Luciano Berio (1925-2015). Photo : (c) Universal Edition
« Ce qui m’intéresse, disait Luciano Berio, c’est la
diversité, pas le cosmopolitisme ; le pluralisme de l’expressivité, mais en profondeur,
comme fait culturel. » Mort à Rome mardi 27 mai 2003 à l’âge de 77
ans, Luciano Berio était l’une des rares personnalités parmi les compositeurs
de la génération des années vingt à faire l’unanimité chez ses confrères les
plus jeunes. Créateur des plus féconds et célébrés du dernier demi-siècle,
chantre de la pluralité, Berio était l’une des figures tutélaires de la musique
d’aujourd’hui. Il faut dire qu’il était des créateurs les moins dogmatiques et
les plus ouvertement voluptueux. Des traditions extra européennes jusqu’au jazz
et aux musiques rock, ses emprunts aux cultures du monde, savantes et
populaires, collectées au cours de ses voyages, ont été multiples et ont
participé sans ambiguïté à son écriture particulièrement virtuose qu’il
définissait comme hétérophonique
parce que « chaque voix possède son identité, son autonomie sa
signification propres et peut “vivre” dans l’insouciance de l’autre »,
par opposition à la polyphonie, qui implique quant à elle la « conscience
des autres ».
Né le 24 octobre 1925 à Oneglia (Ligurie), Berio a été
pendant plus de quarante ans le chef de file de la musique italienne. Après
avoir fondé au début des années 1950, avec ses aînés Bruno Maderna et Luigi
Nono, le Studio di fonologia musicale de la RAI de Milan, Berio avait introduit
l’ordinateur à l’Ircam créé à Paris par son ami Pierre Boulez dont il a été
l’un des tout premiers collaborateurs avec l’informaticien Giuseppe di Giugno.
Il s’enorgueillissait pourtant de persister à écrire à la table, considérant
les nouveaux outils comme seulement aptes à enrichir la palette sonore. La voix
était l’un de ses médiums privilégiés, « instrument naturel »
dont il a pu étudier toutes les capacités auprès de sa première femme, Cathy
Berberian pour qui il a notamment composé les Folk Songs et des œuvres
sur des textes de ses amis écrivains, Edoardo Sanguineti, Italo Calvino et
Umberto Ecco, dont L’Œuvre ouverte a marqué son esthétique personnelle. « Je
suis contre la notion d’œuvre objet fini, disait Berio. Une œuvre est un
signal sur un parcours, comme une étape à Rome durant un voyage de Paris à
Pékin. » C’est sans doute ce besoin de « balises » qui l’a
conduit à se retourner vers les musiques du passé, de Monteverdi et Mozart à
Mahler et Weill qu’il sut s’approprier tout en respectant l’esprit de chacun.
Ainsi dans la fameuse Sinfonia (1968), où il prend pour matériau la Symphonie
« Résurrection » de Mahler, Le Chevalier à la rose de
Strauss et La Valse de Ravel. Après avoir longtemps estimé qu’écrire un
opéra était l’acte le plus réactionnaire qui soit pour un compositeur, il avait
fini par composer au début des années 1980 de grandes partitions scéniques. La
quatrième, Outis d’après Ulysse,
a été donnée à Paris, Théâtre du Châtelet, en 1999.
De ses cadets, qui, toutes « écoles »
confondues, y compris quelque pop star américaine venue acquérir auprès de lui
une « technique », se réclamaient nombreux de lui, Berio
reconnaissait avoir considérablement appris. Les derniers mois de sa vie, Luciano Berio avait cessé
de composer et avait annulé les concerts qu’il devait diriger. Il s’était
concentré sur la direction de la Cité de la musique de Rome dont il était
devenu le deus ex machina. Parmi ses dernières décisions, le
départ de Myug-Whun Chung de la direction musicale de l’Orchestre de
l’Accademia di Santa Cecilia, dont Berio était président et intendant et dont
il avait choisi de confier les rênes à son jeune compatriote Antonio Pappano.
