Au sein d’une collection lancée
en 2020, Contrechamps Poche qui publie
des analyses monographiques inédites vouées à des œuvres phares de la création
contemporaine, l’éditeur genevois Contrechamps a confié au musicologue français Alain
Poirier, ex-directeur du Conservatoire National Supérieur de Musique et de
Danse de Paris, un ouvrage passionnant consacré à Coro de Luciano Berio (1925-2003). Il en résulte une lecture
particulièrement enrichissante, ouvrant l’esprit au point de conduire le
lecteur à se trouver plus intelligent et averti qu’il l’était avant d’ouvrir
le livre.
Pour l’étude de cette œuvre magistrale
pour chœur et orchestre dont le fil conducteur est la mort, omniprésente, Alain
Poirier subdivise son Luciano Berio, Coro
en trois parties, commençant par une présentation globale du compositeur et de l’œuvre,
avec ses sources et ce qui structure sa pensée musicale, littéraire,
intellectuelle et sociale (quarante-huit pages), avant de passer au centre de
son ouvrage à l’analyse-même de Coro
(effectifs, spatialisation, textes, forme, sources, dont l’Afrique, étude
harmonique) sur soixante-dix pages, et de finir sur le parcours des
méandres structurels et intellectuels de la partition (forme, perception, sens
politique et humaniste, quarante pages). De cette œuvre complexe et d’une diversité
inouïe, l’auteur de cette étude réussit la gageure de rassembler toutes les
pièces d’un puzzle qu’il rend pertinent grâce à une présentation aussi synthétique
que précise et lumineuse, explicitant la question la plus profondément enracinée
chez le compositeur, assembler, donner un ordre à des éléments d’apparence
hétérogène. Coro puise dans trois
catégories de textes, ceux venus des folklores du monde, de natures populaires
et de traditions orales, un poème de Pablo Neruda et un extrait puisé dans la Bible, le Cantique des Cantiques, qui se commentent et se répondent
mutuellement. Ainsi en est-il aussi de la musique, avec d’un côté la référence
à diverses traditions populaires, de l’autre la musique « savante ». « Ces
deux niveaux textuels et musicaux se regardent l’un l’autre, et peu à peu se
mettent à fusionner, remarque Luciano Berio qui poursuit, musicalement, on peut
parler d’une sorte d’anthologie de techniques et de styles divers. »
Alain Poirier ouvre en effet son
livre à tout ce qu’intègre cette œuvre monumentale, ses sources, ses multiples
dimensions, son infinie diversité, ses tenants et aboutissants, les tours et
détours du monde foisonnant qui en font une œuvre véritablement universelle. Tenant
de l’utopie « post-soixante-huitarde » (après 1968) dans l’air du
temps de sa genèse, 1974-1976, Coro (Chœur) de Luciano Berio est bel et bien l’un
des plus extraordinaires chefs-d’œuvre de la musique vocale du XXe
siècle, une partition-monument, véritable fresque embrassant l’humanité
entière, posant autant de questions éthiques, que politiques et esthétiques
exprimées musicalement telle une assemblée humaine ante Tour de Babel car défaite des différences identitaires et culturelles,
comme un hymne à la fraternité et à la liberté. Ainsi se situe-t-elle dans la
ligne du Beethoven et de sa Neuvième
Symphonie et de la Symphonie « Résurrection »
de Gustav Mahler, jusqu’au Requiem
pour un jeune poète de Bernd Aloïs Zimmermann (1917-1970) et d’Intolleranza 1960 de Luigi Nono
(1924-1990), mais aussi de la Sinfonia de
Berio en personne, toutes célébrant et embrassant l’humanité entière.
