Paris. Opéra National de Paris, Palais Garnier. Samedi 29 septembre 2018
Michaël Jarrell (né en 1958), Bérénice. De gauche à droite, Barbara Hannigan (Bérénice), Rina Schenfeld (Phénice), Julien Behr (Arsace), Ivan Ludlow (Antiochus), Alastair Miles (Paulin), Bo Svokhus (Titus). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris
Portrait de Michaël
Jarrell
Né à Genève voilà soixante ans, de
mère sud-africaine et de père canadien, Michaël Jarrell est le chef de file des
compositeurs suisses. Le cas de Michaël Jarrell est singulier, car il est
aujourd’hui peu de ses confrères à avoir acquis la notoriété dès avant ses
quarante ans. Son monodrame Cassandre,
créé au Châtelet le 4 février 1994, constitua il est vrai un événement relayé
un peu partout dans le monde. Disciple de son compatriote Klaus Huber disparu
voilà un an, Jarrell a vécu à Paris et à Rome, avant de s’installer à Karlsruhe
puis à Vienne, où il enseigne la composition au Conservatoire depuis 1993. Il a
par ailleurs été le premier Compositeur en résidence de l’Orchestre national de
Lyon. « Mes élèves viennent d’Autriche, d’Espagne, du Mexique, du Japon,
du Luxembourg. Il n’y a pas de Français, mais j’en rencontre souvent, entre
autres dans de classes de maître à Paris. Habiter Vienne, où ma musique est
jouée régulièrement mais où elle est moins admise qu’à Paris, m’a fragilisé.
Ainsi déstabilisé, je réfléchis davantage sur ma création. Je suis très attaché
à la culture française et à sa tradition musicale, mais je préfère vivre loin
du lieu où j’ai le plus à faire. »
Michaël Jarrell (né en 1958). Photo : (c) BBC
Si Michael Jarrell convient avoir
eu la chance de bénéficier de l’aura des institutions créées par Pierre Boulez,
à qui il voue une admiration sincère, il n’était pas pour autant de ses proches.
« Je ne me considère pas comme un clone boulézien, contrairement à ce que
j’ai pu lire parfois. J’ai eu certes la chance d’entrer à l’IRCAM et d’être
admis par les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, mais je revendique une
seule filiation, celle de la “musique française”. Et je pense que Pierre Boulez est
une suite logique de Claude Debussy. »
Pour son sixième ouvrage scénique,
après le monodrame Cassandre
(1993-1994), la pièce de théâtre musical Le
père (2009-2010), les opéras Dérives
(1980-1985), Galilei (2005) et Siegfried, nocturne (2013), il signe
avec Bérénice son premier opéra en
langue française. Commande de l’Opéra de Paris, Bérénice est du cycle de créations sur des textes du théâtre
français commencé en mars 2017 avec Trompe-la-Mort
de Luca Francesconi d’après Honoré de Balzac, et avant le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie adapté de la pièce
éponyme de Paul Claudel.
Cette tragédie historique en cinq actes et mille cinq
cent six alexandrins créée à Paris en 1670 naît de l’affrontement de deux
impératifs inconciliables. Titus ne peut mettre en danger sa mission à la tête
de Rome au nom de la passion qui l’unit à Bérénice. La pièce aurait pu procéder
par revirements et coups de théâtre pour unir puis éloigner successivement les
deux personnages. Racine choisit au contraire de supprimer tous les événements
qui pourraient faire ombrage à l’unique action du drame : l’annonce, par
Titus, du choix qu’il a fait de quitter Bérénice. L’habileté de Racine
consiste à « faire quelque chose à partir de rien » (préface de Bérénice),
à créer chez le spectateur « cette tristesse majestueuse qui fait tout le
plaisir de la tragédie » à partir d’un sujet que l’on peut raconter en une
phrase.
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Michaël Jarrell (né en 1958), Bérénice. Barbara Hannigan (Bérénice) et Bo Svokhus (Titus). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris
Entretien avec
Michael Jarrell à propos de son opéra Bérénice
Bruno Serrou : Comment avez-vous choisi la pièce en
alexandrins Bérénice de Jean
Racine ?