Bruno Serrou
A écouter :
Sequenze I-XIII,
Solistes de l’Ensemble Intercontemporain (DGG) ; Sinfonia,
Formazioni, Folk songs, J. Van Nes,
Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dir. Riccardo Chailly (Decca) ; Voci,
A. Bennici, London Sinfonietta, dir. L. Berio (BMG) ; Coro, Chœur
et Orchestre Symphonique de la Radio de Cologne, dir. L. Berio (DGG) ; Cries
of London, A-Ronne, Swingle II (Decca) ; Corale,
Chemins II, Chemins VI, Ensemble Intercontemporain,
dir. P. Boulez (Sony) ; Quatuors à cordes,
Quatuor Arditti (Naïve).
° °
°
Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR
Interview de
LUCIANO BERIO
(1997)
Bruno Serrou : Quels que soient les
compositeurs, quels que soient les courants actuels, tous se réclament de vous,
disent avoir été votre élève, qu’ils soient les héritiers de l’avant-garde,
spectraux, néo-tonaux, et jusqu’aux minimalistes, comme l’Américain Steve Reich ou le Hollandais Louis Andriesen, qui
affirment que vous êtes un modèle. Que ressentez-vous devant un tel
consensus ?
Luciano Berio : Steve Reich et Louis Andriesen sont en effet deux de mes élèves, et je leur
suis très attaché. Quoiqu’extrêmement différents, ils sont liés. Andriesen a
essayé de développer le minimalisme en assimilant des gestes de musique légère
et de jazz. Il est très divers. Tandis que Reich est plus spirituel,
intériorisé. Il a découvert de fort belles choses. Leur cas m’intéresse
beaucoup, et je suis leur travail tant que je peux.
B. S. : Vous êtes de l’école dite de
Darmstadt. Or, même les musiciens qui condamnent ce mouvement se réclament de
vous. Vous êtes le seul dans ce cas, avec György Ligeti.
Mais votre aîné est furieux de cette situation, clamant farouchement son
indépendance et qu’il n’entend surtout pas faire école. Qu’en est-il de
vous ? Que pensez-vous du fait qu’une unanimité se fasse autour de
vous ?
L.B. : Ces
compositeurs qui disent avoir été mes élèves ne l’ont pas forcément été, Ainsi,
l’un d’eux affirme qu’il a été mon assistant pendant quatre ans. Ce qui est
faux ! Et en même temps, il est vrai, surtout aux Etats-Unis, que j’ai
essayé de rencontrer le plus de jeunes possible. Ma façon de les approcher est
toujours assez souple. J’étais fasciné – moins maintenant – par le fait de
connaître ces jeunes gens et d’entrer plus ou moins dans leur esprit, dans leur
personnalité, et de les laisser vivre, de les aider à se développer en leur
suggérant d’autres parcours que ceux qu’ils envisageaient. Mais étant égoïste
de nature, c’était, pour moi, une façon d’apprendre extraordinaire. Leurs
réactions étaient intéressantes. C’est pourquoi, au sein de mes élèves, il se
trouve tant de personnalités fondamentalement différentes. J’imposais une rigueur
musicale, mais pas une poétique.
B. S. : Que cherchent donc ces jeunes
musiciens auprès de vous ?
L. B. : Tout dépend de leur âge. Très souvent, ils viennent chez moi pour la technique,
d’autres sont attirés par une certaine diversité de mon propre cheminement,
espérant apprendre à maîtriser des choses différentes, mais la technique est la
seule constante. Pour le reste, je les laisse se développer tels qu’ils sont.
B.S. : Vous qui avez réuni autour de
vous quantité de jeunes, attirés par vos idées, que pensez-vous de la jeune
musique italienne d’aujourd’hui ?
L.B. :
Elle est très vivace et diversifiée. Mais ce sont hélas l’Etat et le
gouvernement italiens qui ne font rien pour la jeune musique italienne.
L’Italie compte en son sein beaucoup de compositeurs qui ont entre vingt et
vingt-cinq ans, même trop, peut-être (rires). Ce qui est remarquable est qu’ils
sont obligés de quitter l’Italie pour travailler, s’essaimer en Angleterre, en
Allemagne ou en France, puisqu’ils n’ont aucun moyen de travailler chez eux. Et
ce sont les meilleurs qui s’en vont.
