Aeon est décidément
un éditeur indispensable. Sa politique artistique intelligente et courageuse
console des dispositions peu ambitieuses du disque en France. Dans la
continuité de ses nombreuses publications dans le domaine de la création
musicale contemporaine consacrées aux répertoires chambristes et symphoniques,
le label indépendant se lance dans l’opéra. Et quel opéra ! L’un des plus
novateurs et exigeants de ces dernières années, créé voilà à peine plus d’un
an, le 7 mars 2011, à l’Opéra de Lille, son commanditaire et coproducteur du disque
qui y a été enregistré. Pour son quatrième opéra, après La Conférence des oiseaux en 1985, Go-gol en 1996 et Les Nègres
en 2004, Michaël Levinas s’est tourné vers Franz Kafka et sa nouvelle La Métamorphose.
Précédée d’un
prologue, Je, tu, il, ludique et plus
accessible écrit sur un livret de Valère Novarina, qui joue ici sur les
phonèmes et les syllabes pour une énumération sur un rythme infernal des
animaux de la création, la partition de cette Métamorphose est si sombre qu’elle n’accorde guère de concessions à
la lumière. En fait, les ténébreuses textures de la musique sont parfaitement ajustées
au sujet de cet opéra en un acte de soixante-dix minutes aux contours
particulièrement poignants finement adaptés de la nouvelles de Kafka par
Emmanuel Moses, Michaël Levinas et Benoît Meudic. Cette histoire d’un homme soudain
métamorphosé en cancrelat hideux, mutation qu’il découvre à son réveil et que
sa famille, qu’il aime profondément et pour laquelle il a tout sacrifié,
abandonne et laisse mourir avec répulsion, est d’un tragique écrasant. Les huit
chanteurs (contre-ténor, soprano, trois barytons, deux mezzo-sopranos, basse)
et l’ensemble de quatorze instrumentistes (violon, alto, violoncelle, deux
contrebasses, flûte, cor, trompette, trombone, claviers Midi/piano, guitare électrique,
deux percussionnistes, harpe) sont rehaussés d’une électronique luxuriante et singulièrement
raffinée réalisée à l’IRCAM par Benoît Meudic en collaboration avec Carlo
Laurenzi.
L’écoute de l’œuvre au
disque amenuise agréablement l’usage qui apparaissait excessif à la création du
glissando descendant, au point de
distiller au centre de l’œuvre un prégnant désœuvrement chez l’auditeur. La
première partie ménage d’heureuses surprises, tandis que le dernier quart d’heure
est particulièrement intense. Divisé en cinq madrigaux séparés par deux
ritournelles, une psalmodie, deux chants d’amour, un chant de mort, une musique
« du mille-pattes », un préambule et conclu sur un postlude, ce grand
nocturne découle de la même préoccupation de Levinas dans son premier opéra, La Conférence des Oiseaux, la dimension
animale du monde instrumental. Quant à la voix, celle du personnage central
victime de la métamorphose, le représentant de commerce Grégor Samsa, elle se
veut ni totalement humaine ni parfaitement animale, ce qui est rendu possible
par l’appoint soigné de l’électronique sur la voix de sopraniste, « un
accord par note, chaque accord étant arpégé, et chaque note de l’arpège
sculptée selon sa courbe propre. Ombres et retards, vie intérieure de la voix
comme polyphonie » (Levinas).
Réalisé à l’Opéra de
Lille les 11 et 13 mars 2011, ce bel enregistrement réunit l’équipe artistique de
la première. Michael Levinas a fait appel pour le rôle central de cet opéra à l’un
de ses fidèles interprètes, l’excellent contre-ténor Fabrice di Falco, qui avait
déjà participé à la création des Nègres
et chanté La Conférence des Oiseaux. Dans
La Métamorphose, Di Falco, qui
réalise une formidable performance, est entouré d’une équipe de chanteurs
belcantistes, de ce fait moins aguerris que lui à la musique contemporaine mais
tous remarquables, avec une superbe Magali Léger, sœur de Grégor, fort bien
entourée d’André Heyboer leur Père, Anne Mason leur Mère, Simon Bailey en Fondé
de pouvoir et Locataire, et Julie Pasturaud en Femme de peine. Dirigé avec dextérité
et minutie par Georges-Elie Octors, l’ensemble bruxellois Ictus, en résidence à
l’Opéra de Lille depuis 2004, est remarquable, bruissant, grondant, respirant
comme un personnage à part entière, tel un mille-pattes, enrichi d’un
impressionnant matériau informatique en temps réel qui démultiplie aussi les
voix, particulièrement celle de Grégor, associée à des claviers électroniques,
des effets doppler et des chutes de percussion, tandis que la voix de la sœur
est prise dans un véritable tourbillon, tournant sur elle-même à la façon d’un
astre, effet moins sensible au disque que dans une salle.
Bruno Serrou
1 CD Aeon AECD 1220.
Texte de présentation français et anglais, livret français
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, samedi 26 mai 2012
Pour la deuxième édition de son
Festival Mozart inauguré l’an dernier avec Idomneo,
le Théâtre des Champs-Elysées reprend sa production de Così fan tutte de 2008. Dernier
volet de la trilogie Mozart/Da Ponte, après le
Nozze di Figaro (1786) et Don
Giovanni (1787), Cosi fan tutte (1790) est sans doute le plus
complexe à réaliser, en raison de son intrigue, de son tour somme toute
scabreux - ce qui lui valut notamment les diatribes de Beethoven et de Wagner -
de son intrigue un peu longuette (trois heures d’horloge pour démontrer sur un
même thème la volatilité du cœur des femmes qui, en fait, n’a rien à envier à
celui des hommes, plus vicieux !), et de la modestie de son action - trois
femmes, quatre hommes jouant à se tromper les uns les autres pour une
spéculation élémentaire sur la constance amoureuse. Il est vrai qu’il s’y mêle aussi
érotisme et philosophie des Lumières, ce qui n’est pas sans piment.
Ce qu’offre en ce moment le
Théâtre des Champs-Elysées est davantage qu’une reprise, une véritable métamorphose.
