Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Mercredi 17 mai 2023
Gidon Kremer, Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
Bonheur de réécouter live l’Offertorium de Sofia Gubaïdulina par son créateur Gidon Kremer,
grâce à l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec élégance et simplicité
par Gustavo Gimeno, une œuvre splendide de 1980-1986, d’une inventivité et d’un
art de l’écriture poussé à l’extrême. Comme la création était forte et originale
en ces années 1970-1990...
Gidon Kremer, Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
Fortement engagé dans la défense et
l’illustration de la musique de son temps, Gidon Kremer contribua largement à
la reconnaissance internationale de Sofia Gubaïdulina. Née le 24 octobre 1931 à
Tschistopol (Tatarstan), résidant dans les environs de Hambourg depuis 1992, la
compositrice russe avait été avec son compatriote Edison Denisov, l’invitée voilà trente ans du
Festival Présences de Radio France.
« Dimitri Chostakovitch et
Anton Webern sont les deux compositeurs qui ont eu la plus grande influence sur
mon travail, reconnaissait-elle. Bien que ma musique n’en laisse rien paraître,
ces deux compositeurs m’ont enseigné la leçon la plus importante de
toutes : être moi-même. » Enfant, elle fait ses études de
piano et de composition au Conservatoire de Kazan. Etudes qu’elle poursuit au
Conservatoire de Moscou avec Nikolaï Peïko puis avec Vissarion Chébaline de
1954 à 1959, tout en étant l’assistante de Dimitri Chostakovitch. En 1975, elle
fonde, en compagnie des compositeurs Viatcheslav Artiomov et Viktor Sousline,
l’Ensemble Astreya qui improvise sur des instruments en provenance de divers
pays de l’Union soviétique, Russie, Caucase, Asie centrale et extrême orient.
Les sons et les timbres inexplorés de ces instruments souvent rituels, ainsi
que les techniques expérimentales sur le temps musical, ont profondément
influencé son style. Après une interruption de plusieurs années, Sofia Gubaïdulina
et Viktor Sousline ont fait revivre l’Ensemble Astreya.
Gidon Kremer, Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
C’est grâce à son ami violoniste Gidon Kremer qu’elle se fait connaître
en Occident dans les années 1980, avec son œuvre pour violon et orchestre Offertorium qu’elle lui a dédiée et qu’il
a créée à Vienne le 30 mai 1981 avec l’Orchestre Symphonique de la Radio
Autrichienne dirigé par le compositeur finlandais Leif Segerstam. Quoiqu’élevée
dans un milieu russe, l’influence dans sa musique de ses origines tatares est
prégnante, tout en y intégrant les techniques contemporaines d’écriture issues
de l’avant-garde européenne et américaine, préservant néanmoins une forte
personnalité. Le trait le plus frappant de la création de Sofia Gubaïdulina est
l’absence quasi totale de musique dite absolue ou pure. En effet, la plupart de
ses pièces a une dimension extra-musicale, poétique - soit mis en musique, soit
sous-jacent -, un rituel, une action instrumentale. Plusieurs de ses œuvres
attestent de son intérêt pour la mystique et le symbolisme chrétiens ainsi que
pour les philosophies orientales. Ses goûts littéraires sont vastes, comme en
témoignent ses mises en musique de poésies venues l’Egypte antique et de textes
persans, ainsi que les poèmes lyriques contemporains de Marina Tsvetayeva avec
qui elle partage une profonde affinité spirituelle. Ce que traduit le titre Offertorium, qui désigne à la fois l’offertoire
de l’ordinaire des offices catholique et orthodoxe, l’offrande et le renvoi à
Bach, la fin de l’œuvre, avec le violon dans le suraigu de la chanterelle après
un long passage sur les cordes de sol et de ré, représentant la Transfiguration.
