Cinquante ans après la mort d’Otto Klemperer le 6 juillet 1973 à Zürich,
Warner Classics réunit en deux coffrets les enregistrements du grand chef
d’orchestre allemand réalisés entre 1961 et 1971 pour Columbia et HMV. Ces
gravures, qui ont marqué l’histoire du disque pour toujours au point de ne
jamais quitter les catalogues, ont été nettoyées, remasterisées pour la présente
édition.
Ces témoignages réalisés durant
la dernière décennie d’activité d’Otto Klemperer, offrent à la postérité l’image
d’un artiste grave, austère, d’une lenteur habitée quasi religieuse, dirigeant
un répertoire essentiellement centré sur le baroque, le classicisme et le romantisme,
le contraire de ce qu’était en vérité ce disciple de Gustav Mahler qui, a
contrario de l’autre disciple mahlérien, Bruno Walter (1876-1962), était ouvert
à la création la plus avant-gardiste de son temps, et fut artistiquement et politiquement
un musicien engagé, faisant tout son possible pour rendre la musique la plus
exigeante à la portée du plus grand nombre. « Bruno Walter a une toute
autre personnalité que moi, disait-il à un journaliste de la BBC. Il est très
conciliant et doux, moi pas. Il est très romantique, ce qui n’est pas du tout
mon cas. Ne vous méprenez pas, mais il est un moraliste. Moi, je suis
immoraliste. Absolument ! »
Quantité de disques publiés par divers labels attestent de sa vivacité, de son énergie, de l’engagement qui animaient le chef jusqu’au tournant des années 1947-1950, alors qu’il se trouvait à la tête de l’Orchestre Philharmonique et de l’Opéra de Budapest. Mais, malgré des rééditions plus ou moins suivies de gravures de l’époque, l’essentiel de son legs discographique est concentré sur sa dernière décennie d’activité, lorsque Walter Legg, époux de la cantatrice Elisabeth Schwartzkopf et directeur artistique du label britannique Columbia au sein de l’éditeur discographique HMV (His Master Voice/La Voix de son Maître) qui avait été créé en 1945 pour Herbert von Karajan le temps de sa « dénazification », le Philharmonia Orchestra, formation exclusivement vouée au studio d’enregistrement londonien du label britannique, Klemperer étant à l’époque, entre 1961 et 1971, âgé de 76 à 86 ans…
Otto Klemperer était alors devenu un homme apaisé, tempéré, adepte le plus souvent de tempi plus stables et mesurés que par le passé, sa gestique, amoindrie par son opération du cerveau de 1939, se faisant plus minimaliste encore après les brûlures qui faillirent lui être fatales un soir où il s’était endormi une pipe allumée à la bouche. Pourtant, comme allaient s’en rendre compte en 1961 les participants à la première production qu’il dirigea à Covent Garden de sa vie, Fidelio de Beethoven qui préluda au célèbre enregistrement repris dans le coffret, sa direction demeurera du début à la fin de sa carrière d’une intensité rythmique prodigieuse, Klemperer n’ayant jamais rien perdu ni de sa passion pour l’opéra ni de l’énergie avec laquelle il abordait tous les répertoires.
Né à Breslau (aujourd’hui Wroclaw) en Silésie le 14 mai 1885 dans une famille juive convertie au catholicisme, cousin du professeur de littérature française à l’université de Dresde Viktor Klemperer (1881-1960), l’auteur de Lingua Tertii Imperii (LTI) décryptage de la novlangue nazie, et du Journal 1933-1945, Otto Klemperer, artiste incandescent, a suivi le cursus classique des chefs d’orchestre de son temps, commençant à l’opéra comme répétiteur, et devenant rapidement, franchissant les étapes sans attendre, un chef fougueux, brillant, perfectionniste intransigeant aux tendances maniaco-dépressives. Si Klemperer fut un immense chef symphonique, particulièrement dans Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Johannes Brahms, Anton Bruckner, Gustav Mahler, Paul Hindemith, Arnold Schönberg - dont il avait été l’élève à Berlin -, Kurt Weill, avec des enregistrements légendaires comme Le Chant de la Terre avec Christa Ludwig et Fritz Wunderlich en 1967, et les Concertos pour piano beethoveniens avec le jeune Daniel Barenboïm en 1967-1968, c’est avant tout comme chef lyrique qu’il s’est imposé sur le champ.
