mercredi 31 mai 2023

Sous l’empire du jazz symphonique, l’Orchestre de Paris électrisé par Klaus Mäkelä s’est illustré dans le tempétueux Belshazzar’s Feast de William Walton tandis que Sol Gabetta et son violoncelle on fait chanter Chostakovitch

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 30 mai 2023 

Klaus Mäkelä, Marc Korovitch, Richard Wilberforce et Ingrid Roose (chefs de choeur), Ji-Yoon Park (violon solo invitée), Willard White (baryton), Orchestre de Paris, Cambridge University Symphony Chorus, Choeur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert tonitruant cette semaine à la Philharmonie de Paris de l’Orchestre de Paris énergiquement dirigé par son directeur musical, Klaus Mäkelä (1)

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme de cette dernière semaine du mois de mai de l’Orchestre de Paris s’est ouvert sur la lourdement stalinienne Suite pour orchestre de variétés n° 1 op. 50b de Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Créée en 1988 à titre posthume plus de trente ans après sa composition, cette partition est plus connue du grand public sous le tire Suite de jazz n° 2 dont la septième des huit parties, l’obsédante Valse II, fait partie du „top five” de la musique du XXe siècle. Œuvre qui, à l’écoute dans sa globalité, semble sortie d’un cirque soviétique o exerçait le célèbre « Clown du soleil » Oleg Popov (1930-2016). De toute évidence, le jeune chef finlandais a pris un plaisir non feint à diriger ces pages richement orchestrées (deux flûtes/piccolo, hautbois, deux clarinettes, basson, quatre saxophones, cors, trompettes et trombones par trois, tuba, timbales, quatre percussionnistes, deux pianos, célesta, harpe, accordéon, guitare, cordes - 16, 14, 12, 10, 8), au point d’entraîner l’Orchestre de Paris dans un délire sonore et un enthousiasme superlatif.

Marc Korovitch, Richard Wilberforce et Ingrid Roose (chefs de choeur), Ji-Yoon Park (violon solo invitée), Klaus Mäkelä, Willard White (baryton), Orchestre de Paris, Cambridge University Symphony Chorus, Choeur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Autre première pour l’Orchestre de Paris dans une œuvre elle aussi emplie d’allusions au jazz et qui faisait son entrée à son répertoire, le tumultueux Belshazzar’s Feast (Fête de Balthazar) pour baryton, double chœur mixte et orchestre (avec dix-huit cuivres répartis en deux groupes distincts) de Sir William Walton (1902-1983). Composé entre 1929 et 1931 sur un livret du poète britannique Osbert Sitwell (1892-1969) tiré des Livres de Daniel et d’Isaïe, du Psaume CXXXVII (Au bord des fleuves de Babylone) et de l’Apocalypse de saint Jean, créé triomphalement au Festival de Leeds le 8 octobre 1931 sous la direction de Sir Malcolm Sargent, cet oratorio de moins de quarante minutes réparties en trois parties qui requiert un orchestre étoffé (deux flûtes, flûte piccolo, deux hautbois, trois clarinettes/clarinette en mi bémol/clarinette basse, deux bassons, contrebasson, saxophone alto, quatre cors, deux fanfares - incluant chacune trois trompettes, trois trombones, tuba -, timbales, quatre percussionnistes, orgue symphonique, piano, deux harpes, cordes - 16, 14, 12, 10, 8) se fonde sur un sujet maintes fois mis en musique, notamment par Georg Friedrich Haendel, le combat dramatique du peuple d’Israël déporté à Babylone par son tyran, le roi Balthazar, héritier de Nabuchodonosor, que Dieu conduira à sa perte au cours d'un fastueux dîner ruisselant d’or et de pierres précieuses. 

Willard White, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Cet oratorio empli de la terrifiante colère divine, de la plainte tragique devenant fureur du peuple élu captif, a été supérieurement chanté par le double effectif choral constitué du Chœur de l’Orchestre de Paris et du Cambridge University Symphony Chorus mêlés, les femmes en haut de la tribune derrière les hommes, tous deux impressionnants de puissance, de longueur de souffle, d’engagement, et par l’impressionnant narrateur de Sir Willard White dont la voix puissante et l’ardeur de l’interprétation faisant penser à celle d’un chanteur de gospels ont intensément résonné dans une acoustique judicieusement réverbérante, le tout porté par la direction flamboyante de Klaus Mäkelä.

Sol Gabetta, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Etrangement, le Concerto n° 2 pour violoncelle et orchestre en sol majeur op. 126 aux contours de symphonie concrtante se conformant à la traditionnelle découpe en trois partie - le mouvement lent, méditatif, se situant en premier, tandis que le finale se conclut comme le largo avait commencé, dans le registre grave du violoncelle seul qui, cette fois, va en s’éteignant -, que Dimitri Chostakovitch composa en 1966 pour son ami Mstislav Rostropovitch, qui, au reçu de la partition, s’exclama : « Je suis contaminé par cette œuvre. Elle semble très simple, mais elle sonne de façon étonnante, comme une sorte de révélation. » Cette œuvre concertante est plus intime, contenue, modérée que la majorité des partitions du compositeur russe, qui ménage ainsi de vertigineux éclats sonores dans le jaillissement de virulents fortissimi. Ce pénultième concerto de Chostakovitch a été joué avec un lyrisme brûlant par Sol Gabetta, dont le riche nuancier est confondant de plénitude et d’éblouissements sonores.

Sol Gabetta, Orchestre de Paris, Eric Sammut (en haut à droite). Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, sortant du traditionnel solo de virtuosité généralement offert par les solistes, Sol Gabetta a choisi de partager ce moment tant attendu par le public avec l’un des percussionnistes solistes de l’Orchestre de Paris, Éric Sammut, dans un arrangement d’une page de Manuel de Falla pour violoncelle et marimba.

