directeur musical Pierre Bleuse vendredi 3 octobre (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/10/la-tragique-descente-aux-enfers-de.html), et Antigone de Pascal Dusapin pour trois représentations par l’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä. Comme ce fut le cas vendredi Cité de la Musique, a été aménagé un espace pour le plateau derrière l’orchestre, ce qui a nécessité la suppression de trois rangs au parterre et des places à l’aplomb de l’orchestre derrière lui, cette fois pour trois représentations au lieu d’une seule pour l’opéra de Lazkano.

Pascal Dusapin (né en 1955), AntigoneTómas Tómasson (Créon)
Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Cordula Treml

Pour ses soixante-dix ans, qu’il a célébrés le 29 mai dernier, Pascal Dusapin livre un opéra résultant d’une commande conjointe de la Philharmonie de Paris et de la Philharmonie de Dresde. Un nouvel ouvrage inspiré de la Grèce antique, dix ans après Penthesilea d’après Kleist à La Monnaie de Bruxelles le 31 mars 2015 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/04/avec-lopera-penthesilea-dapres-kleist.html), lui-même né vingt-trois ans après Medea (material) d’après Heiner Müller le 13 mars 1992 déjà à Bruxelles (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/11/medea-de-pascal-dusapin-magnifiee-par.html). La Grèce antique sied particulièrement à Pascal Dusapin. Trente-quatre ans après s’être attaché à la tragique figure de Médée l’infanticide, et dix ans après avoir chanté la reine sanglante des Amazones, le compositeur s’est tourné pour son dixième opéra vers une troisième grande figure mythique féminine, protectrice de la famille, Antigone, quatrième des enfants qu’Œdipe au eus de sa mère-épouse Jocaste. Dans Antigone, dernier volet de la trilogie tragique que Sophocle a consacrée à la famille royale de Thèbes de la lignée d’Œdipe (Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone), le dramaturge athénien plaide contre la tyrannie, soutenant les valeurs démocratiques d’Athènes, ville rivale de Thèbes à l’époque, et pour défendre le droit naturel et divin, rempart contre toute forme d’illégitimité politique, la tyrannie et le despotisme en tête. La loyauté sans faille d’Antigone envers les membres de sa famille est telle, fut-ce au détriment de sa vie, qu’elle cherche à les protéger tous, ce qui la conduit à vouloir rendre quoi qu’il en coûte à son frère Polynice les rites funéraires prescrits par la loi naturelle alors qu’elle sait les risques mortels qu’elle prend en agissant ainsi. Elle procède donc courageusement à l’encontre de la volonté de Créon qui interdit d’enterrer Polynice prétextant qu’il a pris les armes contre Thèbes à laquelle elle oppose (1) la loi divine légitime. Dans l’opéra, comme dans la tragédie et dans son adaptation, l’on retrouve face à Antigone (mezzo-soprano), qui finit par avoir raison du tyran, Ismène (soprano), sœur désorientée et impuissante d’Antigone, leur frère Créon (basse), roi tyrannique et paranoïaque de Thèbes à l’orgueil démesuré qui s’élève contre la rébellion d’Antigone source d’anarchie, Hémon (ténor), fils de Créon et fiancé d’Antigone, le devin Tirésias (basse), un coryphée (contre-ténor), un messager (baryton) et deux rôles muets, Eurydice, femme de Créon, et un enfant qui accompagne Tirésias. « Parler d’Antigone, c’est parler de notre monde, à chaque moment de son histoire », convient Pascal Dusapin dans sa note d’intention publiée dans le programme de salle, qui explique ainsi son choix de retourner à la mythologie grecque et son universalité.

Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Anna Prohaska (Ismène), Jarrett Ott (un Messager), Christel Loetzsch (Antigone)
Photo : (c) Cordula Treml

Ecrit en allemand, à l’instar de Medea d’après Heiner Müller (1929-1995) et de Penthesilea d’après Heinrich von Kleist (1777-1811), le texte d’Antigone est mis en musique par l’auteur-même du livret dans la langue de l’adaptateur dont il s’inspire, le poète, écrivain philosophe Friedrich Hölderlin (1770-1843), particulièrement épris de la culture hellénique, à l’instar de ses aînés Goethe et Schiller. Musicalement, Dusapin opte pour la forme « opératorio » qu’il avait inaugurée avec Medeamarerial en 1992, cette fois en cinq actes donnés en continu d’une durée totale d’une heure et trente-cinq minutes. Le fait que librettiste et compositeur soient une seule et même personne permet à l’œuvre d’atteindre une unité remarquablement équilibrée entre texte et musique, qui accède à une force évocatrice saisissante d’une redoutable efficacité, construite par accumulation de strates sonores aux registres singulièrement sombres et menaçants, illustrant la violence, les silences, où les doutes côtoient la rage et le renoncement, écriture vocale et instrumentale épousant étroitement le texte. Les couleurs ténébreuses de l’orchestre sont amplifiées par la présence d’une discrète électronique assurée par le fidèle collaborateur du compositeur Thierry Coduys dont les sonorités graves soulignent admirablement les contrastes singuliers de la partition. Ample et coloré, doué d’une vie intérieure luxuriante, l’Orchestre de Paris intensifie le climat de tristesse qui émane à flot continu de la partition. Richement doté (2), la phalange parisienne met somptueusement en valeur dans les tutti la polyphonie polychrome de tous les pupitres, solistes ou ensembles, évoquant personnages et situations, à commencer par les bois, particulièrement la flûte en sol, mais aussi hautbois, cor anglais, clarinette, clarinette basse, bassons, ainsi que les cordes, notamment altos, violoncelles et surtout contrebasses souvent jouées en pizz. Bartók, tandis que la harpe se détache en émettant des sons métalliques, alors qu’une riche polychromie est émise par la percussion répartie entre quatre musiciens jouant métaux (gongs, tams-tams, cloches plaques), peaux, bois et pierres. L’Orchestre de Paris brille de tous ses feux dans cette partition qui valorise chacun de ses membres en tant que solistes autant que le groupe, qui se montre singulièrement homogène et virtuose sous la direction énergique et nuancée de son directeur musical Klaus Mäkelä, tous s’avèrent superbement engagé et conquis par la partition à laquelle ils donnent publiquement le jour.

Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Cordula Treml

Vocalement, l’œuvre est tout aussi puissante, équilibrée, les lignes sont superbement chantantes, le parlé-chanté étant utilisé avec parcimonie mais de façon judicieuse, le tout merveilleusement défendu par une distribution en tous points remarquable. La vocalité met superbement en valeur le texte, qui s’expose avec une impression constante de liberté, tant il apparaît clairement aux oreilles de l’auditeur, avec une fluidité, une souplesse et un naturel sans artifices plutôt rare dans l’opéra contemporain, n’hésitant pas à aller au-delà ou en en-deçà des tessitures des voix, pour s’exposer sur toute la largeur de leur ambitus, jusqu’au murmure et au cri. L’ample registre vocal de mezzo-soprano de Christel Loetzsch, qui avait été le double de Dante dans Il Viaggio, Dante de Pascal Dusapin à Aix-en-Provence en juillet 2022 et à l’Opéra de Paris en avril dernier, ainsi que Floshilde dans Der Götterdämmerung à La Monnaie de Bruxelles en février de cette année, s’épanouit avec justesse dans le rôle-titre, pour brosser une Antigone implacable et éperdue qui bouleverse jusqu’à la déchirure dans un ardent monologue dont chaque note, chaque mot acquiert son juste poids. Face à elle l’impressionnant et magistral Créon du baryton-basse islandais Tómas Tómasson, qui excelle par ailleurs en Wotan/Der Wanderer du Ring de Richard Wagner, s’impose ici par sa trajectoire complexe et d’une vérité nue, alternant exaltation, cruauté, noblesse, bassesse, déchirure, violence, doute avec une intense humanité. La voix magnétique de la soprano autrichienne Anna Prohaska aux aigus agiles, précis, puissants et charnels lui permet une Ismène à la touchante présence qui résiste vaillamment aux pressions de son aînée. Elle est accompagnée par son fiancé Hémon parfaitement tenu par le ténor héroïque néozélandais Thomas Atkins, tandis que le baryton états-unien Jarrett Ott est un Messager écartelé entre sa mission d'affidé de Créon et son propre ressenti face aux événements dont il est l’un des témoins, la basse clermontoise Edwin Crossley-Mercer excelle en Tirésias et le contreténor belgo-congolais Serge Kakudji est un impressionnant Coryphée.

