La musique de Louise Farrenc (1804-1875) constitue pour beaucoup de musiciens et de mélomanes une véritable découverte… voire une authentique révélation. Une compositrice qui, à l’écoute du double album publié par le label Erato, n’a rien à envier à ses confrères européens de la même époque. L’on pense en effet à Camille Saint-Saëns (1835-1921) en France, à Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847) en Allemagne ou à Giuseppe Martucci (1856-1909) en Italie, pour ne citer que deux de ses contemporains qu’elle précède pourtant d’un demi-siècle.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, peu de femmes ont pu s’exprimer librement en musique hors des cercles privés. Si les concertistes n’étaient pas nombreuses, il leur était plus encore impossible de s’exprimer comme compositrice, les femmes étant systématiquement reléguées à la procréation, les hommes leur déniant le droit à la création, qu’ils soient leur père, leur frère, leur mari, leurs professeurs, leurs collègues… Il suffit de se remémorer le sort de Maria Anna (Nannerl) Mozart-von Berchtold zu Sonnenburg, Fanny Mendelssohn-Hensel, Clara Wieck-Schumann ou Alma Schindler-Mahler… Louise Farrenc fait exception, puisque, d’une lignée de musiciens, elle eût en outre la chance d’être soutenue par son mari dans l’expression de son art et dont elle adopta le nom pour exercer son art…
Louise Farrenc constitue de fait un cas à part, puisque c’est sous son nom d’épouse qu’elle s’inscrit dans l’histoire de la musique. Héritière de Beethoven par ses maîtres, née à Paris le 31 mai 1804 sous le nom de Jeanne-Louise Dumont d’une famille d’artistes comptant dans ses rangs musiciens et sculpteurs - son père, Jacques-Edmé Dumont, et son frère, Auguste Dumont, sont sculpteurs -, elle s’imposera sous le patronyme de son mari, le flûtiste, musicologue et éditeur de musique Aristide Farrenc (1794-1865) épousé en 1821.
Elle commence l’étude du piano avec sa marraine, disciple de Muzio Clementi (1752-1832), qui eut une influence notable sur Beethoven tandis que Mozart le considérait comme un « charlatan, à l’instar de tous les Italiens ». Louise Farrenc devient ensuite l’élève du Bohémien Ignaz Moscheles (1794-1870) - pianiste virtuose proche de Beethoven -, et de l’Autrichien Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), disciple de Mozart et de Clementi, tandis qu’elle prend des leçons d’harmonie avec le compositeur Antoine Reicha (1770-1836). Etudes qu’elle interrompt à son mariage, avant de les compléter auprès du même Reicha avec l’apprentissage du contrepoint, de la fugue et de l’instrumentation. Conscient des dons de son épouse, Aristide Farrenc crée pour elle les Editions Farrenc et devient rapidement son impresario. En 1842, elle est la première femme à être titulaire d’une classe de piano pour les femmes, après Hélène de Montgeroult (1795-1798), au Conservatoire de Paris où elle enseignera jusqu’en 1872. Elle sera soutenue par les plus grands musiciens de son temps, notamment par Robert Schumann, qui a fait l’éloge de son Air russe varié pour piano op. 17 en 1836, ou Joseph Joachim, qui participe à la création de son Nonette pour cordes et instruments à vent en 1850, un an après la première publique de sa Symphonie n° 3 par l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire… Après sa mort à Paris le 15 septembre 1875, elle restera dans l’ombre jusqu’en 1995, année où la Fondation allemande pour la recherche décide de financer au sein de l’Université Carl von Ossietzky d’Oldenburg en Basse-Saxe la publication complète de son œuvre dans le but de la rendre accessible aux musicologues et aux interprètes avec le concours de l’éditeur allemand Florian Noetzel Verlag.
Conçue en 1841, sa Symphonie n° 1 en ut mineur op. 32 est créée avec succès à Bruxelles le 23 février 1845 sous la direction de François-Joseph Fétis puis reprise à Paris par la Société des Concerts du Conservatoire dirigé par Narcisse Giraud le 17 avril suivant, Salle du Conservatoire, où seront également données ses deuxième et troisième symphonies, respectivement les 3 mai 1846 et 22 avril 1849. « Il résulte de l’audition de la symphonie de Madame Farrenc, écrit le critique du journal la Belgique musicale à l’issue de l’exécution de la première symphonie, que, par exception à ce qui s’était vu jusqu’à ce jour, il peut être donné à une femme de marcher avec succès dans l’épineuse et sérieuse voie des Haydn, des Mozart, des Beethoven. L’œuvre de Madame Farrenc dénote du caractère, de la hardiesse et de la chaleur, et les masses instrumentales y sont mises en mouvement avec une entente remarquable des effets. » La Symphonie n° 2 en ré majeur op. 35 est de 1845. Achevée en décembre, elle est créée à Paris Salle du Conservatoire le 3 mai 1846 sous la direction de Théophile Tilmant. 3Jamais femme n’a poussé plus loin la science de l’instrumentation, écrit Christian Rémy dans l’Etoile, ses dessins d’orchestre sont corrects en tous points ; avec peu de bruit, elle produit de beaux effets, à la façon des grands maîtres. Tout ce qui ressort de l’imagination est du domaine des femmes ; Madame Farrenc a semé dans son œuvre une richesse de mélodie peu commune. » Achevée en 1847, la Symphonie n° 3 en sol mineur op. 36 de laquelle Farrenc qui en exclut les trompettes renvoie à Mendelssohn et Schumann. Elle est la plus connue et appréciée de sa trilogie symphonique. « L’œuvre de cette artiste émérite renferme des beautés de premier ordre, rapporte Le Ménestrel. L’orchestration est riche, originale, et les mélodies y sont développées avec un talent remarquable. […] Le thème de l’adagio et du scherzo sont les parties les plus saillantes de cet ouvrage qui achève de placer Madame Farrenc au rang de nos premiers compositeurs. »
Laurence Equilbey et son Insula Orchestra sont les premiers à proposer au disque l’intégrale des symphonies et des ouvertures de Louise Farrenc sur instruments d’époque. Aux symphonies impaires parues en 2021, s’ajoutent l’élément central du triptyque, la Symphonie n° 2 en ré majeur op. 35, ainsi que les deux premiers essais symphoniques de la compositrice, les Ouvertures n° 1 en mi mineur op. 23 et n° 2 en mi bémol majeur op. 24 de 1834, le tout joué avec allant, la dynamique et l’éclat des lignes étant mises en valeur par un engagement particulièrement communicatif qui dit combien Laurence Equilbey apprécie la création de la compositrice « où l’urgence contraste avec des moments plus poétiques », situant clairement cette musique qu’elle joue avec générosité à la croisée du classicisme et du romantisme germaniques, soulignant l’orchestration foisonnante et la fluidité de l’écriture qui placent également les œuvres dans la tradition française, le tout enrichi par une palette sonore aux couleurs et nuances infinies, une thématique finement ciselée aux développements délectables, ce que les instruments d’époque mettent en valeur avec ductilité.
Bruno Serrou
2 CD Erato/Warner Classics 5054 197522109. Enregistré en 2021 (CD 1) et
2022 (CD 2). Durée : 1h 53mn 30s. DDD
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