Bruno Serrou

1) Je dédie cet article In Memoriam Janina Żuradzka, mère et grand-mère de musiciennes qui me sont chères, décédée ce mardi matin 31 mai 2023 à 6h30 à Katowice (Pologne) à l'âge de 80 ans (6 janvier 1943 - 31 mai 2023)

  

lundi 29 mai 2023

Première quasi clandestine à l’Opéra Comique en plein week-end de la Pentecôte du noir "Breaking the Waves" de Missy Mazzoli d’après le film éponyme de Lars von Trier

Paris. Opéra Comique. Salle Favart. Dimanche 28 mai 2023 

Missy Mazzoli (née en 1980), Breaking the Waves. Jarrett Ott (Jan Nyman), Sydney Mancasola (Bess McNeill). Photo : (c) Stefan Brion

Est-il possible de faire pire que de choisir le dimanche d’un long week-end de Pentecôte pour organiser la première d’un opéra contemporain, donc inconnu et difficile à « vendre », et annoncé scabreux à grand renfort de communiqués pour attirer l’attention du public, de la critique et des professionnels de la musique ? C’est ce que l’Opéra Comique vient de tenter, comme s’il entendait prier son public de ne « surtout pas venir »… En outre, nul programme de salle, juste un tiré à part de huit petites pages avec synopsis, interview réunissant compositrice et librettiste, et distribution. Rien sur l’œuvre elle-même, sur sa genèse, ses tenants et aboutissants, rien sur les artistes intervenants, concepteurs, créateurs, chanteurs, chœur, orchestre, chef, metteur en scène…

Missy Mazzoli (née en 1980), Breaking the Waves. De gauche à droite, Susan Bullock (Mother), Wallis Giunta (Dodo McNeill), Sydney Mancasola (Bess McNeill), Jarrett Ott (Jan Nyman), Andrew Nolen (Councilman), et choeur Aedes. Photo : (c) Stefan Brion 

Pourtant, agréable surprise, le public mélomane ne se met pas totalement au vert en un tel contexte. Preuve en est la salle quasi comble de l’Opéra Comique ce dimanche après-midi pour la première des trois représentations de l’opéra Breaking the Waves (Briser les vagues) de Missy Mazzoli d’après le film éponyme du réalisateur danois Lars von Trier sorti en 1996. L’on pouvait s’attendre au pire côté scabreux et brutal à la lecture et à l’écoute de l’avertissement trash figurant sur tous les supports et les annonces de la Salle Favart.

Missy Mazzoli (née en 1980), Breaking the WavesSydney Mancasola (Bess McNeill), choeur Aedes. Photo : (c) Stefan Brion

Cet opéra est le deuxième de la compositrice états-unienne Missy Mazzoli, qui est en train de travailler sur le cinquième que lui a commandé le Metropolitan Opera de New York. Née le 27 octobre 1980 à Landsdale (Pennsylvanie), formée au Boston University College of Fine Arts, à la Yale School of Music où elle enseigne à son tour depuis 2006, et du Conservatoire royal de La Haye, où elle a été notamment l’élève de Louis Andriessen, elle est également pianiste et se qualifie de performer. Le quotidien The New York Times la considère comme « l’un des compositeurs les plus inventifs et les plus surprenants travaillant actuellement à New York ». Son premier opéra créé par le théâtre d’avant-garde de Greenwich Village de l’île de Manhattan The Kitchen en mars 2012 se fondait sur la vie et la mort de l’exploratrice-écrivain suisse convertie à l’islam Isabelle Eberhardt (1877-1904). Elle a aussi été compositrice en résidence de 2012 à 2015 à l’Opéra de Philadelphie en collaboration avec la compagnie lyrique Gotham Chamber Opera, fonction qu’elle occupe en 2018 et 2019 au sein de l’Orchestre Symphonique de Chicago. En outre, elle travaille beaucoup pour le cinéma et pour la télévision.

Missy Mazzoli (née en 1980), Breaking the WavesSydney Mancasola (Bess McNeill), choeur Aedes. Photo : (c) Stefan Brion

Créé le 22 septembre 2016 à l’Opéra de Philadelphie, Breaking the Waves a pour librettiste le Canadien Royce Vavrek, qui a adapté pour la scène lyrique le film éponyme du cinéaste danois Lars von Trier Palme d’or du Festival de Cannes 1996. L'action se déroule au début des années 1970. Une jeune fille naïve, Bess McNeill, qui vit dans une petite communauté de la côte écossaise, s’éprend de Jan Nyman, homme mûr qui travaille sur une plate-forme pétrolière. Malgré l’opposition de leur entourage, ils se marient. Mais Jan repart sur sa plate-forme, tandis que Bess compte les jours qui la séparent de son retour, convaincue que leur amour est béni du ciel, d’autant qu’elle est certaine d’être directement connectée à Dieu. Mais Jan est soudain rapatrié à la suite d’un accident qui le laisse paralysé. Convaincu de la fidélité de sa femme, à qui il entend malgré tout offrir une relation charnelle, il la pousse à fréquenter d’autres hommes pour avoir des rapports sexuels et lui raconter ses expériences par le détail. Ce qu’elle refuse, jusqu’à ce que son mari tente de se suicider. Afin qu’il recouvre le goût à la vie, elle finit donc par lui obéir, et grâce à ses aventures, la santé de Jan semble s’améliorer. Mais alors qu’elle se trouve sur un navire, les marins tentent de la violer, et la poignardent, tandis que ses extravagances sexuelles finissent par parvenir aux oreilles de sa paroisse protestante qui décide de l’excommunier. Tandis que son mari retrouve l’usage de ses jambes, Bess meurt des suites de ses blessures. Pour éviter qu’elle soit enterrée comme une pécheresse, Jan vole le corps de Bess et le confie à l’océan.

Missy Mazzoli (née en 1980), Breaking the Waves11/ Sydney Mancasola (Bess McNeill), choeur Aedes. Photo : (c) Stefan Brion

Véritable parcours initiatique, cette œuvre est extrêmement noire et désespérée, fondée sur une langue anglaise plutôt crue mais pas de quoi avoir des « vapeurs » qui dit sans ambiguïté la part d’ombre de l’humanité mue par une musique dense et originale, puisant plus ou moins autant dans Leoš Janáček que dans Olivier Messiaen, rappelant aussi l’univers marin de Benjamin Britten, particulièrement celui de Peter Grimes, ouvrage qui conte aussi l’histoire d’un marginal rejeté et condamné par le bourg, avec un petit orchestre (flûte/piccolo, hautbois, clarinette en si bémol, basson/contrebasson, cor en fa, trombone, percussion, piano/synthétiseur, harpe, guitare électrique, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) très coloré auquel s’adjoint une discrète partie électronique. Son style combine subtilement l’inattendu et le conventionnel, ce qui a pour résultat « une musique dont les gens se sentent très proche », comme la compositrice l’a déclaré sur France Musique, mais qui maintient l’attention d’un bout à l’autre de l’exécution de l’œuvre. L’écriture vocale est raffinée et exigeante, souvent tendue et haut perchée, mais n’évolue guère.