Michael Jarrell : J’ai été contacté par le directeur de
l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner, qui m’a demandé un opéra. La seule chose
qu’il a mise en préliminaire est qu’il soit en français. Parce qu’il voulait l’intégrer
dans un cycle de créations d’opéras français, car il estimait que Paris est la
capitale de la francophonie, etc. J’étais
un peu emprunté, parce que depuis Cassandre…
d’abord, faire chanter, pour moi, est toute une gageure, mais faire parler aussi,
puisque la parole était aussi présente dans cette trajectoire, avec le moment
où, dons l’opéra Galilei, Galilée se
renie, il perd son chant, et termine en parlant, tandis qu’Andrea, son jeune
apprenti parle, et quand il devient jeune homme et un scientifique il se fait
chanteur… En fait, depuis Cassandre
je me dis qu’il faut une bonne raison pour faire chanter quelqu’un sur scène,
et pas juste parce que cela sonne bien. Après, le problème, c’était d’autant
plus fort avec le français. J’ai peut-être été marqué par des gens comme
Georges Pérec, et c’est assez difficile à écouter.
B. S. : Des compositeurs comme Georges Aperghis ?
M. J. : Non, parce que j’estime qu’Aperghis a trouvé - je ne
connais pas pour ses opéras, néanmoins-, quand il emploie le français, une
façon d’être beaucoup plus théâtral, et cela fonctionne très bien. Personnellement,
j’avais une sorte de malaise par rapport au français, qui est une langue très
difficile à faire chanter, parce qu’il y a beaucoup de « e », etc.
J’avais donc beaucoup de mal et j’avais un projet avant Bérénice, mais qui était pour un ensemble avec beaucoup
d’électronique, quelque chose d’assez compliqué côté dramaturgie. J’en ai parlé
avec des ensembles, notamment l’Intercontemporain, mais il n’a pas abouti. En
fait, je me suis dit que peut-être l’alexandrin m’intéresserait parce que c’est
tellement loin du français parlé, en fait une autre langue et, en même temps,
cela me donnait une certaine distance par rapport à la langue.
Jean Racine (1639-1699)
B. S. : Utiliseriez-vous, sous l’influence de l’alexandrin, l’écriture
à douze sons ? [Rires]
M. J. : Ce serait parfait pour donner une note à chaque pied
[rires]… Bref, en lisant les pièces de Jean Racine, je ne cherchais pas à
composer sur l’une de ses œuvres, mais c’était la demande de l’Opéra de Paris,
et à force de réfléchir sur l’œuvre que j’aurais envie de composer. Un
événement s’est avéré déterminant, je suis allé écouter une soirée de ma fille,
qui suit des études de chant. Elle avait un atelier de théâtre consacré à
Racine, plus précisément à une scène de Bérénice.
Je me suis alors dit « tiens, là, il y a vraiment quelque chose
d’intéressant. » J’ai lu le texte, ainsi que beaucoup d’autres tragédies
de Racine, mais je pense que les autres pièces suivent toujours un effet
domino, celui-ci aime celle-là, qui aime l’autre, qui finalement la tue, puis
il tue l’autre… Alors que dans Bérénice
il y a cette fameuse absence d’action, ce qui lui avait d’ailleurs été reproché
en son temps, il y a une telle beauté de la langue, un drame intérieur si
puissant, que je me suis dit qu’il y a de la place pour la musique. J’ai été
fasciné par certaines phrases, certains mots, que j’ai décidé en concevant le
livret de sortir du carcan de l’alexandrin, dont le problème, comme chaque rythme,
est qu’au bout d’un moment on perd la beauté des mots. Parce qu’on tombe dans une
sorte de répétition qui fait que finalement est la lassitude, qui peut plomber
l’écoute. C’est d’ailleurs toute la difficulté dans le théâtre
aujourd’hui : comment dire des alexandrins ? Un metteur en scène m’a
dit qu’il faut se méfier de la musique des mots de Racine. Ce n’est peut-être
pas la musique des mots mais le rythme des mots. La force de ce texte est qu’il
a été créé dans une structure très sévère, dans un corset étriqué, ce qui, à
mon avis, a poussé l’auteur dans son invention.