En effet, passer de la direction négligée, laborieuse, gesticulante jusqu’à la
nausée de Jean-Christophe Spinosi voilà trois ans et demi, à celle lumineuse,
réfléchie, authentique de Jérémie Rohrer aujourd’hui, c’est basculer dans un univers
diamétralement opposé, celui-là même de Mozart. A la sécheresse des cordes, à
la justesse aléatoire des instruments à vent, aux couleurs rêches et au manque
de concentration de l’Ensemble Mattheus répondent les belles sonorités toutes
de suave sensualité et de clairs-obscurs du Cercle de l’Harmonie, au point que
l’on oublie une virtuosité pas toujours adaptée à l’écriture scintillante de
Mozart (les bois étaient hier un peu à la peine, notamment dans l’ouverture,
tandis que le cor solo n’était pas très sûr dans le second acte), mais qui
répond sans sourciller à la conception de leur chef qui s’avère irréprochable.
La mise en scène d’Eric Génovèse,
sociétaire de la Comédie Française, est dans la ligne du théâtre de Molière,
sobre et fidèle au texte, mue par une excellente direction d’acteurs. Certains peuvent
déplorer que la cruelle ambiguïté de l’argument, qui joue de la vanité des
hommes et de l’inconstance des femmes, soit davantage suggérée que soulignée… D’autres
peuvent relever une mise en scène traditionnelle, formaliste, peu imaginative,
trop littérale… « L’absence de tradition joue actuellement en faveur du
répertoire baroque, me disait Eric Génovèse que j’interrogeais voilà une
dizaine de jours pour le quotidien La
Croix. Il est donc plus facile pour un metteur en scène de l’aborder
l’esprit vierge. En revanche, il est des répertoires plus casse coup, et c’est
là que j’ai commencé, avec ce Così pour premier opéra
à Paris. Tout le monde fantasme sur cette joute amoureuse : il y a ceux
qui pensent que c’est une farce, ceux qui y voient une tragédie, beaucoup y
perçoivent un cynique libertinage, certains le jugent misogyne, d’autres s’en
scandalisent… L’intrigue, pleine de conventions mais théâtralement efficace,
n’a rien de logique. Je me suis donc trouvé d’emblée en terrain miné. »
Beaucoup en effet s’y sont cassés les dents, même Patrice Chéreau, en 2005… Pourquoi
alors ne pas se laisser convaincre par la conception de Génovèse qui, conscient
de la force extraordinaire de la musique, a choisi de s’incliner sobrement devant
elle mais sans pour autant s’effacer et de laisser Mozart exprimer l’infinie
palette des états d’âme et du sentiment amoureux. La scénographie de Jacques
Gabel, pour les décors (manœuvrés à vue par des techniciens vêtus de costumes XVIIIe
siècle et les oreilles recouvertes de casques d’écoute) évoluant entre jardin dominé
par un grand arbre penché et boudoir avec sofa et miroir, et Luisa Spinatelli
pour les beaux costumes sont harmonieusement éclairés par les lumières pastel
d’Olivier Tessier.
Constituée de jeunes chanteurs à
la réputation déjà internationale, la distribution est elle aussi plus convaincante
et homogène qu’en 2008. En effet, pleine de panache, vaillante, extrêmement séduisante,
aussi brillante que l’orchestre, la nouvelle équipe déploie une vitalité et une
fantaisie des plus communicatives. Fraîche et spontanée, la soprano suédoise
Camilla Tilling, Fiordiligi toute en délicatesse et en émotion, se joue avec grâce
et agilité des vocalises des magnifiques arie
que lui a réservées Mozart. Les deux mezzo-sopranos sont plus convaincantes
encore. Michèle Losier campe une Dorabella à la voix de velours et au style délicieux
qui s’accordent merveilleusement au timbre de sa sœur, tandis que Claire Debono, véritable
trublion au corps incroyablement flexible, est une Despina brillante, avenante
manipulatrice. Les deux frères sont plus inégaux. Le baryton autrichien Markus
Werba est un fringuant Guglielmo, mais sa voix puissante est peu nuancée. Le
ténor suisse Bernard Richter chante trop en force dans le haut du spectre et sa
voix ne convainc pas en Ferrando. Misogyne revenu de tout mais indulgent envers
les jeunes tourtereaux à qui il entend apprendre la vie, le baryton italien
Pietro Spagnoli, seul rescapé de la distribution de 2008, campe un Don Alfonso plus
convainquant qu’alors, à la fois désenchanté et compatissant.
Neeme Järvi en avait enregistré l’intégrale
avec le Chœur et l’Orchestre Symphonique de Göteborg à la fin des années 1980. Quinze
ans plus tard, son fils Paavo Järvi l’inscrit au répertoire de l’Orchestre de
Paris et de son chœur. Il aura donc fallu attendre très longtemps pour que l’un
des chefs-d’œuvre de la musique du XIXesiècle apparaisse enfin à l’affiche
dans l’intégralité de sa partition. Un chef-d’œuvre venu de Norvège, conçu pour
illustrer l’une des plus grandes épopées de l’histoire du théâtre, la musique
de scène qu’Edvard Grieg (1843-1907) composa pour le Peer Gynt d’Henrik Ibsen (1828-1906). Une musique de scène de plus
de quatre vingt minutes pour chanteurs solistes, chœur mixte et grand orchestre
commandée par le dramaturge au compositeur, de vingt ans son cadet, en vue de la
création de sa grande farce satirico-philosophico-épique en cinq actes le 24
février 1876 à Christiania. Connue essentiellement par les deux belles suites que
Grieg en tira pour le concert (la Suite n° 1 est au répertoire de l’Orchestre
de Paris depuis 1994), l’ensemble de la musique de scène est des plus
passionnantes, et il est regrettable qu’elle ne soit pas davantage proposée en
concert, car, aujourd’hui, aucun théâtre dramatique n’a les moyens de s’offrir une
production de la pièce avec la musique de scène telle que l’ont envisagés les
auteurs, l’orchestre requis étant trop conséquent, à l’instar de la masse
chorale.