« Toute la partition, a déclaré la compositrice, est construite sur l’idée
de conversion. »
Photo : (c) Bruno Serrou
Composée en 1979-1980, tandis que Pierre Boulez travaillait à l’IRCAM sur la
première mouture de Répons, révisée
en 1982 et 1986, cette œuvre concertante pour violon solo et grand orchestre - trois
flûtes (aussi piccolo), deux hautbois, trois clarinettes (aussi clarinette en
mi bémol), deux bassons, trois cors, trois trompettes, trois trombones, tuba,
cinq percussionnistes, deux harpes, célesta (ou piano), seize premiers violons,
quatorze seconds violons, douze altos, dix violoncelles, huit contrebasses -, s’ouvre
sur le thème royal du Ricercare a sei
voci tiré de L’Offrande musicale BWV 1079 de Jean-Sébastien Bach - d’où en
partie titre Offertorium -, cette
grande page d’une quarantaine de minutes n’est pas un concerto au sens propre,
malgré son sous-titre qui le spécifie, mais une symphonie avec violon obligé. Il
s’agit de l’une des pièces les plus significatives de la compositrice russe,
cette partition parmi ses plus inventives, déploie un processus de développement
physiologique telles des proliférations de réseau de ramures d’arbre qui,
partant du « tronc, s’élance vers le ciel », comme l’écrit Hélène
Cao. Ecrit pour un instrumentarium non précisé par Jean-Sébastien Bach, ce même Ricercare qui expose le thème royal
donné à Bach par Frédéric II de Prusse avait été orchestré avec un art
pointilliste extraordinaire, la mélodie passant d’un pupitre à l’autre note par
note, par le magicien Anton Webern en 1934-1935, qui, à l’instar du cantor de
Leipzig, appartient au parnasse de la compositrice russe. Après avoir exposé le
thème, Gubaïdulina le dématérialise en retirant ses notes les plus externes
deux par deux, le déconstruit, le dénature, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une
note, le mi central, avant de le reprendre à rebours note par note à la fin de
la section centrale. A 76 ans, Gidon Kremer, qui, rappelons-le, est à l’initiative
de l’œuvre, l’interprète telle une prière universelle, de sa silhouette élancée
et élégante, son archet caressant les cordes de son blond violon Amati de 1641 dont
il tire des sonorités délicates, voire célestes mais aussi solides et étonnamment
étoffées, s’investissant dans son instrument sans effort apparent, pour
interpréter une œuvre qu’il a faite indubitablement sienne, fondant ses timbres
finement colorés à ceux de l’Orchestre Philharmonique de Radio France rutilant,
sous la direction précise, discrète mais d’une efficacité saisissante du chef
espagnol Gustavo Gimeno, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique
du Luxembourg et du Toronto Symphony Orchestra.
Gidon Kremer, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
En complément de programme, Gidon Kremer
a donné une sarabande du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov (né en 1937)
qu’il a souhaité « à la mémoire d’un peuple qui soufre à cause d’une guerre
longue qu’il n’a pas voulue ».
L’Offertorium de Sofia Gubaïdulina s’inspirant du thème royal du Ricercare a 6 de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, l’original était joué à
l’orgue en guise de prélude au concert par Yves Lafargue, titulaire de la
tribune de la basilique Notre-Dame de Fourvière à Lyon, sur l’instrument concertant
de Radio France, console sur le plateau, après que l’organiste se soit fait longuement
attendre une fois qu’Arnaud Merlin eût achevé sa présentation publique.
Gustavo Gimeno, Orchestre Philharmonique de Radio France (Ji-Yoon Park, violon solo). Photo : (c) Bruno Serrou
La seconde partie de soirée était placée sous le signe de la mort, sans
autre lien entre les œuvres que les relations musicales entre Richard I et
Richard II, Wagner et Strauss, et le père de ce dernier, le corniste virtuose de
l’Opéra d’Etat de Bavière Franz Strauss, à la fois haï et indispensable au
maître de Bayreuth qui participa à la création de Tristan, des Maîtres Chanteurs et du Ring à Munich et à Bayreuth… C’est l’œuvre du cadet qui a ouvert
les hostilités sonores, avec son poème symphonique Tod und Verklärung op. 24 (Mort
et transfiguration), troisième
poème symphonique né de l’esprit de Strauss, après Macbeth op. 23 et Don Juan
op. 20 - Aus Italien op. 16 qui les précède étant une
« fantaisie symphonique » en quatre mouvements. A vingt-cinq ans, d’une
forme héritée de Franz Liszt, Strauss a su de façon étonnante saisir la
