mardi 18 décembre 2018

Rodelinda de Haendel somptueuse de Stefano Montanari et Claus Guth à l’Opéra de Lyon

Lyon. Opéra Nouvel. Samedi 15 décembre 2018

 Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Rodelinda. Sabina Puértolas (Rodelinda), Fabian Augusto Gomez Bohorquez (Flavio), Lawrence Zazzo (Bertarido).  Photo : (c) Jean-Pierre Maurin

Régulièrement contesté à Paris, le metteur en scène allemand Claus Guth signe à Lyon une Rodelinda de très grande classe avec le soutien d’une distribution de haut vol vaillamment dirigée par Stefano Montanari.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Rodelinda. Jean-Sébastien Bou (Garibaldo), Avery Amereau (Eduige), Sabina Puértolas (Rodelinda).  Photo : (c) Jean-Pierre Maurin

Créé au King’s Theatre de Londres le 13 février 1725, Rodelinda est l’un des opéras les plus célèbres de Haendel. Il a d’ailleurs connu le succès dès sa création, à l’instar des deux autres ouvrages de la saison 1724-1725, Jules César en Egypte et Tamerlano. Comme pour ces deux derniers, Nicola Haym en signe le livret. S’inspirant de la tragédie de Pierre Corneille Pertharite, l’action se situe au VIIe siècle en Lombardie. Veuve fidèle et déterminée, courtisée par Grimoaldo, roi illégitime, ambitieux et cruel, la reine Rodelinda pleure son mari, le roi légitime Bertarido, qu’elle pense mort assassiné. A la fin, le bon monarque tuera le méchant, après quelques péripéties de trois heures qui se concluent par un très court ensemble des six chanteurs solistes.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Rodelinda.  Photo : (c) Teatro Réal de Madrid

Dans les opéras de Haendel, tous plus ou moins construits sur le même modèle, il se trouve un sommet qui tient du sublime. Dans Rodelinda, ce moment tant attendu se situe dans la dernière scène du deuxième acte. Une fois n’est pas coutume dans l’œuvre scénique du Saxon tant les ensembles sont fort rares, les protagonistes se « télégraphiant » les arie, il s’agit ici d’un duo entre l’héroïne et son mari retrouvé après l’avoir cru mort assassiné, « Io t’abbracio, E più che morte », qui fait d’autant plus regretter que Haendel n’en ait écrit davantage…

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Rodelinda. Photo : (c) Teatro Real de Madrid

Avec un orchestre d’instruments anciens joués par les membres de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon passionnés du répertoire baroque, le chef italien Stefano Montanari en tenue de rocker a donné à la partition de Haendel un élan, un dynamisme qui donnent à cette suite de récitatifs et d’airs une dimension théâtrale de bon aloi. Impression confortée par la direction d’acteur de Claus Guth qui instille vie et vérité psychologique à des personnages qui enchaînent les arie da capo tous plus virtuoses les uns que les autres avec une infaillible constance. Le metteur en scène allemand ajoute des personnages difformes aux masques grotesques dignes d’un carnaval macabre. Le tout se déploie au sein d’un décor blanc unique tournant sur lui-même qui représente une gentilhommière du XVIIIe siècle éclatée sur trois niveaux, de la façade au grenier, conçu par Christian Schmidt et animé par des images et dessins vidéo au second degré d’Andi Müller.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Rodelinda. Sabina Puértolas (Rodelinda), Krystian Adam (Grimoaldo).  Photo : (c) Jean-Pierre Maurin
 
La soprano espagnole Sabina Puértolas est une Rodelinda brûlante et séduisante au timbre lumineux et aérien. Tard venu dans l’action de l’opéra, le contre-ténor Lawrence Zazzo est un Bertarido éclatant de puissance et de musicalité, ses vocalises sont d’une saisissante maîtrise. Le ténor polonais Krystian Adam est un impressionnant « méchant » Grimoaldo, toujours froid et naturel. Eduige, sœur de Bertarido complice de Grimoaldo bientôt repentante, est idéalement tenue par la mezzo-soprano Avery Amereau à la voix profonde et chaude. Ajoutez à cela un magnifique Jean-Sébastien Bou qui campe un monstre boieux en Garibaldo, qui manipule avec animosité l’enfant Flavio, rôle muet (ici le comédien colombien Fabian Augusto Gomez Bohorquez).

Bruno Serrou

Opéra de Lyon, jusqu’au 1er/01/19. Rés. : 04.69.85.54.54. www.opera-lyon.com. Diffusé sur France Musique le 20/01-20h. En coproduction avec le Teatro Réal de Madrid, le Liceu de Barcelone et l’Opéra de Francfort

jeudi 6 décembre 2018

Claude Vivier, "Kopernikus, un rituel de mort", l'opéra de l'âme humaine par Peter Sellars

Paris. Théâtre de la Ville - Espace Pierre Cardin. Mardi 4 décembre 2018

Claude Vivier (1948-1983), Kopernikus, un rituel de mort. Mise en scène de Peter Sellars (2018). Photo : (c) Vincent Pontet

« Je suis et je serai tout le temps, immortellement et éternellement, un enfant » disait de lui-même Claude Vivier, sans doute le compositeur canadien phare du XXe siècle. Né à Montréal le 14 avril 1948 de parents inconnus, adopté à deux ans par le couple Jeanne et Armand Vivier, le jeune Claude ne parlera pas avant l’âge de six ans. Son enfance, qu’il décrira « d’un commerce très rude, musclé », et qui se déroule dans un quartier ouvrier, violé à huit ans par un oncle, il sauve sa vie par le rêve et le merveilleux. Il se destine dans un premier temps à la prêtrise, jusqu’à ce qu’il découvre la musique au juvénat de Saint-Vincent-de-Paul au cours d’une messe de minuit. Les thèmes religieux traverseront son œuvre, emplie de rituels et d’une croyance éperdue en la pérennité de l’âme. Son mysticisme se teintera rapidement d’une foi chrétienne mêlée de préceptes hindous, d’un art tentant de faire « comme les dieux », de l’assimilation de la musique à la prière, sous l’égide du choral et du psaume, jusqu’à la purification mystérieuse et incantatoire. Mais, exclu du séminaire en raison de son tempérament jugé trop sensible et nerveux, il entre en 1967 au Conservatoire de Montréal, où, dit-il, au contact de son maître Gilles Tremblay, il naît une seconde fois à la musique.

Claude Vivier (1948-1983), Kopernikus, un rituel de mort. Mise en scène de Peter Sellars (2018). Photo : (c) Vincent Pontet

Henri Dutilleux me disait de lui, lorsque je l’interviewais en 1995 : « Claude Vivier ? Il y a de tout là-dedans, mais il y a aussi quelque chose. Il a terminé sa vie de façon dramatique, assassiné à Paris. Si je pense que sa musique est très inégale, je trouve aussi que sa création bouillonne. Il y a une pièce pour voix de femme uniquement, qui s’appelle “Chants”. Elle est très caractéristique, comme d’autres pages pour piano. C’est vrai, c’est inégal, mais c’est aussi un tempérament. Je suis intéressé par ce genre de choses, parce que c’est très loin de moi. » 

Claude Vivier (1948-1983), Kopernikus, un rituel de mort. Mise en scène de Peter Sellars (2018). Photo : (c) Vincent Pontet 

L’éternité de l’âme habitera Claude Vivier jusqu’à son œuvre ultime, Crois-tu en l’immortalité de l’âme ? (Glaubst du an die Unterblichkeit der Seele?) dont la partition à peine achevée est retrouvée sur sa table de travail le 8 mars 1983 tandis que son corps ensanglanté git sur le seuil de la porte de son appartement parisien. Il avait entrepris cette œuvre sous le coup d’une première agression le soir du 25 janvier précédent, en commençant par les mots « Il faisait nuit, et j’avais peur », qui achève violemment une vie riche en épisodes glauques.  

