Comme elles l’ont fait pour de
nombreux compositeurs depuis plus de quinze ans dans une collection au graphisme
élégant et au format fonctionnel, entre le poche et le livre standard, les
Editions MF (ex-Musica falsa), publient un livre d’entretiens de Philippe
Manoury menés avec à-propos par deux journalistes musicaux, Omer Corlaix,
directeur-fondateur de la maison d’édition, et Jean-Guillaume Lebrun (1). Il s’agit
en fait du second ouvrage du genre que MF consacre au compositeur, après Va-et-vient recueilli par Daniela Langer.
Occasion de faire le point sur la musique d’aujourd’hui et son devenir au milieu
du consumérisme frénétique ambiant avec un créateur en quête perpétuelle d’inouï
et singulièrement exigeant envers lui-même qui célèbre cette année ses soixante
ans.
Philippe Manoury est l’un des plus
grands compositeurs vivants. Il est aussi, après Pierre Boulez, son fondateur,
la figure de proue de l’IRCAM (Institut de recherche et de coordination acoustique/musique)
où il travaille depuis plus de trente ans. Né à Tulle
le 19 juin 1952, aujourd’hui à la tête d’un catalogue qui compte plus de
quatre-vingts œuvres couvrant tous les répertoires, de la musique soliste à
l’opéra, Philippe Manoury a rejoint en 1981 l’institut fondé cinq ans plus tôt
par Boulez et s’y est attaché à la recherche dans l’interaction en temps réel
entre instruments acoustiques et informatique. Professeur de composition et de
musique électronique au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon
(1987-1997), il a été compositeur en résidence à l’Orchestre de Paris
(1995-2001) et responsable de l’Académie Européenne de Musique du Festival
d’Aix-en-Provence (1998-2000). De 2004 à 2012, il a partagé son temps entre
l’Europe et les Etats-Unis, où il a enseigné la computer music (musique informatique) à l’Université de Californie
à San Diego. Après la Californie, Manoury s'installe à Strasbourg où il vient d’être nommé compositeur en résidence de l’Orchestre Philharmonique et Musica, et professeur de composition au Conservatoire et à l'Université de Strasbourg.
Philippe
Manoury, pour qui la « musique est de tous les arts le seul à exercer une
véritable maîtrise du temps, et même un art des temps hétérogènes », est
le plus habilité des compositeurs français pour s’exprimer sur la musique du
temps réel développée au sein de l’IRCAM dont il est l’un des pionniers, puisqu’il
est l’un des tout premiers à l’avoir pensé, conçu et fait évoluer à grands pas.
Depuis 1979, il travaille et compose une musique dite mixte, associant
intimement l’acoustique et l’informatique, tant instrumentales que vocales,
participant activement aux progrès des nouvelles technologies du temps réel,
mettant au point plusieurs logiciels, particulièrement le Max-Msp fort répandu
aujourd’hui, jusque dans l’univers des musiques dites « actuelles ».