B.S.: Ce qui est aussi souvent relevé
est votre cosmopolitisme, votre intérêt pour tout, ou presque.
L.B. : Ce
qui m’intéresse, ce n’est pas le cosmopolitisme mais la diversité, le
pluralisme de l’expressivité, mais en profondeur, comme fait culturel.
B.S. : Est-ce pourquoi, à l’écoute de
votre musique, l’on y trouve des emprunts au rock, des traitements de musiques
folkloriques ou ethniques ?
L.B. :
Ce qui, bien sûr, ne m’empêche pas d’avoir des notions de valeur. Aux
Etats-Unis, j’ai eu des élèves rockers, mais ils sont restés très peu de temps.
Ils venaient uniquement chercher une technique. Ce qui les intéresse est
superficiel, alors que ce qui m’intéresse est la diversité des cultures, l’« hétérophonie »,
qui diffère de la polyphonie.
B.S. : Qu’est-ce que l’ « hétérophonie » ?
L.B. :
Chaque élément, chaque ligne, chaque voix possède son identité, son autonomie,
sa signification par elle-même. Tandis que dans la polyphonie, chaque ligne,
chaque voix n’est pas nécessairement signifiante en elle-même. En matière
d’hétérophonie, les voix ne peuvent vivre les unes sans les autres,
contrairement à celles de la polyphonie où chacune a un sens complet en soi.
Dans la polyphonie, il y a aussi une conscience des autres, tandis que dans
l’hétérophonie l’insouciance est possible.
B.S. : Comment travaillez-vous
l’hétérophonie ? N’est-ce pas difficile de gérer toutes ces voix
indépendantes les unes des autres ? N’est-ce pas un peu comme si vous
écriviez plusieurs œuvres en même temps et que vous les mettiez ensemble ? …
L.B. :
Communément, une hétérophonie est l’association d’une multiplicité de choses
différentes les unes des autres, des moments autonomes de caractères distincts
qui ne sont pas nécessairement liés entre eux. Ce qui forme les liaisons est la
quantité d’éléments en présence. En fait un groupe n’est le fruit que d’une
notion statistique.
B.S. : C’est vous qui avez amené à
l’IRCAM, Institut de coordination acoustique/musique fondé par Pierre Boulez en 1976, l’informaticien Giuseppe di Giugno,
qui a mis au point la fameuse série des ordinateurs en temps réel
« 4 », de la « 4 A » à la « 4 X ». Cela signifie
que, pour la recherche de l’élargissement du spectre musical vous étiez en
avance dans la maîtrise de l’outil informatique. Vous étiez à l’époque à la RAI
de Milan, où vous aviez créé le Studio de phonologie. Aviez-vous déjà l’outil
informatique à l’époque ?
L.B. :
Non… Pas dans les années cinquante !
B.S. : Comment avez-vous pensé à
l’ordinateur ?
L.B. :
Je considère les expériences du Studio di fonologia musicale comme une
répétition générale de ce qui allait se passer plus tard avec l’informatique.
La rencontre en 1963 avec Di Giugno a été pour moi un moment important de ma
vie. Maintenant, il travaille dans l’industrie, où il a développé un orgue
électronique chez Bontempi. Mais il s’agit d’un très bel instrument, auquel il
a donné le nom Mars, une belle machine, très compacte.
B.S. : Que vous a apporté
l’informatique ? A-t-elle enrichi votre palette de
compositeur ? Est-ce un instrument de plus ?
L.B. :
Non pas un instrument de plus, mais un moyen supplémentaire. Il permet de
développer l’instrumentarium classique, voix, instruments, etc., et il
développe cette chose essentielle qu’est la palette sonore qui préoccupe depuis
toujours les compositeurs. Mais lorsque je compose, je le fais toujours à la
table.
B. S. : Dans votre musique, l’on
retrouve à la fois votre intérêt pour les musiques et les arts du passé et ceux
du présent dans leur infinie diversité. Vous êtes également dans la projection,
donc plongé dans l’avenir. Comment pouvez-vous intégrer tout cela à la fois au
sein de votre création ?
L.B. :
C’est très humain, au fond, parce que l’Homme ne peut vivre s’il ne le fait
dans ces trois dimensions.