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Pascal Dusapin (né en 1955), Antigone. Serge Kakudji (Coryphée), Tómas Tómasson (Créon)
Photo : (c) Cordula Treml

Tous s’expriment dans une scénographie dépouillée façon théâtre antique dominée par un volumineux triangle central fait de piliers blancs aux pieds desquels se déroule l’action entière, dispositif conçu par la metteur en scène, scénographe, réalisatrice de films britannique Netia Jones, également signataire des costumes, fort bien éclairé par Eric Soyer, qui déchire de temps autres l’espace d’éclairs impressionnants appuyés par des flashs de lumières déchirant brusquement l’orchestre.  

Bruno Serrou

1) Le préfixe « anti » d’Antigone indique l’idée d’« opposition à » ou « en compensation de », tandis que le suffixe « gone » dérive de genos qui signifie en grec ancien à la fois « progéniture », « génération », « naissance », « utérus », « semence »  

2) Trois flûtes (le deuxième aussi flûte en sol, la troisième aussi piccolo), trois hautbois (le troisième aussi cor anglais), trois clarinettes (la troisième aussi clarinette basse), trois bassons (le troisième aussi contrebasson), quatre cors, deux trompettes, trombone, trombone basse, tuba, trois percussionnistes, harpe, cordes (14, 12, 10, 8, 6)

 

 

 

samedi 4 octobre 2025

La tragique descente aux enfers de Maurice Ravel dépeinte avec tact par Ramón Lazkano dans l’opéra « La Main gauche » créé par l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse avec un excellent trio vocal

Paris. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 3 octobre 2025 

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Quentin Chevrier

Vendredi soir était donnée à la Philharmonie de Paris / Cité de la Musique la création « scénique » de l’opéra de chambre La Main gauche de Ramón Lazkano d’après le roman Ravel de Jean Echenoz. Une œuvre de quatre-vingt minutes pour une cantatrice, deux chanteurs et quinze instrumentistes. Un projet de dix-neuf ans d’un compositeur basque espagnol supérieurement abouti se focalisant sur les dernières années de la vie de l’immense compositeur basque français. Un remarquable résultat magnifié par l’Ensemble Intercontemporain, Marie-Laure Garnier (soprano, qui incarne toutes les femmes qui ont compté pour Ravel), Peter Tantsits (ténor, Ravel) et Allen Boxer (baryton, qui campe divers personnages ayant croisé et/ou inspiré Ravel), le tout brillamment dirigé par Pierre Bleuse. Seul petite réserve, la mise en espace de Béatrice Lachaussée peu lisible depuis la place que j’occupais, le final plaçant le compositeur sur son lit de mort au centre. L’Intercontemporain était installé côté cour et l’action proprement dite se déroulait au centre du plateau sous un écran où étaient projetées les vidéos de Mathieu Crescence 

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
De gauche à droite : Jean Echenoz, Pierre Bleuse et Ramón  Lazkano
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Ramón  Lazkano est l’un des compositeurs espagnols les plus marquants de notre temps. Né à San-Sébastian (Pays Basque) en 1968 et formé au Conservatoire de sa ville natale par son compatriote compositeur Francisco Escudero (1912-2002), puis à Paris, où il vit désormais après y avoir été l’élève d’Alain Bancquart et de Gérard Grisey au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, d’où il est sorti en 1990, Docteur ès musicologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, Ramón Lazkano a fait en 1988, la rencontre, brève mais fulgurante et décisive dans sa carrière, de Helmut Lachenmann. Une rencontre qui ira au-delà d’une simple influence sur son parcours de créateur car elle allait aussi le marquer dans ses préoccupations sociales et politiques. S’est alors imposée dans ses compositions une idée qu’il affermit dans les années 1990, le concept d’érosion, d'intertextualité, de saturation, de silence et d’expérience du son et du temps sur lesquels il a l’occasion de réfléchir longuement pendant son séjour à la Villa Médicis de Rome en 2000-2002.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche. Peter Tantsits, Allen Boxer, Marie-Laure Garnier
Photo : (c) Quentin Chevrier

