Il est des livres qui vous tombent des mains ou, pire encore, auquel on souhaite renoncer en cours de lecture pour les ranger rageusement au fond de notre bibliothèque (jeter et brûler un livre serait se damner). Ainsi en est-il de cet opuscule de quatre vingt six pages vouant Richard Wagner aux gémonies, présenté sous forme d’abécédaire commençant sur « Antisémitisme » et finissant sur « Wolf », sobriquet dont les petits-enfants de Richard Wagner affublaient à la demande de leur mère, Winifred, le maître du IIIe Reich, Adolph Hitler. C’est dire combien l’auteur, Pierre-René Serna, qui surfe sur la vague du bicentenaire de la naissance du compositeur saxon, place ce dernier sous les couleurs nazies, dont il serait même, par une pirouette de l’auteur, qui bouscule sans vergogne la chronologie de l’histoire, l’inspirateur des théories racistes et antisémites de Hitler, voire de l’holocauste… Wagner et Hitler, même combat, « Notre combat ? » (Unser Kampf ?) ; mêmes causes (origines paternelles mal établies), mêmes effets (rejet de soi-rejet de l’autre, haine des Juifs), et, le premier étant l’aîné du second de soixante-seize ans, il est dit que « Hitler n’aurait pas existé sans Wagner (…) Ou non pas sous cette forme : de ce qui aurait pu être le simple comportement revanchard d’un chef d’Etat de l’après-Traité de Versailles, mué en folie pangermaniste et paranoïa antisémite indissolublement scellées »… Oubliant au passage l'influence capitale sur le jeune Hitler de Karl Lüger, maire notoirement antisémite de Vienne au moment où le futur Führer s'essayait à la peinture tout en assistant aux harangues du politicien qui finit par avoir la peau de Gustav Mahler en 1907 à la direction de la Hofoper de Vienne... Wagner aurait même inspiré le végétarisme de Hitler, comme il l’avait déjà fait pour le jeune Mahler, celui-là même qui allait donner un autre aspect à la tradition wagnérienne que celle de Bayreuth en confiant mises en scène et scénographies à de grands metteurs en scènes et plasticiens et en se refusant à la moindre coupure dans les partitions, opération pourtant fort courante à l’époque. C’est donner aux artistes, aussi importants soient-ils, un pouvoir bien grand, et porter le musicien au même niveau d’influence qu’un théoricien-philosophe comme Karl Marx sur d’autres dictatures… Quant au pangermanisme reproché, c’est oublier que, à l’instar de Verdi en Italie, Wagner est contemporain de la réunification de l’Allemagne, découpée au moment de sa naissance et jusqu’à sa maturité en petits royaumes et en duchés et dont la réunification ne fut scellée que le 18 janvier 1871, sur le dos de la France de Napoléon III, certes. Au nom quoi peut-on reprocher à un Allemand de l’époque de ne pas être devin quant aux conséquences futures de la réunification allemande et de soutenir pareil projet, d’autant que l’unité allemande sous l’empire de la Prusse protestante sous-tendait la perte de l’indépendance du royaume catholique de Bavière et la déchéance de son protecteur, le roi Louis II ?...
Certes, Wagner n’est pas le saint
que ses envahissants inconditionnels vénèrent. Loin s’en faut, d’autant qu’il
est le seul compositeur à qui des clubs sont exclusivement consacrés à travers
le monde et qui ait droit à de véritables cultes. Et l’on comprend que d’aucuns,
dont je suis, ne supportent pas ce clergé et ses fidèles qui s’érigent en
gardiens du temple et qui dénient aux autres d’écrire, de parler et de porter
quelque jugement que ce soit sur leur dieu dont ils font leur chasse gardée. Ce
sont en général des êtres doctes, coincés, chics, argentés, qui s’expriment dans
un langage spécifique qu’ils partagent de façon entendue, jetant des regards
condescendants sur qui n’est pas de leur club ou qui fait une erreur de
jugement sur la pensée du Maître, et qui forment une véritable franc-maçonnerie
disposant de sa propre signalétique qui permet à ses adeptes de se reconnaître entre
eux. Il s’en trouve beaucoup qui n’écoutent que les opéras de Wagner – ils n’ont
pour la majorité d’entre eux jamais entendu la moindre mesure de ses œuvres instrumentales
– et encore ne s’agit-il que des dix opéras qui ont droit d’accès au
Festspielhaus de Bayreuth – certains se sont néanmoins retrouvés pour le retour
de Rienzi en France, où ce troisième
opéra de Wagner était absent depuis 143 ans, à Toulouse, où certains, dans leur
extase suprême, se sont quasi allongés sur leurs fauteuils pour écouter religieusement
la musique sans être gênés par une mise en scène forcément quelconque, d’autres se
félicitant bruyamment tout en regardant fixement leurs profanes voisins de
croiser d’autres fidèles de Bayreuth ou des critiques musicaux aperçus chaque
été dans le saint-des-saints pour étaler leur science comme de la confiture…
C’est sur ce culte insupportable que
Pierre-René Serna aurait dû s’attarder, ce qu’il ne fait malheureusement qu’évoquer
en passant. Car, si Wagner était conscient de son génie, s’il a su susciter l’intérêt
de riches mécènes qu’il a rejetés sitôt qu’ils montraient quelque signe de
désengagement, ce n’est pas lui qui a bâti son propre culte. Après tout, le monarchiste français Hector Berlioz était tout aussi conscient de sa valeur que Wagner, et il a tout fait pour se faire reconnaître par de riches mécènes, sans
y réussir. Son savoir-faire en la matière était, de toute évidence, moins efficient
que celui de son cadet de dix ans. Les reproches de grandiloquences
wagnériennes font oublier au libelliste qu’ils peuvent aussi être portés au
passif de son compositeur favori qu’est Berlioz, qu’il « monte » contre
sa cible, oubliant de rappeler l’enthousiasme de l’aîné pour Tristan que Wagner avait chanté et joué
en privé au piano à Paris, et dont il suit la trace jusqu’aux
antipodes sitôt que l’un de ses deux opéras et-demi (la Damnation de Faust n’est pas vraiment destiné au théâtre lyrique)
est donné quelque part. Il convient d’ailleurs de relever le fait que Serna néglige (sciemment ?)