Henrik Ibsen, Nina Grieg, Ole Bull et Edvard Grieg
La concordance sans doute fortuite
des deux concerts de cette semaine de l’Orchestre de Paris avec la
programmation de la pièce d’Ibsen actuellement à l’affiche de la Comédie
Française est heureuse pour qui veut se plonger dans ce grand œuvre, symbole de
la Norvège entière. La comédie d’Ibsen conte les péripéties d’un jeune vaurien,
Peer Gynt, antihéros prétentieux et hardi, qui, de méfaits en malversations, erre en
quête de son identité et qui finira par connaître la rédemption grâce à l’amour
de la belle Solveig. Celle-ci lui révèlera les secrets de la vie au moment où
il rendra son dernier soupir. Des quelques vingt-cinq numéros que compte la
partition de Grieg, Paavo Järvi en a proposé vingt-deux, en supprimant
apparemment trois (à en croire l’enregistrement de Neeme Järvi), un au deuxième
acte, un autre au quatrième et un troisième au dernier. Les textes de liaison
ont été conçus par le chef et par le directeur artistique de l’Orchestre de
Paris. Des textes confiés à un récitant, le jeune comédien Arnaud Denis, omniprésent
(il campe également le personnage de Peer Gynt), responsable de quelques
décalages et parfois envahissant, certaines de ses interventions mordant sur la
musique, une musique pourtant bien plus intéressante que les mots qui lui sont confiés, tandis
que le chant alterne traduction française et original norvégien. La
distribution réunie pour cette première à l’Orchestre de Paris s’est avérée
excellente, jusqu’aux plus petites interventions solistes venues du chœur.
Chantant dans son jardin d’une voix lumineuse et aérienne, la soprano
norvégienne Mari Eriksmoen a incarné une Solveig rayonnante et magnifique de
bienveillance, tandis que la mezzo-soprano allemande Ann Hallenberg s’est
avérée une Anitra sensuelle et narquoise. Aurore Bucher, Laura Holm et Cécile
Achille en bergères ont complété avec justesse le plateau féminin, tandis que
le Chœur de l’Orchestre de Paris, particulièrement vivant et homogène hier
soir, s’est imposé comme un personnage aux multiples facettes. Quant à l’Orchestre
de Paris, porté par la direction enflammée et conquérante mais ferme et précise
de Paavo Järvi, il a brillé de tous ses feux, tout pupitre confondu, à
commencer par l’alto solo Ana Bela Chaves, et par le premier violon solo Roland
Daugareil, ainsi que les pupitres solistes des bois, particulièrement le
clarinettiste Pascal Moraguès. Mais tous seraient à citer, ce qui dit combien la
phalange parisienne est en forme.
Ce qui a été le cas dès le début
du concert commencé avec l’ouverture de l’opéra Maskarade (1905) d’un autre nordique, le Danois Carl Nielsen
(1865-1931), qui signe ici une page d’une énergie magistrale où les violons
sont rois. Cette courte pièce préludait au Concerto
n° 2 pour piano et orchestre op. 102 de Dimitri Chostkovitch dont l’interminable
mouvement lent encadre deux allegros d’une vivacité certes singulière mais sans
intérêt autre que la vélocité digitale du soliste. Occasion des débuts avec l’Orchestre
de Paris du pianiste géorgien Alexander Toradze, célébré dans le monde pour ses
enregistrements des concertos de Prokofiev sous la direction de Valery Gergiev,
dont la technique s’avère irréprochable, l’engagement irréfutable, le jeu
simple et délié, mais qui aura distillé l’ennui dans l’Andante central du concerto, d’autant plus qu’il en a rajouté en le
reprenant en bis dans un tempo lentissississime…
Herblay, bourgade du Val-d’Oise de
27.000 habitants à une vingtaine de kilomètres au nord de Paris… Qui pourrait
imaginer qu’il s’y trouvât une charmante place du marché couverte de type
néo-médiéval dominée par un théâtre où est depuis cinq ans en résidence l’un
des orchestres-écoles les plus actifs de France, l’Orchestre-Atelier OstinatO fondé en 1997 par
Jean-Luc Tingaud, son actuel directeur musical et artistique ?... Sous l’impulsion de ce dernier, et sur celle
du directeur du Théâtre Roger Barat d’Herblay, Vincent Lasserre, cette
formation symphonique produit bon an mal an un ou deux spectacles lyriques d’ouvrages
méconnus ou peu donnés en France. Ainsi le Vanessa
de Samuel Barber (1910-1981), qui, neuf ans après sa création française à l’Opéra
du Rhin, à Strasbourg en mai 2003, fait sa première apparition en Ile-de-France,
aux portes de Paris… Aussi, qui veut découvrir cet ouvrage se doit impérativement,
s’il n’est allé à Strasbourg, de se rendre à Herblay, relié à la capitale par une
ligne de RER et un entrelacs d’autoroutes et de voies rapides dont il est
conseillé de consulter les plans sur Internet avant de monter dans sa voiture
et de convier au spectacle un accompagnateur type copilote de rallye…
Précisons néanmoins sans attendre
que cette Vanessa, premier des trois
opéras de Barber avec Anthony and
Cleopatra et A Hand of Bridge et
qui valut le Prix Pulitzer au compositeur, n’a rien de révolutionnaire ni de
fondamentalement original, profondément encré dans la tradition de l’opéra
vériste italien heureusement mâtiné de Puccini et autres influences
postromantiques dont on s’amuse à identifier les sources deux heures trente
durant. En fait, ce qui s’avère le plus réussi est son livret inspiré de Karen
Blixen (1885-1962). Au point que l’on se demande si ce n’est pas l’auteur de ce
dernier, le compositeur italo-américain Gian Carlo Menotti (1911-2007)
compagnon de Barber, qui serait le véritable auteur de la partition et Samuel
Barber celui du livret, dont l’action se passe « vers 1905 dans une maison
de campagne d’un pays nordique ». Ladite action met en jeu un triangle
amoureux tragique constitué de deux jolies femmes, Vanessa, aristocrate
mélancolique, et sa jeune nièce Erika, tout aussi mélancolique et dont la
dimension incite à se demander pourquoi l’opéra ne s’intitule-t-il pas Erika plutôt que Vanessa, et un jeune mufle opportuniste, Anatol, fils d’un ex-amant
de Vanessa également prénommé Anatol, pour une joute cruelle entre rêve et
réalité, confusion des sentiments et contrainte de la raison. Vanessa s’amourache
d’Anatol, qui couche avec Erika au point que celle-ci tombe enceinte et décide
d’avorter pour éviter de déstabiliser sa tante, qui finit par s’enfuir avec Anatol,
tandis qu’Erika reste seule avec sa grand-mère qui ne lui parle plus et décide
de se retirer du monde… Composé en 1956-1957, créé au Metropolitan Opera de New
York le 15 janvier 1958 sous la direction de l’immense chef grec Dimitri
Mitropoulos, celui-là même qui grava le premier Wozzeck de Berg au disque, dans des décors de Cecil Beaton, Vanessa est fort débiteur à l’égard de la tradition de l’opéra
du tournant des XIXe et XXe siècles. Pas de surprise donc
dans cette musique confortable qui pour l’oreille, à l’exception de nombreux
passages trop paroxystiques. Surtout pour cette belle histoire d’amour aux
élans intimistes qui n’appelait sans doute pas pareil traitement vocal et,
surtout, orchestral.