Ramón Lazkano ne craint pas de faire chanter les instruments, se plaisant à surprendre au détour d’une phrase, jouant des timbres et des rythmes qu’il renouvelle continuellement. A l’instar de sa voix, douce et mélodieuse, le silence est chez lui un élément fondamental, dont il joue comme personne dans son opéra La Main gauche. « Je me sens rapidement agressé par le volume sonore, me disait-il lorsque je l’interviewais voilà quelques années pour le quotidien La Croix. Même si, dans l’orchestration, quantité d’éléments sont difficilement discernables, on entend leur absence. Cette qualité du silence n’est pas l’absence totale de son mais une présence imperceptible qui donne à la polyphonie un relief particulier. » Les musiques du passé lui sont vitales. « Elles permettent, dit-il, à notre musique d’exister, de se penser elle-même à travers un miroir dans lequel puiser. Elle m’est fondamentale, car elle me fait respirer, me donne des pistes, alimente ma musique. J’adore Orlando di Lasso, ses Larmes de saint Pierre sont l’une des plus belles choses au monde. »

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Quentin Chevrier 

La découverte des sculptures de Jorge Oteiza (1908-2003) en 2000 dans le Laboratoire expérimental ou Laboratorio de Tizas (Laboratoire des craies) fondé en 1954 par le plasticien basque, homme de conviction, polémiste redouté, travailleur infatigable de la pierre et du fer qui a fait du carré et de la sphère les outils de sa réflexion sur la relation du volume et de l’espace et qui refusait la notion de musée à laquelle il préférait celle de laboratoire, a donné à Ramón Lazkano l’idée de creuser davantage encore ces principes dans le domaine de la musique, plus particulièrement celui de l’érosion. En effet, pour Oteiza, l’expression du vide, l’occupation active de l’espace est à construire et cette construction passe par la fusion d’unités formelles légères, dynamiques et ouvertes. Chez le compositeur, il s’agit d’érosion des matériaux de l’orchestre jusqu’au silence, d’érosion de la vie, qui chemine inévitablement vers la mort, notion qui allait si fortement marquer l’un des élèves de Lazkano, l’Italien Francesco Filidei. Mention a souvent été faite de la facette architectonique de Lazkano, son intérêt pour l’espace et la physique du son, le compositeur allant jusqu’à parler de «son sculpté » pour ce qui est de sa mise en forme dans un espace invisible mais déterminé par le contexte physique des vibrations sonores décrit comme « une forme d’émanation spatiale partagée entre sculpture et musique ».

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
De gauche à droite :Allan Boxer, Marie-Laure Garnier, Peter Tantsits
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Lorsque je rencontrais Ramón Lazkano en 2016 pour le quotidien dont j’étais alors l’un des collaborateurs, il travaillait déjà sur son projet d’opéra qui vient d’être porté à la scène Cité de la Musique dont un premier fragment de cette oeuvre célébrant Maurice Ravel allait être donné dans le cadre du Festival d’Automne. « Sa musique me touche, me confiait-il alors. J’y admire la magie, l’artifice, la netteté, la facture, la fluidité absolue quasi mozartienne, une émotion à la fois profonde et discrète. La maladie de Ravel me trouble profondément, ce problème de langue, cette aphasie qui suscite douleurs et traumatismes, m’obsède. L’idée de cet isolement, de cette réalité impossible à exprimer à travers la parole m’effraie. Quand on a la conviction d’avoir beaucoup de musique en soi et de ne pouvoir l’écrire, ne pas pouvoir se reconnaître dans sa propre musique, avouer à un ami qu’il a fallu chercher dans un dictionnaire pour la lettre qu’on lui adresse, est terrifiant. »

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche. Marie-Laure Garnier, Allan Boxer, Peter Tantsits 
Photo : (c) Quentin Chevrier