Missy Mazzoli (née en 1980). Breaki,g the Waves. De gauche à droite : Elgan Llŷr Thomas (Dr Richardson), Susan Bullock (Mother), Andrew Nolen (Councilman), Sydney Mancasola (Bess McNeill), Wallis Giunta (Dodo McNeill), et choeur Aedes. Photo : (c) Stefan Brion

La production présentée par l’Opéra Comique est celle que le Scottish Opera a confiée au metteur en scène Tom Morris, OBE directeur du Royal National Theatre de Londres et du Bristol Old Vic Theatre, pour une tournée commencée à Edinburgh dans le cadre de l’édition 2019 du célèbre Festival International. Sur une scénographie tournante dépouillée de Soutra Gilmour qui situe clairement l’action de chacune des dix-neuf scènes réparties en trois actes précédés d’un prologue mise en relief par les lumières sombres et contrastées de Richard Howell, le metteur en scène britannique signe une direction d’acteur au cordeau, faisant des chanteurs d’authentiques comédiens. La distribution est parfaite, que ce soit les deux rôles principaux, la soprano lyrique californienne Sydney Mancasola, Bess McNeill éperdue à la voix somptueuse, jeune femme vouée à Dieu et surtout à l’Amour, au point de se sacrifier pour l’homme de sa vie qui la conduit à se donner à tous les hommes qui passent à sa portée au risque d’être rejetée par la communauté de son village et par les puritains de sa paroisse, et le baryton Jarrett Ott, hallucinant Jan Nyman fou de désespoir. Autour d’eux, la magnifique Dodo McNeill de la mezzo-soprano canadienne Wallis Giunta, la froide Mère de Bess Susan Bullock au large vibrato, l’excellent Dr Richardson du ténor écossais Elgan Llyr Thomas, la basse étatsunienne Andrew Nolen dans le rôle de Conseiller, ainsi que les trois solistes membres du remarquable chœur d’hommes de l’Ensemble Aedes qui, à l’instar de la totalité de l’équipe de chanteurs, s’imposent comme d’authentiques comédiens. Dans la fosse, l’Orchestre de Chambre de Paris éblouit par la qualité de ses timbres, sa virtuosité instrumentale, sa concentration qui sert brillamment la partition, sous la direction limpide, précise et variée de Mathieu Romano, disciple de Pierre Boulez, Susanna Mälkki et François-Xavier Roth, entre autres.

Bruno Serrou 

samedi 27 mai 2023

Marek Janowski a retrouvé l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans l’ultime symphonie de Bruckner et le 23e Concerto pour piano de Mozart avec Mao Fujita

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 26 mai 2023

Marek Janowski, Nathan Mierdl (Violon solo), Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Retour vendredi soir Marek Janowski, qui, à quatre vingt quatre ans, reste tel qu’il était en 1984, année où je l’ai rencontré et vu diriger pour la première fois l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dénommé à l’époque Nouvel Orchestre Philharmonique (NOP) : jamais content, exigeant à l’excès, raide de tenue, avare en sourires, mais surtout maître de son art, geste précis et souple, laissant les pupitres solistes s’exprimer seuls…

Marek Janowski, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce vendredi 26 mai, il retrouvait la phalange qui acquit grâce à lui une qualité enviable durant ses mandats qui l’on reconduit pendant seize ans, de 1984 à 2000 au poste de directeur musical, en faisant le navire amiral des formations musicales de Radio France, devant l’Orchestre National de France. Le programme qui lui était confié correspond précisément à ceux dans lesquels il excelle, Mozart, qu’il dirigeait souvent, notamment lorsque je travaillais Théâtre du Châtelet avec Paul-Yvon Kapp alors délégué artistique du NOP, et Bruckner, dont il est un éminent connaisseur, à l’instar de Richard Wagner et de Richard Strauss.

Marek Janowski, Mao Fujita, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux compositeurs autrichiens donc à l’affiche de ce concert dirigé par Marek Janowski. Créé à Vienne en 1786, le Concerto pour piano et orchestre n° 23 en la majeur KV. 488 de Wolfgang Amadeus Mozart a confirmé la qualité d’écoute du chef allemand pour le soliste, cette fois le Japonais Mao Fujita, vainqueur du Concours Clara Haskil 2017, disciple de Kirill Gerstein à Berlin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/05/theatre-des-champs-elysees-christian.html) qui, à vingt-cinq ans, a brillé par son toucher limpide et aérien, et impressionne par la qualité de son chant dans l’Adagio central. En bis, Mao Fujita a donné un étincelant Prélude op. 12/7 "Harpe" de Serge Prokofiev.

Mao Fujita, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais c’est dans l’ultime opus d’Anton Bruckner resté inachevé que l’on attendait le plus Marek Janowski. Car nombreux sont ceux qui savent combien le chef allemand excelle dans sa conception de l’univers du compositeur de Linz que le mode musical célèbrera le bicentenaire de la naissance l’année prochaine, particulièrement dans les trois mouvements complets de la Symphonie n° 9 en ré mineur A. 124, œuvre que Bruckner a dédiée « au bon Dieu », qui, sans doute très content de cette dédicace, rappela le compositeur auprès de Lui avant-même que l’œuvre fut terminée. Dans des tempos relativement serrés, la dynamique contrastée, puissante laissant respirer largement les longs crescendos de la partition, avec des plages de grande poésie, mais des cuivres un peu trop sonores, se répercutant sur le mur derrière eux (huit cors dont quatre alternant les Wagnertuben, tuba, trois trombones, trois trompettes), comprimant parfois le contrechant des cordes, mais un Scherzo aux sonorités flatteuses, tandis que l’immense ode funèbre qu’est l’Adagio, qui dépasse à lui seul les vingt-cinq minutes, a sonné avec une extrême solennité. Pourtant, à la fin du concert, le chef allemand ne semblait pas très épanoui…


Marek Janowski, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

A noter que seuls dix des quatre vingt huit musiciens présents sur le plateau de l’Auditorium de Radio France pour cette exécution de la Neuvième de Bruckner étaient parmi les membres du Philhar’ à l’époque où Marek Janowski en était le directeur musical, voilà vingt-trois ans…

Bruno Serrou

vendredi 26 mai 2023

Jean-Paul Gasparian enlumine le piano de Claude Debussy dans la salle à l’acoustique boisée de la Fondation Singer-Polignac

Paris. Fondation Singer-Polignac. Jeudi 24 mai 2023 

Jean-Paul Gasparian, Fondation Singer-Polignac. Photo : (c) Bruno Serrou

Récital somptueux de Jean-Paul Gasparian jeudi soir dans le cadre splendide à l’acoustique flatteuse de la salle de concert comble de la Fondation Singer-Polignac, implantée dans la cossue avenue Georges Mandel. Sur un grand Steinway parfaitement réglé, le pianiste a donné le programme Claude Debussy qui a fait l’objet de son dernier CD à ce jour (voir le compte-rendu http://brunoserrou.blogspot.com/.../cd-lensorcelant-piano...), suscitant l’admiration des nombreux professionnels venus pour l’occasion. Le pianiste a ajouté en bis un délectable mouvement lent au chant suprême de la Sonate n° 2 en si bémol mineur op. 36 de Serge Rachmaninov.