Chef lyrique, il le fut en effet dès ses débuts, dirigeant Orphée aux enfers de Jacques Offenbach à Berlin en 1906, et c’est Gustav Mahler, à qui il avait apporté une réduction pour piano de son cru de la Symphonie n° 2 « Résurrection » qui lui mit le pied à l’étrier en le recommandant au Théâtre allemand de Prague dont il prit la direction en 1909 en dirigeant Der Freischütz de Carl Maria von Weber, production qui lui apporta un succès immédiat. Il avait vingt-quatre ans. Toujours soutenu par Mahler, il se retrouve en 1910 à la tête de l’Opéra de Hambourg, où il débute dans Lohengrin de Wagner avec la jeune Lotte Lehmann dans le rôle d’Elsa. Son succès fut tel qu’il n’en connut pas de « pareil de toute sa vie », reconnaîtra-t-il à la fin de sa existence… Il est ensuite chef à l’Opéra de Strasbourg, institution alors dirigée par Hans Pfitzner, puis ce furent Cologne, Wiesbaden…
Kroll Oper de Berlin et exil californien
En 1927, il prend la direction du Kroll Oper de Berlin, inaugurant sa direction avec Fidelio de Beethoven. Il convie Alexandre Zemlinsky à l’y rejoindre, et invite les metteurs en scène les plus novateurs de l’époque. Il y crée des œuvres de Paul Hindemith comme Neues vom Tage en 1929 ou la Musique pour une scène de film d’Arnold Schönberg, dirige des productions mises en scène par Hans Curjel d’ouvrages des XVIIIe et XIXe siècles ainsi que des partitions d’avant-garde d'Igor Stravinski, Leos Janacek, Kurt Weill, le tout mû par le concept de Nouvelle Objectivité avec des scénographies dépouillées et des costumes contemporains, ce qui suscitera de vives réactions des cercles conservateurs berlinois qui s’imposaient de plus en plus violemment dans la capitale allemande des dernières années de la République de Weimar. En dépit de la résistance et des protestations de Klemperer, le Kroll Oper finira par être fermé le 3 juillet 1931, pour des motifs à la fois politiques et financiers, après une ultime représentation des Noces de Figaro de Mozart. Deux ans plus tard, après l’incendie du Reichstag, le Kroll Oper, coquille vide, devient le siège du parlement nazi. L’arrivée au pouvoir du NSDAP le 31 janvier 1933 signe la fin de la carrière berlinoise de Klemperer, ses origines juives et ses convictions artistiques avant-gardistes faisant de lui la cible intellectuelle privilégiée du nouveau régime, à l’instar d’Arnold Schönberg, qui doit quitter le Conservatoire de Berlin. Aussi prit-il dès 1933 le chemin de l’exil, passant tout d’abord par la Suisse puis, en 1934, s’embarquant pour la côte ouest des Etats-Unis, où il se voit confier l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, donnant ainsi à sa carrière une nouvelle impulsion, puisqu’il se détournait de la scène lyrique au profit du répertoire symphonique. Cet exil marqua si intimement Klemperer que sa santé en fut profondément bouleversée, le plus tragique étant en 1939 le choc d’une opération chirurgicale durant laquelle lui fut retirée une énorme tumeur au cerveau qui le rendit partiellement paralysé pour le restant de ses jours, ses facultés d’élocution étant en outre amoindries. Ce qui ne favorisera guère son retour à la carrière de chef lyrique.
