Le chef britannique John Nelson poursuit brillamment pour le label
Erato (Warner Classics) son cycle Hector Berlioz entrepris avec l’Orchestre
Philharmonique de Strasbourg avec une version de Roméo et Juliette de très haute
tenue
Ex-directeur de l’Orchestre de
Chambre de Paris qu’il dirigea de 1998 à 2009, universellement célébré pour ses
affinités avec la musique française en général et celle d’Hector Berlioz en
particulier, John Nelson se dirige peu ou prou vers une intégrale de l’œuvre avec orchestre
du compositeur français, confirmant ainsi les profondes affinités des musiciens
britanniques avec la création du maître du romantisme français. La Grande Messe des Morts avec le
Philharmonia Orchestra, le Te Deum avec
l’Orchestre de Paris, Béatrice et
Bénédict avec les forces de l’Opéra de Lyon, les Nuits d’Eté avec Susan Graham et l’Orchestre du Covent Garden, puis
avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg la Damnation de Faust et les
Troyens, voici la symphonie dramatique Roméo
et Juliette couplée avec la scène lyrique Cléopâtre…
Peu courue au concert, la
Symphonie dramatique Roméo et Juliette
op. 17 H. 79 est plus présente au disque, où la concurrence est marquée. La
forme et les effectifs hors normes classent de
facto cette œuvre parmi les partitions les moins fréquentées du répertoire.
Comme le précise Berlioz dans la préface de la partition, bien que les voix y
soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais
une symphonie avec chœurs. Si le chant intervient rapidement dans le cours de l’exécution,
ce n’est, toujours selon Berlioz, qui a confié le livret à Emile Deschamps, que
pour préparer l’auditeur aux scènes dramatiques dont sentiments et passions ne
peuvent et ne doivent être exprimées que par l’orchestre seul.
Ainsi, Berlioz est-il allé beaucoup
plus loin en 1839 avec Roméo et Juliette
que Beethoven avec sa Neuvième Symphonie
en 1822-1824. Il s’agit en effet bel et bien ici de musique à programme, où
l’orchestre est chargé de décrire l’action, les faits et gestes des héros
tandis que les voix ne font que les ponctuer et les commenter, alors que le
compositeur condense le drame de Shakespeare en éliminant quantité d’éléments
tout en se focalisant sur certains et en amplifiant d’autres, ce que fera en
1906 par exemple Gustav Mahler dans sa Huitième
Symphonie qui condense dans sa seconde partie le Second Faust de Goethe, mais chez Mahler la voix est quasi
omniprésente. Mais là où cette dernière partition est lumineuse et optimiste,
celle de Berlioz est sombre et douloureuse. Ses sept mouvements distribués en
trois parties qui amalgament musique instrumentale et opéra, suivent les
contours de la tragédie de Shakespeare. Seul Frère Laurence est vocalement
incarné, tandis que les amants Roméo et Juliette ne chantent pas, Berlioz ne
voulant à tout prix éviter les clichés du duo d’opéra. Avec la musique
instrumentale seule, il peut se libérer du carcan opératique pour donner libre
cours à son imagination et à celle de son auditoire. Il se libère ainsi du
caractère impudique et limité du verbe pour exprimer dans sa symphonie
dramatique sa passion pour l’actrice irlandaise Harriet Smithson qu’il découvre
en 1827 dans les rôles d’Ophélie (Hamlet)
et Juliette, et qu’il décrit musicalement dès la Symphonie fantastique en 1830, avant de l’épouser trois ans plus
tard. Composé grâce au don de vingt mille francs dont l’a gratifié Niccolò
Paganini en réparation de son refus de créer Harold en Italie, Roméo et
Juliette, qui est dédié au célèbre violoniste virtuose italien, sera malgré
sa forme atypique le plus grand succès de la carrière de son auteur.