De quoi néanmoins séduire
un très large public non aguerri, et développer un projet pédagogique autour de
la musique, de la littérature, du théâtre et de l’apprentissage des sentiments
amoureux, comme le fait depuis 1994 la ville d’Herblay avec 1400 enfants de la
grande section maternelle au CM2 qui ont découvert pendant cinq mois l’opéra à
travers des exercices pédagogiques dirigés par leurs enseignants, un comédien
et un chef de chœur, avant d’assister à des répétitions, de découvrir les
métiers du théâtre, techniques et artistiques, et, enfin, d’assister au
spectacle fini.
Yun Jung Choi (Vanessa), Hélène Delavault (la Baronne), Thorbjorn Gulbrandsoy (Anatol) - Photo : DR
Donnée à Herblay dans la version révisée
en 1964 en trois actes au lieu de quatre en coproduction avec l’Opéra de Metz,
qui en a réalisé décors et costumes et où la production sera reprise en mars
2014, et abstraction faite des réserves formulées plus haut quant aux
spécificités de l’œuvre elle-même, cette production de Vanessa convainc par la qualité du travail réalisé. Dans des décors
simples mais évocateurs conçus par Christophe Ouvrard (également auteur de
riches costumes) qui partagent le plateau en trois dans le sens de la largeur, un
proscenium formé d’un grand escalier pour la fuite d’Erika et son
auto-avortement, une avant-scène délimitée par deux imposants miroirs, réservée
aux échanges entre les principaux protagonistes, et un fond du plateau séparé du
reste de la scène par un large paravent-porte-manteaux pour les actions
secondaires, tels le bal et le départ de l’héroïne, Bérénice Collet signe une
mise en scène sobre mais efficace qui met en exergue la souffrance de ces
femmes mal aimées ainsi que la poétique de la mélancolie qui emporte l’âme de
ces êtres qui ne sont pas sans rappeler ceux de la Cerisaie de Tchékhov.
Pour chanter ces
rôles qui se confrontent à un orchestre souvent écrit gros, il faut des voix
solides. Ce qui est le cas pour les deux héroïnes. Voix ample et ferme, la
soprano coréenne Yun Jung Choi incarne une belle Vanessa, tandis que la
mezzo-soprano moldave Diana Axentii lui vole la vedette par sa belle présence,
son jeu sensible qui lui permet de passer avec naturel de l’insouciance à la résolution,
avec son timbre velouté. L’Anatol du ténor norvégien Thorbjorn Gulbrandsoy
convainc par sa prestance et sa voix plaisante, mais le chant manque d’homogénéité,
avec médium sûr mais des aigu fragile. En guest-star, Hélène Delavault est
une vieille baronne à la présence scénique indéniable mais la voix usée est gênante,
tandis Jacques Bona excelle en vieux médecin. Dans une orchestration réduite à
cinquante-cinq musiciens, l’Orchestre OstinatO s’avère un peu trop sonore, d’autant
plus qu’il n’est pas dans une fosse, mais l’acoustique plutôt flatteuse du
théâtre de 400 places d’Herblay permet aux chanteurs de ne pas forcer, bien que
les voix soient parfois couvertes. Le travail de Jean-Luc Tingaud et de son
assistant Inaki Encina Oyon est indéniable, incitant les jeunes instrumentistes
à se surpasser et à s’écouter les uns les autres, mais il manque encore
homogénéité et sûreté des attaques, certains pupitres s’avérant même un peu
acides, notamment les cordes, qui souffrent le plus de la réduction de l’orchestration.
C’est à Marco Stroppa, l’un des
compositeurs italiens les plus représentatifs de sa génération que l’Opéra
Comique, en association avec le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, l’Ensemble Intercontemporain,
l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) et le couple
de mécènes Françoise et Jean-Philippe Billarant, a commandé un opéra dont la
création prévue en juin 2011 a finalement été donnée onze mois plus tard.
Né à Vérone le 8 décembre 1959,
compositeur, pédagogue, chercheur, informaticien, Marco Stroppa se situe avec
Ivan Fedele, Luca Francesconi et Stefano Gervasoni dans la continuité créatrice des Luigi Nono, Luciano
Berio et Salvatore Sciarrino. A l’instar d’un Luigi Dallapiccola et d’un Nono, son
œuvre se fonde sur un authentique militantisme politique. Le sien plaide en
faveur d’une alternative altermondialiste et écologiste de la société et du
partage de la croissance vues comme les seules réponses possibles aux besoins
des hommes et de la planète. La complexité du style et l’exigence de l’écoute
sont chez lui au service d’un lyrisme typiquement transalpin qui séduit
l’auditeur même le moins averti. Professeur de composition au Conservatoire de
Stuttgart, c’est essentiellement à Paris, à l’Ircam dont il a dirigé le
département recherches en 1987-1990, qu’il a conçu son Re Orso, troisième opus lyrique après ses opéras radiophoniques Proemio en 1990 et in cielo in terra in mare en 1992. Depuis lors, il a approfondi ses
recherches sur l’expressivité de la voix parlée puis du chant, composant tout d’abord
pour chœurs dans l’esprit madrigalesque et des cultures extra-européennes,
avant d’en arriver à l’opéra, avec ce premier essai qui s’avère être une totale
réussite dans la fusion de la voix avec une musique tournée vers le rayonnement
du son dans l’espace.