Claude Vivier (1948-1983), Kopernikus, un rituel de mort. Mise en scène de Peter Sellars (2018). Photo : (c) Vincent Pontet

Kopernikus, un rituel de mort, opéra de soixante-dix minutes pour sept chanteurs, sept instrumentistes et bande a été composé en 1979 sur un livret du compositeur. Le personnage central est Agni (mezzo-soprano), dieu-déesse du feu hindou. Il croise Lewis Carroll, Merlin l’Enchanteur, Mozart et la Reine de la nuit, Tristan et Isolde, un moine, Copernic et sa mère. Le titre emprunte à l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) en tant que chercheur cosmique qui, en percevant le fonctionnement du système solaire, a commencé à voir plus loin que la Terre. Dans cette « féerie mystique », Vivier dit qu’il ne s’y trouve pas à proprement parler d’histoire, mais une suite de scènes qui font évoluer Agni vers la purification totale jusqu’à ce qu'il atteigne l’état de pur esprit ». La poétique de Kopernikus tient à la fois de la vive sensibilité du compositeur, de son rapport à son enfance et des différents niveaux d’articulation de ces éléments oniriques. L’œuvre est ainsi une méditation plus ou moins distanciée sur divers états poétiques, culturels et cultuels.

Claude Vivier (1948-1983), Kopernikus, un rituel de mort. Mise en scène de Peter Sellars (2018). Photo : (c) Vincent Pontet

Cet opéra autobiographique a en effet le poids d’un rituel sacré christiano-hindou autour de la vie et de la mort. Peter Sellars donne à ce cérémonial une émouvante authenticité avec des mouvements simples et d’une grande efficacité autour d’un personnage (le danseur chorégraphe Michael Schumacher) reposant mains croisées sur une couche, entouré des chanteurs, tandis que les instrumentistes - à l’exception du trompettiste positionné derrière le public - les dominent dans l’ombre sur un praticable. Tous les protagonistes sont vêtus de blanc. Sur un écran de télévision - l’étrange lucarne si chère au metteur en scène américain depuis Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen au Festival de Salzbourg -, le beau visage froid d’une récitante. Sans direction autre que la mise en scène, l’Ensemble vocal Roomful of Teeth, venu des Etats-Unis, est d’un engagement total, à l’instar de l’Ensemble L’Instant Donné, qui joue avec une précision d’orfèvre, notamment le violon plein de panache de Naaman Sluchin.

Bruno Serrou

Festival d’Automne à Paris. Rés. : 01.53.45.17.00. www.festival-automne.com. Théâtre de La Ville-Espace Cardin jusqu’au 8 décembre. Théâtre du Capitole de Toulouse/Théâtre Garonne 11-13 décembre. Rés. : 05.62.48.54.77. www.theatregaronne.com. Nouveau Théâtre de Montreuil/Festival Mesure pour Mesure 17-19 décembre. Rés. : 01.48.70.48.90. www.nouveau-theatre-montreuil.com.

vendredi 30 novembre 2018

Verdi, roi de Paris avec « La Traviata » et « Simon Boccanegra »

Paris. Opéra Bastille. Mercredi 21 novembre 2018 (Simon Boccanegra). Théâtre des Champs-Elysées. Mercredi 28 novembre 2018 (La Traviata)

Giuseppe Verdi (1813-1901). Portrait de Giovanni Boldoni (1842-1931) peint en 1886. 

Cent dix sept ans après sa disparition, Giuseppe Verdi reste l’incontestable roi de la scène lyrique mondiale. Y compris en France, à commencer par la capitale. Ainsi, en cette fin d’années, deux de ses chefs-d’œuvre sont à l’affiche, Simon Boccanegra à l’Opéra de Paris, La Traviata au Théâtre des Champs-Elysées. 

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Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Simon Boccanegra à l’Opéra de Paris

Douze ans après la très contestée mais fort intelligente conception au sein d’une campagne électorale italienne de Johan Simons de l’ère Gérard Mortier, l’Opéra Bastille présente la quatrième production  de Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Paris. Cette nouvelle approche de l’un des chefs-d’œuvre les plus accomplis de Verdi, du moins dans sa révision tardive impulsée en 1881 par le poète Arrigo Boïto, Simon Boccanegra, l’un des moins populaires du compositeur mais aussi l’un des plus apprécié, célèbre cette année le quarantième anniversaire de son entrée au répertoire à l’Opéra de Paris, dans l’inoubliable approche de Giorgio Strehler et Claudio Abbado venue de La Scala de Milan.

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Cette œuvre politique ou les motivations du compositeur concordent avec la politique de son pays que la nouvelle production de Bastille ignore, font du héros génois, proche de Garibaldi, le porte-parole de Verdi, qui entend transmettre ici un message de paix, de tolérance et de lutte contre la réaction, tous thèmes aujourd’hui mobilisateurs. Cette histoire de filiation, de luttes fratricides, d’écoulement du temps et de conflits de classes sociales dans la Gênes du XIVe siècle, a pour personnage central le corsaire Simon Boccanegra, qui devient doge de la puissante cité génoise et doit se confronter aux intrigues, complots et bassesses que suscite le pouvoir. Ce qui permet la mise en avant de la pérennité de ces conflits, tout en mettant en relief la douce mélancolique du personnage central, père et puissant dont l’utopie des aspirations est magnifiée par ses origines de corsaire.

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Nicola Alaimo (Paolo Albani), Maria Agresta (Amelia), Ludovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Or, malgré la présence envahissante d’une proue de navire de commerce tournant obsessionnellement sur lui-même et se dépouillant au fur et à mesure de l’action conçu par Susanne Gschwender, la mer est totalement absente de l’atmosphère du spectacle. Avec ce décor noir et anxiogène violemment éclairé de néons aveuglants et froids, Calixto Bieito est fort loin ici de la lumière génoise qu’avait si subtilement suggérée Giorgio Strehler dans la célèbre production de la Scala de Milan dans les années 1970. Il faut dire que l’opéra le plus politique de Verdi se déroule au plus sombre des querelles des Guelfes et des Gibelins, dont la prédominance de voix graves ajoute en noirceur. L’alternance de scènes d’intimité et de mouvements de foule qui caractérisent cet ouvrage est quasi gommée, tout se passant dans le même espace gris parfois limité par quelques accessoires indéfinis. Même la direction d’acteur de Bieito, peu inspirée, ne permet pas vraiment au spectateur de pénétrer les conflits des personnages, qui se meuvent dans un cadre et dans des costumes intemporels, au point que l’on croit assister à un opéra semi-scénique. 