Jean-Paul Gasparian, Fondation Singer-Polignac. Photo : (c) Bruno Serrou

Elégant et sans apprêts de tenue et de jeu, Jean-Paul Gasparian exhale de ses longs doigts des sonorités liquides, pleines et moelleuses, constituées de graves profonds, d’aigus lumineux et d’un médium aux résonances épanouies. Le tout offre à entendre un piano toujours charnel, le toucher perlé et le son onctueux de Gasparian suscitant des harmoniques amples et colorées, confortant ainsi grandeur nature ce que le disque livre déjà pleinement. Mais écouter en direct dans l’excellente acoustique boisée de l’hôtel particulier de la Fondation Singer-Polignac les mêmes œuvres et dans le même ordre que celles enregistrées s’est avéré être un véritable régal pour l’oreille et pour les yeux.

Jean-Paul Gasparian, Fondation Singer-Polignac. Photo : (c) Bruno Serrou

Surtout considérant le fait que l’écoute s’est déroulée sur le lieu-même où a été réalisé l’enregistrement et sur le même instrument préparé par le même technicien. Même si la salle parsemée de quelques jeunes-gens et de nombreux professionnels de la musique, était à dominante blanc-gris côté toison, et malgré une sonnerie de téléphone oubliée par un monsieur d’un âge certain fusillé du regard par la femme du même âge qui l’accompagnait, le public s’est avéré concentré et à l’écoute. Il faut dire que ce que le pianiste donnait à entendre était une véritable invitation au voyage, proposant une diversité infinie de paysages enchanteurs aux multiples ramifications.

Bruno Serrou 

jeudi 25 mai 2023

Le "Couronnement de Poppée" de Claudio Monteverdi concertant mais d’une efficacité théâtrale flagrante par la troupe réunie par le collectif I Gemelli présenté au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mercredi 24 mai 2023 

Lauranne Oliva (Drusilla), Emiliano Gonzalez Toro, Mathilde Etienne, David Hansen (Nerone), Alix Le Saux (Ottavia), Mari Eriksmoen (Poppea). Photo : (c) Bruno Serrou

« Pur tu stringo, pur t‘annado, più non peno, più non moro, o mia vita, o mio tesoro. » Ce finale de l’Incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi est l’un des plus sublimes monuments de l’histoire de l’opéra, des origines à nos jours. Mercredi soir, au Théâtre des Champs-Elysées, après plusieurs mois de préparation, l’ensemble I Gemelli du ténor Emiliano Gonzales Toro en a donné une version semi scénique où le bouffe a pris le pas sur le serioso, avec une distribution d’une grande unité, sans points faibles, surtout du côté des femmes. 

Photo : (c) Bruno Serrou

Ultime opéra de Claudio Monteverdi (1567-1643) drame musical en trois actes précédés d’un prologue, composé à Venise en 1642, revu pour sa première reprise à Naples en 1651, Le Couronnement de Poppée est le parangon de la première période du théâtre lyrique italien, qui, après une éclipse de plus d’un siècle, deviendra le modèle absolu de l’opéra moderne, avec le recitar cantando (récitatif chanté) la mélodie continue, le rapport étroit entre théâtre et musique, la dimension littéraire et poétique du livret, l’un des meilleurs jamais écrits dans l’histoire de l’opéra, signé du Vénitien Giovanni Francesco Busenello (1598-1659) qui a puisé dans les Annales de Tacite (v.54-v.120) et dans la pièce Ottavia attribuée à Sénèque, la diversité psychologique, la vérité et la finesse des caractères humains et la richesse vocale des personnages, les côtés cyniques et libertins du texte, tandis que les chœurs sont totalement absents, et que l’orchestration manuscrite est sommaire, avec seulement quelques indications au-dessus des portées d’intervention d’instruments à vent, notamment de trombones… Dans l’intrigue fourmillante, qui mêle drame et comédie, alliant tragique, pathétique, comique, jusqu’à la commedia dell’arte, plusieurs strates d’actions qui donnent à cet ouvrage la dimension non seulement du théâtre, mais aussi les prémisses du cinéma et de la bande dessinée, de fait une somme fastueuse pour l’oreille, l’esprit et les yeux.

Photo : (c) Bruno Serrou

Telle une troupe d’amis qui ont longuement travaillé ensemble (les répétitions, nombreuses, ont occupé plus de huit mois l’agenda des artistes, instrumentistes et chanteurs, dans les ateliers du facteur de clavecin Reinhard von Nagel), le spectacle qui se déroule autour d’un trône de l’empereur, seul élément de décor planté sur une estrade utilisé pour sa mise en espace par Mathilde Etienne, co-fondatrice de l’ensemble I Gemelli, est mû par un communicatif bonheur de jouer ensemble autour de la Poppea fort séduisante de la soprano norvégienne Mari Eriksmoen. Tout aussi séduisante, la Drusilla / Virtù de la soprano perpignanaise Lauranne Oliva, qui de sa voix lumineuse et de sa présence scénique se glisse parfaitement dans la peau de ce personnage particulièrement attachant. La mezzo-soprano française Alixe Le Saux campe avec bonheur les altérités d’une Ottavia hautaine puis détruite. Ce trio brillant féminin est complété par trois autres cantatrices tout aussi avenantes, la soprano argentine Natalie Pérez qui atteste de son talent de comédienne en Valet et Amour, la soprano Mathilde Etienne, auteur de la mise en espace, parfaite en Dammigella et Fortune, et la mezzo-soprano lyonnaise Pauline Sabatier en Vénus. Côté homme, le contreténor australien David Hansen est un Nerone puissant, peut-être un peu trop sonore dans ses emportements, mais le timbre est coloré et son maintien noble et élancé, ce qui lui permet de camper un empereur particulièrement crédible. Mais le timbre et la vocalité du contreténor polonais Kacper Szelążek sont plus droits, chantants, séduisants dans le personnage d’Ottone, la basse parisienne Nicolas Brooymans est un Seneca d’une noblesse impressionnante, et sa mort est servie par une grande intensité vocale et scénique - tant et si bien que l’on ne peut que regretter que les personnages présents sur scène à ce moment précis fassent des gestes de dérision et de moquerie qui annihilent la portée de ce moment particulièrement dramatique qui conclut la première partie du concert… Le ténor suédois Anders J. Dahlin est une inénarrable Nourrice, qui s’illustre aussi en soldat et en familier, Matthias Vidal (Armalta) et Eugenio di Lieto (licteur, familier, consul) complètent cette distribution quasi parfaite en compagnie du directeur fondateur de l’ensemble I Gemelli, le ténor suisse d’origine chilienne Emiliano Gonzalez Toro qui tient cinq rôles secondaires, Lucain, soldat, Liberté, familier, tribun, et qui dirige discrètement assis derrière les violoncelles à jardin un orchestre à petits effectifs (douze musiciens avec seulement deux violons et deux instruments à vent, clavecin, quatre violes de gambe, harpe, luth, théorbe) manquait de rondeur, de couleurs et de carnation, mais la mise en place était irréprochable.

