Dijon (Côte d’Or). Opéra. Auditorium. Dimanche 8 octobre 2017
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
Commande du Festival
d’Aix-en-Provence, où il a été créé le 3 juillet dernier, Pinocchio est le septième opéra de Philippe Boesmans (né en 1936).
Fruit de la seconde collaboration avec le dramaturge français Joël Pommerat -
après une longue coopération avec le Suisse Luc Bondy - qui a tiré son livret d’une
de ses propres pièces adaptée en 2008 du célèbre roman éponyme de Carlo Collodi
(1826-1890) écrit en 1881 porté notamment à l’écran par Walt Disney en 1940, le
Pinocchio de Philippe Boesmans est
une réussite totale.
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
Vu dimanche Auditorium de l’Opéra
de Dijon, coproducteur de cette création, dans une salle comble emplie de
spectateurs de tous les âges, du plus jeune (un an) au plus âgé, Pinocchio a enthousiasmé le public
bourguignon. Cela malgré le langage fleuri voire trivial du texte,
remarquablement souligné par la musique directe, accessible parfois rude dans
le ton populaire reflétant la rue. Il lui aura fallu plus de deux ans pour
composer ce sombre opéra initiatique se « déroulant chez les
pauvres » (Boesmans), un opéra de la misère qui entre directement en
résonance avec l’opéra précédent, Au
Monde, terrifiant huis-clos familial de la haute bourgeoisie tout aussi
sombre.
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
Dans cet univers sinistre, le sourire
est rare, l’expression est grinçante, avec des pages où l’horreur est
progressive, avec sa guirlande de détrousseurs, d'assassins, d’injustice, et cette métamorphose du
héros en âne, battu, blessé, vendu, noyé… Dans cette oeuvre, l’accablement domine, malgré les
figures lumineuses du père, Geppetto, et de la Fée.
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
Un directeur de troupe guide la
prise de conscience par Pinocchio en lui inculquant la nécessité de la vérité
dans un monde de brutes guidées par la faim, l’argent, le sexe, le profit et le
meurtre, alors que lui-même est corrompu par son besoin de mentir. Marionnette
façonnée par Geppetto, un pauvre menuisier, à partir d’un arbre abattu par un
orage, Pinocchio commence par renier ce père, ne cessant de lui désobéir, et à
faire l’école buissonnière pour parcourir le monde. Se dessine alors un
véritable roman d’aventure empli de rebondissements, comme la rencontre du
pantin de bois avec un directeur de cabaret, une chanteuse de rue, des détrousseurs,
un meurtrier, un maître d’école, un mauvais élève, un marchand d’ânes, un juge,
un fabricant de tambour, mais aussi une figure réconfortante, celle de la Fée
qui le ressuscite. A cela s’ajoute la nature, de la forêt à la mer, où
Pinocchio finit dans le ventre d’un monstre marin dans les entrailles duquel il
retrouve son père avec qui il se réconcilie avant de devenir petit garçon de
chair…
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
Après Aix-en-Provence puis
Bruxelles et avant Bordeaux, Philippe Boesmans et Joël Pommerat ont apporté à
Dijon quelques modifications à leur opéra, rognant certains passages, en
supprimant d’autres afin d’accélérer l’action en rognant quelques longueurs, notamment
au premier acte, en supprimant l’entracte afin de donner davantage d’intensité
musicale et dramaturgique. Néanmoins, les vingt-trois scènes qui alternent subtilement
réalisme et fantastique sont maintenues, avec ouverture, prologue et épilogue,
sans altérer pour autant livret et musique.