B. S. : Il est vrai que plus le corset est serré,
plus il pousse à l’inventivon. Vous-même devez le ressentir. Pour le livret,
vous avez dû tailler dans le texte de Racine, parce qu’il faut de la place pour la
musique. Comment l’avez-vous conçu ? Avez-vous restructuré les phrases,
les alexandrins ?...
M. L. : Je ne les ai pas reconstruits. J’ai agi comme si je
buvais du petit lait, c’est-à-dire que j’ai fait plusieurs lectures. Je
travaille toujours ainsi : je commence, puis je rédige une première strate,
puis une deuxième, craignant de rater quelque chose, en même temps l’idée de la
dramaturgie m’apparaît plus clairement, et jusqu’à des idées musicales. Ce qui
me suggère des idées sur la façon de traiter le texte, mais je ne me suis pas
permis de réinventer des vers, je les ai effectivement supprimés, parce qu’à
force d’éluder, on prend le risque de perdre
les vers originaux, mais j’ai gardé certains alexandrins, me disant par moments que
c’était important, parce qu’il y a des mots, des phrases magnifiques, d’autres
que j’ai complètement retirés. Mais c’est un travail colossal. J’ai énormément
coupé.
B. S. : Combien de temps vous a-t-il été nécessaire pour réaliser ce
texte ?
M. J. : Trois à quatre mois, environ. Il reste finalement environ
un tiers du texte original.
B. S. : L’action est-elle en continu ?
M. J. : Oui… En fait il y a quatre séquences, au lieu de cinq
actes, et trois interludes orchestraux. La première séquence réunit les deux
premiers actes, et les premières scènes se passent en parallèle, sur trois
niveaux. En fait, j’ai repris les indications de Racine, c’est-à-dire qu’il y a
les appartements de Bérénice, ceux de Titus et un no man’s land au centre où se
passent les rencontres. Je me suis dit qu’il était vraiment intéressant de superposer
deux scènes qui se passent en parallèle. On voit bien Bérénice et Phénice, sa
confidente, mais elles ne participent qu’indirectement à l’action, mais les
deux sont en train d’attendre. Et j’ai trouvé plaisant le fait que l’on voie
l’attente des deux femmes de Titus, et que la musique soit aussi sur deux
strates parallèles pendant les dix première minutes.
B. S. : Avez-vous pensé plus ou moins aux Soldats de Bernd Aloïs Zimmermann…
M. J. : Oui… Enfin, je n’y ai pas pensé, mais il est vrai
qu’il y a de ça. Il n’y a qu’en musique que l’on puisse faire des choses pareilles.
Mozart disait pouvoir mener huit dialogues à la fois, et c’est d’ailleurs ce
qu’il faisait vraiment.
B. S. : Quelle est la durée de votre nouvel opéra ?
M. J. : Une heure et demie.
Page de couverture de la partition de Bérénice de Michaël Jarrell. Photo : (c) Editions Lemoine (2018)
B. S. : Qu’avez-vous cherché à réaliser dans votre partition. Le fait
de composer sur du français vous a-t-il conduit à changer votre façon de faire,
d’éviter de penser à Debussy et à son Pelléas et Mélisande comme trop de compositeurs français ont
tendance à le faire ?
M. J. : Je fais toujours grincer les dents des gens à Paris,
quand je dis adorer la musique de Debussy, mais qu’à l’écoute de Pelléas et Mélisande j’ai du mal avec sa
façon d’employer les voix. Surtout dans la première partie. Et quand j’écoute Carmen, je ne pense jamais que c’est en
français. Je trouve ainsi que cela fonctionne beaucoup mieux au niveau de la
langue. Je voulais éviter ce côté récitatif continu, ânonné telle une messe. Il
se trouve donc dans mon opéra une large palette de chant. Je vais même jusqu’à
m’auto-citer juste avant la fin, où je reprends la fin de la musique de Cassandre, mais chantée, parce que je me
suis dit que c’est exactement la même situation, où ils se rendent compte au
même moment que le destin leur impose autre chose que ce qu’ils souhaitent
faire, mais ils ne peuvent pas y échapper. C’est le fameux « hélas »
de la pièce et que je remplace par une idée musicale descendant violemment
comme si tout s’effondrait, et qui revient constamment dans l’opéra, et tandis que
la fin de Cassandre est empreint de
murmures, la même idée ouvre Bérénice.