L’universalité de Coro tient de la diversité des sources
littéraires et musicales, populaires et savantes, mais aussi des alliages
sonores, des structures, de la spatialisation. Composée pour quarante voix et
autant d’instruments, cette œuvre d’une durée d’une heure environ, alterne solos
instrumentaux, effectifs réduits pour voix et instruments, et tutti. Tandis que, prêchant la tabula rasa, les compositeurs
contemporains de Berio se concentraient sur la série dodécaphonique de la Seconde
Ecole de Vienne, plus particulièrement la concision d’Anton Webern (1883-1945) dont
il se réclame aussi, Berio puise en outre ses sources dans l’histoire de la
musique depuis le XVIe siècle jusqu’à Igor Stravinski (1882-1971), celui
de Noces (1914-1917) et de Agon (1957), Darius Milhaud (1892-1974),
notamment de L’Homme et son désir (1918),
Gustav Mahler (1860-1911) et de sa Sixième
Symphonie (1903-1904) et du Chant de
la Terre (1909)…
Ce concept d’universalité
gouverne la création du compositeur italien dans son ensemble. Il l’est plus
singulièrement dans Coro. En effet, les
musiques populaires sont chez lui une constante. Puisant dans la littérature des
grands auteurs du XXe siècle, de Marcel Proust et James Joyce à Italo
Calvino et Edoardo Sanguineti en passant par Antonio Machado, Claude Simon, Bertolt
Brecht, E. E. Cummings, Pablo Neruda, Samuel Beckett et Paul Celan, il allie
avec naturel savant et populaire autant dans ses choix de textes que dans ses
sources musicales, proposant comme Béla Bartók un « folklore
synthétique » dont il reproduit les caractéristiques des musiques traditionnelles
sans pour autant emprunter directement à des chants authentiques, comme dans Cries of London (1974/1976), Voci (1984) et Naturale (1985-1986). Dans Coro,
les textes d’origines populaires suscitent de nouvelles interprétations musicales,
à l’exception d’un passage littéralement emprunté aux Cries of London qu’il associe à des textes d’origine croate. Outre
les musiques traditionnelles, notamment la technique des Banda Linda africains
qui apparaît à six reprises, Berio se plaît dans l’univers de la pop’ music de
son temps, entretenant d’excellentes relations avec quelques stars comme les quatre
membres des Beatles, dont il a eu la surprise de rencontrer le bassiste Paul
McCartney venu chercher des idées dans l’une de ses conférences sur Laborentus II. Berio rendra au groupe
britannique un hommage appuyé dans son Commentaire
sur le rock dans lequel il souligne les particularités d’un rock qu’il distingue
du rock’n roll de la décennie précédente car il se fonde sur d’autres cultures
musicales, comme la modalité et les échelles indiennes, tout en restant fondamentalement
du rock. « La musique sans frontière n’existe pas, les universaux de la
musique n’existent pas, constatait Berio, et ce que l’on écoute en concert,
dans la rue, dans les discothèques et dans les anciens camps de travail, n’est
pas la paraphrase d’un "niveau" profond, et ce n’est pas même quelque
chose d’analogue aux dialectes des langues naturelles. Les choses que nous
écoutons en tant que musique sont la chose en soi : elles sont
autoréférentielles : ce sont différentes manières et techniques qui
donnent un sens et une expression différents à la musique de nombreux endroits
différents dans le monde d’hier et d’aujourd’hui. »
Politiquement engagé à gauche de
l’échiquier idéologique sans pour autant soutenir les idées du Parti Communiste
italien, d’où l’appui de la partie principale de Coro sur un texte tiré du recueil de poèmes Résidence sur la terre du poète chilien Pablo Neruda (1904-1973),
qui soutint le gouvernement populaire de Salvador Allende mort la même année
que lui assassiné par les sbires du général Pinochet. Berio est également très
attaché à l’histoire, notamment celle de la musique dont il a découvert la
singularité pendant ses études au Conservatoire de Milan qui lui ont permis de
saisir la modernité italienne et de renouer avec la musique des XVIe
et XVIIe siècles, le compositeur Giorgio Federico Ghedini
(1892-1965), son professeur au Conservatoire de Milan qui en sera le directeur
de 1951 à 1962, s’étant notamment illustré par la publication d’œuvres de Giovanni
Gabrieli, Claudio Monteverdi et Heinrich Schütz entre 1943 et 1953 et par la
transcription en 1931 des Quatro pezzi di
Girolamo Frescobaldi, qui ont profondément marqué Berio. Regrettant
amèrement d’avoir été privé de tout contact avec l’évolution de la musique du début du XXe siècle pendant ses années de formation à cause
de la censure fasciste, Berio vouait ce régime et surtout le nazisme aux
gémonies. Pourtant, à Darmstadt, il se révolta contre la dictature du
dodécaphonisme puis du sérialisme. « Sous la surface brillante de la
libéralité artistique contemporaine, une sorte de fascisme plus subtile est en
train de prendre forme, dira-t-il, un fascisme déguisé qui, tout en ne nous
privant, pour le moment, d’aucune "information" courante, menace
tout de même de changer nos consciences et la reconnaissance de nos
responsabilités face à la musique en tant qu’acte social. Jamais le Compositeur
n’a été aussi dangereusement proche de devenir une figure étrangère, ou
purement décorative, dans sa propre société. » Mais Berio n’a pas pour autant
vraiment condamné le sérialisme, qu’il intègre volontiers dans sa palette de
compositeur. La pensée sérielle reconnaissait-il était un outil permettant de
maîtriser cette complexité du travail sur les transformations de sons
enregistrés. « Maderna et Berio, écrit le musicologue-éditeur-fondateur de
Contrechamps Philippe Albèra en 2007, se situent aux antipodes du projet de
création d’un langage nouveau. Ils s’engagent au contraire dans un travail de
réinterprétation et de transformation des multiples "langages" existants », projet dont Coro est
assurément la synthèse. Ce à quoi il convient d’ajouter l’expérience du Studio
de Phonologie de Milan que Berio a initiée en 1954 notamment dans Thema (Omaggio a Joyce) où il intègre la
pratique du découpage de textes, ici de James Joyce, du prélèvement de
fragments et des transformations tuilées ensuite en couches superposées dans un
minutage précis, ce qui permet à Berio d’exploiter la multiplication des
significations déjà mise en œuvre dans le texte littéraire, commente Alain
Poirier. Ainsi, la transformation est omniprésente dans la musique de Berio
depuis les premières années 1950 avec des œuvres comme Différences, Nones et Allelujah II, puis devient primordiale
dans le cadre de ses recherches au Studio de Phonologie avec Thema, dont les sources sont Stravinski
et Mahler pour leur aptitude à la métamorphose, que l’expérience de
l’électronique renforce chez Berio.