Il aura donc fallu neuf ans de plus pour que Ramón Lazkano mène à son terme le projet La Main gauche, dont le titre renvoie au second concerto pour piano et orchestre de Ravel achevé en 1931, ce qui a conduit l’opéra à une création l’année du cent-cinquantenaire du compositeur qui en est le héros. Ecrite sur un livret de Ramón Lazkano, l’œuvre est consacrée aux dernières années de Ravel, et mêle l’amour que porte le compositeur basque espagnol à la musique de son aîné basque français, et une réflexion sur l’érosion progressive de la mémoire Inspirée du roman Ravel de Jean Echenoz (né en 1947, Prix Goncourt 1999 pour le roman Je m’en vais), publié aux Editions de Minuit en janvier 2006, l’opéra évoque les dernières années de Ravel, de sa tournée triomphale aux Etats-Unis au printemps 1928 à la maladie qui se révèle en 1932 à la suite d’un accident de taxi, et à l’isolement de ses dernières années qui s’ensuivit et le conduisit dans la solitude de la dégénérescence dans sa maison de Montfort-l’Amaury (Yvelines), tandis que Ravel prend conscience de sa perte de la maîtrise des mots, de l’expression et de la mémoire, ainsi que de son impossibilité de noter sur le papier la musique suscitée par ses rêveries. Pour évoquer ce passage de la gloire à la fin douloureuse du plus joué des compositeurs français dans le monde, Ramón Lazkano convoque autour de Ravel, chanté par un ténor, la Femme, qui représente à elle seule, à travers sa voix de soprano, toutes celles qui ont compté dans sa vie, la violoniste Hélène Jourdan-Morhange dédicataire de la Sonate pour violon que Ravel surnommait Moune, la cantatrice Madeleine Grey créatrice des Chansons madécasses, la danseuse Ida Rubinstein créatrice du Boléro qui lui est dédié, la pianiste créatrice du Concerto en sol Marguerite Long, la peintre et illustratrice Valentine Hugo épouse du peintre Jean Hugo, l’amie Marie Gaudin (1), ainsi que l’épouse du commandant de bord du navire qui le ramène des Etats-Unis en France), et un baryton qui, lui aussi, représente plusieurs amis et interlocuteurs du compositeur (le poète Léon-Paul Fargue, l’écrivain Jacques de Zogheb voisin de Ravel à Montfort-l’Amaury, le pianiste compositeur cubain Joaquin Nin, le pianiste manchot Paul Wittgenstein commanditaire du Concerto « pour la main gauche », l’oncle peintre Edouard Ravel, le commandant de bord, le neurochirurgien Clovis Vincent qui tenta l’opération du cerveau de Ravel le 27 décembre 1937.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche. Peter Tantsits, Marie-Laure Garnier, Allen Boxer, Ensemble Intercontemporain, Pierre BleusePhoto : (c) Quentin Chevrier

Dans cet opéra de chambre en trois parties de cinq scènes chacune, à l’instar de Wozzeck d’Alban Berg, la musique de Ramón Lazkano accompagne et enveloppe l’action, qui se raréfie peu à peu, passant de l’exaltation des Etats-Unis, avant de se ralentit et s'éteint peu ou prou pour s’achever dans un silence surhumain, tandis que la musique de Ravel, déjà créée - notablement le Concerto « pour la main gauche » omniprésent -, ou en gestation dans sa tête incapable qu’il est de transcrire sa pensée à ses mains devenues « gauches », pour la écrire sur des portées, et qui s’insinue dans celle de Lazkano avant de se dissiper tel un songe inassouvi, flottant autour de lui de façon plus ou moins désagrégée, la partition s’éteignant inexorablement dans le silence irréversible du néant. Ce qui est remarquable dans le travail de Lazkano est la façon déchirante dont il restitue musicalement l’impossibilité de Ravel de reconnaître sa propre musique, son incapacité à trouver le moyen de la transmettre, impression que Lazkano évoque par des citations qui s’érodent, se brouillent tels de vagues souvenirs plus ou moins identifiables. Que l’Ensemble Intercontemporain donne vie à cette partition bouleversante était rien moins que naturel, tant on se souvient combien Pierre Boulez, son fondateur, a été le plus grand champion de Maurice Ravel dans le monde de son temps, dirigeant et programmant régulièrement ses œuvres à la tête des plus grands orchestres du monde, laissant quantité d’enregistrements discographiques, radiophoniques et télévisuels qui restent à jamais des modèles d’intégrité et d’inspiration. Très chargée émotionnellement, d’un grand raffinement, fondant deux univers, le sien, magique et raffiné, et celui de Ravel, outre le Concerto « pour la main gauche » en fil dramatique, entre autres la Sonatine et le Quatuor à cordes qui se fait plus ou moins déformé par la mémoire. Le fin orchestrateur qu’est Lazkano, à l’exemple de son modèle Ravel, enthousiasme par son inventivité sonore, fluide, charnelle, chatoyante, contrastée, toujours novatrice jusque dans le silence, les quinze instrumentistes (2) résonant comme quatre-vingt solistes du plus somptueux des orchestres symphoniques aux alliages de timbres les plus extraordinaires.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche. Pierre Bleuse, Peter Tantsits
Photo : (c) Quentin Chevrier