Mais cette fois, ce sont les rues de Rome, le peuple, tout cet anti-Bérénice,
qui ne la souhaite pas là, qui ne devrait pas être là, parce qu’elle est une
étrangère, qu’elle est juive, reine, en fait tout ce que les Romains ne peuvent
pas accepter. Et ces murmures vont se perpétuer jusqu’à la dernière séquence, sorte
de pression sur Titus qui est omniprésente. Plus je travaillais sur Bérénice, plus je retrouvais la tragédie
de Cassandre, et je me suis dit qu’il
était justifié que je mette ces deux femmes en perspective.
B. S. : Toujours sur le plan musical, y a-t-il des
repaires sur lesquels le spectateur peut s’appuyer ?
M. J. : J’ai échafaudé une structure pour l’opéra en
établissant la façon dont j’allais procéder, des choses parfois assez simples
comme la scène des adieux que Titus et Bérénice chantent, où l’on retrouve une
musique très similaire, parce que, selon moi, il s’agit de la même histoire, mais
vécue de deux points de vue, et, quand Antiochus avoue à Bérénice qu’il est un
rival de Titus, qu’il l’a toujours aimée, etc., là il se site lui-même en
retournant sa première apparition dans l’opéra, sur la même musique qui,
soudain, réapparaît au moment où il est seul, et qu’il dit « Voilà, cela
fait cinq ans que je l’aime, il faut que je parte ». Après, il y a des petites
choses, des petites constructions que j’ai faites par rapport à des mots, il y
a un passage, mais pas d’une manière trop stricte, ou j’ai décidé de prendre
des alexandrins et de les mettre en musique, ce qui suscite donc des rythmes
réguliers. Il y a également tout un réseau où j’essaie d’établir une hiérarchie
dans le rapport texte/musique qui m’a permis de toujours savoir où j’en étais
pour éviter à la fois que l’auditeur se perde et que je traite les choses
toujours de la même façon. Changer la perspective, mais en gros il y a une
manière globale qui fait que très rapidement que se développe une excitation,
surtout chez Bérénice, qui commence assez calmement, la voix posée dans le
médium, mais qui s’aperçoit très vite qu’il y a un problème, ce qui la donc rend
nerveuse, anxieuse, et que toute cette angoisse l’incite à chercher le dialogue
avec Titus, qui finit par se dérouler dans la troisième séquence. Elle attend
de pouvoir enfin vraiment de le voir. Il y a une première tentative, mais il
s’en va, s’esquive, et finalement c’est dans la troisième scène que toute cette
excitation s’exprime enfin. Ce n’est donc pas dans cette partie un acte d’esthète,
car cela part en fait dans tous les sens, et, tout à coup, vers la fin, à
partir de la quatrième séquence, on s’engage dans un très long adieu, comme une
sorte d’Abschied dont la durée n’est
pas loin de celle du sixième mouvement du Chant
de la Terre de Gustav Mahler.
B. S. : Votre instrumentarium est-il conséquent ?
M. J. : Il reste dans les normes de l’opéra en général, avec
les bois par trois. Il intègre aussi de l’électronique. Cette dernière est
apparue lorsque l’idée de murmure m’est venue. Au début, je pensais avoir un
chœur, et, finalement, en discutant avec Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra
de Paris, il s’est avéré qu’il serait judicieux de les enregistrer, d’autant
plus qu’il n’aurait que deux ou trois phrases à chanter. A un autre moment,
quand j’ai communiqué à l’Opéra la formation instrumentale dont j’avais besoin,
il m’a été précisé qu’à Garnier il faudrait certainement placer les percussions
dans les loges, là j’ai dit « non, je ne le veux vraiment pas ».
En effet, je ne supporte pas l’idée de disperser la percussion, à moins d’en
avoir moi-même l’idée pour des raisons précises, mais pas pour des questions de
places. J’ai alors proposé de les ajouter dans l’électronique, et comme j’avais
déjà inclus un clavier dans la fosse dès le départ, il sera parfait, je vais pouvoir
les y intégrer et les transformer légèrement. Il reste ainsi trois percussionnistes
et le clavier.