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra), Maria Agresta (Amelia). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

Véritable révélation dans sa prise de rôle à la scène - il l’avait abordé avec succès en concert au Théâtre des Champs-Elysées en 2017 -, Ludovic Tézier fait sienne la personne du Doge de Gênes, campant un éblouissant Boccanegra, noble, ardent, déchirant. Si, vocalement, il se situe indubitablement comme un immense baryton Verdi, capable d’atteindre le niveau d’un Piero Cappuccilli et d’un Renato Bruson dans ce même rôle, il est ici livré à lui-même, la plupart du temps à l’avant-scène, mais s’impose définitivement dans sa poignante agonie finale. Cette chape de plomb pèse sur la distribution entière. Voix aux graves colorés et puissants, Mika Kares est un brillant Fiesco, tandis que Maria Agresta est une Amelia un rien trop mure, avec des aigus parfois hasardeux et un vibrato un peu large, que comblent un engagement des plus communicatifs. Francesco Demuro s’illustre dans la première partie en offrant un Adorno fougueux et vocalement brillant, mais sa seconde partie est étonnamment moins convaincante, comme fatigué par sa performance du début. Quoique d’évidence négligé par la mise en scène, Mikhail Timoshenko est un Pietro sobre, antithèse du Paolo Albani outré et criard de Nikolai Alaimo. 

Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra. Lurovic Tézier (Boccanegra). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra de Paris

En fait, il conviendrait ici de fermer les yeux. D’autant plus que sur le plateau le Chœur de l’Opéra de Paris brille par sa vaillance, son homogénéité tout en mettant en évidence une diversité de personnages. Dans la fosse, l’Orchestre, dont la mission est d’être le deus ex machina de cette œuvre noire où les non-dits et les conflits non exprimés sont multiples, s’impose par le soyeux de ses cordes et par ses cuivres onctueux, portés par la direction retenue mais contrastée d’un grand habitué de Verdi, le chef italien Fabio Luisi, qui exalte chaque pupitre tout en ne couvrant à aucun moment le voix.


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Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni et Aurélia Thierrée (Violetta Valéry). Photo : (c) Vincent Pontet

La Traviata au Théâtre des Champs-Elysées

A l’opposé de Simon Boccanegra, La Traviata est non seulement l’un des opéras les plus populaires de Verdi mais aussi de tout le répertoire lyrique. Pas un jour sans représentation de l’ouvrage dans le monde. La nouvelle production présentée par le Théâtre des Champs-Elysées a pour particularité majeure le choix de l’édition retenue. Fidèle du théâtre de l’avenue Montaigne, chef venu du baroque qui ouvre de plus son terrain d’investigation, Jérémy Rohrer a naturellement choisi de revenir aux sources, c’est-à-dire à l’époque de la création en 1853 en se fondant sur le Traité d’orchestration qu’Hector Berlioz publia en 1843. Ainsi, a-t-il choisi d’utiliser un instrumentarium de l’époque réglé à 432Hz, mais aussi de donner da capo toutes les arie tout en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie parfaitement réglé et sans défaut, Rohrer a dirigé de main de maître cette œuvre que l’on croit connaître par cœur mais qui, sous son impulsion, a révélé un panel de couleurs chaudes et d’une largeur de spectre inusités. En outre, il veille à ne jamais couvrir les chanteurs tout en tirant profit de large nuancier compris dans la partition, n’hésitant pas à surligner les extrêmes, du pianississimo au fortississimo.

Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni (violetta) et Saimir Pirgu (Alfredo Germont). Photo : (c) Vincent Pontet

Avec un tel soutien de l’orchestre reflétant l’âme de tous les personnages, la distribution est stimulée au point de faire de chacun des protagonistes de véritables êtres doués d’une vie intense et foisonnante. Saluons tout d’abord la fabuleuse Violetta Valéry de la soprano française Vannina Santoni, que j’ai personnellement découverte en 2013 au Capitole de Toulouse dans Hänsel und Gretel avant de l’y entendre de nouveau l’année suivante lors de la création du Pigeon d’Argile de Philippe Hurel (1), et qui, pour sa prise de rôle, incarne une courtisane « dévoyée » émouvante et d’une intensité époustouflante, jouant sur tous les registres psychologiques du personnage criant de vérité, tout d’abord juvénile et sensuelle, puis amoureuse généreuse et spontanée, enfin un être défait, perdu, halluciné, proprement déchirante. La voix et fruitée, aérienne, la projection est naturelle, les aigus étincelants, le nuancier large et pur. A ses côtés, l’Alfredo Germont du ténor albanais Saimir Pirgu dont le timbre riche et épicé se fond de façon étonnante à la voix de sa partenaire, est d’une densité telle que la passion de ce couple est singulièrement poignante. Germont père est magistralement incarné par la voix puissante et au timbre sombre de Laurent Naoury de noble stature et d’une sensibilité exacerbée. Les rôles secondaires sont bien tenus sans être exceptionnels, et le Chœur de Radio France s’illustre dans les scènes festives qui ponctuent l’opéra.

Giuseppe Verdi, La Traviata. Vannina Santoni et Aurélia Thierrée (Violetta Valéry). Photo : (c) Vincent Pontet

Mue par une direction d’acteur au cordeau, la mise en scène de la Britannique Deborah Warner tient de l’obsessionnel. Dominé par les noirs et blancs d’un sol brillant et de lits d’hôpital où Violetta Valéry est sensée revivre dans ses pensées sa propre histoire par le biais d’un flash-back au seuil de la mort, qui finit par l’emporter à la suite d’une phtisie, accompagnée de son double danseuse fantomatique incarnée avec grâce par Aurélia Thierrée, la scénographie de Chloé Obolensky et Jean Kalman est envahissante et continuellement triste, virant dans le non-sens dans les scènes de festivité. Au troisième acte, le double de Violetta disparaît, l’héroïne restant seule sur son lit de mort à espérer le retour d’Alfredo et de Giorgio Germont, tandis que deux infirmiers et un médecin s’affairent autour d’elle. Un tel environnement tient évidemment du contresens, la déchirante courtisane étant censée s’éteindre dans la misère absolue, quasi seule un après-midi de carnaval…

Bruno Serrou

1) Engagée dans la musique contemporaine, Vannina Santoni participera la saison prochaine à la création à l’Opéra de Paris du Soulier de Satin que Marc-André Dalbavie a adapté de Paul Claudel

mardi 20 novembre 2018

« Donnerstag aus Licht » de Karlheinz Stockhausen par Le Balcon a permis à l’Opéra-Comique de retrouver sa place au soleil dans la création lyrique parisienne


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Iris Zerdoub (cor de basset, Mondeva), Henri Deléger (trompette, Michael). Photo : (c) Stefan Brion/Opéra Comique

Paris. Opéra Comique. Dimanche 17 novembre 2018

Présentation 

Deux fois plus long avec ses vingt-neuf heures que la Tétralogie de Richard Wagner, le cycle d’opéras de sept jours Licht de Karlheinz Stockhausen n’a jamais été représenté en France dans son intégralité. Maxime Pascal et Le Balcon se sont lancés dans l’aventure avec succès à l’Opéra Comique avec son premier volet, Donnerstag aus Licht (Jeudi de lumière).


