Strasbourg. Musica. Palais de la Musique et des Congrès, Opéra de Strasbourg, Salle de la Bourse. Jeudi 21, vendredi 22, samedi 23 et dimanche 24 septembre 2017
Intitulée « Passion et douleur de l’humanité »,
l’édition 2017 du festival Musica est d’une gravité qui reflète les temps
présents.
Michaël Levinas (né en 1948), La Passion selon Marc. Michaël Levinas, Marc Kissoczy, Orchestre de Chambre et Ensemble Vocal de Lausanne. Photo : (c) Bruno Serrou
Deux œuvres données en
création française ont créé l’événement du week-end d’ouverture. Un oratorio de
Michael Levinas et un opéra de Philippe Manoury. C’est avec La
Passion selon Marc, Une Passion après Auschwitz du premier que s’est
ouverte jeudi la 35e édition du plus grand festival français de musique
contemporaine. Michael Levinas (né
en 1948), fils du grand philosophe Emmanuel Levinas, a composé une Passion qui
réunit les traditions chrétienne et juive en réponse à une commande d’une
association lausannoise de musique contemporaine pour la commémoration du cinq
centième anniversaire de la Réforme. Cette œuvre pour sept solistes, chœur et
orchestre de chambre qui renvoie clairement aux Passions de Bach, affronte
néanmoins le douloureux dilemme réputé irréconciliable entre la Passion et la
Shoa. Levinas a voulu cette partition universelle. Pour cela, dans un entrelacs
complexe mais d’une profonde et simple expressivité, il a entremêlé les
langages de différentes tracions, autant littéraires (araméen, hébreu, français
médiéval, allemand, que musicales occidentales qu’il met en regard avec le
tragique de l’histoire du 20e siècle, tandis que l’œuvre s’éteint sur deux
déchirants poèmes de Paul Celan. L’orchestre de Chambre de Lausanne, l’Ensemble
Vocal de Lausanne dirigés par Marc Kissoczy, créateurs de l’œuvre, en ont donné
une interprétation intense et inspirée, parfaitement maîtrisée et intériorisée.
Une partition majeure de son auteur qui ne cesse d’interroger et de
bouleverser.
Philippe Manoury né en 1952), Kein Licht. Photo : (c) Opéra du Rhin
Deuxième événement
attendu, l’opéra Kein Licht de Philippe Manoury
(né en 1952) sur un texte apocalyptique inspiré de l’œuvre éponyme de la Nobel
de littérature autrichienne 2014 Elfriede Jelinek. Ce Thinkspiel (Jeu de la pensée) donné à l’Opéra de Strasbourg, créé à la
Ruhr triennale en août dernier et qui a fait
l’objet est un foutraque de l’actualité sans queue ni tête au point que le
compositeur se sent obligé de contextualiser en personne sur le plateau chacune
des deux parties de sa pièce extrêmement bavarde. La mise en scène surchargée
et brouillonne de l’allemand Nicolas Stemann n’arrange rien à l’affaire. Les
protagonistes et la scénographie se déploient dans la fosse et au milieu du
public.
Philippe Manoury né en 1952), Kein Licht. Photo : (c) Opéra du Rhin
Ce qui est regrettable, car la musique avec informatique en temps réel
de l’Ircam est particulièrement dense et fluide, et l’écriture vocale d’un beau
lyrisme tenu parfaitement tenue à Strasbourg d’une main ferme et précise par
Julien Leroy à la tête de l’ensemble luxembourgeois United Instruments of
Lucilinet placé en fond de scène une distribution vocale sans faille : un
chien, qui symbolise les rescapés de la catastrophe de Fukushima, se présente
seul sur un plateau quasi nu, glapissant au milieu de bidons contenant un
liquide jaune fluorescent, tandis qu’une trompette jazzy projette un son
mélancolique depuis le fond de scène.
