dimanche 12 janvier 2025

Gustavo Dudamel et l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar du Venezuela ont envoûté la Philharmonie avec une Troisième de Mahler virtuose mais distante

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 11 janvier 2025 

Gustavo Dudamel, Marianne Crebassa, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Après une apparition en « guest star » vendredi soir avec l’Orchestre de Paris à l'invitation de Klaus Mäkelä, Gustavo Dudamel dirigeait samedi le premier de ses deux concerts du week-end à la tête de l’un de ses deux orchestres américains, l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela (Orchestre Symphonique Simón Bolivar du Venezuela) enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie, et le Chœur de femmes, de jeunes et d’enfants de l’Orchestre de Paris pour une Symphonie n° 3 de Gustav Mahler tour à tour impressionnante et manquant d’émotion et de flamme, ménageant hélas des silences entre chacun des six mouvements plutôt que de les enchaîner 1, 2-3. 4-6, ce qui a encouragé le public à applaudir à chaque fois. Une superbe Marianne Cabessa dans le lied « O Mensch » extrait du Zarathoustra de Nietzsche (4) et dans le dialogue de la mezzo-soprano avec le chœur dans le lied tiré du Knaben Wunderhorn (5), superbes pupitres de la phalange vénézuélienne avec de solides solistes. En prologue à cet hommage à José Antonio Abreu, Dudamel a donné de lui deux pièces pour chœur d’enfants et de femmes a capella « Sol que das vida a los trigos » (Soleil qui donne vie aux blés) et « Luz Tú » (Toi, la lumière

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Fondé le 12 février 1978 par le musicien homme politique José Antonio Abreu au sein de la Fondation d’Etat pour le Système National des Orchestres, de la jeunesse et des enfants du Venezuela, plus connu sous le nom d’El Sistema dont est plus ou moins dérivé le programme français Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) qui, sous la houlette de la Philharmonie de Paris, s’adresse à des jeunes de sept à douze ans. La résidence principale Simón Bolivar de l’orchestre est à Caracas, et l’Orchestre national des jeunes Simón Bolivar qui lui est attaché est dirigé depuis 1999 par Gustavo Dudamel, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, ville témoin d’un drame tragique auquel le public s’attendait qu’il évoque et rende hommage avant le début du concert aux concitoyens de son orchestre californien qui constituent son public dont les souffrances et les angoisses sont suivies par les médias du monde… ce qu’il n’a pas fait.

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

En revanche, le chef vénézuélien a rendu hommage au fondateur de l’orchestre Simón Bolivar, José Antonio Abreu (1939-2018) mais aussi tenu à saluer la participation au concert du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre de Paris en leur confiant l’interprétation a capella de deux pièces d’une durée totale de cinq minutes, de l’hymne à la vie et à la nature de style madrigalesque Sol que das vida a los trigos (Soleil qui donne vie aux blés) composé par Abreu en 1964 sur un poème du Vénézuélien Manuel Felipe Rugeles (1903-1959), et Luz (Toi, la lumière) sur des vers du poète espagnol Juan Ramón Jiménez (1881-1958) découvert par un ami du compositeur peu avant la mort de ce dernier en 2018.

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Après cette « mise en bouche » et des applaudissements nourris, Gustavo Dudamel lançait l’Orchestre Symphonique Simón Bolivar enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie de Paris (trois violonistes, trois altistes, quatre violoncelklistes, deux contrebassistes, une tromboniste et deux tubas ténors) dans le « plat de résistance » de la soirée, la Symphonie n° 3 en ré mineur de Gustav Mahler (1860-1911). De facture nietzschéenne, cette Troisième Symphonie est la plus longue de toutes les partitions mahlériennes, avec ses cent dix minutes réparties en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière. Originellement conçue en sept mouvements (le septième sera intégré à la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de la vie terrestre, avec un morceau initial qui conte l’émergence de la vie qui éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, de l’état végétal à l’exaltation du cœur, les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme et les anges, enfin l’amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie fondé sur le lied Das himmlische Leben (la Vie céleste) puisé dans le recueil de chants populaires du Knaben Wunderhorn originellement conçu pour conclure cette Troisième. L'orchestre requis est aussi l'un des plus fournis de la création mahlérienne avec quelques cent-trente musiciens [quatre flûtes jouant aussi piccolos, quatre hautbois dont un jouant aussi cor anglais, trois clarinette en si bémol et en la la troisième jouant aussi clarinette basse, quatre bassons le quatrième jouant aussi contrebasson, neuf cors en fa, quatre trompettes en fa et en si bémol, quatre trombones, un tuba, deux euphoniums, huit timbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, deux glockenspiels, deux cloches tubes, une cloche d'église, cordes (20, 17, 17, 19, 9), hors scène : cor de postillon, caisses claires]. 