Retour en Europe
En 1947, il accepta néanmoins l’offre de l’Opéra de Budapest où, au bout de trois ans de travail acharné, son caractère bouillonnant le conduisit à perdre le contrôle de lui-même, quittant soudainement la fosse au beau milieu d’une représentation de Lohengrin, ulcéré par les ovations du public à la fin du récit du Graal, alors qu’il avait expressément demandé dans le programme de salle de n’applaudit qu’à la fin de chaque acte. Calmé, Klemperer reprit la baguette et mena la représentation à son terme, mais par la suite, une succession d’incidents finit par ruiner les relations du chef allemand avec le public hongrois, ce qui contraignit Klemperer à la démission en 1950. A l’exception de quelques représentations triomphales au Komische Oper de Berlin-Est dans des productions mises en scène par son ami Walter Felsenstein (1901-1975), Klemperer ne mit plus les pieds dans une fosse d’Opéra après 1951… Jusqu’à ce que dix ans plus tard, le Covent Garden de Londres réussisse à le convaincre d’y faire ses débuts à soixante-quinze ans, dans Fidelio, qui allait devenir son premier enregistrement lyrique, en 1962… Devaient suivre La Flûte enchantée, Lohengrin, qui ne sera pas enregistré, Le Vaisseau fantôme en 1968 dans sa version originale, la trilogie Mozart-Da Ponte en 1966, 1970 et 1971.
Les opéras
Tous les opéras qu’a gravés ce
chef intègre et rigoureux pour EMI sont des références absolues tant ils ne
cessent de fasciner. Bénéficiant de distributions exceptionnelles, d’un chœur
et d’un orchestre virtuoses, tous ne cessent de susciter l’intérêt. Avec en
tête de distribution le couple incandescent Jon Vickers (Florestan) et Christa
Ludwig (Leonore), Fidelio op. 72 (1962) de Ludwig van Beethoven (1770-1827) est indubitablement le plus
intense et bouleversant de l’histoire du disque, celui auquel il est toujours
nécessaire de se ressourcer, surtout qu’autour du duo titulaire l’on retrouve un
cast éblouissant, Walter Berry,
Gottlob Frick, Gerhard Unger, Franz Crass. Autre témoignage à connaître
absolument, seul enregistrement wagnérien intégral de Klemperer, Le Vaisseau
fantôme (Der fliegende Holländer, 1968) dans sa version
originale de 1843 d’une force tragique saisissante, avec le Hollandais
déchirant de Theo Adam, l’Elsa hallucinée d’Anja Silja et l’impressionnant
Daland de Martti Talvela, l’excellent Chœur de la BBC et le New Philharmonia
Orchestra chauffé à blanc, ainsi qu’un ardent premier acte de La Walkyrie (Die Walküre, 1969) avec Helga
Dernesch, William Cochran, Hans Sotin et un New Philharmonia Orchestra
incandescent capté en 1969, complété des « Adieux de Wotan », finale
de l’acte III de la première journée du Ring
(1970) chantés par Norman Bailey avec le New Philharmonia, ainsi que le finale
de Tristan und
Isolde (1970) ajouté aux Wesendonck Lieder
(1962) avec Christa Ludwig et le Philharmonia. Quatre opéras de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) qui
représentent une véritable somme au sein de la riche production discographique
qui leur est consacrée, même s’il manque dans La Flûte enchantée (Die Zauberflöttte, 1964) les dialogues auxquels Klemperer ne voulait
surtout pas renoncer, allant ainsi à l’encontre de la volonté de Walter Legge, qui
finit par l’emporter ce qui suscita un profond ressentiment de la part du chef allemand à l’égard
du directeur artistique britannique… mais bénéficiant d’une grandiose distribution
(Gundula Janowitz, Nicolaï Gedda, Walter Berry, Lucia Popp, Gottlob Frick,
Franz Crass, Elisabeth Schwarzkopf, Christa Ludwig, Marga Höffgen, le Chœur et
l’Orchestre Philharmonia), et le trilogie Da Ponte, avec des Nozze di Figaro (1970) et un Cosi fan
tutte (son ultime enregistrement
d’opéra, 1971) admirables, magnifiés par de mythiques distributions qui adhèrent
pleinement aux conceptions dramatiques et profondes de Klemperer, qui donne aux
œuvres le temps de respirer et de s’épanouir, déroulant l’œuvre dans sa
plénitude sonore, avec Gabriel Bacquier, Elisabeth Söderström, Reri Grist,
Geraint Evans, Teresa Berganza, le John Alldis Choir et le New Philharmonia
dans Le Nozze di Figaro, Nicolaï
Ghiaurov, Franz Crass, Claire Watson, Nicolaï Gedda, Christa Ludwig, Walter
Berry, Mirella Freni, Paolo Montarsolo, les New Philharmonia & Chorus dans Don Giovanni
(1966), Margaret Price, Yvonne Minton, Luigi Alva, Geraint Evans, Lucia Popp,
Hans Sotin, le John Alldis Choir et le New Philharmonia Orchestra dans Cosi fan tutte.