Bruno Serrou

 

mardi 23 mai 2023

Jorgi Savall et ses deux ensembles ont galvanisé à la Philharmonie de Paris l’humanité de Beethoven dans une «Missa solemnis» de braise

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 22 mai 2023  

Jordi Savall, Lina Johnson, Martin Platz, Olivia Vermeulen, Manuel Walser, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya. Photo : (c) Bruno Serrou

Assister à un concert de Jordi Savall est toujours un enchantement spirituel, intellectuel, musical, une expérience humaine d'une boulevrsante intensité. Seul le chef catalan possède ce supplément d’âme qui fait toucher le ciel à ses auditeurs. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris avec son Le Concert des Nations et sa La Capella Nacional de Catalunya, il a donné à la Missa solemnis de Ludwig van Beethoven une ardente humanité, aidé par un quatuor vocal d’une totale homogénéité tant les voix étaient souples, rayonnantes. La rythmique de Savall est toujours aussi impressionnante de tenue et d’allant.

Jordi Savall. Photo : (c) Bruno Serrou

Composée entre 1818 et 1823 sur l’impulsion de la Société des Amis de la Musique de Vienne qui lui demandait un oratorio, Beethoven opta pour une messe aux proportions monumentales en vue de la cérémonie d’intronisation comme cardinal-archevêque d’Olmütz de son ami et mécène l’Archiduc Rodolphe, le 9 mars 1820. Mais l’œuvre sera partiellement créée quatre ans et deux mois plus tard, le 7 mai 1824, Kärntnertortheater de Vienne. Il faudra attendre le 29 juin 1830 pour qu’elle sonne enfin dans sa totalité, dans la petite ville de Varnsdorf, en Bohême. Ce n’était pas la première fois que le maître de Bonn s’attelait à une œuvre d’inspiration religieuse. En 1802-1803 il avait composé l’oratorio Christus am Ölberge (Le Christ au Mont des Oliviers) op. 85 créé à Vienne le 5 avril 1803, et en 1807, il avait conçu chez le prince Nicolas II Esterhazy sa Messe en ut majeur op. 86 créée à Eisenstadt le 13 septembre 1807. Douze ans se seront donc écoulés entre les deux messes. La Missa solemnis suit les six grandes séquences de l'ordinaire de l'office catholique (Kyrie en trois numéros, Gloria et Credo, les plus longues avec sept parties chacune, Sanctus en quatre numéros dont la longue séquence conclusive du Benedictus et ses cent vingt trois mesureset Agnus Dei en quatre sections). Comme l’attestent quantité de témoignages, et comme il l’avouait lui-même, Beethoven était croyant, ce que confirment les œuvres qu’il composa dans les dernières années de sa vie, toutes mues par une spiritualité non feinte. Néanmoins, certains canons de la foi catholique le contrariaient indubitablement, comme le démontre la façon dont il traite la partie universaliste du Credo dans la Solemnis, « Credo in unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam » (Je crois en l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique) qu’il noie sous une vague sonore si dense et dans un tempo si rapide qu’il est impossible d’entendre clairement le texte…

Lina Johnson, Martin Platz, Jordi Savall, Olivia Vermeulen, Manuel Walser, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est non pas avec une phalange symphonique moderne mais avec son orchestre d’instruments anciens Le Concert des Nations - avec un effectif de quarante-sept musiciens pour cette Solemnis -, qu’il a fondé en 1989 avec son épouse Montserrat Figueras que Jordi Savall a donné lundi la Missa solemnis op. 123, complétant ainsi le cycle des œuvres d’orchestre qu’il consacre à Beethoven et qu’il présente à la Philharmonie de Paris. Le diapason utilisé est nettement plus bas que celui généralement usité, sans doute réglé sur 430 Hz, tandis que l’instrumentarium est au plus près de ceux de l’époque de Beethoven, avec cordes en boyau, violoncelles et contrebasses sans pique, cuivres naturels, présence de l’orgue prévu ad libitum, ici bien évidemment positif... Le rendu sonore n’est pas toujours impeccable, mais aucune faute d’attaque ni imprécision de jeu et de son n’ont été à relever. En outre, la disposition des pupitres de l’orchestre a permis de justes équilibres, avec les violons I et II se faisant face encadrant altos et violoncelles, contrebasses derrière les seconds violons, l’orgue au centre devant bois par deux (plus contrebasson) et quatre cors entre les cordes (huit-sept-cinq-quatre-trois) et le chœur à quatre voix, ce dernier étant disposé en arc de cercle par groupes de huit, sopranos et mezzo-sopranos face à face encadrant ténors et basses, les timbales derrière et au centre entourées des deux trompettes et des trois trombones, tandis que le quatuor vocal, encadrant le chef, se présentait en deux couples, soprano et ténor côté jardin, mezzo-soprano et basse à cour. 

Lina Tur Bonet, Jorgi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans le Benedictus, le violon solo tenu par l’Espagnole Lina Tur Bonet, précise et au son droit, manquait légèrement de carnation malgré sa mise en avant par le fait de jouer debout telle une soliste de concerto, mais ses sonorités boisées se fondaient subtilement avec les bois et le chœur.

Manuel Walser, Martin Platz, Jordi Savall, Lluis Vilamajo, Olivia Vermeulen, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya. Photo : (c) Bruno Serrou

Le quatuor de solistes, la soprano norvégienne Lina Johnson à la voix fruitée au timbre délicat, la mezzo-soprano hollandaise Olivia Johnson aux harmoniques incandescentes, l’agile ténor allemand Martin Platz et la basse au doux velours du Suisse Manuel Walser, a formé un ensemble particulièrement homogène, à l’instar du somptueux chœur de La Capella Nacional de Catalunya que Savall créa avec sa femme en 1987 remarquablement préparé par Lluis Vilamajo, d’une unité, d’un fondu, d’une suprématie confondantes, autant dans les passages tendres et introspectifs que dans les moments les plus tempétueux et puissants, le tout propulsé par une acuité rythmique confondante insufflée par la direction d’une profonde humanité de Jordi Savall.

