Paris. Opéra Comique. Salle Favart. Dimanche 28 mai 2023
Est-il possible de faire pire que de
choisir le dimanche d’un long week-end de Pentecôte pour organiser la première
d’un opéra contemporain, donc inconnu et difficile à « vendre », et
annoncé scabreux à grand renfort de communiqués pour attirer l’attention du public, de la critique et des
professionnels de la musique ? C’est ce que l’Opéra Comique vient de
tenter, comme s’il entendait prier son public de ne « surtout pas venir »…
En outre, nul programme de salle, juste un tiré à part de huit petites pages
avec synopsis, interview réunissant compositrice et librettiste, et
distribution. Rien sur l’œuvre elle-même, sur sa genèse, ses tenants et
aboutissants, rien sur les artistes intervenants, concepteurs, créateurs,
chanteurs, chœur, orchestre, chef, metteur en scène…
Pourtant, agréable surprise, le public mélomane ne se met pas totalement au vert en un tel contexte. Preuve en est la salle quasi comble de l’Opéra Comique ce dimanche après-midi pour la première des trois représentations de l’opéra Breaking the Waves (Briser les vagues) de Missy Mazzoli d’après le film éponyme du réalisateur danois Lars von Trier sorti en 1996. L’on pouvait s’attendre au pire côté scabreux et brutal à la lecture et à l’écoute de l’avertissement trash figurant sur tous les supports et les annonces de la Salle Favart.
Cet opéra est le deuxième de la compositrice états-unienne Missy Mazzoli, qui est en train de travailler sur le cinquième que lui a commandé le Metropolitan Opera de New York. Née le 27 octobre 1980 à Landsdale (Pennsylvanie), formée au Boston University College of Fine Arts, à la Yale School of Music où elle enseigne à son tour depuis 2006, et du Conservatoire royal de La Haye, où elle a été notamment l’élève de Louis Andriessen, elle est également pianiste et se qualifie de performer. Le quotidien The New York Times la considère comme « l’un des compositeurs les plus inventifs et les plus surprenants travaillant actuellement à New York ». Son premier opéra créé par le théâtre d’avant-garde de Greenwich Village de l’île de Manhattan The Kitchen en mars 2012 se fondait sur la vie et la mort de l’exploratrice-écrivain suisse convertie à l’islam Isabelle Eberhardt (1877-1904). Elle a aussi été compositrice en résidence de 2012 à 2015 à l’Opéra de Philadelphie en collaboration avec la compagnie lyrique Gotham Chamber Opera, fonction qu’elle occupe en 2018 et 2019 au sein de l’Orchestre Symphonique de Chicago. En outre, elle travaille beaucoup pour le cinéma et pour la télévision.
Créé le 22 septembre 2016 à l’Opéra de Philadelphie, Breaking the Waves a pour librettiste le Canadien Royce Vavrek, qui a adapté pour la scène lyrique le film éponyme du cinéaste danois Lars von Trier Palme d’or du Festival de Cannes 1996. L'action se déroule au début des années 1970. Une jeune fille naïve, Bess McNeill, qui vit dans une petite communauté de la côte écossaise, s’éprend de Jan Nyman, homme mûr qui travaille sur une plate-forme pétrolière. Malgré l’opposition de leur entourage, ils se marient. Mais Jan repart sur sa plate-forme, tandis que Bess compte les jours qui la séparent de son retour, convaincue que leur amour est béni du ciel, d’autant qu’elle est certaine d’être directement connectée à Dieu. Mais Jan est soudain rapatrié à la suite d’un accident qui le laisse paralysé. Convaincu de la fidélité de sa femme, à qui il entend malgré tout offrir une relation charnelle, il la pousse à fréquenter d’autres hommes pour avoir des rapports sexuels et lui raconter ses expériences par le détail. Ce qu’elle refuse, jusqu’à ce que son mari tente de se suicider. Afin qu’il recouvre le goût à la vie, elle finit donc par lui obéir, et grâce à ses aventures, la santé de Jan semble s’améliorer. Mais alors qu’elle se trouve sur un navire, les marins tentent de la violer, et la poignardent, tandis que ses extravagances sexuelles finissent par parvenir aux oreilles de sa paroisse protestante qui décide de l’excommunier. Tandis que son mari retrouve l’usage de ses jambes, Bess meurt des suites de ses blessures. Pour éviter qu’elle soit enterrée comme une pécheresse, Jan vole le corps de Bess et le confie à l’océan.
Véritable parcours initiatique, cette œuvre est extrêmement noire et désespérée, fondée sur une langue anglaise plutôt crue mais pas de quoi avoir des « vapeurs » qui dit sans ambiguïté la part d’ombre de l’humanité mue par une musique dense et originale, puisant plus ou moins autant dans Leoš Janáček que dans Olivier Messiaen, rappelant aussi l’univers marin de Benjamin Britten, particulièrement celui de Peter Grimes, ouvrage qui conte aussi l’histoire d’un marginal rejeté et condamné par le bourg, avec un petit orchestre (flûte/piccolo, hautbois, clarinette en si bémol, basson/contrebasson, cor en fa, trombone, percussion, piano/synthétiseur, harpe, guitare électrique, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) très coloré auquel s’adjoint une discrète partie électronique. Son style combine subtilement l’inattendu et le conventionnel, ce qui a pour résultat « une musique dont les gens se sentent très proche », comme la compositrice l’a déclaré sur France Musique, mais qui maintient l’attention d’un bout à l’autre de l’exécution de l’œuvre. L’écriture vocale est raffinée et exigeante, souvent tendue et haut perchée, mais n’évolue guère.
La production présentée par l’Opéra Comique est celle que le Scottish Opera a confiée au metteur en scène Tom Morris, OBE directeur du Royal National Theatre de Londres et du Bristol Old Vic Theatre, pour une tournée commencée à Edinburgh dans le cadre de l’édition 2019 du célèbre Festival International. Sur une scénographie tournante dépouillée de Soutra Gilmour qui situe clairement l’action de chacune des dix-neuf scènes réparties en trois actes précédés d’un prologue mise en relief par les lumières sombres et contrastées de Richard Howell, le metteur en scène britannique signe une direction d’acteur au cordeau, faisant des chanteurs d’authentiques comédiens. La distribution est parfaite, que ce soit les deux rôles principaux, la soprano lyrique californienne Sydney Mancasola, Bess McNeill éperdue à la voix somptueuse, jeune femme vouée à Dieu et surtout à l’Amour, au point de se sacrifier pour l’homme de sa vie qui la conduit à se donner à tous les hommes qui passent à sa portée au risque d’être rejetée par la communauté de son village et par les puritains de sa paroisse, et le baryton Jarrett Ott, hallucinant Jan Nyman fou de désespoir. Autour d’eux, la magnifique Dodo McNeill de la mezzo-soprano canadienne Wallis Giunta, la froide Mère de Bess Susan Bullock au large vibrato, l’excellent Dr Richardson du ténor écossais Elgan Llyr Thomas, la basse étatsunienne Andrew Nolen dans le rôle de Conseiller, ainsi que les trois solistes membres du remarquable chœur d’hommes de l’Ensemble Aedes qui, à l’instar de la totalité de l’équipe de chanteurs, s’imposent comme d’authentiques comédiens. Dans la fosse, l’Orchestre de Chambre de Paris éblouit par la qualité de ses timbres, sa virtuosité instrumentale, sa concentration qui sert brillamment la partition, sous la direction limpide, précise et variée de Mathieu Romano, disciple de Pierre Boulez, Susanna Mälkki et François-Xavier Roth, entre autres.
Bruno Serrou
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