violence du combat d’un agonisant contre la camarde et les souvenirs qui
l’assaillent. Commencée à Munich en 1888, achevée à Weimar en novembre de l’année
suivante, cette partition accompagnera son auteur tout au long de son
existence. Il en utilisera en effet les motifs dans plusieurs de ses œuvres,
jusqu’à l’ultime Im Abendrot, lied avec orchestre où, sur un poème de
Joseph von Eichendorff, il fait en 1945 ses adieux à Pauline, sa compagne de
toujours rencontrée à peu près au moment où il composait le poème symphonique. « A travers peines et joies nous avons marché
main dans la main » est le premier vers de ce lied chanté Andante achevé Jeudi 6 mai 1948 à Montreux dans une chambre
du Palace Hôtel. Le compositeur chante ici l’achèvement de sa propre vie aux
côtés de Pauline, avec qui il a cheminé
main dans la main pendant plus d’un demi-siècle. L’ultime strophe s’éteint sur
l’interrogation finale « Est-ce vraiment cela la mort ? »,
à l’amorce d’un long postlude
instrumental où se déploie un vibrant écho du poème symphonique Mort et transfiguration agrémenté jusqu’en ses dernières mesures de
trilles de deux alouettes virevoltant au-dessus de basses profondes, le tout
symbolisant le ciel et la terre, à l’amorce de l’Eternité. Dans la tonalité d’ut mineur évoquant le pitoyable
état d’un corps malade, Tod und
Verklärung décrit l’heure de la mort d’un homme, qui cherche à atteindre
l’idéal. Aussi est-ce probablement un artiste, a précisé Richard à son vieil
ami Alexander Ritter, neveu de Richard Wagner profondément antisémite, de
trente ans son aîné et qui l’avait converti jeune homme à la « musique de
l’avenir » que représentait alors son oncle. C’est d’ailleurs un texte de
Ritter qui figure en exergue de la partition où est conté le contenu de
l’œuvre. L’agonisant repose, plongé dans la torpeur, et respire difficilement.
Des rêves enchanteurs illuminent son visage. Le sommeil se fait plus léger. Il
se réveille, torturé par de terribles douleurs, tremblant de fièvre. Alors que
l’attaque de la mort s’estompe, jaillissent des réminiscences des premières
années de sa vie : son enfance, sa jeunesse, ses quêtes et ses passions.
Les souffrances reviennent, et le conduisent à revivre ses vaines tentatives
pour atteindre le parfait accomplissement artistique. Mais il comprend que cet
idéal reste inaccessible en ce monde. La mort le saisit, l’âme quitte le corps.
Il découvre alors, dans l’éblouissement de la tonalité d’ut majeur, que les
idéaux qu’il s’est si âprement efforcé d’atteindre sur la Terre lui sont enfin
accessibles, l’espace éternel atteint. L’interprétation qu’en a faite Gustavo
Gimeno a traduit la densité dramatique de l’œuvre, proprement théâtrale, tandis
que l’Orchestre Philharmonique de Radio France, aux sonorités scintillantes et
charnelles, n’a pas réussi pleinement les pianississimi
immatériels des phases de sommeil de l’agonisant, a contrario des fortisssissimi, d’une force tellurique
frisant la saturation. A l’instar des deux extraits symphoniques du Götterdämmerung (Crépuscule des dieux), troisième journée du Ring des Nibelungen (Anneau
du Nibelung) de Richard Wagner, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin »
qui lie le prologue de cette journée au premier acte et dans lequel se trouve
un solo de cor d’une difficulté que seul à l’époque de la création en 1876
Franz Strauss pouvait surmonter sans difficulté, et faisant appel à quatre tuben (tubas wagnériens) jouant aussi
quatre cors supplémentaires aux quatre du rang, tandis que la Marche funèbre (de Siegfried) assurant la transition entre les deux dernières
scènes du Ring a été placé sous les
mêmes effets, les trente-quatre violons en moins, n’intervenant ici que fort
peu. Les cuivres et timbales s’en sont donné ici à cœur joie, tenant glorieusement
leurs parties, au point d’écraser en les oubliant les effectifs des cordes
pourtant étoffés, avec dix-huit premiers violons, seize seconds violons,
quatorze altos, douze violoncelles, neuf contrebasses (tous n’auraient pas pu
entrer dans une fosse d’Opéra), les cuivres s’éclatant à tout va au sein d’une
phalange symphonique explosant littéralement dans la « cuvette »
étroite et amplificatrice de l’Auditorium de Radio France, en dépit du chef espagnol, qui dirigeait pourtant
d’une gestique limpide, discrète, sans pousser vraiment les musiciens à forcer
leurs aptitudes à la puissance sonore.
Bruno Serrou