B.S. : Vous utilisez les œuvres de vos
aînés, que vous retravaillez, revisitez, exploitez dans votre propre création
en faisant des collages, etc.
L.B. :
Je n’ai jamais fait le moindre collage dans ma vie ! Sinfonia est un tuilage harmonique avec des
références au voyage. Dans sa troisième partie, j’ai voyagé sur le vaisseau de
Gustav Mahler, le Scherzo de la II° Symphonie,
support du mouvement entier, comme le texte qui lui est associé supporte la
pensée de Samuel Beckett.
Luciano Berio (à droite) suivant une répétition de Pierre Boulez et de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : DR
B.S. : Pourquoi retravaillez-vous les
partitions de Monteverdi, orchestrez-vous les lieder de Mahler ?
L.B. :
Parce que j’ai beaucoup à apprendre d’eux. Parfois, je touche la musique
ancienne parce que l’un ou l’autre de mes amis me le demande. Par exemple, un
altiste m’a dit un jour qu’il existait très peu d’œuvres classiques pour son
instrument. J’ai donc pris la Sonate en fa mineur de Brahms pour alto et piano que j’ai
orchestrée pour lui. Plutôt que d’offrir des bonbons ou des fleurs, j’offre à
mes amis des œuvres plus ou moins développées. Ce sont donc des présents ou des
cartes postales. Mais cette orchestration de la sonate de Brahms présentait un
défi, qui consistait à faire oublier le piano tout en respectant Brahms, et
faire une prestation homogène dans l’esprit du compositeur, Avec Manuel de Falla, j’ai fait la même chose avec le piano
que j’ai transposé à l’orchestre, sans pour autant le trahir. Dans Mahler,
c’est différent. Pour les lieder, c’est Henri-Louis de La Grange qui me l’a demandé.
Cette proposition m’a enchanté, parce que ces chansons sont fort belles. Je me
suis proposé de faire apparaître de temps à autre les références du jeune
Mahler que sont Wagner et Brahms, mais aussi Mahler lui-même. Pour Monteverdi,
j’étais fasciné par le fait qu’il ait réuni à lui seul tout ce que l’Italie
avait de musique jusqu’à lui tout en annonçant la musique de l’avenir. Il est
un peu ce que sera un siècle plus tard Jean-Sébastien Bach à l’Allemagne. Si
l’on prend l’Orfeo, il s’y trouve toute l’histoire
de l’opéra ! Avec la X° Symphonie de Schubert que j’ai dénommée Rendering, je n’ai
pas essayé de construire une forme comme aurait pu le faire un musicologue avec
une symphonie de Schubert. J’ai agi comme un restaurateur avec un tableau. J’ai
constaté ce qui manquait, et j’ai essayé de reconstruire à l’identique,
contrairement à ce qui était fait au XIX° siècle où l’on adaptait l’ancien pour
faire du neuf. J’ai orchestré le tout, et je suis resté neutre entre les
esquisses, ou plutôt « schubertien », avec des références aux
dernières œuvres de Schubert, pour souligner l’orchestration, l’articulation
entre les pupitres, car, parfois, il n’y avait qu’une seule ligne dans les
esquisses, qui comptent des incohérences très significatives, par exemple dans
celle d’un épisode un peu plus lent dans un passage en si bémol mineur pour
quatre trombones. C’est incroyable ! Toute l’harmonie de Schubert se fonde
sur le thème et la modulation dudit thème. Mais Dieu sait ce qu’il aurait fait
s’il avait pu aller au bout de sa symphonie. Ce travail a été fascinant parce
que tout Schubert est centré sur cette diversité/étrangeté des éléments. Il
passe d’un thème, d’un motif, d’une situation à l’autre sans logique
scolastique, découvrant des dimensions insoupçonnées. Il éprouvait un immense
désir de faire du théâtre, ce qu’il n’a jamais réussi à faire parce que,
musicalement, l’opéra est si vaste, que son univers musical ne pouvait coller
avec la nuée dramaturgique.
B.S. : Il arrivait à faire un drame en
quatre minutes, pas en deux heures ?!