Karlheinz Stockhausen (1928-2007) et Suzanne Stephens (née en 1946). Photo : DR

« Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, classiques et populaires, s’enthousiasme le chef d’orchestre Maxime Pascal. Avec Pierre Henry (1), il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) d’une trentaine d’heures composé entre 1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon, qui célèbre ses dix ans avec la première journée du cycle, Jeudi de lumière (Donnerstag aus Licht), a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand, siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen, dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Stockhausen en personne qui ont tous participé à la création du cycle », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur. « Les musiciens qui ont participé à ce concert inaugural seront sur le plateau de l’Opéra-Comique pour cette première parisienne (2) de la totalité de Jeudi de lumière, se loue Pascal. Cette saison, nous donnons deux des opéras, le second, Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (3) à la Philharmonie de Paris en juin prochain. Pour la suite, nous sommes en discussions avec des coproducteurs. Le cycle entier est mis en scène par Benjamin Lazar, avec qui nous collaborons régulièrement. »


Maxime Pascal et Le Balcon. Photo : DR

Composé entre 1977 et 1980 en un salut, trois actes et un adieu de trois heures trente pour trois voix, huit solistes instrumentaux, trois danseurs, ensemble instrumental et orchestre - chaque personnage étant campé par un chanteur, un danseur et un instrumentiste -, créé à la Scala de Milan le 15 mars 1981 sous la direction de Péter Eötvös et dans une mise en scène de Luca Ronconi, le compositeur étant à la projection sonore, Jeudi de lumière conte la jeunesse du héros qui réunit des personnages des mythologies chrétienne et païennes dans lesquelles Stockhausen agrège cultures et croyances du monde qui gouvernent le cycle entier. Michaël, combinaison des figures de l’archange Michel, du Christ, de François d’Assise, de Jupiter et de Donner, s’incarne parmi les hommes. Il entre en empathie avec l’humanité, les animaux et la nature, idée que reprendra Wim Wenders en 1987 dans son film Les Ailes du désir. Michaël s’oppose à Lucifer, archange déchu qui abhorre les hommes. Le cycle entier est centré sur le combat entre ces deux archanges qui se confrontent. Jeudi de lumière narre l’enfance de Michaël qui s’est fait chair. « Stockhausen peint sa propre jeunesse, précise Pascal. Très tôt, il voit sa mère entrer dans un hôpital psychiatrique où elle est euthanasiée par les nazis, puis son père alcoolique est tué sur le front de l’Est, tandis que lui-même est embrigadé comme ambulancier à l'âge de seize ans. Jeudi de lumière raconte cette enfance tragique et traumatisante d’où est née sa nature de créateur, comme la fuite d’un enfant dans un monde surnaturel de sons cosmiques. Les gens s’en moquaient, jusqu’à Pierre Boulez, qui lui écrivait ’’Tu es un fou naïf’’, phrase qu’il met dans la bouche de Lucifer... »


Couverture de la partition de Donnerstag aus Licht

Comme pour Die Walküre, il n’est pas indispensable de connaître tout le cycle Licht pour apprécier Donnerstag, d’autant plus que cette journée offre de longues plages instrumentales et concertantes et que la structure modulaire de ces sept journées permet de donner séparément chaque opéra voire les parties qui les composent.

Bruno Serrou

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Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Henri Deléger (Michael, trompette), Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Damien Pass (Luzifer, basse). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

La production

Dans le premier volet de Licht, l’archange Michael doit apporter la musique des sphères à l’humanité et la musique humaine au paradis. Le voyage initiatique de cet Orphée moderne jouant de la trompette en lieu et place de la lyre, le conduit à visiter le monde et l’espace où il se confronte à Lucifer mais est soutenu par Eve, personnages à qui sont respectivement associés le trombone et le cor de basset.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Alphonse Cemin (infirmier), Léa Trommenschlag (Eva, soprano), Maxime Morel (infirmier), Damien Pass (Luzifer, basse). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

Sans malheureusement prendre le temps d’y prêter attention malgré ses douze minutes, tant il est préoccupé par le froid et par l’angoisse de récupérer ses places au contrôle ou d’atteindre son siège, le public était accueilli par l’Appel de Michaël exposé par cinq trompettes dissimulées sur balcon de la façade de la salle Favart, conformément à la structure de l’ouvrage, en « un salut, trois actes et un adieu ».


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Iris Zerdoud (Eva, cor de basset), Damien Bigourdan (Michael, ténor). Photo : (c) Meng Phu/ Opéra Comique

Avec plus d’une heure de durée, le premier acte, avec ses trois scènes données en continu qui exposent la jeunesse de Michael (Michaels Jugend), s’éternise. Ce qui n’est cependant pas le cas de la scène liminaire, dans laquelle Stockhausen conte sa propre enfance à travers le personnage de Michael : fils d’une famille pauvre, apprenant la danse et le théâtre de sa mère que son père, instituteur, maltraite, au point qu’elle en devient folle et est internée dans un hôpital psychiatrique où elle est maltraitée. Le père voit mourir son fils cadet, puis se met à boire avant de partir à la guerre… Au deuxième tableau, Michael rencontre Lunève-Mondeva, qui lui fait découvrir la musique, tandis que sa mère meurt de la main d’un médecin nazi de l’asile, et que son père disparaît au front. La première des deux parties les plus longuettes de l’ouvrage est la troisième scène, elle-même divisée en trois sections, triple examen d’admission à l’école de musique devant un jury constitué d’Eve et de Lucifer incarnés sous leur double aspect de chanteurs et d’instrumentistes. L’ensemble instrumental de dix musiciens jouant sans chef est distribué en arc de cercle au centre duquel s’expriment les solistes chanteurs, danseurs et instrumentistes.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Alphonse Cemin (accompagnateur de Michael, piano), Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Jamil Attar (Luzifer, danseur), Damien Pass (Luzifer, basse), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

Intitulé Michaels Reise um die Erde (Voyage de Michael autour de la Terre), le deuxième acte, qui a été le premier écrit, répond à une commande de l’Ensemble Intercontemporain, qui l’a créé en concert le 21 octobre 1978 à Düsseldorf sous la direction de Karlheinz Stockhausen. Il s’agit d’un volet purement instrumental pour trompette et ensemble ou orchestre, donné dans cette production du Balcon dans sa seconde option. Outre les trois instruments solistes personnifiant les trois personnages centraux (Michael, Eve, Lucifer), un orchestre de vingt-huit musiciens représente le monde d’où d’autres solos importants émergent tour à tour, deux clarinettes, trombone, tuba, contrebasse, qui sont autant de personnages rencontrés par Michael au cours de son périple à Cologne, New York, Tokyo, Bali, en Inde, en Afrique Centrale et à Jérusalem. Ici, la mise en scène de Benjamin Lazar manque d’humour, particulièrement lors de l’apparition des deux clarinettistes, Alice Caudit et Ghislain Roffat, irréprochables, dont le caractère clownesque est trop discrètement dessiné, tandis que l'inépuisable trompettiste Henri Deléger, remarquable et fort rarement faillible, reste sur le sol à parcourir les pupitres de l’orchestre au lieu de se déplacer sur l’immense globe prévu par le compositeur mais qui est projeté sur un écran au-dessus du pianiste et des percussionnistes. La structure harmonique est d’une infinie richesse, avec les formules thématiques des protagonistes qui s’entremêlent, se confondent, se répondent, jusqu’à l’extraordinaire fusion du cor de basset (Iris Zerdoud, Eva) et de la trompette (Michael).