Il
était donc naturel que MF, qui s’est donné pour belle mission de s’attacher à
porter à la connaissance du public le plus large possible la musique et les
compositeurs d’aujourd’hui, ait choisi Manoury pour aborder l’histoire, des origines
à nos jours, et l’avenir de la musique avec et sans technologie informatique. « Les
gens sont lourdement conditionnés par certains types de sons, d’harmonies, de
rythmes, de mélodies, et cela est un facteur de première importance, convient
Manoury, plus ou moins fataliste. Ne pas le prendre en compte relève d’une flagrante
absence de jugement. On ne peut probablement plus faire grand-chose contre cet
état de fait, si ce n’est tenter de transformer, voire de révolutionner ou
complètement refonder l’éducation. Une vraie éducation en matière de musique, d’écoute,
de perception auditive permettrait aux gens d’aiguiser leur sens critique, de
ne pas se laisser anesthésier par ce qu’on leur impose à longueur de journées
et de nuits. »
Le plus fâcheux néanmoins pour Philippe Manoury tient aux musiciens eux-mêmes, qui, pour complaire à un public qu’ils croient élargir, mélangent les genres : « On assiste depuis des années à des postures caricaturales avec la mise en place d’un nouveau type de répertoire qui fait office d’ersatz de la musique classique : je pense en particulier à la musique de film. Aux Etats-Unis, la musique de Star Wars de John Williams ou celle de Harry Potter sont régulièrement jouées en concert comme s’il s’agissait de symphonies de Brahms ou de Bruckner, avec le même apparat, avec le même rituel social, avec des gens habillés pour la circonstance. »
Le plus fâcheux néanmoins pour Philippe Manoury tient aux musiciens eux-mêmes, qui, pour complaire à un public qu’ils croient élargir, mélangent les genres : « On assiste depuis des années à des postures caricaturales avec la mise en place d’un nouveau type de répertoire qui fait office d’ersatz de la musique classique : je pense en particulier à la musique de film. Aux Etats-Unis, la musique de Star Wars de John Williams ou celle de Harry Potter sont régulièrement jouées en concert comme s’il s’agissait de symphonies de Brahms ou de Bruckner, avec le même apparat, avec le même rituel social, avec des gens habillés pour la circonstance. »
Convenant
qu’il faut un certain degré d’abstraction pour créer quelque chose de complexe
et qu’il faut de ce fait faire des choix, Manoury est loin de vouloir céder à
la démagogie qui tend à emporter le monde de la musique contemporaine qui se
laisse tenter à caresser le grand public dans le sens du poil en lui faisant
croire que tout égale tout, que la musique de divertissement vaut largement la
musique sérieuse, que tout est dans tout. « La musique contemporaine,
comme n’importe quelle autre forme d’art ou comme l’apprentissage d’une langue,
demande une préparation minimum, (sinon) il est difficile de briser la glace,
insiste Manoury. Il y a des œuvres et même des chefs-d’œuvre qui se donnent
instantanément, et d’autres qui résistent. Il m’a fallu plusieurs années pour
apprécier Debussy ou Webern comme je le fais aujourd’hui. »
Le
livre aborde des sujets et des notions complexes, comme le Wave Field Synthesis, les ordinateurs quantiques, les notions de
temps réel et de temps différé, de partitions virtuelles, de suivi de partition
par ordinateur, d’indéterminisme, de notation, qui est toujours plus précise et
surchargée d’indications depuis les neumes du grégorien jusqu’aux temps complexes
et chargés de la musique d’aujourd’hui, les prospections sur l’évolution de la
technologie vers la liberté du musicien et l’aléatoire de son jeu et de son
geste en constante mutation là où la machine ne peut encore prévoir et inventer
sur le champ, etc. Mais tout ce qui est abordé dans ces pages est toujours
exprimé de façon claire, pédagogique, sans pour autant céder à la vulgarisation
condescendante et obséquieuse. Tant et si bien que le lecteur se sent à la fois
intelligent et en parfaite connivence avec le compositeur et ses intervieweurs,
qui s’attardent également sur les différences entre les Etats-Unis et l’Europe
entre les compositeurs, leur inventivité, leur créativité et l’exercice de leur
activité, les enseignements et la diffusion de la musique contemporaine.
Un
livre qui se lit avec bonheur, riche en idées, qui donne envie de creuser le
débat et d’aller plus avant dans la découverte de cet artiste intransigeant qu’est
Philippe Manoury. Au-delà de ce livre, je ne peux que recommander de lire l’ouvrage
précédent évoqué au début de cet article chez le même éditeur, et, pour creuser
davantage l’œuvre et la pensée du compositeur, de se rendre sur son site Internet
(2) sur lequel il présente non seulement ses propres partitions mais exprime aussi
en toute liberté ses impressions artistiques, ses coups de cœur et coups de
gueule.
Bruno Serrou
1) Philippe Manoury, la Musique du temps réel. Entretiens avec Omer
Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun. Editions MF, 164 pages (avec index des noms).
13 euros
2) http://www.philippemanoury.com. Lire
aussi l’interview qu’il m’a accordée en juin dernier sur ce site en date du 3
juin 2012 : http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/entretien-avec-le-compositeur-philippe.html