L.B. :
C’est un peu cela. Nous sommes habitués à un théâtre musical où la musique et
la conception scénique sont étroitement imbriquées, alors que la vision
musicale de Schubert ne lui permet pas de trouver d’influence entre elles. Ce
qui est fascinant dans un monde où l’expérience classique avait conduit l’opéra
dans une impasse. Mozart est une sorte de miracle, tout fonctionne à la
perfection ; tout est conçu de telle sorte que tout devient harmonieux. Je
pense que l’on n’a pas encore assez développé la fonction classique dans
l’opéra. Je n’ai pour ma part pas eu le temps de l’étudier, mais je pense que
les duos d’amour étaient aidés par la forme classique dans l’opéra, tout comme
les formes concertantes étaient contenues dans l’héritage classique. Mais,
rassurez-vous, il se trouve quand même par la suite de beaux duos d’amour,
comme celui du deuxième acte de Tristan ! (rires)
B.S. : Pendant très longtemps, les
compositeurs postsériels ont eu du mal à se faire à l’idée de l’opéra. Vous et Luigi Nono êtes restés fidèles à l’opéra. Mais en même
temps, vous avez dit que l’opéra était mort. Même si vous en renouvelez propos
et forme, vous restez dans vos grandes œuvres dans la tradition du spectacle
lyrique. Vous disiez qu’écrire un opéra est l’acte le plus réactionnaire qui
soit, que plus jamais on en écrirait. Or, depuis, vous avez écrit plusieurs
grands opéras qui ont eu du succès.
L.B. :
On ne peut plus rien raconter avec l’opéra. Je pense que l’identité qui se
faisait à travers le genre, cette rencontre sociale totale, culturelle qu’est
l’opéra, est dépassée. Au XIX° siècle, les gens allaient à la Scala de Milan
écouter un opéra de Verdi. Ils y étaient tous pour la même chose, ils
s’embrassaient, communiaient dans un univers commun. Ils suivaient avec une
grande émotion une histoire qui se déroulait sur la scène. Mais l’opéra n’a pas
suscité le développement du langage musical italien, seulement le théâtre,
l’exploitation des salles de spectacle, le business. C’est ainsi que le grand
éditeur Ricordi a bâti sa fortune. Mais la pensée musicale était rare. Même si
je ne suis pas toujours d’accord avec Bertolt Brecht, je pense tout comme lui
qu’il est impossible de croire que l’on puisse mourir en chantant, et pour que
cette situation ne soit pas grotesque, il faudrait que le public chante avec le
mourant. Brecht exprime cette idée dans son essai sur le chant qu’il a écrit à
la suite de la création de l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny qu’il avait écrit en collaboration
avec Kurt Weill. Brecht ne comprenait rien à la musique,
mais il a eu l’intuition en suggérant que le grotesque est quand le public ne
chante pas avec le chanteur.
B.S. : Pour quelqu’un qui dit que
l’opéra est mort, vous n’arrêtez pas d’en composer et d’en parler !
L.B. :
Le dernier en date, Outis*, n’est pas un opéra, mais
une action musicale. C’est la musique qui tient ce petit monde, gère le tout,
est la force motrice principale, y compris de la narration.
B.S. : Ce que vous dites c’est jouer
sur les mots, non ? Wagner usait pour sa part de la formule Festival scénique plutôt qu’opéra, alors que ses
drames musicaux, au fond, racontent encore des histoires.
L.B. :
Non, il n’y a pas d’histoire, chez moi, mais un cycle. Dans Outis, il y a une
même structure narrative répétée cinq fois, puisque cette action musicale est
subdivisée en « cinq cycles ».
B.S. : Avez-vous réfléchi au concept
opéra avec vos amis écrivains, Umberto Ecco, Edoardo Sanguineti et Italo
Calvino, tous de grands écrivains ?
L.B. :
Non, j’ai inventé cela tout seul. Ma réflexion sur le théâtre musical est en
fait en phase avec l’œuvre de Vladimir Propp et des structuralistes
soviétiques, plus particulièrement le livre Origines du comportement fondamental.
B.S. : Que pensent vos amis écrivains
de votre attitude à l’égard de la narration dramatique ?
L.B. :
Vous savez, la musique a le pouvoir d’intimidation !
Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR
B.S. : Vous êtes resté marqué par
l’esthétique qu’avait définie celui qui n’était pas encore le romancier à
succès que l’on sait mais esthéticien, Umberto Ecco, dans son livre L’Œuvre ouverte. N’y a-t-il pas chez vous plus
ou moins l’idée qu’une œuvre ne doit jamais être close,
« achevée » ?
L.B. :
Je suis contre l’œuvre objet. Une œuvre est un signal au sein d’un parcours,
comme passer par Rome au milieu d’un voyage de Paris jusqu’en Chine.
Aujourd’hui, chaque œuvre contient une recherche de nature différente de celle,
par exemple, d’un Chopin - que j’adore.
B.S. : Qu’est-ce que la mélodie, pour
vous, aujourd’hui ?
L.B. :
Ce terme est assez ambigu, complexe. Autrefois, la mélodie impliquait des
fonctions harmoniques, métriques, structurelles, des relations de symétries,
etc. L’exemple que j’aime à donner est que Bach pouvait écrire une fugue avec
une flûte solo, parce qu’il y avait un code de reconnaissance des éléments de
la fugue. La mélodie était alors habitée par des choses reconnaissables. Mais
ce n’est plus le cas au XXe siècle. Il n’y a plus rien d’implicite dans la
mélodie. Il faut que le compositeur indique tout de façon explicite.
B.S. : Que pensez-vous du public
parisien ?
L.B. :
Paris est une ville très particulière, peut-être l’une des plus musicales au
monde. J’y ai vécu quatre ans, avec ma famille, j’y ai beaucoup travaillé, et
je me rappelle les années cinquante/soixante, quand Maurice Fleuret s’occupait
des Semaines musicales internationales de Paris (SMIP). L’éducation musicale
dans les écoles intéresse les Français. Hier, à la répétition du concert à
Radio-France, j’ai vu des jeunes très sympathiques et motivés. En Italie, c’est
le désastre ! Mais nous nous battons pour changer les choses. Par exemple,
les programmes sont les mêmes dans les quatre-vingts conservatoires italiens
depuis 1981. Soixante de ces conservatoires sont inutiles, il n’en faudrait que
vingt et les renforcer. J’aime mon pays, bien que je ne sois pas nationaliste,
je l’aime parce qu’il est irrégulier. Les Italiens constituent en fait un
peuple aux cultures multiples, les langues diffèrent entre Turin, Milan et
Catane. Il est difficile de voyager, de parcourir tous les méandres de
l’Italie. La diversité italienne est considérable, et peut-être faudrait-il un
jour, quand l’Etat sera un peu plus évolué, essayer de la respecter tout en la
considérant d’un œil plus constructif. La collectivité italienne implique toujours
une localité. En Italie, y a l’italien, et il y a le dialecte.
B.S. : Face à l’Italie, si diverse,
qui compte tant de jeunes musiciens intéressants, à son extraordinaire
floraison dans la création musicale, que pensez-vous de la centralisation
française que d’aucuns considèrent comme trop extrême, parce que favorisant,
dit-on, une culture officielle, la domination d’un style, d’une équipe, d’un
homme ?
L.B. :
Vous croyez ?… Il faut placer le problème dans une autre perspective. La
différence structurelle entre la France et l’Italie, est que la société de mon
pays n’a jamais eu de bourgeoisie, de classe moyenne, mais toujours des
extrêmes. Au milieu, c’est indéfinissable. Voilà pourquoi, au XIX° siècle, il
n’y a pas eu de grande littérature italienne. Quand Flaubert écrivait Madame Bovary, il
dialoguait avec une classe identifiable. A la même époque, la littérature
italienne est pauvre, s’il n’y avait eu Giacomo Leopardi. Mais la situation est
identique pour la culture en général. Il n’y avait pas de dialogue, d’entente,
d’échanges d’impressions réciproques entre un écrivain, un peintre et une
classe reconnaissable. Et la musique en a plus ou moins souffert. Mais il y
avait l’opéra, qui était très présent. L’Italie a changé depuis, et il y a une
vraie classe bourgeoise. J’espère qu’elle n’est pas trop marquée par le
berlusconisme, mais aujourd’hui sa diversité est plus grande et attend d’être
protégée. Mais l’Italie a un autre problème avec non pas un Etat, mais deux, en
raison de la présence au beau milieu de Rome de la Cité du Vatican, qui a une
puissance considérable. Et, pas plus que l’Etat italien, l’Etat du Vatican ne
passe de commande ! Seul l’Etat français le fait ! Mais il se trouve
heureusement dans mon pays des gens assez sensibles et intelligents pour
investir toute leur énergie dans la culture afin de changer la situation.