Bruno Serrou 


dimanche 21 mai 2023

"Metropolis" de Fritz Lang, chef-d’œuvre du cinéma muet, galvanisé et enluminé par la musique symphonique de Martin Matalon, l'Orchestre de Paris dirigé par Kazushi Ōno

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 19 mai 2023 

Ciné-concert Fritz Lang (1890-1976) / Martin Matalon (né en 1958), Metropolis. Kazushi Ōno, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

« Entre le cerveau et les mains, il faut un médiateur, c’est le cœur », tel est le leitmotiv du chef-d’œuvre muet Metropolis que le cinéaste autrichien Fritz Lang a tourné en 1927 vu dans son intégralité vendredi 19 mai à la Philharmonie de Paris, illustré et parachevé par un immense poème symphonique de deux heures vingt du compositeur franco-argentin Martin Matalon, projeté et joué devant une salle comble et enthousiaste dédoublée avec a propos d’une seconde représentation proposée le lendemain soir. 

Affiche de 1927 pour la sortie du film Metropolis de Fritz Lang. Photo : DR

Initialement écrite pour seize musiciens et électronique live et créée en 1995, c’est la version pour grand orchestre et électronique live de 2021 de cette partition développée et révisée qui a été donnée par un Orchestre de Paris éblouissant propulsé par la direction précise, sans fards du chef japonais Kazushi Ōno, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Bruxelles après l’avoir été du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles puis de l’Opéra de Lyon, deux théâtres lyriques où il se plaisait à diriger les créations programmées.

Martin Matalon (né en 1958) devant la console informatique à la Philharmonie de Paris pendant le ciné-concert Metropolis. Photo : (c) Bruno Serrou 

Intitulée Metropolis rebooted (Metropolis recalibré), cette version nouvelle qui semblerait définitive de la partition de Martin Matalon a été réalisée en 2021. Elle requiert la participation d’une formation symphonique de quatre vingt cinq musiciens (bois par trois, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, percussion dont une batterie, deux harpes, accordéon, basse fretless, guitare électrique, pupitres des cordes au complet). Multipliant ainsi par quatre et demi son effectif instrumental initial, le compositeur a étoffé non seulement les pupitres de cordes mais aussi ceux des instruments à vent et de la percussion, enrichissant ainsi considérablement son matériau sonore, son espace acoustique, sa palette de timbres, l’ampleur de son nuancier. Impressionnante dès l’origine, l’œuvre que Martin Matalon a composée et orchestrée pour le film Metropolis est d’une inventivité étourdissante du début à la fin, animée par un groove magnétique, alliant de façon extraordinaire tant les alliages apparaissent naturels, orchestre symphonique, trio pop’ (lead guitar, bass fretless, batterie), accordéon et informatique en temps réel…

Fritz Lang (1890-1976) dans le film de Jean-Luc Godard (1930-2022) Le Mépris (1963). Photo : DR

Un public de toute évidence fasciné se sera bousculé pour assister à la projection de Metropolis de Fritz Lang (1890-1976) dans sa version intégrale et restaurée, l’un des plus grands longs métrages de l’histoire du cinéma, défait de sa musique d’origine à laquelle s’est avantageusement substituée une autre musique jouée en direct, celle de Martin Matalon (né en 1958). Fractionné en trois parties (Prélude, Interlude, Furioso), ce film muet expressionniste que le célèbre cinéaste autrichien a tourné en 1927 conte l’histoire d’une mégapole futuriste de 2026 où l’élite intellectuelle et argentée vit au sommet de gigantesques gratte-ciels alors que les ouvriers s’entassent dans une ville souterraine. Sorte de Siegfried sorti des Nibelungen du même Lang, Freder, fils du maître de Metropolis Joh Fredersen - ce dernier ressemblant curieusement à Maurice Ravel -, tombe amoureux de Maria, jeune femme aux allures de sainte qui prêche l’amour, la patience et la paix à ceux d’en bas. Rotwang, sorte de Mime fou, kidnappe Maria pour en tirer un androïde féminin dans le but de satisfaire le maître de Metropolis qui n’est autre que le père de Freder et qui, manœuvré par son espion - qui ressemble étrangement à Louis Jouvet -, espère grâce à ce subterfuge exercer un contrôle total sur les ouvriers. Le robot de Rotwang incite bel et bien les ouvriers à fomenter une révolution et à détériorer les machines qui permettent à la ville et aux nantis de vivre à leur aise. Mais tout finira bien, Freder et Maria parvenant ensemble à sauver la cité.

Fritz Lang (1890-1976) / Martin Matalon (né en 1958), Metropolis. Kazushi Ōno, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou 

En regard du noir et blanc de la pellicule, la musique polychrome du compositeur argentin suscite un foisonnement de couleurs qui amplifie le sombre propos avec happy end du cinéaste autrichien. Se substituant à la musique originelle aux contours post romantiques de Gottfried Huppertz (1887-1937), également auteur de la musique originale des Nibelungen du même Fritz Lang, largement inspirée d’un mix de Richard Wagner et Richard Strauss, la partition de Martin Matalon est éminemment personnelle, une véritable enluminure d’une grande expressivité et se renouvelant à flux continu qui ne fait jamais redondance à l’ouïe avec ce qui est offert à la vue, mais qui met merveilleusement en relief la monochromie de la pellicule et du propos du réalisateur, dont l’intégralité du film et du scénario a été retrouvée en Argentine à la fin des années deux mille et restaurée en 2010. D’une longueur peu commune pour une partition instrumentale contemporaine, avec cent quarante neuf minutes de musique, l’œuvre de Matalon est née en 1995 à la suite d’une commande de l’IRCAM, quinze ans avant d’être entièrement revue et enrichie pour s’adapter au format de la nouvelle version du film de Lang dotée des deux scènes totalement inconnues retrouvées au Musée du cinéma de Buenos Aires, ville d’où le compositeur est originaire. Ainsi, en 2011, ce dernier présentait une réalisation révisée et rallongée, gardant néanmoins l’orchestration originelle pour flûte, clarinette, basson, saxophone, deux trompettes, trombone, quatre percussionnistes, guitare électrique, basse fretless, harpe, violoncelle, contrebasse et électronique en temps réel, avec une technologie conçue au GRAME (Générateur de Ressources et d'Activités Musicales Exploratoires) de Lyon.

Kazushi Ōno, Martin Matalon, Orchestre de Paris. Photo : (c) Philharmonie de Paris.