Les oratorios
Côté oratorios figurent deux impressionnants monuments discographiques de chefs-d’œuvre de Johann Sebastian Bach (1685-1750) qui ont longtemps fait figure de références insurpassables, jusqu’à ce que la vogue des orchestres allégés, puis des formations « historiquement informées » en fassent malgré leur infinie grandeur des pachydermes romantiques, aux antipodes des Nikolaus Harnoncourt et consort. Il faut néanmoins absolument connaître ces versions d’une sincère et ardente spiritualité, d’une hallucinante musicalité. Réalisée en 1960-1961, la Passion selon saint Matthieu BWV 244 est stupéfiante de puissance, de rigueur, de ferveur spirituelle. Certes, avant Harnoncourt, il y eut les conceptions éblouissantes d’Eugen Jochum et de Karl Münchinger, voire d’Helmut Rilling, mais aucune n’égale celle de Klemperer en grandeur, en noblesse, en intériorité, en reliefs, en coloris sublimés par la justesse des instruments modernes au chant moelleux et pur, la puissance et la force vitales des chœurs, et la distribution extraordinaire réunie autour de Klemperer, l’Evangéliste superlatif de Peter Pears, le Jésus noble et généreux de Dietrich Fischer-Dieskau, entourés d’Elisabeth Schwarzkopf, Christa Ludwig, Nicolaï Gedda et Walter Berry, du Chœur de Garçons de l’église Hampstead Parish, du somptueux Chœur Philharmonia et l’Orchestre virtuose du même nom. La Messe en si mineur BWV 232 (1967) est tout aussi impressionnante, avec Agnes Giebel, Janet Baker, Nicolaï Gedda, Hermann Prey, Frans Crass, l’excellent Chœur de la BBC et le New Philharmonia Orchestra. Autre enregistrement majeur de Klemperer, le sublime Un Requiem allemand op. 45 (Ein deutsches Requiem, 1961) de Johannes Brahms (1833-1897), d’une densité inouïe, constamment bouleversant, mû par une rythmique implacable mais jamais étouffante tant elle laisse passer la lumière de l’espérance, avec un Philharmonia Chorus d’une brûlante ferveur, et deux merveilleux solistes, Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau, une Missa solemnis op. 123 (1965) de Ludwig van Beethoven (1770-1827) d’un classicisme épuré et recueilli avec Elisabeth Söderström, Marga Höffgen, Waldemar Kmentt, Martti Talvela et les New Philharmonia Chorus & Orchestra, enfin Le Messie HWV 56 (Messiah, 1964) de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), sombre et d’une lenteur assurément excessive, sans doute le maillon le plus faible de ce coffret au demeurant exceptionnel.
A cette somme, Warner Classics a ajouté le CD réunissant les chœurs de la Messe en si mineur de Bach, et deux autres porteurs de documentaires de Jon Tolanski, « le Don Giovanni de Klemperer : Derrière les scènes », et « Un Souvenir d’Opéra ».
Bruno Serrou
29 CD Warner Classics
5054197528996. Durée : 33h 20mn 13s. Enregistrements : 1961-1971. ADD