Luciano Berio et sa première épouse, la cantatrice Cathy Berberian pour qui il composa notamment la Sequenza III et les Folk Songs. Photo : DR
B.S. : Quel est le paysage musical
italien aujourd’hui ?
L.B. :
Il est extrêmement vivant. Le processus est néanmoins assez lent. L’Italie
musicale était un peu fermée à cause de l’opéra. Le premier compositeur repère
est Giacomo Puccini. Sa façon d’être, très attachante, a
marqué le monde jusqu’en Amérique. Certes, nous avons eu des musiciens comme Ferruccio Busoni ou
Alfredo Casella qui sont entrés en crise avec cette Italie fermée sur elle-même
et l’ont ouverte à l’Europe. Puis est venu Luigi Dallapiccola,
et, enfin, ma génération, avec Bruno Maderna, Luigi Nono, Franco Donatoni et
autres. Maintenant, c’est une prolifération de personnalités plus ou moins
développées, mais qui échappent à toute catégorisation. C’est mieux, mais nous
sommes un certain nombre à avoir plus ou moins le désir de voir émerger une
unité, une perspective culturelle qui lie cette diversité. Pour le moment, je
ne la trouve pas.
B.S. : Avez-vous eu des expériences
malencontreuses de manifestations agressives à la suite d’exécution de
certaines de vos œuvres ?
L.B. :
Oui, par exemple à la Scala de Milan, en 1963, lors de la création de Passaggio. Les
musiciens et moi, avons été dans la fosse la cible de jets d’objets accompagnés
d’insultes. Cette œuvre, il est vrai, était particulièrement violente pour
l’époque. Je l’avais conçue pour provoquer un public plutôt stupide, et lui
faire prendre conscience de sa stupidité. On nous traita de
« bufoni ! ». Le public de l’opéra a heureusement évolué,
depuis. A la Scala, il y a quatre mois, la création d’Outis a bénéficié d’une très belle
exécution, sous la direction de David Robertson. J’ai eu du succès !
B.S. : Quel est à travers les
différentes époques ce qui vous reste de profondément personnel et qui vous
accompagne depuis toujours, et fait qu’aujourd’hui votre présence est
considérable ? Quel est votre secret ?
L.B. :
Cette question est trop vaste… Il y a des choses que je déteste, comme le
compositeur qui fait son auto exégèse. Je pense qu’à un certain moment
l’expérience musicale devient mystique et qu’il est effectivement nécessaire
d’exprimer ses principes musicaux, mais le faire me met dans l’embarras.
Pourtant l’auto exégèse est devenue un genre littéraire en soi parmi les
musiciens de ma génération. Mais ce phénomène nous vient de Beethoven. Celui
qui a le plus écrit sur lui et sa création est Richard Wagner. Mais il ne s’exprimait pas tellement en
tant que musicien, et ne faisait pas d’auto-analyse perspective. Une telle
attitude a émergé au sein de la génération de l’après-guerre. Cela crée une
nébuleuse parfois très intéressante, mais qui me laisse perplexe…
B.S. : Nous sommes en février 1997, à
quatre ans d’un nouveau siècle. Est-il aujourd’hui possible d’envisager ce
qu’il sera ?