Cette fois, avec un retour de l’outil informatique de l’IRCAM qui enveloppe la salle Pierre Boulez entière et son public jusque dans la chair, la version pour grand orchestre donnée vendredi et samedi 18 et 19 mai à la Philharmonie de Paris séduit par la richesse, la variété et la densité de ses contrastes, l’impact sonore qui submerge la totalité de l’espace acoustique de la Philharmonie de Paris. Le spectateur est littéralement transporté par ce qu’il entend et qui l’incite à l’écoute. L’écriture orchestrale est d’une hardiesse et d’une virtuosité comparable à celles obtenues avec l’orchestre de chambre initial de 1995. Une écriture mouvante et remarquablement inspirée et structurée près de deux heures trente de rang, ce qui apparaît a priori difficile voire impossible pour des musiciens à qui il est demandé d’être continuellement au sommet de leur technique et d’être réglés au cordeau autant sur l’image que sur l’outil informatique. Pourtant, tout semblait couler vendredi avec infiniment de naturel, de telle façon que c’est avec délectation que l’auditeur-spectateur a écouté extrêmement concentré les beautés sonores offertes par les musiciens de l’Orchestre de Paris, qui, sous la conduite parfaite de Kazushi Ōno ont fait un sans-faute au service de l’œuvre subtilement bigarrée et d’une expressivité saisissante de Martin Matalon, confirmant ainsi combien la phalange parisienne excelle désormais dans tous les répertoires.

Bruno Serrou 

jeudi 18 mai 2023

Admirable "Offertorium" de Sofia Gubaïdulina par Gidon Kremer et l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigés par Gustavo Gimeno

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Mercredi 17 mai 2023 

Gidon Kremer, Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Bonheur de réécouter live l’Offertorium de Sofia Gubaïdulina par son créateur Gidon Kremer, grâce à l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec élégance et simplicité par Gustavo Gimeno, une œuvre splendide de 1980-1986, d’une inventivité et d’un art de l’écriture poussé à l’extrême. Comme la création était forte et originale en ces années 1970-1990...

Gidon Kremer, Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Fortement engagé dans la défense et l’illustration de la musique de son temps, Gidon Kremer contribua largement à la reconnaissance internationale de Sofia Gubaïdulina. Née le 24 octobre 1931 à Tschistopol (Tatarstan), résidant dans les environs de Hambourg depuis 1992, la compositrice russe avait été avec son compatriote Edison Denisov, l’invitée voilà trente ans du Festival Présences de Radio France. « Dimitri Chostakovitch et Anton Webern sont les deux compositeurs qui ont eu la plus grande influence sur mon travail, reconnaissait-elle. Bien que ma musique n’en laisse rien paraître, ces deux compositeurs m’ont enseigné la leçon la plus importante de toutes : être moi-même. » Enfant, elle fait ses études de piano et de composition au Conservatoire de Kazan. Etudes qu’elle poursuit au Conservatoire de Moscou avec Nikolaï Peïko puis avec Vissarion Chébaline de 1954 à 1959, tout en étant l’assistante de Dimitri Chostakovitch. En 1975, elle fonde, en compagnie des compositeurs Viatcheslav Artiomov et Viktor Sousline, l’Ensemble Astreya qui improvise sur des instruments en provenance de divers pays de l’Union soviétique, Russie, Caucase, Asie centrale et extrême orient. Les sons et les timbres inexplorés de ces instruments souvent rituels, ainsi que les techniques expérimentales sur le temps musical, ont profondément influencé son style. Après une interruption de plusieurs années, Sofia Gubaïdulina et Viktor Sousline ont fait revivre l’Ensemble Astreya.

Gidon Kremer, Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est grâce à son ami violoniste Gidon Kremer qu’elle se fait connaître en Occident dans les années 1980, avec son œuvre pour violon et orchestre Offertorium qu’elle lui a dédiée et qu’il a créée à Vienne le 30 mai 1981 avec l’Orchestre Symphonique de la Radio Autrichienne dirigé par le compositeur finlandais Leif Segerstam. Quoiqu’élevée dans un milieu russe, l’influence dans sa musique de ses origines tatares est prégnante, tout en y intégrant les techniques contemporaines d’écriture issues de l’avant-garde européenne et américaine, préservant néanmoins une forte personnalité. Le trait le plus frappant de la création de Sofia Gubaïdulina est l’absence quasi totale de musique dite absolue ou pure. En effet, la plupart de ses pièces a une dimension extra-musicale, poétique - soit mis en musique, soit sous-jacent -, un rituel, une action instrumentale. Plusieurs de ses œuvres attestent de son intérêt pour la mystique et le symbolisme chrétiens ainsi que pour les philosophies orientales. Ses goûts littéraires sont vastes, comme en témoignent ses mises en musique de poésies venues l’Egypte antique et de textes persans, ainsi que les poèmes lyriques contemporains de Marina Tsvetayeva avec qui elle partage une profonde affinité spirituelle. Ce que traduit le titre Offertorium, qui désigne à la fois l’offertoire de l’ordinaire des offices catholique et orthodoxe, l’offrande et le renvoi à Bach, la fin de l’œuvre, avec le violon dans le suraigu de la chanterelle après un long passage sur les cordes de sol et de ré, représentant la Transfiguration. « Toute la partition, a déclaré la compositrice, est construite sur l’idée de conversion. »

Photo : (c) Bruno Serrou

Composée en 1979-1980, tandis que Pierre Boulez travaillait à l’IRCAM sur la première mouture de Répons, révisée en 1982 et 1986, cette œuvre concertante pour violon solo et grand orchestre - trois flûtes (aussi piccolo), deux hautbois, trois clarinettes (aussi clarinette en mi bémol), deux bassons, trois cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, cinq percussionnistes, deux harpes, célesta (ou piano), seize premiers violons, quatorze seconds violons, douze altos, dix violoncelles, huit contrebasses -, s’ouvre sur le thème royal du Ricercare a sei voci tiré de L’Offrande musicale BWV 1079 de Jean-Sébastien Bach - d’où en partie titre Offertorium -, cette grande page d’une quarantaine de minutes n’est pas un concerto au sens propre, malgré son sous-titre qui le spécifie, mais une symphonie avec violon obligé. Il s’agit de l’une des pièces les plus significatives de la compositrice russe, cette partition parmi ses plus inventives, déploie un processus de développement physiologique telles des proliférations de réseau de ramures d’arbre qui, partant du « tronc, s’élance vers le ciel », comme l’écrit Hélène Cao. Ecrit pour un instrumentarium non précisé par Jean-Sébastien Bach, ce même Ricercare qui expose le thème royal donné à Bach par Frédéric II de Prusse avait été orchestré avec un art pointilliste extraordinaire, la mélodie passant d’un pupitre à l’autre note par note, par le magicien Anton Webern en 1934-1935, qui, à l’instar du cantor de Leipzig, appartient au parnasse de la compositrice russe. Après avoir exposé le thème, Gubaïdulina le dématérialise en retirant ses notes les plus externes deux par deux, le déconstruit, le dénature, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une note, le mi central, avant de le reprendre à rebours note par note à la fin de la section centrale. A 76 ans, Gidon Kremer, qui, rappelons-le, est à l’initiative de l’œuvre, l’interprète telle une prière universelle, de sa silhouette élancée et élégante, son archet caressant les cordes de son blond violon Amati de 1641 dont il tire des sonorités délicates, voire célestes mais aussi solides et étonnamment étoffées, s’investissant dans son instrument sans effort apparent, pour interpréter une œuvre qu’il a faite indubitablement sienne, fondant ses timbres finement colorés à ceux de l’Orchestre Philharmonique de Radio France rutilant, sous la direction précise, discrète mais d’une efficacité saisissante du chef espagnol Gustavo Gimeno, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg et du Toronto Symphony Orchestra.