Bien que d’aucuns émettent encore
quantité de réserves sur la partition, il n’en demeure pas moins que Roméo et Juliette est sans doute l’œuvre de Berlioz la plus accomplie et puissamment
originale. Dans ce pur joyau de l’Histoire de la musique, l’usage des effectifs
choraux dénote le sens du discours dramatique de Berlioz, qui fait tout d’abord
appel à quatorze choristes, avant de faire entendre plus loin le chœur d’hommes
des Capulet derrière la scène, puis dans la cérémonie funèbre l’effectif entier
assemblant hommes et femmes du clan des Capulet, avant de réunir Capulet et
Montagu autour du frère Laurence, et de conclure avec les trois chœurs pour la
scène de réconciliation. Celles du jardin et du cimetière, le dialogue des
amants, les apartés de Juliette, les élans passionnés de Roméo, les duos
d’amour et de désespoir sont confiés au seul orchestre, les mots n’ayant ici
plus la capacité d’exprimer l’insondable et ayant au contraire l’aptitude de
donner chair à ce qui pour Berlioz tenait d’un supra-langage, la musique pure allant
ici bien au-delà de la simple description.
Fin connaisseur de l’univers de
Berlioz, John Nelson excelle dans cette œuvre inspirée de Shakespeare. De fait,
il donne de Roméo et Juliette une
interprétation vibrante, énergique et tendue, emplie de soubresauts, dans des tempi tendus, notamment dans la Scène d’amour, délicatement inspirée,
remarquablement suggestive, d’une prégnante sensualité, mettant pleinement en
évidence combien le duo de Tristan und
Isolde de Wagner doit à ce troisième
mouvement de la symphonie dramatique de son aîné de dix ans. Il s’agit ici
d’extase sonore, à l’instar de ce que propose Pierre Boulez dans son
enregistrement live de l’œuvre avec
l’Orchestre de Cleveland en 2000 (2 CD DG). C’est dire combien l’oreille est
comblée, même les textures de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg n’ont
rien à envier à celles de l’Orchestre de Cleveland. Maître des équilibres
sonores et des contrastes, le chef britannique, véritable poète des sons qui
magnifie les déchaînements lyriques comme la fluidité délectable des passions
nocturnes, brosse un Scherzo de La Reine Mab étincelant. Il met parfaitement
en valeur les infinis détails de l’orchestration exposés en toute limpidité,
tandis que les combats entre Capulet et Montaigu s’imposent dans leur virulente
singularité. Altos, violoncelles et contrebasses s’illustrent par leurs
sonorités feutrées et le velouté de leur chant, à l’instar des bois et des
cuivres, et la fusion entre les pupitres est toujours sereine.
Les solistes forment un trio harmonieux,
si ce n’était une articulation pas toujours précise de la part de l’ardente soprano
étatsunienne Joyce DiDonato, voix puissante et colorée au registre grave
généreux et au legato somptueux, tandis que le ténor français Cyrille Dubois
impose sa voix puissante, claire et bien timbrée. Le baryton-basse britannique
Christopher Maltman, impressionnant Frère Laurence, est hélas doté d’un vibrato
trop marqué et son français n’est pas toujours précis dans son récit, son
accent anglais étant trop marqué. Excellemment préparés par Jorge Matta et
Alessandro Zuppardo, les Chœurs Gulbenkian de Lisbonne et de l’Opéra national
du Rhin sont autant de véritables personnages aux multiples individualités qu’entité
d’une exceptionnelle homogénéité.
Dans la Scène lyrique pour soprano et orchestre H 36 que
Berlioz composa pour le Prix de Rome de 1829, Joyce DiDonato est une déchirante
Cléopâtre, voix puissante et dramatique à souhait qui restitue tout le tragique
de la reine d’Egypte s’apitoyant sur sa sinistre destinée en ses ultimes
instants, rejetée à la fois par Rome et par les siens.
2 CD Erato 5054197481383 (Warner Classics). Durée : 1h 51mn 55s. Enregistré : 3-9 juin 2022. DDD
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