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Maxime Morel (tuba), Henri Deléger (Michael, trompette). Photo : (c) Stéfan Brion/Opéra Comique

Divisé en deux scènes (Festival, Vision), le troisième acte conte le Retour au pays de Michael (Michaels Heimkehr), en fait sa demeure céleste. La première partie, Festival, est musicalement la plus riche et diversifiée, ainsi que du côté des effectifs, puisqu’elle intègre un orchestre de soixante et un musiciens et un grand chœur, dont un « invisible ». Tandis que ce dernier chante autour du plateau, Michael est accueilli par Eve sous ses trois formes, entourés de cinq autres chœurs qui représentent l’univers de Michael, cinq groupes d’orchestre et un orchestre à cordes. Eve offre trois plantes et une composition de lumière (un chaos de couleurs, des soleils, un autre chaos de couleurs). L’on aperçoit des lunes, puis des images vitreuses, enfin un ciel étoilé. Les signes du zodiaque apparaissent, et Eve offre à Michael un globe terrestre en souvenir de son voyage. Lucifer intervient alors, d’abord comme un lutin sorti du globe que Michael et le chœur taquinent, ce qui le rend fou de rage. Lucifer réapparaît alors sous la forme d’un tromboniste superbement tenu par Mathieu Adam, le lutin devenant un dragon que Michael terrasse d’un coup de baguette. Michael se bat avec lui, le blesse plusieurs fois avant que le dragon finisse par s'enfoncer dans le sol. Un messager surgit pour annoncer que Lucifer recommence à créer des ennuis. L’archange déchut réapparaît sous une triple forme, chanteur basse, tromboniste et danseur-mime, et se moque de Michael, qui le congédie.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Mathieu Adam (Luzifer, trombone), Emmanuelle Grach (Michael, danseur), Jamil Attar (Luzifer, danseur. Photo : (c) Stéfan Brion/Opéra Comique

La seconde partie du troisième acte, Vision, interminable, est la plus contestable de l’opéra. En une suite de quinze transpositions cycliques, Michael explique sous ses trois aspects son expérience et ce qui l’oppose à Lucifer... A ce moment précis, Benjamin Lazar ne sait que faire de ses protagonistes, qui se perdent en conjectures à l’instar du public, que l’on sent décontenancé, d’autant plus que le texte, traduit par des surtitres, se fait non pas surréaliste mais ridiculement mystique.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Jamil Attar (Luzifer, danseur), Mathieu Adam (Luzifer, trombone), Henri Deléger (Michael, trompette), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

L’Adieu de Michael (Michaels Abschied) est joué par cinq trompettes à l’issue du spectacle, invisibles sur le balcon de la façade théâtre, au moment où le public sort de la salle, chacune jouant une partie de la formule musicale de Michael.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Photo : (c) Vincent Pontet/Opéra Comique

La distribution est parfaite, les voix solides et colorées, avec deux Eva distinctes, l’une pour le premier acte, comme mère de Michael, la charnelle soprano Léa Trommenschlager, l’autre, comme Eve séductrice, la lumineuse soprano Elise Chauvin, le ténor Damien Bigourdan est un Michael protéiforme, un Siegfried sans le volume, évoluant de l’innocence à la maturité avec naturel, tandis que la basse Damien Pass suit le cheminement inverse avec a-propos.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Suzanne Meyer (Eva, danseuse), Elise Chauvin (Eva, soprano - acte III), Henri Deléger (Michael, trompette), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

Seul manque un brin d’humour et de légèreté dans la mise en scène de Benjamin Lazar qui s’exprime au sein de décors fondés sur un grand praticable, comme c’est souvent dans les productions de Lazar et du Balcon depuis l’inoubliable Ariane à Naxos de Richard Strauss à l’Athénée, et les costumes contemporains d’Adeline Caron. Le Jeune Chœur de Paris est irréprochable, à l’instar de l’orchestre Le Balcon, enrichi dans le troisième acte de l’Orchestre Impromptu et de l’Orchestre à cordes du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, tous menés avec passion, élan et précision par le porteur du projet, Maxime Pascal (4).

Bruno Serrou

Notes
1) La « maison du son » de Pierre Henry, rue de Toul dans le XIIe arrondissement de Paris, où il vivait, travaillait et donnait des concerts de 1970 jusqu’à sa mort en 2017, est vouée à la démolition par des promoteurs immobiliers. En France, le patrimoine musical n’a pas la même valeur que chez nos voisins européens… 2) Donnerstag aus Licht a été donné pour la première fois en France en septembre 2016 à Strasbourg dans le cadre du festival Musica dans une production venue de Bâle. 3) Samedi de lumière a été jusqu’à présent le seul volet de Licht donné à Paris, Théâtre des Champs-Elysées en 1988 dirigé par Stockhausen et 2007 mis en scène de Graham Vick (Festival d’Automne). 4) Cette production de Donnerstag aus Licht sera reprise à l’Opéra de Bordeaux, au Théâtre de Caen et au Staatsoper de Berlin

vendredi 9 novembre 2018

André Boucourechliev (1925-1997) et l'œuvre ouverte. Portrait & entretetien recueilli en février 1995


André Boucourechliev (1925-1997), dans sa maison de campagne en 1981. Photo : DR

Voilà vingt et un ans le 13 novembre 1997, disparaissait André Boucourechliev à l'âge de soixante-douze ans. L'association ProQuartet fondée par Georges Zeisel célébrait en mai 2005 les quatre-vingts ans du compositeur franco-bulgare. Pour le programme de salle de cette manifestation organisée dans l'enceinte du château de Fontainebleau, je dressais son portrait et je reprenais une interview que j'avais recueillie pour ses soixante-dix ans. Cet homme avenant, d'une souriante humilité à l'image de son immense culture qu'il aimait à partager simplement, est l'un des compositeurs de la génération de Pierre Boulez les plus connus des mélomanes. Moins, cependant, pour sa musique que pour ses livres, plus particulièrement ceux qu'il a consacrés à Schumann, Beethoven et Stravinski, traduits en plusieurs langues, qui ont appris à des générations de mélomanes l'écoute de la création de ces composieurs. 

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André Boucourechliev devant la partition d'Archipel I en 1967. Photo : DR

Portrait d'André Boucourechliev

Né le 28 juillet 1925 à Sofia, Bulgarie, dans une famille de mélomanes érudits (son grand-père était philologue et président de l’Académie des Sciences bulgare, sa mère professeur de français, son père avocat), André Boucourechliev s’est installé en mars 1949 (il acquiert la nationalité française en 1956) à Paris, où il est mort le 13 novembre 1997. Après des études de théorie musicale et de piano à l’Académie de musique de Sofia, il entame une carrière de pianiste virtuose et remporte en 1948 le Grand Prix du Concours national d’interprétation musicale récompensé par une bourse du gouvernement français. Entré en l’Ecole normale de musique, il étudie le piano avec Reine Gianoli et l’harmonie avec Georges Dandelot, avant de se rendre à Sarrebruck pour travailler avec Walter Gieseking. A la mort de ce dernier, en 1956, il se tourne vers la composition, l’enseignement et l’écriture, les textes de “ l’écrivain de musique ” reflétant sa réflexion sur le langage musical.   


Le compositeur

André Boucourechliev a commencé à composer selon un parcours qu’il qualifiait d’“ autodidacte et au rebours de l’histoire ”. Il se consacre autant aux instruments acoustiques (Musique à trois, 1957, qu’il considère comme son opus 1, Sonate pour piano, 1959) qu’à la bande magnétique, qu’il travaille durant ses deux séjours à Milan, au Studio di Fonologia de la RAI fondé en 1955 par Luciano Berio et Bruno Maderna, puis à Paris, au Groupe de recherche musicale de l’ORTF (Texte I, 1958, Texte II, 1959). En 1958, il participe aux cours d’été de Darmstadt, où il côtoie ses amis milanais, ainsi que Pierre Boulez, Earle Brown, Lugi Nono, Henri Pousseur et Karlheinz Stockhausen, ce dernier appréciant particulièrement sa Sonate pour piano.

Vigoureusement soutenu par l’écrivain de musique, le Domaine musical de Pierre Boulez programme régulièrement ses premières œuvres, qui reçoivent de chaleureux succès. Musique à trois, la Sonate pour piano, Signes (1961), Grodek, d’après Georg Trakl, (1963) y sont créés, et sont joués aux cours d’été de Darmstadt. “ Nous éprouvions le sentiment d’être les acteurs de l’histoire en marche ”, écrivait-il, bien qu’il n’ait, pour sa part, “ jamais utilisé la moindre série ”.

