Patrice Chéreau (1944-2013). Photo : DR
Acteur, réalisateur de films,
scénariste, metteur en scène de théâtre dramatique et lyrique, Patrice Chéreau est mort lundi 7 octobre à l’âge de 68 ans
des suites d’un cancer du poumon. Sa carrière a été météorique, mais elle marquera
de façon indélébile le spectacle vivant et le cinéma en leur ensemble. Pourtant, la terrible maladie qui
l’a emporté a coupé les ailes de cet artiste qui aura su vivre intensément. La
disparition de cet homme extraordinairement doué réunit en un même deuil, une
fois n’est pas coutume, théâtre, opéra et cinéma.
Patrice Chéreau est de ceux qui ont bouleversé la scène lyrique
en donnant aux chanteurs les mêmes dispositions dramatiques que les acteurs et
les comédiens. Il est en effet dans le théâtre et à l’opéra des révolutions qui
comptent. Outre les créateurs eux-mêmes, auteurs dramatiques, compositeurs et
librettistes, elles émanent aussi de scénographes et de metteurs en scène. Cela
depuis plus longtemps que le croient les jeunes générations. Ainsi, le Suisse Adolphe
Appia (1862-1928), qui agrandit l’espace scénique par son exploitation
jusque-là inédite de la lumière et qui aura une profonde influence sur Wieland
Wagner, les Autrichiens Max Reinhardt (1873-1943) et Alfred Roller (1864-1935) à
Vienne et à Salzbourg au début du XXe siècle, les Allemands Wieland
Wagner (1917-1966), petit-fils du compositeur, à Bayreuth et à Stuttgart dans
les années 1950-1960, et Peter Stein (né en 1937), l’Italien Giorgio Strehler
(1921-1997) qui fit de son Piccolo Teatro de Milan un terreau de l’innovation
théâtrale, le Britannique Peter Brook (né en 1925)…
Formé à l’école de Giorgio Strehler, Patrice Chéreau tient donc de cette
grande lignée de révolutionnaires de la scène dramatique et lyrique. Il y avait
certes en lui du Jacques Copeau, du Charles Dullin, du Gaston Baty, du Louis Jouvet, du Jean-Louis
Barrault. Mais il a en plus eu le génie de transmettre aux chanteurs le talent
du théâtre en sollicitant en eux un amour jusqu’à lui inexploité parce
qu’insoupçonné pour la comédie, les « régisseurs » ne se doutant pas
de leurs capacités à faire abstraction de la partition pour s’investir autant
qu’un comédien dans un texte et une dramaturgie. Malgré les tentatives d’un
certain nombre de ses aînés, comme Luchino Visconti ou Jean-Pierre Ponnelle, il
a porté en France à lui seul l’opéra au même niveau dramatique que le théâtre
et le cinéma, poussant avec empressement et un sens de la transmission hors du
commun les chanteurs jusque dans leurs ultimes retranchements en puisant l’air
de rien jusqu’au plus secret d’eux-mêmes. Explorateur de la pensée et
des obsessions humaines, porté à la réflexion politique, ce qui faisait sa
force est son imaginaire, qui restait pourtant proche du texte, respectueux de
la moindre intention de l’auteur, de la plus petite inflexion du texte. Il
était en réalité un grand classique doué d’une inventivité, d’une pensée, d’une
sensibilité et d’un sens de la narration d’une puissance prodigieuse. La beauté
plastique de ses spectacles, le faste de ses productions, son inspiration visuelle et son
lyrisme laissent une place importante au mystère, à la fantasmagorie et à l’hyper-expressivité
des corps, combinant sensualité et jeu d’acteur naturels et archaïques, expressions
grotesques, maquillage outrancier, gestes violents ou ritualisés. Germaniste
passionné, il reconnaissait volontiers sa dette envers l’expressionnisme
allemand et Bertolt Brecht, et son attrait pour le théâtre de Heiner Müller.
