Annecy. Photo : (c) Bruno Serrou
Héritier
de l’académie internationale d’été créée en 1969 par la pianiste Eliane
Richepin, élève d’Alfred Cortot, Marguerite Long et Yves Nat qui en a confié la
destinée en 1998 à son disciple Pascal Escande, par ailleurs directeur du
Festival d'Auvers-sur-Oise depuis 1981, l’Annecy Classic Festival prolonge le
mouvement impulsé par son inspiratrice en se faisant l’ardent défenseur des
jeunes générations de musiciens tout en accueillant les artistes les plus
réputés dans le monde, français ou étrangers, particulièrement russes.
Car,
depuis 2010, alors qu’il affrontait de graves difficultés financières, le
festival annécien a déployé la voilure grâce à l’intérêt d’un mécène russe passionné
de musique autant que de la cité lacustre, champion du pianiste Denis Matsuev devenu
l’« âme du festival », l’homme d’affaires Andreï Cheglakov, et de sa
fondation AVC Charity, intérêt qui a suscité une participation plus conséquente
de la Ville et de son agglomération, ainsi que du Conseil général de
Haute-Savoie. Avec cette manne inespérée, l’audience du festival atteint une
dimension internationale, attirant les artistes les plus réputés et un
rendez-vous majeur de l’été musical français qui a conquis plus de 8000
spectateurs en dix jours en 2012. Cela grâce notamment aux résidences d’orchestres
parmi les plus prestigieux au monde renouvelées tous les trois ans. Ainsi,
après le Royal Philharmonic Orchestra de Londres et Charles Dutoit (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/08/la-manne-musicale-dannecy-le-annecy.html),
c’est au tour de l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg et de son
directeur musical Yuri Temirkanov, qui, en début de festival, a confié son glorieuse
phalange à Jean-Claude Casadesus, avant de diriger lui-même les deux derniers
concerts 2013.
Cette
quatrième édition, cadre du renouvellement pour trois ans de la convention qui lie
le festival et la Fondation AVC Charity, a conforté le projet artistique de la
manifestation annécienne consistant à réunir stars et musiciens des générations
montantes, étudiants de conservatoires dans le cadre de master classes, et,
pour la première fois cette année, un campus d’orchestre réunissant de jeunes
étudiants et professionnels âgés de 9 à 20 ans, français et russes, en
partenariat avec la ville d’Irkoutsk et l’Orchestre des Etoiles du Lac Baïkal,
le tout fondu le temps de l’académie au sein de l’Annecy Campus Orchestra.
Annecy Classic Festival, église Sainte-Bernadette. Annecy Campus Orchestra, Leonid Bezrodniy (direction). Photo : (c) Annecy Classic Festival, Yannick Perrin
Dirigé
par deux chefs, cet orchestre de jeunes, où l’on distinguait les musiciens
russes par leur uniforme entièrement bleu (chemisier blanc torsadé) pour les
filles, et bleu et noir (chemise blanche) pour les garçons, toutes et tous portant
pantalon, des musiciens français, de noir vêtus, filles en robes, a présenté en
l’église Sainte-Bernadette à l’acoustique parfaitement adaptée aux concerts
symphoniques avec son grand mur réflecteur de sons, un véritable patchwork d’œuvres
du grand répertoire, la première partie étant plus homogène que la seconde. Sous
la conduite ferme mais peu nuancée de Fayçal Karoui, qui a prononcé un trop
long discours en prologue du concert, deux œuvres d’Edvard Grieg étaient inscrites,
la première suite de Peer Gynt et le Concerto pour piano et orchestre en la
mineur. Placé au deuxième rang côté queue de l’imposant Yamaha de concert qui
cachait les deux-tiers des effectifs, je n’ai pu qu’entendre les sonorités de l’orchestre
sans voir les jeunes musiciens les forger, à l’exception des quatorze
violoncellistes et des deux contrebassistes, ainsi que quatre des premiers
violons, n’entre-apercevant que les jambes des seconds et des altos et ne
faisant qu’entendre les sons rauques des instruments à vent et les timbales. Ce
qui s’est avéré peu favorable aux musiciens, car ainsi l’écoute n’en était que
plus concentrée, mettant en relief plus que de raison les attaques plus ou
moins précises et les sonorités plus ou moins flatteuses des jeunes
instrumentistes, dans une partition, Peer
Gynt, à l’orchestration fluide et aérienne et aux élans d’un onirisme et d’une
suavité délicats. Mais il convient de juger cet orchestre non pas selon les
exigences des formations professionnelles, ni même des orchestres de jeunes
dont le recrutement se fait à partir de 16 ans et jusqu’en fin de troisième
cycle de CRR voire de CNSM, de Hochschule, etc. Rayonnant de l’heureuse
perspective de jouer avec ce jeune ensemble, Denis Matsuev s’est assis devant
le clavier du puissant Yamaha qui l’attendait depuis le début du concert, posant
vivement ses mains imposantes sur les touches, tandis que les timbales résonnaient
loin derrière le couvercle du piano. Sans doute poussé par l’enthousiasme, le pianiste
russe s’est fait peu nuancé, jouant fermement et vigoureusement, si bien que l’on
n’entendait guère l’orchestre, l’instrument soliste prenant le pas sur ce
dernier, au point de donner l’impression que Grieg avait écrit une sonate pour
piano avec orchestre obligé. Jouée tout en force, l’œuvre en a perdu sa poésie
et sa fraîcheur, et l’Allegro final s’est
avéré excessivement dur, au point que sons et timbres ont saturé l’écoute.