Philippe Manoury né en 1952), Kein Licht. Photo : (c) Opéra du Rhin
Puis deux comédiens, un homme et une
femme (Niels Bormann et Caroline Peters) habillés de la même robe longue à
paillettes déclament leur texte : comme dans un cauchemar, ils parlent sans
parvenir à se faire entendre l’un de l’autre. Ils sont bientôt rejoints par les
quatre chanteurs vêtus de la même robe. Ils reviennent plus tard costumés en
extra-terrestres puis avec une marionnette, Atomi, dissimulée dans un cercueil.
Après que d’énormes tuyauteries aient déversé de l’eau sur la scène transformée
en piscine, ils y batifolent, entourés de grandes bulles en plastique, glissant
et se retournant en tous sens.
Philippe Manoury, François-Xavier Roth et l'Orchestre du Gürzenich de Cologne. Photo : (c) Bruno Serrou
Plus achevé, le
splendide Ring du même Philippe
Manoury. Fruit de la résidence du compositeur français à l’Orchestre du
Gürzenich de Cologne, cette grande page d’orchestre spatialisé de trente-six
minutes, est le fruit de l’imaginaire du grand connaisseur de l’informatique en
temps réel qu’est Manoury, qui réalise ici l’exploit d’un temps réel sans électronique.
Cette partition magistrale où l’orchestre enveloppe le public conforte le fait
que Manoury est bel et bien l’un des plus grands compositeurs de sa génération,
avec son extraordinaire maitrise du temps, de l’espace, du son, de l’onirisme.
Dirigé avec panache par François-Xavier Roth, le Gürzenich de Cologne a ensuite
donné Rêve de Claude Debussy
(1862-1918) orchestré par Manoury et
Don
Quichotte de Richard Strauss (1864-1949),
un orchestre qui s’est avéré trop gras pour que la polyphonie straussienne
puisse s’exprimer pleinement, écrasant le son délicat du violoncelliste Edgar
Moreau, tandis que Sancho Pança était magnifiquement campé par l’altiste de
l’orchestre Nathan Braude.
Daniel D'Adamo et les étudiants du Conservatoire de Strasbourg HEAR. Photo : (c) Bruno Serrou
Côté jeunes musiciens
(compositeurs et interprètes), deux concerts donnés Salle de la Bourse en fin
de matinée ont permis de découvrir les travaux de quatre compositeurs de la
classe de Daniel D’Adamo au Conservatoire de Strasbourg, et une jeune soprano et
son accompagnateur. A l’exception de Clara
Olivares (née en 1993), élève de Philippe Manoury puis de Daniel D’Adamo qui
s’est déjà affirmée depuis deux ou trois ans, et de ses quatre épisodes (un
prologue et trois mouvements) intitulés Aux nouveaux nés, pour les
différentes clarinettes, de la plus grave à la plus aiguë), les trois autres
créations mondiales n’ont pas révélé de réelles personnalités malgré un
indéniable savoir-faire. Le tout excellemment joué par les Etudiants interprètes
du Conservatoire et de l’Académie supérieure de musique de Strasbourg / HEAR
dirigés par Armand Angster.
Yoan Héreau et Raquel Camarinha. Photo : (c) Bruno Serrou
La jeune soprano d’origine portugaise Raquel Camarinha,
voix claire, légère et solide, et l’excellent pianiste français Yoan Héreau,
avec qui elle forme un duo depuis 2012, ont présenté un programme dense et
varié, commençant par de pures Ariettes oubliées de Debussy sur des
poèmes de Paul Verlaine, et se concluant sur la bouleversante Apparition
du trop négligé George Crumb (né en 1929) sur des vers de Walt
Whitman. Les deux interprètes ont donné des quatre Leino Songs de Kaija Saariaho (née en 1952) une
lecture douloureusement mélancolique, et apporté aux deux pages de Thomas Adès (né en 1971), Bianca
Variations d’après une chanson séfarade et Life Story sur un texte
de Tennessee Williams, une dimension insoupçonnée.
Bruno Serrou
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