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
Malgré l’excellence du livret de
Pommerat, c’est la musique de Boesmans, qui se déploie en continu, qui donne sa
cohérence et sa force à ce Pinocchio,
notamment à l’aide d’une petite rengaine simple et obsédante présentée dès les
premières minutes de l’œuvre qui cimente propos et partition. Comme à son
habitude, Boesmans intègre dans sa partition tout un
cortège de références, passant sans sourciller de la musique tzigane à celle
d’Ambroise Thomas. Cette fois, ces déviations soulignent habilement les
mystères du propos. Le compositeur belge use avec adresse d’autant de styles
d’écriture qu’il y a de tableaux et d’aventures. La partition est en effet un singulier
patchwork, mêlant à la façon de pastiches divers styles, du menuet à la mélopée
extra-européenne en passant par le cabaret. L’oreille assimile rapidement ces
ruptures, tout en percevant aussi l’humour qui se manifeste au cœur de la
noirceur du propos. Le lyrisme se focalise sur un certain nombre de moments
forts, chez les chanteurs comme au sein de l’orchestre. Ainsi, dès la chute de
l’arbre foudroyé dont le bois fera le pantin Pinocchio, la mélodie s’impose.
Mais les airs sont rares. Il faut attendre la cinquième scène pour entendre le
premier, confié la chanteuse de cabaret avec sa rengaine « Io son dolce serena dolce » dont on retrouvera l’écho à la fin de
l’œuvre, quelques mesures du second escroc à la scène sept, avec la parodie de
l’air de Mignon « Connais-tu le pays… »,
la superbe apparition de la Fée… Les ensembles (duo des escrocs, trio des
meurtriers) n’en sont pas moins efficaces, y compris dans le recours à l’unisson.
Le passage du parlé au chanté se fait avec naturel, et le texte reste toujours
intelligible, servi par des interprètes exemplaires.
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
La scénographie, associant de noirs
décors, qui ménagent un vide infini, et lumières raffinées qui habillent
somptueusement l’espace, le tout signé du même Eric Soyer, costumes d’Isabelle
Deffin et vidéo de Renaud Rubiano suscitent un magnifique écrin de dégradés de
noir façon Pierre Soulages, à la magistrale direction d’acteurs de Joël
Pommerat qui fait des six chanteurs, tous remarquables, des comédiens de
premier plan. Dix-neuf musiciens de Klangforum Wien, brillamment dirigés par
Emilio Pomarico, sont dans leur élément, réalisant un sans faute et sonnant
clairs et francs. Les équilibres sont parfaits, la direction de l’Argentin excelle à rendre la
diversité des climats de la partition. La synchronisation avec le plateau -
chanteurs, éclairages, vidéo, machinerie - est irréprochable. Sur la scène déambulent
trois musiciens, le violon tzigane de Tcha Limberger, le saxophone de
Fabrizio Cassol et l’accordéon de Philippe Thuriot, dont la présence instille judicieusement
climats de foire, de cirque et autres scènes de genre.
Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR
La distribution est d’une
cohésion et d’une perfection exemplaires. Tous les chanteurs sont à leur place,
donnant à chacun des personnages une justesse extrême. L’on sent combien depuis
la création l’esprit de troupe s’est forgée au point de faire ressentir au
public un plaisir de se retrouver pour jouer ensemble et continuer à chaque
reprise à approfondir leurs incarnations. Stéphane Degout campe tous ses rôles
avec une aisance stupéfiante, narrateur majestueux, escroc, meurtrier et
directeur de cirque puissants qui impressionne par la clarté de son élocution,
qu’elle soit chantée ou parlée, les couleurs de sa voix, la solidité de son
chant, sa présence scénique. Vincent Le Texier et Yann Beuron ont aussi des rôles à
transformations multiples hyper rapide où voix et jeux sont à la hauteur de leurs
rôles respectifs, le premier un Geppetto trop absent et maître d’école délirant,
le second un directeur de cabaret, un juge, un escroc, un meurtrier et un
marchand d’âne délurés. Chloé Briot est un Pinocchio délicieusement
spontané et vif à la verve éloquente. Toute en séduction, la Canadienne
Marie-Eve Munger assume le rôle de la Fée avec une habileté époustouflante des
coloratures singulièrement exigeantes atteignant le suraigu avec un naturel
qui lui permet de les exprimer tout en douceur. Julie Boulianne, au mezzo
solide et coloré, est une chanteuse de cabaret et un très mauvais élève particulièrement
corrupteurs.
Bruno Serrou