Annecy Classic Festival, église Sainte-Bernadette. Annecy Campus Orchestra, Fayçal Karoui, David Matsuev et Leonid Bezrodniy. Photo : (c) Annecy Classic Festival, Yannick Perrin
La
seconde partie du programme était dirigée par le chef résident de l’Orchestre
des Etoiles du Lac Baïkal, Leonid Bezrodniy, qui, à travers un choix d’œuvres pour
le moins éclectique voire sans queue ni tête, a indubitablement voulu faire
travailler à ces jeunes en formation un large éventail de pages célèbres aux
styles divers. Pouvant enfin voir la totalité des musiciens, j’ai découvert
parmi les seconds violons, placée au premier rang face au chef, une fillette d’une
dizaine d’années aux longues tresses blondes réunies sur le sommet du crâne jouant
fièrement un violon trois-quarts, le regard fortement concentré se portant tour
à tour sur sa partition, sur le chef et sur sa chef d’attaque, en vraie
professionnelle. Après une ouverture de Carmen
menée tambour battant - elle le sera plus encore lorsqu’elle sera reprise à la
fin dans deux bis, le second sous la conduite de David Matsuev -, suivie d’un Beau Danube bleu bouillonnant, d’un Sachido de Revaz Lagidze et d’une Danse du sabre de Khatchatourian
tonitruants, et d’une Valse-fantaisie
de Glinka un peu contrainte. Pour finir, Leonid Bezrodnyi a lancé la Marche de Radetzky de Johann Strauss
père tandis que Fayçal Karoui faisait son apparition sur le côté pour inciter
le public à claquer des mains à la façon du public assistant au Concert du
Nouvel An de la Philharmonie de Vienne… Malgré ce programme un brin tapageur,
il convient de se féliciter de l’existence d’une telle académie d’orchestre qui
permet à de jeunes musiciens en formation de se confronter à diverses cultures.
Reste à souhaiter que les programmes préparés soient plus ambitieux et les œuvres
travaillées plus significatives.
La
veille de ce concert, une longue et belle soirée de piano a été organisée dans
le grand salon de l’Impérial Palace aux fenêtres donnant sur le lac d’Annecy.
Une « Nuit du piano » de six heures dont Eliane Richepin est l’initiatrice
avant que le concept soit repris ailleurs, durant laquelle se sont succédé cinq
jeunes pianistes. C’est une fillette de dix ans répondant au nom de Varvara
Kutuzova qui a ouvert la soirée, en guise de prélude. Présentée par Denis
Matsuev, qui l’a découverte cette année au concours Astana Piano Passion dont
il est le directeur, la jeune prodige russe a déjà remporté de nombreux concours.
Titulaire de bourses prestigieuses, elle joue déjà avec les grands orchestres
de son pays. Vêtue d’une longue robe rouge échancrée telle une enfant que les
adultes voient trop tôt femme, elle a joué avec simplicité et ténacité un
programme couvrant tous les époques et les styles, de Joseph Haydn (Sonate n° 32) à Serge Rachmaninov (Barcarolle op. 10/3) en passant par
Félix Mendelssohn-Bartholdy (Chanson sans
paroles : Distaff), Frédéric
Chopin (Préludes op. 28/4 et 7, Valses
n° 8 et 14) et Claude Debussy (Docteur Gradus ad Parnassum).
Sunwook Kim. Photo : DR
Après
ce charmant et juvénile prologue, le programme de la soirée en tant que tel a
été ouvert par le Coréen de 25 ans Sunwook Kim avec un programme
remarquablement conçu, ce qui trahit la maturité intellectuelle de ce pianiste
qui reste à ce jour le plus jeune lauréat du Concours de Leeds qu’il a remporté
à 18 ans, en 2006. Un programme à la façon de Maurizio Pollini, commençant avec
la Partita n° 1 en si bémol BWV 825 de Jean-Sébastien Bach, jouée avec
une digitalité impressionnante mais avec une conception trop distanciée, suivie
par les toujours rares Variations pour
piano op. 27 d’Anton Webern auxquelles le jeune coréen a donné toute la
poésie et la magie de timbres, et concluant sur une Sonate n° 28 en la majeur op. 101 de Beethoven techniquement
impeccable mais trop raide et déshumanisée.