de rappeler combien son héros était lui-même si socialement et politiquement
conservateur que le Panthéon lui reste inaccessible, malgré les diverses tentatives
qui ont été faites depuis sa mort en 1869, les dernières ayant été entreprises
en 2003 à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. Autre oubli, mais qui n'est pas du fait de Serna, aucune
rue parisienne, pas même le plus petit square, ne porte le nom de Richard
Wagner, qui séjourna pourtant plusieurs fois à Paris, malgré les « phobies
anti françaises » que Serna relève dans les écrits de son sparring-partner.
Certes, il est bon de ramener Wagner
à sa dimension humaine, avec ses défauts, fort nombreux, mais aussi ses
qualités – ce que l’auteur oublie d’évoquer –, de rappeler ses textes haineux à
l’égard des Juifs au point qu’Israël refuse encore l’accès de sa musique à son
territoire, malgré les diverses tentatives de Daniel Barenboïm, et, à un
moindre degré, des Français, de la pompe que suscite le personnage et sa
création, la récupération qu’en a faite Hitler – qui préférait la Veuve joyeuse de Franz Lehár à tout l’œuvre
de Wagner (le Führer ne disait-il pas l’été 1933 à l’issue de la représentation
de Parsifal dirigée par Richard Strauss à laquelle il venait d’assister « ce
qui est bien avec Strauss, c’est que Parsifal
ressemble à une valse tout du long » ?) – due au fait qu’Eva, seconde
des filles de Richard et de Cosima, était l’épouse de Houston Stewart Chamberlain,
théoricien anglais de l’antisémitisme, et que Winifred, la belle-fille du
compositeur – qui n’a connu ni sa bru, ni le dictateur – offrit à Hitler le
papier qu’il utilisa pour écrire son Mein
Kampf dans sa cellule de prison, et qu’il est certain que si son époux Siegfried Wagner, unique fils légitime de Richard Wagner et de Cosima
Liszt-von Bülow-Wagner, aurait assurément connu les pires difficultés avec le
régime nazi en raison de son homosexualité patente s’il n’était mort en 1930. C’est
oublier aussi que le culte wagnérien a été créé de toute pièce par la dévote veuve du compositeur, Cosima, qui forgea seule la tradition des « vociférations »
wagnériennes que Serna qualifie d’idéologie « plus wagnérien(ne) que
Wagner » due au « flou de ses partitions », à « l’incertitude
de leur construction », à « l’accumulation orchestrale avec l’omniprésence
des cuivres ». Au-delà des responsabilités morales de Wagner et de ses
travers d’homme et d’écrivain (livrets « puérils », « embrouillés »,
« de fabrications artificielles et d’une simplicité frisant la pauvreté »),
Serna remet également en question les qualités-mêmes de compositeur, lui reprochant récitatif et arioso pesants pour une oreille « avant tout mélomane » (les
amateurs de la musique de Wagner n’aimeraient donc pas la musique), « en dehors d’une mauvaise
habitude d’y privilégier le cri, si peu musical et encore moins mélodieux »
(n’entendrait-on des cris que chez Wagner ?), qu’il ne se trouve « plus
de mélodies », et que le peu qui reste est interminable (« sans fin »),
mais qui convainc en mettant « en pratique un ascendant sur l’auditeur qui
tient d’autre chose que du plaisir », par sa « volonté de le réduire
à merci par une écrasante longueur, une tension, une incantation, qui agissent
sur les nerfs plus que sur l’intelligence. » Quant aux opéras, ils sont de
toute « évidence » « mal construits ». Le wagnérien, quel
que soit son degré de conviction, n’est donc ni mélomane, ni lettré, ni
intelligent, ni humainement fréquentable, tandis que Wagner n’est ni musicien,
ni écrivain, ni dramaturge, mais humainement tordu. Ce qui pourrait expliquer
le qualificatif de « sorcier » qui lui est parfois attribué de préférence à celui d’« enchanteur »...
Le plus étonnant dans l’affaire, est
qu’un éditeur à la sérieuse réputation que sont les PUF publie un ouvrage si
surchargé de poncifs et de « fatras verbeux et fumeux » que reproche
pourtant l’auteur à celui qu’il charge de façon si systématique que l’on finit
par en rire ou par mettre le livre de côté, comme je l’ai fait
plusieurs fois. Mais ces réserves exprimées n’empêchent pas d’attendre avec
impatience le Guide de la zarzuela à
paraître prochainement que Pierre-René Serna a conçu, cette fois en toute
connaissance de cause, et de rappeler ses passionnants écrits sur Berlioz. Il convient aussi de saluer la qualité de l'écriture de Pierre-René Serna.
Bruno Serrou
Pierre-René Serna, l’Anti-Wagner
sans peine. Editions Presses Universitaires de France (PUF), 2012. 88
pages. 9,50 euros
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