Boucourechliev s’illustre en effet dans des œuvres ouvertes dont la fameuse série Archipel (1967-1970) pour diverses formations qui lui valent la renommée internationale. Il s’agit d’œuvres mobiles, variables d’une exécution à l’autre car laissées au choix libre et instantané des interprètes. Mais il ne s’agit pas pour autant d’œuvres aléatoires. Les séquences, entièrement écrites bien que les paramètres soient dissociés, sont fortement caractérisées tout en étant ouvertes à une vaste combinatoire. Ce principe de composition est poussé jusqu’en ses limites extrêmes dans Anarchipel (1970), qui assume le risque d’une anarchie brisant le discours. L’inspiration de ces œuvres renvoie autant aux recherches littéraires du début du XXe siècle, de Proust à Mallarmé et Joyce, qu’à l’expérience d’artistes américains de toutes disciplines que le compositeur côtoie aux Etats-Unis en 1964. Relèvent de la même esthétique deux œuvres avec lesquelles Boucourechliev aborde le grand orchestre, Faces (1972) pour deux groupes d’orchestre avec deux chefs, et le Concerto pour piano et orchestre (1974-1975). Il n’en continue pas moins à composer dans la continuité, comme Ombres, hommage à Beethoven (1970) pour douze cordes. Cette œuvre contient néanmoins une section laissant le libre choix aux instrumentistes, chacun pour soi, de réminiscences des quatuors de Beethoven, textuelles ou déformées, avérées ou masquées.

Après Amers pour dix-neuf instruments, inspiré en 1973 d’un recueil éponyme de Saint-John Perse qui se présente sur une immense et unique feuille présentant une rose des vents, Thrène pour bande magnétique, inaugure l’année suivante une série d’œuvres explorant le potentiel de la voix et de la langue. Chœur mixte et récitants fournissent le matériau de l’œuvre constitué d’éclats d’un poème inabouti de Stéphane Mallarmé. La modulation dynamique du chant choral par les pulsations de l’élocution permet d’obtenir “ comme des ombres de parole incrustées dans le chant... [une] parole en creux ”. Créé le 26 juillet 1978 au festival d’Avignon dans une mise en scène de Claude Régy, Le nom d’Œdipe, écrit sur un livret d’Hélène Cixous, permet au compositeur d’évoquer l’indissociabilité de la musique et du verbe, conformément à sa pensée qui veut que la musique soit “ un langage structuré comme l’inconscient ”. Il tente de retourner au théâtre lyrique en 1987, avec Le Miroir, composé sur un texte de Jean-Pierre Burgart pour mezzo-soprano et orchestre, et dont il complète le titre par le commentaire significatif de Sept répliques pour un opéra possible. Lit de neige sur un poème de Paul Celan (1984) pour soprano et dix-neuf instruments reflète l’attention particulière que Boucourechliev porte sur la prosodie des langues. L’œuvre se présente en effet en deux volets, l’un véhiculant du texte original, en allemand, l’autre sa traduction française par le poète André du Bouchet. La musique vocale de Boucourechliev se conclut sur son œuvre ultime que sont les Trois fragments de Michel-Ange pour soprano, flûte et flûte en sol et piano, datés 11 avril 1995. Parallèlement, Boucourechliev développe son œuvre pour piano (Six études d’après Piranèse, Orion III) et de musique de chambre (Tombeau, Nocturnes, Ulysse, Orion I et II), fondée plus ou moins sur la forme ouverte.

En fait, la musique de chambre occupe une place prépondérante dans la création de Boucourechliev, dominée par le cycle Archipel qui fait largement appel aux formes ouvertes, donnant ainsi à l’interprète un relatif pouvoir créateur. Les partitions ne sont pas sans évoquer quelque carte de navigation, tant les structures musicales sont effectivement disposées en archipels. Archipel I (1967) pour deux pianos et percussion s’inscrit dans le prolongement de la Sonate de Bartok, mais les percussionnistes sont ici subordonnés aux instructions des pianistes. Archipel II (1968) pour quatuor à cordes se présente, selon le compositeur, comme “ une navigation tour à tour concertée et aveugle, qui appelle parfois d’étranges mots de passe, un périple d’élans brisés, recommencés, obsédés par le souvenir, où parfois s’allument, brefs, incertains, à peine reconnus, des fanaux anciens et familiers. Serpentant lentement entre passé et présent, mémoire et réalité, rêve et veille, tout itinéraire possible mène à l’impasse, à l’illusion dévoilée, et s’enlise dans le silence : au terme de cette migration, rien. ”
C’est avec cette page que Boucourechliev signe sa première partition pour quatuor d’archets, genre qui représente pour lui le summum de l’écriture musicale. “ Le quatuor à cordes, écrit-il en 1988 dans un article qu’il consacre aux quatuors à cordes de Beethoven, est une des formes supérieures de l’expression musicale. L’esprit créateur s’y dépouille de tout ce qui n’est pas sa vérité profonde. Sa loi est celle de l’absolue concentration ; il bannit l’emphase, l’effet, la virtuosité gratuite et requiert la maîtrise totale de la matière et de la construction. Alors que le piano, comme d’ailleurs l’orchestre, offre une pâte sonore riche et bouillonnante dans laquelle on peut “tailler” des figures et des formes, on se trouve, face au quatuor, dans la nudité : celle du son, de quatre lignes pures et frêles, et celle de soi-même. ” Chacune des partitions qu’il dédie au quatuor plonge dans l’univers de Beethoven, qu’il associe plus ou moins à celui de Webern. Beethoven est en effet à ses yeux le symbole de l’esprit moderne, avec ses blocs de temps, ses édifices intérieurs, ses corps à corps avec le destin. Dans un chapitre de son livre consacré au Titan, il explique le cercle des métamorphoses de l’univers beethovénien, plus particulièrement de la Grande Fugue op. 133, pour lui vision musicale plus qu’actuelle avec ses conflits, ses brisures, son dramatisme. Dans les trois quatuors, Archipel II, Miroir 2 et Quatuor III, Boucourechliev cite un même passage du Quatuor à cordes n° 15 en la mineur op. 132 de Beethoven, un souvenir d’enfance qui l’a irrémédiablement marqué lorsque, dans le mouvement lent indiqué par son auteur sous forme d’épigraphe “ Chant d’action de grâce d’un convalescent à la divinité, dans le mode lydien ”, il a entendu les exécutants se signaler les repères à voix haute. L’on y retrouve aussi les Mouvements pour quatuor à cordes op. 5 de Webern. Comme l’écrit Alain Poirier dans l’un de ses analyses, l’auteur de Miroir 2 tend un “ miroir ” entre Boucourechliev compositeur et l’autre personnage qu’il aimait à définir comme “ l’écrivain de musique ”, qui renvoie aussi en permanence à celui qui a littéralement marqué toute sa pensée : Beethoven.