Sanja Bizjak. Photo : (c) Annecy Classic Festival, Yannick Perrin
Plus
engagée et personnelle, la prestation de Sanja Bizjak a confirmé tout le bien
que j’en ai écrit ici même en avril dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/sanja-bizjak-jeune-pianiste-serbe-dans.html).
La belle et brillante pianiste serbe a conforté cette impression première dans
un répertoire plus large dans lequel elle a excellé tout autant, commençant sa
prestation sur trois Mazurkas op. 63
de Chopin suivies de deux magistrales Etudes
de Debussy (Pour les notes répétées
et Pour les arpèges composés). La suite
de son programme reprenait quatre des pages dans lesquelles elle s’était splendidement
illustrée Salle Cortot et qu'elle a jouées avec autant de force poétique, Vallée d’Obermann
extrait de la première des Années de
Pèlerinage de Franz Liszt et trois Etudes-Tableaux
op. 33 de Rachmaninov.
David Kadouch. Photo : (c) Annecy Classic Festival, Yannick Perrin
Après
avoir déçu dans la Ballade n° 4 en fa
mineur op. 52 de Chopin sans carrure ni engagement, comme s’il se réservait
pour le morceau de roi qui s’ensuivait, David Kadouch a brossé des Tableaux d’une exposition de Moussorgski une lecture imposante et colorée, abordés
avec
Cette ample partition de trente-cinq minutes se présente
tel un grand poème pianistique en dix saynètes soudées par le superbe thème
russe richement harmonisé de la Promenade
qui se présente à quatre reprises dans le développement de la pièce. En fait de
piano, c’est bel et bien un orchestre symphonique entier que le compositeur
russe déploie dans son ouvrage sans équivalent dans le répertoire pour clavier,
tant l’évolution harmonique est riche et polymorphe, les résonnances infinies,
la palette sonore d’une richesse inouïe. De ses doigts d’airain courant comme
en apesanteur sur le clavier, le corps ne bougeant guère bien qu’il s’avère
d’une présence indubitable, Kadouch se joue avec entrain et spontanéité des
phénoménales difficultés de l’œuvre et réussit la gageure de donner une vie
propre à chaque tableau qui semble se présenter sous les yeux de l’auditeur
tant le pouvoir de suggestion est prégnant dans cette exécution d’une énergie
singulière.
Yulianna Avdeeva. Photo : DR
C'est
à Yulianna Avdeeva qu’a été confié le soin de conclure la soirée. La pianiste
russe s’impose par un toucher puissant, l’amplitude de ses mains, sa stature
noble et sa façon de se tenir devant le clavier dos cambré et statique. Russe
jusqu’au bout de ses doigts d’acier, Schubert ne lui sied guère. Du moins à en
juger par les trois premiers Klavierstücke
D. 946 sur lesquels elle a porté son dévolu et qui me sont apparu comme un
char de l’armée russe traversant sans égard un champ de coquelicots. La Ballade n° 1 en sol mineur op. 23 de
Chopin était plus conforme et sans pathos, mais c’est dans la Sonate n° 7 en si bémol majeur op. 83 de
Serge Prokofiev qu’Avdeeva a attesté de son énorme potentiel, restituant les
multiples facettes de cette riche partition avec un engagement de chaque
instant, magnifié par un nuancier d’une ampleur et de nature impressionnante.
Astrig Siranossian et, à l'arrière-plan, Andryi Dragan. Photo : Annecy Classic Festival, Yannick Perrin
Agée
de 24 ans, accompagnée par un pianiste ukrainien de deux ans son aîné, la
violoncelliste française d’origine arménienne Astrig Siranossian, qui joue sur
un instrument de Francesco Ruggieri de 1676, est douée d’une éclatante
musicalité agrémentée d’une virtuosité éminemment naturelle qui s’est exprimée
pleinement dans une éblouissante interprétation de la belle Sonate pour violoncelle et piano en ut
majeur op. 65 que Benjamin Britten composa en 1961 pour le duo qu’il
constituait avec son ami Mstislav Rostropovitch. La Sonate n° 5 pour violoncelle
et piano en ré majeur op. 102/2 de Beethoven qui a précédé est apparue un
peu contrainte, la violoncelliste laissant la primauté au piano, fort bien tenu
il est vrai par Andryi Dragan jouant un Bösendorfer, comme s’il s’agissait, à l’instar des premières
sonates de Beethoven, de pages pour piano avec violoncelle obligé. La Grande fantaisie sur le thème du Barbier de
Séville op. 6 d’Adrien-François Servais d’un intérêt anecdotique n’avait d’autre
vertu que l’échauffement…
Bruno Serrou