Né le 2 novembre 1944 à
Lézigné dans le Maine-et-Loire, plongé très tôt dans l’univers des arts
plastiques et du théâtre par ses parents artistes peintres, il intègre la
troupe de son école, le lycée Louis-le-Grand, dont il règle très vite les mises
en scène. En 1966, âgé de 22 ans, il prend la direction du théâtre de
Sartrouville où il monte des pièces politiques. Il s’entoure d’une équipe avec
laquelle il travaillera jusqu’à la fin de sa carrière, le décorateur Richard
Peduzzi, le costumier Jacques Schmidt et l’éclairagiste André Diot. Sa
réputation devient rapidement internationale, avec des productions comme Les Soldats de Jakob Lenz en 1967. La
faillite en 1969 du Théâtre de Sartrouville l’incite à se rendre en Italie, où
l’appelle Paolo Grassi qui le fait entrer dans la troupe du Piccolo Teatro de
Milan, tout en montant à Marseille Richard
II de Shakespeare et à Lyon Dom Juan
de Molière. De 1971 à 1977, il travaille auprès de Roger Planchon au Théâtre National
Populaire (TNP) de Villeurbanne. En 1973, il met en scène La Dispute de Marivaux au Théâtre de la Gaîté à Paris, et signe un
an plus tard sa première production lyrique à l’Opéra de Paris, cinq ans après
une première expérience en Italie, ainsi que son premier long métrage, La chair de l’orchidée d’après James
Hadley Chase. De 1982, année de son somptueux Peer Gynt d’Henrik Ibsen au Théâtre de la Ville, à 1990, il dirige
aux côtés de Catherine Tasca le Théâtre des Amandiers de Nanterre. En 1983, après Combat de nègre et
de chiens de son ami Bernard-Marie Koltès dont il fait impose l’œuvre au public,
il transforme les Paravents de Jean
Genet en farce sulfureuse, utilisant la salle comme extension de la scène. En
1988, il monte un inoubliable Hamlet
de William Shakespeare avec Gérard Desarthe dans le rôle-titre. Après 1990, il renonce
à toute responsabilité administrative pour se consacrer sans contraintes à sa
carrière de metteur en scène, réalisateur et comédien. Tournant comme acteur avec
Andrzej Wajda, Youssef Chahine, Raoul Ruiz et Michael Haneke, il réalise le
film à grand spectacle La reine Margot
avec Isabelle Adjani avec lequel il remporte en 1994 le Prix du jury et le Prix
d’interprétation féminine pour Virna Lisi en Catherine de Médicis, ainsi que
cinq Césars. Autre immense succès sur la scène dramatique, Phèdre de Jean Racine qu’il présente en 2003 aux Ateliers Berthier
du Théâtre de l’Odéon couronné par cinq Molières...
Patrice Chéreau avait commencé sa carrière sur la scène lyrique en 1969, au
Festival de Spolète, avec une mise en scène de l’Italienne à Alger de Rossini. Il avait 25 ans. Mais ses véritables débuts datent de 1974,
lorsque Rolf Liebermann, alors Intendant de l’Opéra de Paris lui confie la mise
en scène des Contes
d’Hoffmann de Jacques Offenbach. Après le Ring de Richard Wagner de Bayreuth avec Pierre Boulez, production qui ne
cessera d’évoluer entre 1976 et 1980, il signera les mises en
scène la création mondiale en 1979 de la version en trois actes complétée par
Friedrich Cehra de Lulu d’Alban Berg à l’Opéra de Paris avec de nouveau Pierre
Boulez, de Lucio
Silla de Mozart en 1984 à la Scala de Milan, la Monnaie de
Bruxelles et au Théâtre des Amandiers en 1984, Wozzeck d’Alban Berg avec
Daniel Barenboïm au Théâtre du Châtelet et à l’Opéra d’Etat de Berlin en 1992
et 1994, Don
Giovanni de Mozart toujours avec Daniel Barenboïm en 1994 et
1996 au Festival de Salzbourg, Cosi fan
tutte avec Daniel Harding au Festival d’Aix-en-Provence, à l’Opéra de Paris
et au Festival de Vienne en 2005, De la maison des morts de Leoš Janáček au Festival d’Aix-en-Provence avec Pierre Boulez et Tristan und Isolde à la Scala de Milan
avec Barenboïm en 2007, enfin, l’été dernier, une Elektra de Richard
Strauss qui a fait l'unanimité auprès de la critique au Festival d'Aix-en-Provence
avec Esa-Pekka Salonen.