André Boucourechliev et le pianiste Georges Pludermacher lors de l'enregistrement d'Archipel III à Cologne en 1970. Photo : (c) Studio Klein

L’éveilleur

Impossible de dissocier en Boucourechliev le compositeur de l’homme de média. Au point qu’il se considérait lui-même non pas comme musicologue, terme qu’il réfutait systématiquement, mais comme écrivain sur la musique. Dans ses textes en effet, il aborde l’histoire de son art, armé de son expérience des outils conceptuels et de ses interrogations de compositeur. Il rend ainsi compte de sa propre démarche dans un langage intelligible et sûr qui lui permet d’inciter ses lecteurs, même non musiciens, à aborder les analyses et les notions les plus complexes. Titulaire de la rubrique musicale de la Nouvelle Revue française à partir de 1956 et, jusqu’en 1970, de la revue Preuves, il est l’un des chroniqueurs les plus fidèles et informés de la création musicale de son temps, en France comme à l’étranger. Il publie également plusieurs livres, un Schumann (1956) et un Beethoven (1963) dans la collection “ Solfège ” des Editions du Seuil, signe d’importantes contributions à des collectifs (Schumann, Stravinsky, Debussy, Wagner) certaines étant reprises dans le recueil d’articles Dire la musique. En 1982, il publie chez Fayard une monographie consacrée à Stravinsky, puis, en 1991, un Essai sur Beethoven. En 1996, le même éditeur publie à titre posthume Regard sur Chopin et, deux ans plus tard, Debussy, la révolution subtile. Boucourechliev avait par ailleurs synthétisé ses recherches et ses réflexions esthétiques dans Le langage musical paru chez Fayard en 1993.

Bien qu’il ne se soit jamais estimé pédagogue au sens strict du terme, André Boucourechliev n’a pas cessé d’enseigner. Au-delà de ses écrits, son rôle de passeur d’idées s’est exprimé dans le cadre de l’Ecole normale de musique où il a enseigné jusqu’en 1958. En 1974, il est suppléant d’Olivier Messiaen au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, en 1976 il est chargé de cours puis, deux ans plus tard, il est maître de conférences associé de musicologie contemporaine à l’Université d’Aix-en-Provence jusqu’en 1985, date à laquelle il est chargé d’un séminaire à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm jusqu’en 1987. Il anime également séminaires et master classes à la Sainte Baume, à l’Université américaine de Fontainebleau, au centre Acanthes… Ce rôle d’éveilleur, à la fois accessible et ambitieux, a fait de lui un homme de radio et de télévision apprécié, en France (France Musique, France Culture, Arte), en Suisse et au Canada. Ses séries d’émissions sur les quatuors à cordes de Beethoven, sur le rôle de la variation dans l’écriture musicale ou sur Stravinsky sont régulièrement rediffusées. Aujourd’hui, aucun compositeur ne l’a remplacé dans sa polyvalence généreusement polychrome.

Bruno Serrou (mai 2005)


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Georges Pludermacher en 1973 composant Thrène au GRM. Photo : DR


Entretien avec André Boucourechliev

Bruno Serrou : Comment êtes-vous venu à la composition ?
André Boucourechliev : Pianiste de formation, j’ai pu quitter la Bulgarie, mon pays natal, en 1949 grâce à une bourse offerte à l’issue d’un concours par le gouvernement français. C’est ainsi que j’ai pu m’installer à Paris, où j’ai commencé une carrière de musicien interprète. C’est alors que le démon de la composition s’est manifesté en moi. J’ai fait quantité d’essais dits de jeunesse, avant de renoncer peu à peu au piano pour ne me consacrer entièrement à la composition et à mes essais sur la musique.

B. S. : Ne serait-ce pas, pour vous qui arriviez de Bulgarie, la découverte de la vie musicale occidentale et de la musique d’Anton Webern qui aurait déclenché en vous le choc nécessaire à la création ?
A. B. : Je ne peux dire si c’est le fait d’écouter des choses que j’ignorais encore qui m’a donné envie de composer… Lorsque je suis arrivé en France, je ne connaissais du XXe siècle que Debussy et Ravel, sans pour autant vraiment les comprendre. Je me suis rendu à Darmstadt, et je suis assez rapidement entré dans l’orbite du Domaine musical. Webern avait jusqu’alors été pour moi un parfait inconnu. La découverte de sa musique a été un choc… en douceur. Je me souviens d’avoir éprouvé à son écoute un sentiment à la fois d’ordre, de pureté, d’imagination. Bref, quelque chose de tout à fait nouveau, mais rien de spectaculaire. Mais Webern n’a jamais suscité d’électrochoc, pas même de son vivant. S’il y eut scandales, ce fut uniquement pour Schönberg ou Berg. Jamais pour Webern ! Sa musique est si délicate, à la frange du silence, qu’elle ne pouvait au pire que laisser les gens impassibles, mais ni bruit ni fureur. Tout le contraire du Sacre du printemps, que je n’ai vraiment étudié qu’en France.

B. S. : Quels sont vos rapports à Stravinsky, à qui vous avez consacré une grande monographie ?
A. B. : J’en suis à la fois très éloigné et très proche…. Il est tout le contraire de ce que je suis. Mais j’aime sa musique. Comme la majorité des compositeurs de ma génération, j’ai d’abord écarté sa période néoclassique. Ce qui ne m’a pas empêché, tandis que j’écrivais l’ouvrage que je lui ai consacré en 1982, de plaider l’unité de l’homme et de l’œuvre. Pour moi, Stravinski est le contraire d’un caméléon. Sa cohésion est profondément ancrée en lui. Le sens du sacré, de l’archétype est omniprésent dans sa création, que ce soit dans sa première manière, à son époque néoclassique ou la période sérielle. J’écoute toujours le Sacre du printemps, et, plus encore, Noces comme des œuvres neuves. Mais je n’ai pas connu Stravinsky personnellement. Je n’ai fait que le côtoyer dans des festivals, à Venise, sans jamais échanger le moindre mot avec lui. Luciano Berio l’a un peu connu, Pierre Boulez plus encore. J’ai moi-même écrit un article où je conclue que Stravinsky ne pouvait rien apporter aux jeunes générations, alors même qu’il a énormément compté pour la nôtre.

B. S. : Et Claude Debussy ?
A. B. : Un nouveau Debussy est né de ma connaissance de Webern et de Stravinsky. Pour moi, il est peut-être le plus grand musicien du siècle. Je le crois plus difficile à comprendre que Webern.

B. S. : En France, vous avez découvert Anton Webern et Igor Stravinski, relu Debussy. Comment vous-même vous êtes-vous trouvé ?
A. B. : Mes premiers “ exploits ” remontent à mon séjour au studio de phonologie de Milan où je travaillais auprès de Luciano Berio et de Bruno Maderna. Je les avais rencontrés à Darmstadt, où se tenaient chaque année de véritables états généraux de la musique nouvelle. C’était formidable. Ceux qui disent le contraire n’y ont en fait jamais mis les pieds. J’y suivais les cours qu’y donnaient mes pairs, Stockhausen, Boulez, qui avaient mon âge, mais qui étaient venus à la composition plus tôt que moi. Je n’ai pas eu de “ vieux maîtres ”, et je n’ai pas été l’élève de Messiaen. Berio, Maderna et moi nous traitions de tous les noms. Nos rapports n’ont jamais été ceux de professeurs à élève. Ils étaient tous deux très durs avec moi. Surtout Berio, qui se montrait particulièrement exigeant, sévère, ironique. Ce qui m’a fait un bien fou, car c’est ainsi que j’ai appris à composer. 

B. S. : Est-ce alors que vous vous êtes engagé activement dans la vie musicale ?
A. B. : J’étais solidaire du Domaine musical, tout en n’ayant jamais écrit de série dodécaphonique. Je me sentais plus libre ainsi. Mais je connaissais parfaitement la cuisine sérielle. Toutes mes œuvres nées jusque dans les années soixante-dix ont été jouées au Domaine musical, soit sous la direction de Boulez, soit par les formations de musique de chambre.