Gidon Kremer, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

En complément de programme, Gidon Kremer a donné une sarabande du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov (né en 1937) qu’il a souhaité « à la mémoire d’un peuple qui soufre à cause d’une guerre longue qu’il n’a pas voulue ».

L’Offertorium de Sofia Gubaïdulina s’inspirant du thème royal du Ricercare a 6 de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, l’original était joué à l’orgue en guise de prélude au concert par Yves Lafargue, titulaire de la tribune de la basilique Notre-Dame de Fourvière à Lyon, sur l’instrument concertant de Radio France, console sur le plateau, après que l’organiste se soit fait longuement attendre une fois qu’Arnaud Merlin eût achevé sa présentation publique.

Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France (Ji-Yoon Park, violon solo). Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie de soirée était placée sous le signe de la mort, sans autre lien entre les œuvres que les relations musicales entre Richard I et Richard II, Wagner et Strauss, et le père de ce dernier, le corniste virtuose de l’Opéra d’Etat de Bavière Franz Strauss, à la fois haï et indispensable au maître de Bayreuth qui participa à la création de Tristan, des Maîtres Chanteurs et du Ring à Munich et à Bayreuth… C’est l’œuvre du cadet qui a ouvert les hostilités sonores, avec son poème symphonique Tod und Verklärung op. 24 (Mort et transfiguration), troisième poème symphonique né de l’esprit de Strauss, après Macbeth op. 23 et Don Juan op. 20 - Aus Italien op. 16 qui les précède étant une « fantaisie symphonique » en quatre mouvements. A vingt-cinq ans, d’une forme héritée de Franz Liszt, Strauss a su de façon étonnante saisir la violence du combat d’un agonisant contre la camarde et les souvenirs qui l’assaillent. Commencée à Munich en 1888, achevée à Weimar en novembre de l’année suivante, cette partition accompagnera son auteur tout au long de son existence. Il en utilisera en effet les motifs dans plusieurs de ses œuvres, jusqu’à l’ultime Im Abendrot, lied avec orchestre où, sur un poème de Joseph von Eichendorff, il fait en 1945 ses adieux à Pauline, sa compagne de toujours rencontrée à peu près au moment où il composait le poème symphonique. « A travers peines et joies nous avons marché main dans la main » est le premier vers de ce lied chanté Andante achevé Jeudi 6 mai 1948 à Montreux dans une chambre du Palace Hôtel. Le compositeur chante ici l’achèvement de sa propre vie aux côtés de Pauline, avec  qui il a cheminé main dans la main pendant plus d’un demi-siècle. L’ultime strophe s’éteint sur l’interrogation finale « Est-ce vraiment cela la mort ? », à l’amorce d’un long postlude instrumental où se déploie un vibrant écho du poème symphonique Mort et transfiguration agrémenté jusqu’en ses dernières mesures de trilles de deux alouettes virevoltant au-dessus de basses profondes, le tout symbolisant le ciel et la terre, à l’amorce de l’Eternité. Dans la tonalité d’ut mineur évoquant le pitoyable état d’un corps malade, Tod und Verklärung décrit l’heure de la mort d’un homme, qui cherche à atteindre l’idéal. Aussi est-ce probablement un artiste, a précisé Richard à son vieil ami Alexander Ritter, neveu de Richard Wagner profondément antisémite, de trente ans son aîné et qui l’avait converti jeune homme à la « musique de l’avenir » que représentait alors son oncle. C’est d’ailleurs un texte de Ritter qui figure en exergue de la partition où est conté le contenu de l’œuvre. L’agonisant repose, plongé dans la torpeur, et respire difficilement. Des rêves enchanteurs illuminent son visage. Le sommeil se fait plus léger. Il se réveille, torturé par de terribles douleurs, tremblant de fièvre. Alors que l’attaque de la mort s’estompe, jaillissent des réminiscences des premières années de sa vie : son enfance, sa jeunesse, ses quêtes et ses passions. Les souffrances reviennent, et le conduisent à revivre ses vaines tentatives pour atteindre le parfait accomplissement artistique. Mais il comprend que cet idéal reste inaccessible en ce monde. La mort le saisit, l’âme quitte le corps. Il découvre alors, dans l’éblouissement de la tonalité d’ut majeur, que les idéaux qu’il s’est si âprement efforcé d’atteindre sur la Terre lui sont enfin accessibles, l’espace éternel atteint. L’interprétation qu’en a faite Gustavo Gimeno a traduit la densité dramatique de l’œuvre, proprement théâtrale, tandis que l’Orchestre Philharmonique de Radio France, aux sonorités scintillantes et charnelles, n’a pas réussi pleinement les pianississimi immatériels des phases de sommeil de l’agonisant, a contrario des fortisssissimi, d’une force tellurique frisant la saturation. A l’instar des deux extraits symphoniques du Götterdämmerung (Crépuscule des dieux), troisième journée du Ring des Nibelungen (Anneau du Nibelung) de Richard Wagner, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin » qui lie le prologue de cette journée au premier acte et dans lequel se trouve un solo de cor d’une difficulté que seul à l’époque de la création en 1876 Franz Strauss pouvait surmonter sans difficulté, et faisant appel à quatre tuben (tubas wagnériens) jouant aussi quatre cors supplémentaires aux quatre du rang, tandis que la Marche funèbre (de Siegfried) assurant la transition entre les deux dernières scènes du Ring a été placé sous les mêmes effets, les trente-quatre violons en moins, n’intervenant ici que fort peu. Les cuivres et timbales s’en sont donné ici à cœur joie, tenant glorieusement leurs parties, au point d’écraser en les oubliant les effectifs des cordes pourtant étoffés, avec dix-huit premiers violons, seize seconds violons, quatorze altos, douze violoncelles, neuf contrebasses (tous n’auraient pas pu entrer dans une fosse d’Opéra), les cuivres s’éclatant à tout va au sein d’une phalange symphonique explosant littéralement dans la « cuvette » étroite et amplificatrice de l’Auditorium de Radio France, en dépit du chef espagnol, qui dirigeait pourtant d’une gestique limpide, discrète, sans pousser vraiment les musiciens à forcer leurs aptitudes à la puissance sonore.

Bruno Serrou