Pour ce premier véritable opéra
qu’est Re Orso, Stroppa a porté son
dévolu sur un texte que son compatriote Arrigo Boito tira de la légende
politico-satirique éponyme. Le célèbre collaborateur de Giuseppe Verdi lui-même
compositeur conte dans ce poème dramatique paru en 1864 puis réédité en 1873,
1877 et 1902 la saga du terrifiant roi Ours qui régna sur la Crète au VIIIesiècle et que seul un ver de terre a pu épouvanter. A partir de la symbolique
de l’animal à la force brute, Boito imagina un damné vautré dans la débauche et
le crime qui attend son châtiment. Après une introduction au cours de laquelle
le chœur expose les forfaits d’Orso, ce dernier se confronte au spectre du Ver
qui lui rappelle ses méfaits. Alors que l’on célèbre son mariage avec Oliba, il
massacre presque tout le monde sitôt qu’un Trouvère s’approche d’un peu trop
près de son épouse. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, le roi reconnaît ses
méfaits, mais n’obtient pas l’absolution de son confesseur. Il meurt
misérablement, hanté par les personnages de la première partie.
Cette critique acerbe et débridée
du pouvoir au sein d’une cour « en putréfaction, où la nature est morte »
(Boito) ne pouvait que séduire Stroppa. Avec la complicité du metteur en scène
Richard Brunel à partir du livret arrangé et entièrement versifié en italien par
Catherine Ailloud-Nicolas et Giordano Ferrari, Stroppa conçoit sa première œuvre
scénique telle une « fable musicale en forme de danse macabre » dans
laquelle les principaux chanteurs (Ours, son épouse Oliba, femme lunaire à
laquelle il s’est marié malgré elle, le Ver, un Bouffon souffre douleur, un
Frère corrompu) sont parfois dédoublés par un instrumentiste, particulièrement
le Trouvère, mi-homme (ténor léger) mi-machine (piano robotisé essayant de
chanter, tandis que la trompette lui est associée), la sonorité chaude de l’alto
pour le Ver, la volubilité de la clarinette pour la reine. Comme il est de plus
en plus courant aujourd’hui, le rôle du « méchant » est confié à un
contre-ténor. Ainsi, le Roi n’est-il pas ici un baryton, cela afin de souligner
l’absurdité de cet homme de pouvoir qui se prend pour Dieu tout en paraissant
ridicule aux yeux de sa cour.
« La partition, explique
Stroppa, se fonde sur les rythmes de l’italien et sur les nouvelles technologies
adaptées au chant. Opéra à numéros avec litanies, confessions et orgies,
chanteurs et solos de bravoure stylisant la danse », Re Orso a la
vivacité du Falstaff de Verdi. Stroppa a en outre été séduit par l’incroyable
kaléidoscope de rythmes et de couleurs suscité par le choix des mots et le jeu
entre les lettres du livret. « Par exemple, l’utilisation des noms des
deux personnages principaux, le Roi et le Ver. Dans Re Orso, précise le compositeur, on trouve non seulement une note
de musique (le ré) – composé d’un son
rugueux - suivi d’une voyelle claire (è)
– mais aussi une construction particulière du second mot. Si l’on enlève l’une
des deux consonnes, deux nouveaux termes naissent qui mettent en valeur le
caractère du personnage : ‘oro’ (sans s),
l’or, l’avarice ; ‘oso’ (sans r),
‘j’ose’, donc le sentiment décomplexé, l’arrogance aveugle de celui qui détient
le pouvoir. (…) En revanche, dans le Ver, ’Verme’, on trouve ‘me’ (‘moi’, affirmation
d’une identité précise), précédé par ‘ver’ (le vrai, la vérité). Ce personnage
nous dit, par son nom, qu’il représente la sincérité, toute jouée sur la même
couleur vocale claire (è), comme le
début de ReOrso. »
Réalisées à l’Ircam par Carlo
Laurenzi avec le conseil scientifique de Jean Bresson, les transformations vocales
et instrumentales, les sons de synthèse transfigurent la matière musicale, le
tout magnifié par une spatialisation, qui éclate l’œuvre à travers l’espace de
la salle Favart, dont l’acoustique se trouve soudain transfigurée. Une fois n’est
pas coutume, l’amplification de la voix ne nuit en aucune façon à son timbre
naturel – à de rares exceptions près pour les personnages du Roi et d’Oliba à
qui il est demandé de quitter leurs registres naturels pour émettre des sons
suraigus –, si bien que les chanteurs restent constamment crédibles, dans la
vérité sonore du théâtre lyrique, car, tout en tirant profit de l’effet
microscope de l’informatique et de l’amplification, celles-ci permettent aux
chanteurs d’utiliser toute leur palette expressive, y compris dans les dynamiques
les plus fines, mais aussi au metteur en scène de placer les personnages n’importe
où sans craindre de les obliger à forcer leur voix. Tous les rôles principaux
ont leur air de bravoure, dans la pure tradition belcantiste italienne.
L’informatique, quasi exclusive
dans la seconde partie de l’opéra d’où l’orchestre est absent, est entièrement
écrite, ainsi que l’ensemble des interactions entre les instruments acoustiques
et l’électronique, qui suit les tempos du chef avec la souplesse d’un musicien.