L’influence de Chéreau a été déterminante dans l'évolution de la
mise en scène lyrique, à partir de la production du Centenaire de la création
du cycle de l’Anneau du Nibelung de
Wagner à Bayreuth. Creusant jusqu’au plus secret des textes, il a su tirer
quantité d’éléments de l’inconscient de Wagner, de ses poèmes et de sa musique
avec une sensibilité, une intelligence et une force expressive qui ont ouvert
une infinité de possibles dans laquelle se sont engouffrés les jeunes générations
de metteurs en scène avec une liberté souvent si excessive qu’ils n’hésitent
pas à trahir l’essence des œuvres, a contrario de leur inspirateur, qui
respectait souvent à la lettre les intentions des compositeurs et de leurs
librettistes. La révolution de Chéreau était assurément indispensable, malgré
les excès qu’elle a engendrés.
« Lorsque Bayreuth, par
l’intermédiaire de son directeur, Wolfgang Wagner, me proposa pour la première
fois de diriger le Ring, me confiait Boulez voilà quelques années, j'ai
tout d’abord contacté Ingmar Bergman, dont Stravinsky m’avait parlé avec flamme,
puis Peter Brook, que j’avais connu à Londres, et Peter Stein, que j’avais
rencontré en Allemagne. Bergman détestait Wagner, Brook l’institution lyrique
en général en raison d’expériences désagréables, Stein ne put s’entendre avec
Wolfgang Wagner... Je n’avais aucune idée de l'existence du jeune Patrice
Chéreau, puisque je ne vivais plus à Paris depuis plusieurs années. » Pierre
Boulez a précisé à ma consœur du quotidien Le
Monde, Marie-Aude Roux, comment cette rencontre eut lieu : « Je l’avais rencontré en 1975 pour
le Ring du centenaire à
Bayreuth. Il m’avait été recommandé par Michel Guy, alors secrétaire
d’Etat à la Culture de Valéry Giscard d’Estaing, et je l’avais proposé comme
metteur en scène à Wolfgang Wagner après la défection de Peter Stein. J’avais
quand même demandé : "Deux français pour un centenaire, cela
ne fait pas trop ?" Wolfgang Wagner m’avait
répondu : "Quand il y a du talent, je ne regarde pas à la nationalité." »
(1) Reprise jusqu’en 1980, cette production fit scandale les trois
premières années avant d’être ovationnée pendant près de quatre-vingt-dix
minutes et plus de cent rappels au terme de l’ultime représentation du Crépuscule des dieux.
Trois ans plus tard,
Chéreau retrouve Pierre Boulez à l’Opéra de Paris pour la production de la création de Lulu d’Alban Berg dans sa version en
trois actes complétée par Friedrich Cehra. « Nous avons décidé de faire
cette Lulu, me relatait encore Boulez,
et le Metropolitan Opera me l’avait déjà proposé alors que je travaillais à New
York. Finalement, de retour à Paris, j’ai accepté de le faire à l’Opéra de Paris.
Mais le metteur en scène n’était pas encore choisi pour New York. Nous étions simplement
convenus “On va le faire”. Nous avons parlé de divers metteurs en scène avec
Rolf Liebermann, et c’est à ce moment-là que Chéreau a fait le Ring, et
moi j’ai dit “Ecoutez, je veux bien le faire, mais avec Chéreau”. » Violente,
décadente, sombre, la vision de Chéreau de l’héroïne de Wedekind et de Berg rend
le personnage et son entourage encore plus inquiétants et polymorphes avec le
décor monumental de Richard Peduzzi et cette direction d’acteur au cordeau qui
magnifient la prestation de Teresa Stratas, inoubliable dans ce rôle confondant
de vérité.
C’est encore avec un opéra de Berg que
Chéreau marque une nouvelle étape de l’histoire de la mise en scène
contemporaine. Son Wozzeck se
présente en effet comme un spectacle de marionnettes, avec ces maisons qui se
déplacent à travers le plateau et ses personnages qui s’expriment souvent en
contre-jour au milieu de ces circonvolutions manipulés tels des pantins. Autre
production exceptionnelle, De la maison
des morts de Janáček dans laquelle il
retrouve Pierre Boulez, vingt-sept ans après le Ring. Dans un décor particulièrement oppressant
de Richard Peduzzi aux apparences de béton en constante évolution,
finissant en long couloir d’hôpital, seize acteurs évoluent aux côtés des
dix-neuf chanteurs de la distribution. Ce qui renforce les
individualités, chaque personnage se voyant doté d’une forte personnalité. Ce
qui donne une fluidité confondante à une action faite de plusieurs récits qui
se suivent sans relations évidentes entre eux autres que le cadre carcéral.
Bruno Serrou