B. S. : Vous avez néanmoins pris une certaine distance à l’égard de Pierre Boulez.
A. B. : … J’ai pris mes distances avec un peu tout le monde ! C’est sans doute l’âge de la sagesse qui le veut. Depuis un an, je ne suis plus dans la bagarre. Je n’ai plus de contraintes. Le concours d’Evian 1995, qui m’a commandé un quatuor à cordes, est l’exception : il est impossible de résister à une telle offre ! Mais je veux prendre du recul, désormais. J’écris un peu pour moi, je mets au point une anthologie de mes articles qui devraient paraître aux Editions Minerve.

B. S. : Que pensez-vous de la musique d’aujourd’hui, des jeunes compositeurs ?
A. B. : Je leur souhaite bien du plaisir !… En effet, il y a trop de musique contemporaine, d’institutions et de concerts qui lui sont dédiés. Il y a surabondance de manifestations. On dit que le fossé entre la musique classique et celle du XXe siècle ne cesse de se creuser. C’est faux ! Néanmoins, la génération la plus gâtée fut incontestable la nôtre. Pourtant, il n’y avait pas d’Ensemble Intercontemporain, ni de tout de tout le reste. Ce qui émergeait était des œuvres chocs. Certes, elles suscitaient une certaine incompréhension, mais quelque chose se passait alors. La presse était passionnée, il y avait de vraies critiques. Aujourd’hui, tout est aseptisé, se fond dans la masse. La création est toujours plus consensuelle. Dans un pareil contexte, un jeune compositeur ne peut se sentir heureux. Ce qui lui est commandé est joué une fois, puis disparaît… Notre génération compte quantité de partitions qui appartiennent désormais au répertoire du XXe siècle. Mon Archipel I a été joué deux cent cinquante fois, Ombres a été donné un peu partout dans le monde. Cela semble impossible, désormais. Il se passe de drôles de choses, aujourd’hui !… Ainsi, par exemple, l’opéra de Pascal Dusapin, To be sung, est à mon avis un chef-d’œuvre absolu. Pourtant, quel en a été l’écho dans la presse ? Très faible, si l’on considère la valeur de l’œuvre. Dans les années cinquante/soixante, c’eût été différent. Il y aurait eu des bagarres par colonnes interposées, la radio s’en serait mêlée !

B. S. : Les compositeurs ne seraient-ils pas les premiers responsables de cette situation ?
A. B. : Le malentendu provient peut-être du succès même de la musique contemporaine. Ce que nous finirons par savoir assez vite… Mais que vont faire les jeunes ? Cela reste pour moi une énigme… Toutes les inventions sont possibles, mais existe-t-il un auditoire ? Je crains que la perception du public ne s’émousse.

B. S. : La diffusion joue tout de même un rôle important dans la propagation de la création musicale. Autrefois, il n’y avait, en gros, que le Domaine musical. Désormais, outre l’Ensemble Intercontemporain, il y a l’Itinéraire, 2e2m…
A. B. : Il se trouve tout ce que l’on veut… Mais le public est moins actif, moins concerné, moins connaisseur.

B. S. : Avez-vous enseigné la composition ?
A. B. : On ne me l’a jamais demandé. J’ai seulement remplacé Olivier Messiaen durant quelques mois au Conservatoire de Paris. Ce qui m’a beaucoup plu. Je faisais parler mes élèves des œuvres qu’ils étaient en train d’écrire, en leur disant que ce qui m’intéressait c’était leurs projets. Parmi eux, Michèle Reverdy, à qui je ne prétends pas avoir appris quoi que ce soit, si ce n’est, peut-être, une certaine attitude face à la création.

B. S. : Comment voyez-vous la musique du XXIe siècle ?
A. B. : Je ne suis pas devin !

B. S. : Quelle place accorderiez-vous à l’outil informatique ?
A. B. : Je pense qu’il jouera un rôle considérable. Non pas sur le plan de l’invention, mais plutôt sur celui de la conflagration entre les divers aspects de la scénographie. L’informatique est un outil de plus dans la panoplie compositionnelle à n’utiliser que de façon intelligente, comme le fait notamment Dusapin.

B. S. : L’éclectisme autrefois vilipendé est aujourd’hui de mise. Qu’en pensez-vous ?
A. B. : L’académisme est aujourd’hui sériel. Vous savez, l’histoire est assez sinusoïdale. En ce moment, nous sommes parvenus à une période de fructification, de récolte de ce qui a été semé voilà plus de trente ans, et il y a surabondance de moyens. Mais y aura-t-il quelque chose d’autre ? Y aura-t-il des mouvements aussi puissants que ceux qu’a suscités ma génération ?.. Je n’en sais strictement rien. Ce sera peut-être affaire d’individualités.

B. S. : Si vous n’aviez qu’une seule œuvre de vous à sauvegarder, quelle serait-elle ?
A. B. : Les cinq Archipel… Peut-être Ombres, voire les deux Miroirs. Mais la sélection se fera d’elle même, avec le temps.

B. S. : Bien que vous apparteniez ouvertement à votre siècle, Beethoven reste votre maître…
A. B. : Beethoven est le grand esprit moderne de l’histoire de la musique.

B. S. : Est-il plus représentatif que Bach, par exemple ?
A. B. : Ah oui ! … Bach est génial mais anachronique : il n’est pas de son temps. Au début du XVIIIe siècle, la sonate commençait en effet à s’imposer. Et Bach, avec sa grande polyphonie, est arrivé là comme un vieux monsieur. A la pointe de la mode, ses fils étaient un peu gênés de voir leur père vêtu de ses vieilles hardes. Ils le considéraient comme un peu suranné. Beethoven, lui, est en avance sur son temps. Il casse les rochers. Beethoven est un très grand homme. Je l’aime !

Recueilli en février 1995 par Bruno Serrou

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André Boucourechliev en 1952. Photo : DR

André Boucourechliev - Repères autobiographiques


1925 – Naissance à Sofia, Bulgarie
1948 – Grand Prix National d’interprétation musicale
1949 – Arrivée et installation à Paris
1950-[19]55 – Etudes musicales à l’E[cole] N[ormale de] M[usique]-Paris et au Conservatoire de Sarrebruck (Gieseking)
1956 – Acquiert la nationalité française

1957 – Musique à trois (première œuvre jouée à Paris)
1957-[19]59 – Travaux au Studio di Fonologia de la RAI (Texte 1)
1963-[19]66 – Sonate pour piano, Godek, Musiques nocturnes
1967-[19]72 – Archipels I à V, Ombres, Tombeau
1972 – Création Anarchipel ; Faces pour deux orchestres
1973-[19]75 – Amers, Thrènes, Concerto pour piano et orchestre
1976-[19]77 – Six Etudes d’après Piranèse
1976-[19]78 – Le nom d’Œdipe (opéra)
1980-[19]83 – Orion I, II, III
1984 – Lit de Neige (soprano et ensemble, Commande de l’E[nsemble] I[nter]C[ontemporain]
1985 – Nocturnes pour clarinette et piano
1986-[19]87 – Le Miroir pour voix et orchestre
1988 – Miroir 2 pour quatuor à cordes
1993 – Quatuor III
[1995 – Trois fragments de Michel-Ange pour soprano, flûte et flûte en sol et piano]

1956-1993 – Ouvrages sur Schumann, Beethoven (Le Seuil et Actes Sud), Stravinski, Le langage musical (Fayard)
1974-[19]76 – Assistant d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris
1977-[19]84 – Professeur de musicologie à l’Université d’Aix-en-Provence
1984 – Grand Prix national de musique

André Boucourechliev