Pour ce qui concerne la
spatialisation, nombre d’œuvres conçues après 1955 redistribuent les effectifs,
à l’instar de Gruppen (1955-1957)
puis de Carré (1958-1960) de
Karlheinz Stockhausen, Domaines
(1968), Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975)
puis Repons (1981) de Pierre Boulez, Duel (1959), Terrelektorh (1966) et Nomos
Gamma (1968) de Iannis Xenakis, Quodlibet
(1991) d’Emanuel Nunes… Les quatre-vingts musiciens de Coro sont constitués en duos voix/instrument, la répartition
particulière des chanteurs les dispersant autant sur les plans visuels
qu’acoustiques selon des affinités de registres avec les instruments de
l’orchestre (quinze bois, onze cuivres, quatorze cordes, percussion, orgue
électronique, piano), le tout installé sur quatre plateaux (I - à gauche du
piano et du chef sept sopranos, quatre basses, violon, quatre flûtes,
hautbois, clarinette basse, basson, deux trompettes, trombone ; à droite du
piano et du chef neuf contraltos, quatre altos, cor anglais, deux clarinettes,
saxophone alto, trompette ; II - trois sopranos, contralto, six ténors,
basse, deux violons, trois violoncelles, clarinette piccolo, basson, deux cors,
trompette, trombone, orgue ; III - trois ténors, cinq basses, violoncelle,
trois contrebasses, saxophone ténor, contrebasson, cor, trombone ; IV [au
centre] - ténor, trompette, deux percussionnistes avec une prédilection pour
les tam-tams, de loin les plus sollicités [ici c’est à la VIe Symphonie
et au Chant de la Terre de Mahler que l’on songe], guiro
et grelots). Cette préoccupation de l’espace est une constante chez Berio,
puisque remontant à 1956 avec Allelujah I
retravaillé en 1958 avec Allelujah II
dont il répartit l’orchestre en six zones pour éviter la polarisation sur une
seule zone de registre. Il prolonge cette expérience dans Passaggio (1962), avec un ensemble instrumental dans la fosse comme
Noces de Stravinski et un autre
dispersé dans la salle, puis ce seront Sinfonia
(1968), Chemins III (1968/1973), Points on the curve to find (1974), Formazioni (1987), Ekphrasis (1996)…
La vocalité de Coro se place dans le sillage des œuvres
qui l’ont précédée, de Thema à Epifanie, Circles et Sequenza III,
qui, par le biais de la voix de la première épouse du compositeur Cathy Berberian, présentent
un condensé du parlé au chanté le plus pur avec tous les intermédiaires
incluant le parlé rythmique sur phonèmes ou onomatopées considérant que la
voix, quelle que soit sa forme d’émission, est toujours signifiante, Berio usant
ici de l’ensemble des techniques qu’il a utilisées dans ses œuvres précédentes,
comme dans les combinaisons du chanté, de la décomposition du texte en phonèmes
et du chanté en inflexions rythmiques exposées dans la première partie, tandis
que l’évolution vocale épouse celle des quatre parties de l’œuvre, le parcours
de la partie suivante étant comparable dans sa progression à la précédente, tandis
que des hauteurs approximatives ouvrent la troisième partie, avec le parlé
rythmique pour aboutir à la superposition polyphonique de ces caractéristiques,
tandis que la dernière partie utilise pour l’essentiel la superposition entre
les modes d’écriture, avec, formant un contraste, le retour du chanté dans l'hymne à l’amour que constitue le Cantique des
Cantiques, point culminant de l’œuvre conclue au moment où le compositeur épousait en secondes noces la musicologue Talia Pecker à qui Coro
est dédié, qui conduit aux deux développements qui achèvent la partition.
Didactique, pénétrant et clair, illustré
de tableaux synoptiques des structures littéraires et musicales de l’œuvre, l’énumération
des sources diverses, populaires (croate, gabonaise, indiennes, sioux,
navaho, zuni, péruvienne, polynésienne, perse, italiennes) et savantes, et
remarquablement écrit, et bien que l’auteur conclut son introduction en
affirmant qu’il faut laisser « l’œuvre parler d’elle-même », cet
ouvrage s’adresse autant aux musiciens, professionnels et amateurs, qu’aux mélomanes
fervents et aux lecteurs épris de culture générale, le style d’Alain Poirier évitant le docte,
le jargon et la logorrhée des « spécialistes ». Seul regret
considérant la quantité de références et de renvois, l’absence d’index des noms
et des œuvres cités dans le livre qui auraient été fort utiles.
Alain Poirier, « Luciano Berio, Coro ». Editions Contrechamps, Genève. Collection Poche. 240 pages, publié en 2023 (15,00 €)