Réparti entre onze musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, l’instrumentarium
acoustique est constitué de bois (hautbois, clarinette en si bémol/clarinette
contrebasse, basson), cuivres (cor en fa, trompette en si bémol, trombone ténor-basse
munis de diverses sourdines), violon, alto, violoncelle et contrebasse jazz, et
un accordéon qui apparaît dans les dernières minutes de l’œuvre, tandis qu’est
associé à l’ensemble un clavier numérique. L’écriture instrumentale met à
contribution toute la palette des modes de jeux, du glissando au cluster en
passant par micro intervalle, slap,
pizzicato « Bartók », tremolo dental, émission diphonique du son,
etc.), qui suscitent toute une gamme de timbres et de superpositions de tempos,
de contrepoints et de rythmes (notamment de jazz , ragtime et tango) d’une infinie
variété qui accompagne et commentent le parcours des chanteurs. L’électronique
est si bien intégrée à l’œuvre que le metteur en scène, Richard Brunel, a su
efficacement tirer profit de la grande colonne sonore qui surplombe et meuble
le centre du plateau intelligemment exploitée comme élément de décor par Bruno
de Lavenère. Permettant aux chanteurs et aux comédiens de s’égayer du plateau
jusqu’à la fosse en passant par le cadre de fosse, cette scénographie est constituée
d’un rideau délimitant la scène dont la matière prend diverses consistances selon
les subtils éclairages de Laurent Castaingt. Un bloc de pierre évoquant un
tombeau se lève avec le rideau pour révéler un lit auquel semble attachée Oliba.
Ce bloc se transformera bientôt en table avant de recouvrer sa symbolique initiale
de tombeau.
En tête de la superbe
distribution réunie pour la création de ce Re
Orso, le contre-ténor Rodrigo Ferreira, qui remplaçait Brian Asawa, est un
Ours impressionnant colosse aux pieds d’argile à la voix chaude, puissante et
colorée, Monica Bacelli, Ver merveilleusement chantant, a la voix charnelle au
timbre de braise, et Marisol Montalvo est une reine Oliba et une courtisane d’une
dignité et d’une noblesse touchante. Alexander Kravets (Trouvère, courtisan),
Geoffrey Carey (Papiol, bouffon), Piera Formenti, Daniel Carraz et Cyril Anrep
(courtisans) complètent remarquablement l’équipe de chanteurs. Intégrés à la
mise en scène, les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain se propagent sur
le plateau au cours du grand capharnaüm qui préside la mort de roi. Susanna
Mälkki, leur directrice musicale qui les dirige ici, reste un peu plus
longtemps au pupitre de chef, persistant à diriger les chanteurs la tête longuement
recouverte de la capuche du confesseur du roi. Dans la seconde partie, les
musiciens sortent de scène. Les chanteurs ne sont plus dès lors accompagnés que
par des sons électroniques, et, plus brièvement, par un accordéon. Tous les
intervenants, du compositeur aux choristes, participent à la réussite d’ensemble
de cette première production d’un opéra qui a tous les atouts pour connaître le
succès et qui incite à souhaiter que Marco Stroppa livre au plus vite une
nouvelle partition scénique.
Bruno Serrou
Photos : Elisabeth Carecchio/Opéra Comique (sauf photo de Marco Stroppa - DR)
France Clidat lors d'une master class Salle Cortot, avec Chuan-Ji Lin - Photo : DR
Le 18 mai 2012 restera comme une
date funeste. Quelques heures après l’accablante nouvelle de la disparition de
l’immense baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau (voir ci-dessous), arrivait
de Paris la tout aussi funeste information du décès de la pianiste française
France Clidat, morte la veille en son domicile parisien. Célèbre pour ses
enregistrements de l’œuvre de Franz Liszt en vue d’une intégrale qui ne sera malheureusement
pas menée à terme pour des raisons strictement commerciales mais que le label
Universal Music a réédités la saison dernière à l’occasion du bicentenaire de
la naissance du compositeur-virtuose hongrois, elle avait été révélée en 1956
par son premier prix du Concours Ferenc Liszt de Budapest. En cinquante ans de
carrière, elle aura donné plus de deux mille sept cents concerts dans le monde,
et gravé une quarantaine de disques.
Née le 29 novembre 1932 à Nantes
dans une famille d’origine italienne éprise de bel canto, France Clidat a fait
ses études musicales au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris
avec Maurice Hewitt, Lazare Lévy, Roland-Manuel et Marcel Beaufils. Après ses
débuts en récital en 1950, à Genève, elle enseignera à son tour, à l’Ecole normale
de musique, et donnera des master class, en France et à l’étranger,
particulièrement au Japon. Le critique musical du quotidien le Figaro, l’organiste Bernard Gavoty, qui
écrivait sous le pseudonyme Clarendon, l’a qualifiée très tôt de « Madame
Liszt » dans un compte-rendu de concert. Il y célébrait entre autres sa « technique parfaite, la force, le brio, la facilité évidente
dans les séquences rapides, une sûreté absolue dans les séquences les plus
folles - elle se rit de toutes les difficultés qu’elle maîtrise avec la plus
grande facilité. » Emil Gilels et Lélia Gousseau figuraient parmi ses
maîtres. « Il y a deux grandes écoles, disait-elle à William Bonne
qui l’interviewait en 2010, celle de Chopin et celle de Liszt. Ils étaient les
deux rois et nous sommes tous forcément leurs disciples. L’école française
descend de celle de Chopin. Lazare-Lévy était élève de Louis Diemer, lui même
élève d’un des derniers élèves de Chopin. Il servait de mentor à Emil Gilels (…).
J’ai gardé de mon maître certaines « leçons », le jeu perlé n’est pas un jeu
frappé, puis la recherche de la couleur. Il y a aussi le besoin de montrer,
d’évoquer plutôt que de jouer très vite. C’est Liszt qui a dit que la
virtuosité n’est pas une esclave passive. Je suis parfois stupéfaite par la
non-recherche de la sonorité ou de la beauté du son chez les jeunes pianistes.
En général, je relève une sécheresse telle celle des gymnastes du clavier et un
besoin d’aller plus vite que l’autre. »
Dietrich Fischer-Dieskau, le plus
grand chanteur de lieder de l’histoire de la musique, est mort hier, vendredi 18
mai, à Berg (Bavière), dix jours avant son quatre vingt septième anniversaire. Sa disparition a été annoncée par un communiqué de son épouse, la soprano hongroise Julia
Varady.