L.B. :
Les gens sont trop attachés au calendrier, qui, en fait, n’est que formalité,
si nous considérons les calendriers : hébreu, chinois, musulman et autres…
C’est pourquoi il ne faut pas dramatiser cette fin de millénaire. De culture
chrétienne, nous sommes évidemment touchés par le tournant qui s’annonce, et ne
pouvons y échapper, mais nous ne devons pas projeter cette notion à la face du
monde. Il nous faut relativiser. Je ressens le panorama de cette fin de siècle
comme une grande diversité de pluralismes. La conscience du pluralisme est très
difficile à acquérir parce que cette notion imbrique un respect de fond pour la
diversité culturelle, spirituelle, ethnique, et je pense qu’il faut être
conseillé, éduqué pour l’assimiler. Je pense que, comme le cinéma, la musique
doit éduquer à la connaissance et au respect de ces différences. Dans mon
œuvre, j’ai depuis longtemps essayé de m’accrocher à cette dimension différente
de la mienne, surtout dans le folklore, qu’il soit sicilien, yougoslave,
arménien ou autre, comme la musique africaine et toutes les musiques de
tradition orale. J’ai beaucoup appris d’elles, et je dois reconnaître que j’ai
pu approcher et aller en profondeur dans ces domaines grâce à mon éducation, à
ce que j’ai précédemment appris des outils techniques et intellectuels qui
m’ont permis de m’approcher de cette culture musicale si diverse, non pas comme
un colonialiste qui veut civiliser, s’approprier des choses pour les vendre,
mais comme un musicien avide de connaître le plus et le mieux possible.
B.S. : Vous sentez-vous loin
aujourd’hui des apports de l’Ecole de Vienne ?
L.B. :
Il y a peut-être une chose importante qui a émergé à cette époque, les rapports
à l’orchestre symphonique, institution assez dangereuse et négative, sorte de
prison, un organisme qui, pour survivre, doit vendre sa marchandise et produire
le plus possible et à toute vitesse avec un seul jour de répétition. Mais il y
a des choses plus importantes, par exemple la conception des grandes masses
instrumentales qui contiennent déjà une division, un morcellement sous-tendant
la musique de chambre présent dans Mahler, Debussy, Schönberg, Berg, Webern,
entre autres. Cette idée s’est considérablement développée depuis, et elle
m’intéresse encore beaucoup puisque j’entends poursuivre dans cette voie. Par
exemple, ce soir**, le programme compte deux œuvres pour grands effectifs, le Concerto pour piano et Voci, où il se trouve beaucoup de
musique de chambre, une respiration verticale à l’intérieur. Aujourd’hui, par
exemple en France, vous avez la musique spectrale, phénomène assez intéressant
qui propose une autre dimension nouvelle des grandes masses sonores de
l’orchestre. Phénomène qui n’a pas encore abouti à quelque chose de vraiment
significatif, parce que l’enveloppe, la forme, le dessein de cette musique sont
si simples que cela sonne parfois comme un accompagnement, une musique devant
accompagner ce qui n’est pas là. Il faut encore creuser dans cette direction si
l’on veut trouver quelque chose de plus significatif. Autre innovation, plus ou
moins source de conflits, les nouvelles technologies, la présence de plus en
plus prégnante de l’ordinateur, mais je ne crois pas qu’il devienne un
instrument de musique à part entière, mais qu’il restera un moyen d’élargir, de
développer ce que nous connaissons, et de le contrôler sur une autre échelle.
Je m’en sers, personnellement, surtout sur le plan acoustique, avec le temps
réel ou « live electronic ». Si l’on considère les moyens de
l’électroacoustique des années 1950-1960 où l’on faisait tout avec les mains et
passait des jours et des nuits pour achever la moindre pièce, l’articulation du
travail et du résultat assez complexe est aujourd’hui plus proche de la pensée
du compositeur grâce à l’ordinateur. En effet, avec l’ordinateur nous sommes plus
libres, nous pouvons respirer, être plus détendus, plus flexibles, mais si elle
n’est conçue qu’à travers l’informatique, la musique est imbécile, stupide. Il
faut que la pensée soit baignée dans une autre dimension. C’est pourquoi
j’insiste : l’ordinateur est un moyen pas une fin.
Recueilli
par Bruno Serrou
Paris,
le 6 février 1997
* Après Outis achevé en 1996, Luciano Berio a
composé Cronaca del Luogo, qui a été créé
au Festival de Salzbourg en août 1999.
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Rappelons que cet entretien a été réalisé dans la journée du 6 février 1997,
peu avant un concert Berio donné Auditorium Olivier Messiaen dans le cadre du
festival Présences 1997 de Radio-France.