B. S. : Il y a aussi cette distribution fabuleuse dont vous
bénéficiez : Barbara Hannigan, Bo Svokus…
C’est en discutant avec Klaus Guth,
le metteur en scène, et Stéphane Lissner a eu l’idée de Barbara [Hannigan].
Bien sûr, j’étais partant. Tandis que nous discutions avec la direction, les
noms qui tombaient ne m’inspiraient pas vraiment. Ayant déjà travaillé avec Bo
Skovus, j’ai demandé ce qu’ils en pensaient. Comme c’est avec lui que l’Opéra de
Paris a fait le Roi Lear d’Aribert Reimann,
ils n’ont pas hésité. Ils m’ont demandé s’il chantait en français, ne sachant
pas si Barbara Hannigan le parlait très bien, j’ai dit qu’il avait déjà chanté
en français. Après réflexion, on s’est dit tant pis, si quelqu’un ne chante pas
bien le français, on ne va pas s’en priver pour autant. C’est la première fois
en revanche que je travaille avec Barbara Hannigan.
B. S. : Et Philippe Jordan, en musique
contemporaine, ça marche bien ?
M. J. : Il n’est pas dans son domaine, mais il y est très
bien. Il y a une chose qu’il faut
savoir, un rôle parlé, celui de Phénice, la confidente de Bérénice. Les trois
personnages principaux ont en fait chacun un double, Paulin (basse), qui est le
garant de la continuité de Rome et le confident de Titus, Arsace, sorte de
jeune fou conseiller d’Antiochus chanté par Julien Behr, et Phénice, dont un
élément biographique que j’ai moi-même déterminé, en fait une dominatrice qui
s’exprime hébreux. L’idée vient de quelque chose que j’ai vécu, à travers un
ami de Genève à moitié Italien qui devait épouser une princesse italienne. Les
parents, qui étaient inquiets de voir leur fille partir dans un pays lointain,
ont envoyé la nourrice de leur fille, sa dame de compagnie auprès chez les parents
de mon ami afin qu’elle fasse les choses comme il faut, et quand je l’ai
rencontrée pour la première fois, elle était un peu contre le fait d’être là,
et refusait de ce fait de parler français. Elle s’exprimait toujours en italien
avec sa maîtresse. Je trouve cette situation extraordinaire, parce qu’en même
temps, elle rappelait à tout le monde que sa maîtresse était étrangère et
qu’elle n’avait rien à faire là, et qu’elle était aussi sa confidente,
puisqu’elle l’avait accompagnée toute sa vie. Je me suis donc dit que ce qu’il
faut pour Bérénice c’est une confidente qui soit à la fois sa nourrice et quelqu’un
qui lui rappelle qu’elle est étrangère. Tant et si bien qu’elle refuse de
parler latin - donc français. Elle est aussi un peu la mauvaise conscience de
Bérénice, et la mauvaise conscience de Titus, parce qu’il ne faut pas oublier
que le jeune Titus avait détruit le Temple de Jérusalem en 70 de notre ère.
Avec tout cela, je me disais que cette femme est une pression sur Bérénice.
Comme Paulin est une pression sur Titus, et Arsace exerce une pression sur
Antiochus. Sinon, tout le monde chante. Il y a juste deux ou trois moments à la
toute fin où je fais parler Bérénice. Contrairement à Galileo, ma règle d’or a été de faire chanter un maximum.
B. S. : La commande d’une œuvre qui ne soit pas
jouée dans le cadre contemporain de l’Opéra Bastille mais dans les ors de
Garnier, n’a-t-il pas créé de problèmes ?
M. J. : Non, parce qu’au moment où on éteint les lumières, la
salle disparaît. Et l’idée de Stéphane Lissner est que toutes les créations se
fassent à Garnier, parce qu’il tient à réinvestir un peu plus cette salle,
qu’elle ne soit pas réservée aux ballets et à la musique ancienne. Par
ailleurs, Bastille n’est pas facile non plus, c’est une salle qui est grande,
elle est donc plus difficile à remplir.
B. S. : Quel sentiment vous inspire le fait d’être joué à l’Opéra de
Paris ?