La carrière de cet artiste hors
norme est l’une des plus impressionnantes qui se puissent concevoir, par sa
durée, par la quantité, la qualité et l’extrême exigence de son répertoire, par
le nombre impressionnant des enregistrements qu’il laisse. Parcours
exceptionnel d’un homme exceptionnel qui a toujours su conjuguer excellence et ouverture. Commencée en 1943, achevée en 1992, sa carrière de chanteur-humaniste
épris de littérature allemande aura été l’une des plus riches et fécondes du XXe
siècle, traversant un demi-siècle et trouvant une pérennité à travers ses
élèves. Remettant inlassablement son ouvrage sur le métier, il restera pour ses
interprétations par leur extraordinaire intellectualisation, leur extrême
musicalité, un sens singulier du verbe, une façon prodigieuse de creuser le texte, un extrême raffinement de la diction. Pour lui, le mot avait autant de puissance que la
musique. C’est pourquoi, qualifié de spécialiste du lied, il maîtrisait un
répertoire qui couvrait une vaste période, de Heinrich Schütz à Wolfgang Rihm, chantait volontiers cantates et oratorios, et comptait beaucoup plus de rôles d’opéra que quantité de chanteurs italiens,
français et espagnols connus pour être des spécialistes du théâtre lyrique. « Nombre
de chanteurs ont en tout et pour tout cinq ou six rôles dans lesquels ils
excellent, me disait le baryton Matthias Goerne en 2008, tandis que Dietrich
Fischer-Dieskau était remarquablement bien formé au répertoire du théâtre
lyrique. Ce qui comptait pour lui c'était
l’articulation, le phrasé, la musicalité, mais pas la technique, qui n’était pas à ses yeux une question centrale. Avec lui, c’est davantage penser la musique,
l’interprétation, le sens, la projection de la phrase vers le public. »
La mezzo-soprano Christa Ludwig me confiait en 1993, en riant : « Je
me souviens du Italienisches Liederbuch de
Hugo Wolf avec Fischer-Dieskau. Lorsque je suis arrivée au studio, avec Daniel
Barenboïm qui nous accompagnait, nous nous sommes retrouvés avec joie, nous
sommes dit « On y va ! »... Le technicien nous a seulement demandé de
faire un essai de voix et une balance avec le piano. Lorsqu’il nous a proposé
une répétition, nous lui avons répondu : « Pourquoi ? »... Et boum, nous avons fait le cycle sans nous
arrêter, c’est-à-dire dans les conditions du « live ». »
Fils d'Albert Fischer, pasteur et
proviseur, et de Dora von Dieskau, institutrice, né à Berlin le 28 mai 1925, Dietrich Fischer-Dieskau est fasciné dès sa prime enfance par la poésie de
Goethe et de Schiller qu'il déclame dans la cour de son école. A neuf ans, il se tourne vers l'étude de la musique par l'entremise de sa mère, qui l’emmène au concert. La musique est une longue tradition
familiale puisque, en 1742, son aïeul Carl Heinrich von Dieskau commandait à Jean-Sébastien Bach la Cantate des PaysansBWV
212. Attiré par la littérature, il s'adonne au théâtre en amateur et devient récitant. Mais il est enrôlé dans la Wehrmacht. Prisonnier de guerre, il est incarcéré par les troupes américaines en Italie. Il y fait ses débuts de chanteur dans une œuvre de
Brahms devant ses coreligionnaires.
Pourtant, dès
1942, son professeur Georg Walter décelait des aptitudes sigulières chez
le jeune homme de 17 ans qui entreprend alors de déchiffrer les cantates de Bach
au piano tout en commençant l'étude du lied. Ses aptitudes vocales le conduisent à travailler sa voix de
baryton lyrique, capable des nuances les plus délicates, bien qu'il soit plus attiré
par les rôles de ténor héroïque. Il donne son premier concert avec le Winterreise
de Schubert, sous le bombardement de Berlin en 1942. En 1945, il entreprend de nouvelles études à l’Académie
de Musique de Berlin, où il est élève de Hermann Weissenborn. Deux ans plus tard, il enregistre son premier Schubert, le Winterreise pour la Radio In American
Sector (RIAS) de Berlin. L’année suivante, il fait ses débuts à l’Opéra de
Berlin dans le rôle du Marquis de Posa du Don Carlos
de Verdi, ce qui lui vaut un engagement sur le champ dans la troupe de ce
théâtre où il rejoint Anton Dermota, Lisa della Casa, Irmgard Seefried, Christa
Ludwig, Paul Schöffler, Sena Jurinac, Martha Mödl, etc. En 1949, il épouse la
violoncelliste Irmgard Poppen, qui décèdera en 1963 (en 1978, il se remariera avec
la soprano Julia Varady).
Sa carrière prend son essor en
1950 à la suite de sa rencontre avec Wilhelm Furtwängler au festival de Salzbourg,
lors d’une audition. Subjugué, le grand chef allemand le dirige l’année
suivante dans les Lieder eines farhenden
Gesellen de Mahler. Furtwängler l’invite par la suite pour Un requiem allemand de Brahms en 1951, Tristan und Isolde en 1952 et la Passion selon saint Matthieu de Bach en 1954, tandis que Pablo
Casals le reçoit au Festival de Prades où il chante le Voyage d’hiver de Schubert. Cette même année 1954, il débute à
Bayreuth en Wolfram de Tannhäuser,
avant d’y être deux ans plus tard Amfortas dans Parsifal. En 1957, il entre dans la fameuse troupe de l’Opéra de
Vienne. Son Wotan dans l’Or du Rhin
avec Karajan au Festival de Salzbourg, son Falstaff à Vienne dans la mise en
scène de Luchino Visconti, son Robert Storch de l’Intermezzo
de Richard Strauss, son Wozzeck dirigé par Böhm, l’Elégiepour un jeune poète
de Hans Werner Henze, son Lear qu’Aribert Reimann compose pour lui sont autant de jalons dans le domaine lyrique. Benjamin
Britten lui écrit la partie baryton du War
Requiem qu’il crée en la cathédrale de Conventry en 1962, et, l’année suivante de sa Cantata misericordium. Parmi ses
créations, des œuvres de Samuel Barber, Ferruccio Busoni, Luigi Dallapiccola,
Gottfried von Einem, Wolfgang Fortner, Karl Amadeus Hartmann, Ernst Krenek,
Witold Lutoslawski, Siegfried Matthus, Wolfgang Rihm, Igor Stravinski, Michael
Tippett, Isang Yun… En 1985, il avait enregistré quelques trois mille lieder d’une
centaine de compositeurs, dont l’intégralité des pages pour voix d’homme de
Brahms, Liszt, Mahler, Schoeck, Schubert, Schumann, Strauss, Wolf, etc.