L’écriture vocale utilise finement la prosodie exploitée avec un débit soulignant le mot de telle sorte qu’il en émane une énergie saisissante, allant décrescendo d'un bout à l'autre de l'opéra, depuis le tourbillon vertigineux de la tournée nord-américaine durant laquelle Ravel, à la direction ou au piano, accumule les succès, jusqu’à la raréfaction asphyxiante du son la fin approchant. Le ténor Peter Tantsits, membre fondateur de l’International Contemporary Ensemble de New York, créateur de plus d’une cinquantaine d’opéras contemporains dont Les Bienveillantes d’Hèctor Parra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/07/cd-evenement-lyrique-avec-les.html), est un authenique chanteur-acteur, incarnant ici un Ravel magistral, particulièrement endurant, depuis sa première apparition qui ouvre l’opéra d'une voix puissante, sombre et délicates -, le brillant chanteur étatsunien surmonte avec aisance et sans flancher dans une tessiture particulièrement tendue avec les moyens d’un ténor héroïque d’une solidité exemplaire et l’élégance d’un interprète de lieder restituant jusqu’à la douleur toute intérieure et généralement impossible à exprimer vocalement tant elle déchire l’âme de Ravel profondément tourmentée. La soprano française, révélation lyrique de l’année 2021 des Victoires de la Musique, Marie-Laure Garnier, et le baryton Allan Boxer s’imposent dans la diversité des protagonistes qu'ils sont chargés de représenter (sept chacun) dont ils dépeignent avec vaillance et sensibilité la variété des personnalités, jouant avec souplesse de leur impressionnante capacité d’acteurs et de colorations vocales qui permettent de distinguer le tempérament des divers acteurs de la vie de Ravel.

Ramón Lazkano (né en 1968), La Main gauche 
Photo : (c) Bruno Serrou

La mise en espace de Béatrice Lachaussée est apparue peu lisible, du moins depuis la place où j’étais assis, en fond de salle, côté jardin où il ne se passait rien sur le praticable, l’action se déroulant exclusivement au centre sur trois niveaux, au sol, le final plaçant le compositeur sur son lit de mort, sur un praticable, où se déployait l’action en tant que telle, et sur un écran, où étaient projetées séquences vidéos réalisées par Mathieu Crescence et sous-titres/surtitres, l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse étant quant à eux placés côté cour.

Bruno Serrou

1) Marie Gaudin est la destinataire d’une lettre datée du 3 janvier 1933 dans laquelle l’écriture de Ravel porte les stigmates du début de sa dégénérescence, ratures, hésitations, répétitions, reprises de lettres, de mots et de phrases en plusieurs endroits 

2) Flûte (aussi piccolo et flûte basse), hautbois (aussi cor anglais), clarinette (aussi clarinettes basse et contrebasse), basson (aussi contrebasson), cor, trompette (aussi bugle en si bémol), trombone, accordéon, un percussionniste, piano (aussi célesta), deux violons, alto, violoncelle, contrebasse