M. J. : En ce moment, à quelques jours de la première, je ne
pense pas du tout à ça. Lorsque j’ai reçu la commande, j’ai été content. Mais,
sur le moment, cela ne m’a rien fait, et surtout pas impressionné. En fait,
j’aime la scène, et j’adore entrer sur un plateau de théâtre ou d’opéra vide. Ce
moment est extraordinaire. On sent les énergies de siècles de gens et de tout
ce qu’il s’est passé voilà longtemps. Ce je ressens dans les murs m’a toujours captivé.
Donc, de toute façon je suis fasciné par l’Opéra, si bien que je suis content,
plus qu’impressionné, d’écrire un opéra pour Paris.
B. S. : Comment se passe votre collaboration avec
Claus Guth, avec qui vous collaborez pour la première fois ? Avez-vous travaillé ensemble sur la
conception de l’ouvrage ?
M. J. : Non. D’abord parce qu’il était très occupé, tant il
fait de productions, et il ne connaissait pas le drame de Racine. Il vient
d’une tradition allemande, et il n’y avait pas de véritable traduction
officielle. Il existe une vieille traduction qui n’est pas très bonne, une
autre a été faite il y a une dizaine d’années réalisée pour le Berliner
Ensemble. Je l’ai demandée pour faire un montage pour lui. Il m’a dit « Ecoutez,
j’accepte de travailler avec vous parce que je vous trouve sympathique, mais est-ce
que ça va vraiment être cette pièce ? » Je pense qu’il s’est
beaucoup investi, parce que, finalement, il s’est avéré très intéressé, disant
que l’œuvre se présente désormais presque comme un roman policier. C’est un peu
exagéré, mais il m’a dit que c’était devenu quelque chose de très vivant. Nous
nous sommes quand même rencontré avant, je lui ai montré les choses, nous nous
sommes parlé au téléphone une fois ou deux, j’avais aussi des questions à lui
poser parce que j’avais des idées musicales mais je n’étais pas sûr que ce soit
vraiment romain, et considérant sa réponse négative, j’ai laissé tomber ces idées.
Mais en gros, j’ai fait mon opéra seul.
B. S. : A quand remonte votre première
rencontre ?
M. J. : Nous nous sommes vus pour la première fois à la présentation
de la maquette du décor. Nous nous sommes parlé encore une fois un peu, et puis
nous nous sommes retrouvés dans le cadre des répétitions. Il était quand même à
l’écoute, et au bout d’un moment je me suis dit que si nous avons décidé de
faire un opéra, il faut accepter l’idée que de toute façon c’est le fruit d’un
travail fait avec des gens qui ont une personnalité, des idées, des choses à
dire, et il ne faut pas demander à un metteur en scène de réaliser ce que l’on
peut réaliser soi-même. Je sais expliquer ce que j’ai en tête, parce que quand
j’écris un opéra j’ai toujours une mise en scène à l’esprit pour faire exister
les personnages, placer les interludes, etc. J’ai porté sur la partition les
didascalies de Racine, mais j’ai éludé beaucoup de choses pour laisser une
certaine liberté scénique. Seule la structure de la première scène est imposée,
et Guth l’a respectée. Mais après, il a fait ce qu’il voulait. J’étais
néanmoins présent dès la première répétition chant/piano, ce que j’aime
particulièrement faire, d’abord parce que je suis le seul à connaître la
partition d’orchestre, tout le monde la découvrant. Les premières répétitions
se faisant au piano, personne d’autre que moi ne sait à quels endroits se
trouvent les tutti d’orchestre, un
amoncellement de percussion, etc. Parce que, très vite, la musique entre dans
le corps des chanteurs et elle y reste. Il faut donc tout de suite corriger
s’il y a un problème musical, parfois me battre un peu pour maintenir des
points d’orgue pas trop longs, les metteurs en scène aimant prolonger les
silences et les pauses, alors que nous, compositeurs, pensons résonances liées
dans le son qui suit. Il faut être là pour expliquer pourquoi un traitement est
opéré, parce que parfois le metteur en scène dit « mais je ne comprends
pas, que se passe-t-il là ? » - « Eh bien parce que pour moi
c’était comme ça »… Du coup il se dit : « Ah oui, je comprends,