Ces dernières années, Dietrich Fischer-Dieskau se
vouait à ses autres passions, l’enseignement, la musicologie, la direction, l’écriture
et la peinture.
Située dans un lieu d’jeun’s où
rollers, skates, ballons, raps hurlants, joutes verbales constituent un fond
sonore qui couvre toute velléité musicale avec instruments naturels, les salles
de concerts du CentQuatre sont des tue-musique. Pourtant, Radio France, en mal
de salles depuis l’ouverture des travaux de réfection de la Salle Olivier
Messiaen (ex-Studio 104 !), a domicilié une partie de ses concerts dans la
salle 400 de ce lieu improbable. L’acoustique dudit 400 est d’une sécheresse si
excessive que les harmoniques des instruments naturels passent par pertes et
profits, les ensembles et effets de masses sont réduits à néant, et le moindre
écart de justesse et d’attaque, aussi infime soit-il, prend une dimension qui
frise la catastrophe au point de réduire le virtuose le plus accompli au rang d’apprenti.
Un tel lieu a dû déboussoler le
week-end dernier les musiciens japonais, hôtes de Radio France, habitués à des salles
irréprochables et souvent flatteuses dans lesquelles leurs confrères européens
se plaisent à se produire. Ainsi m’interdirai-je de porter un jugement sur la
prestation du Tokyo Sinfonietta entendue samedi dans un programme
nippo-européen.
Créée voilà dix-huit ans par le clarinettiste
Yasuaki Itakura, son directeur musical et
chef d’orchestre actuel formé entre autres au Conservatoire de Paris, et le
compositeur Ichiro Nodaira sur le modèle du London Sinfonietta, qui servit également
de référence à l’Ensemble Intercontemporain, cette formation à géométrie
variable est composée d’instrumentistes virtuoses et vouée au répertoire
postérieur à 1945. A l’instar de ses modèles européens, il collabore avec de
nombreux compositeurs contemporains, comme Hosokawa, Nishimura, Fujikura, Muchizuki,
et de véritables ambassadeurs de la musique européenne au Japon, jouant notamment
Boulez, Murail, Agobet, Mantovani, Benjamin, Carter, Lindberg, Ligeti... Basé à
Tokyo, il effectue des tournées internationales et se produit dans de nombreux
festivals en France, Allemagne, Espagne, Hollande, Egypte, au Venezuela, etc.
Déjà entendu au festival Présences
de Radio France en 2008, cet ensemble constitué de trente-deux musiciens a
ouvert son programme de samedi sur une pièce du Japonais Joji Yuasa (né en
1929), médecin compositeur autodidacte,aujourd’hui professeur émérite de composition à l’Université de
Californie du Sud à San Diego. Son court Projection
pour orchestre de chambre donné en création européenne est une œuvre gorgée
d’énergie, de vigueur, de colorations typiquement nippones, mais apparaît un
peu sage d’un point de vue harmonique (est-ce dû à la salle ?), dans la descendance
de Toru Takemitsu dont Yuasa fut un proche. Ces sept minutes ont formé un
violent contraste avec la partition suivante, dont l’inscription dans ce
programme est apparue un brin saugrenue, puisqu’il s’agissait de la Siegfried Idyll de Richard Wagner dans l’instrumentation
originelle de la création en privé en 1869 le jour-anniversaire de l’épouse du
maître saxon, Cosima, dans la villa que le couple occupait à Lucerne, après la
naissance de leur fils Siegfried. Ce choix a néanmoins présenté le mérite de
faire goûter les qualités intrinsèques des divers pupitres du Tokyo Sinfonietta
et de mesurer les sérieuses défaillances de l’acoustique déplorable de la salle
400 du CentQuatre.
Jean-Louis Agobet.Photo : DR
Troisième œuvre du concert, le Clarinet Concertino (formulation anglaise
à laquelle tient expressément le compositeur en référence à celui d’Elliott
Carter) de Jean-Louis Agobet (né en 1968), qui entretient des relations
privilégiées avec le Japon depuis une dizaine d’années. Bien qu’il ne pense pas
qu’il soit possible de rendre musicalement hommage à de victime de catastrophes
naturelles de l’ampleur du tsunami qui submergea l’an dernier un partie du
nord-est du Japon, et qu’il ait commencé à composer avant l’événement, Agobet n’a
pu s’empêcher d’écrire sur la partition, là où il en était alors arrivé, « 11
mars 2011 ». La continuité carterienne est chère à Agobet, alors que,
dit-il, le langage contemporain a créé une discontinuité un peu excessive.
Agobet cherche au contraire à garder cette continuité qu’il entend fondre au
langage contemporain qui lui est propre. Il a ainsi tiré parti des qualités
mélodiques de la clarinette pour mettre en exergue ces deux éléments-clefs de
sa créativité dans cette nouvelle partition d’une quinzaine de minutes qu’il a
dédiée à Haruyo Nishizawa, le soliste de cette création mondiale membre du Tokyo
Sinfonietta qui a démontré sa grande musicalité et une virtuosité à toute
épreuve.
En fin de programme, une œuvre d’une
vingtaine d’interminable minutes du compositeur japonais Toshi Ichiyanagi (né
en 1933), directement inspirée par les ravages du tsunami, la Symphonie n° 8« Révélation 2011 » pour orchestre de chambre, à la
volonté expressive fortement revendiquée mais qui apparaît comme un véritable
pensum tant elle sonne artificiel et ampoulé.