je vais donc le faire », et il peut travailler avec.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, Opéra-Bastille, jeudi
13 septembre 2018
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Michaël Jarrell (né en 1958), Bérénice. Barbara Hannigan (Bérénice) et Bo Svokhus (Titus). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris
Compte-rendu de la
création de Bérénice de Michaël
Jarrell
Dès le prélude, l’oreille est captée
par le long silence qui submerge fosse et plateau, tandis que l’œil est saisi
par l’image en trois dimensions qui reviendra par la suite à chaque évocation
et intervention du peuple de Rome dont la rumeur surgit de haut-parleurs au
cœur d’une dramaturgie distribuée en trois espaces équitablement répartis sur la
largeur du plateau. Ces trois pièces
communicantes et quasi vides constituent l’unique décor où les scènes peuvent
se superposer, comme ce début particulièrement dense où règne la confusion des
esprits. Côté cour, l’appartement de la reine et sa suivante Phénice. Côté
jardin, Titus et son valet Paulin qui s’évertue à lui rappeler son devoir
envers son peuple. Antiochus et son confident Arsace occupent le cabinet
d’entrée central où se joueront également les scènes d’amour et de tourments
des deux principaux protagonistes. Au sein de ce dispositif efficace, qui sert
la fluidité des mouvements, la mise en scène de Claus Guth se distingue par sa
direction d’acteur singulièrement précise, proche parfois de la chorégraphie.
Elle est rehaussée par une vidéo qui n’est pas sans rapport avec ce que fait
Bill Viola et qui épand sur l’œuvre une dimension onirique.
Michaël Jarrell (né en 1958), Bérénice. Bo Skovhus (Titus) et Barbara Hannigan (Bérénice)Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris
Ainsi,
le déploiement du temps scénique amplifie celui de l’écriture vocale de
Jarrell, avec ses fréquentes ruptures entre une déclamation soutenue par des
tenues de l’orchestre, et les ruptures suscitées par la voix parlée, registre
unique de Phénice et souvent sollicité par les autres personnages. Mais la voix
est chevillée à l’orchestre d’où la dramaturgie émerge. Ce qu’atteste le
remarquable duo où s’affrontent pour la première fois Titus et Bérénice.
L’efficacité de la percussion comme celle des fastueux cuivres graves peint
l’angoisse des personnages de façon impressionnante. Les interludes
instrumentaux, supérieurement évocateurs, sont magnifiés par un orchestre liquide,
sombre et caverneux aux harmonies somptueusement riches et à la palette sonore
inouïe.
Michaël Jarrell (né en 1958), Bérénice. Rina Schenfeld (Phénice) et Barbara Hannigan (Bérénice). Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris
Sur le plateau, Barbara Hannigan incarne du timbre
soyeux de sa voix incroyablement flexible une Bérénice libre, aimante,
explosive, aussi séduisante qu’émouvante, surmontant de magistrale façon l’écriture
exigeante de Jarrell qui s’appuie sur l’aigu de son registre. Son lamento
final, sur la trame flottante d’un orchestre éthéré, est mémorable. Tout aussi enthousiasmant,
et d’une égale présence scénique, le baryton danois Bo Skovhus en empereur
égaré, doté d’une voix puissante au timbre rayonnant, à la fois noble, puissant
et malléable, exaltant une profonde émotion dans les échanges les plus intimes
avec Bérénice. Le baryton britannique Ivan Ludlow campe un Antiochus séduisant et à
l’élocution claire. Le ténor français Julien Behr et la basse britannique
Alastair Miles complètent sans faiblir une distribution d’une homogénéité et
d’un engagement sans faille.
Photo : (c) Monika Rittershaus/Opéra national de Paris
L’Orchestre de l’Opéra de Paris et son directeur musical
Philippe Jordan sculptent le son avec une virtuosité impressionnante, des trouées
les plus stupéfiantes à la transparence la plus ténue, Michael Jarrell signant
dans cet œuvre l’une de ses partitions les mieux ciselées, d’une profondeur
tragique qui porte au pinacle la passion des héros.
Bruno Serrou