Pacho Flores (cor de postillon), Carlos Vegas (premier violon solo), Gustavo Dudamel, Marianne Cabessa (mezzo-soprano), Orchestre Symphonique Simón Bolivar
Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Du chaos originel jusqu’aux déchirements de l’amour qui concluent la symphonie en apothéose sur des battements frénétiques de quatre timbales qui sont comme autant de battements de deux cœurs humains épris l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est orchestralement édifiée de façon impressionnante par Gustavo Dudamel, qui ménage les divers plans séquences s’enchevêtrant dans la première partie [Vigoureux. Décidé, « L’éveil de Pan »] qui apparaissent clairement tuilés, le matériau se renouvelant et s’imbriquant constamment, soulignant certes la diversité mais aux dépens de l’unité, mettant en évidence les aspects décousus pour souligner l’impression de chaos s’organisant peu à peu par une énergie et une puissance beaucoup trop insistantes.

Gustavo Dudamel, Marianne Crebassa, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Dans le Menuetto (Ce que me content les fleurs des champs) où Mahler entendait ménager une plage de repos après les déchirements et soubresauts qui précédaient, répond aux intentions du compositeur.  Le somptueux Comodo. Scherzando (Ce que me content les animaux de la forêt) [Sans hâte] avec cor de postillon obligé dans le lointain brillamment tenu dans les coulisses par le Vénézuélien Pacho Flores, vainqueur du sixième Concours Maurice André en 2006, trompette solo de l’Orchestre Simón Bolivar, a été d’un onirisme envoûtant auquel répondaient avec une fraîcheur communicative des bois gazouillant tandis que la section des neuf cors le soutenait dans un délicieux pianissimo. L’émotion atteignait son apnée dans le Misterioso (Ce que me conte l’homme) [Absolument ppp] du lied O Mensch sur un poème extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans le grave avec une savoureuse douceur qui enveloppait la voix de velours de l’élégante mezzo-soprano biterroise Marianne Crebassa, placée à la droite du chef au cœur de l’orchestre, et introduisant délicatement à la joie des anges - Lustig im Tempo und keck im Ausdruck [Gai dans le tempo et guilleret dans l’expression) -, les femmes en noir encadrées par les enfants en blanc chantant avec ferveur par des membres du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre de Paris. Enfin, l’adagio final, Langsam (Ce que me conte l’Amour), où le chef letton retient son souffle et son orchestre de façon un peu trop uniforme avant de se lancer enfin dans un crescendo à la conduite haletante mais qui n’a pas permis d’atteindre le comble de l’émotion malgré les beautés instrumentales, avant de se réveiller enfin dans un immense et magistral rinforzando qui n’aura étonnamment pas conduit à la plénitude de l’amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions, mais dans la confiance de l’accomplissement, seul la plastique sonore des pupitres de l’orchestre aura permis d’atteindre le transport de l’ouïe à défaut d’extase émotionnelle…

Bruno Serrou

10, 30, 100, 150… l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä ont ouvert de façon flamboyante un millésime 2025 empli d’anniversaires

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 10 janvier 2025

Elsa Benoit (soprano), Klaus Mäkelä, Choeur et Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Programme très court mais intense et varié autour des thèmes et anniversaires 2025 proposé avec ferveur par l’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä. Pierre Boulez pour son centenaire d’abord avec sa fanfare Initiale pour l’inauguration d’un musée à Houston conçue par son ami Renzo Piano, architecte du Centre Pompidou, tandis que la Cité de la Musique inaugurée voilà trente ans était réalisée par Christian de Portzamparc, partie intégrante de la Philharmonie de Paris inaugurée voilà dix ans, suivie de La Consécration de la Maison de Beethoven dirigée en « guest star » par Gustavo Dudamel, présent à Paris avec son Orchestre Simon Bolivar, puis un magnifique Veni Creator (Gloria) de Poulenc célébrant la Philharmonie avec Klaus Mäkelä et le Chœur de l’Orchestre de Paris avec la voix colorée d’Elsa Benoit, avant Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski dans l’orchestration de Maurice Ravel, en ouverture du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du maître de Ciboure


Klaus Mäkelä, membres (cuivres) de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Honneur tout d’abord à la personnalité centrale de cette année de célébrations musicales, avec une courte pièce de Pierre Boulez, qui comptait Maurice Ravel, né voilà cent-cinquante ans, parmi ses compositeurs favoris, dirigeant son œuvre pour orchestre avec passion, la programmant très souvent et l’enregistrant à plusieurs reprises dans des interprétations qui sont toutes d’absolues références, et à qui la France en général et Paris en particulier doivent la création entre autres de la Cité de la Musique inaugurée voilà trente ans et de la Philharmonie de Paris, qui a été ouverte au public il y a tout juste dix ans… C’est à l’occasion d’une autre inauguration, celle du musée de la Dominique et John de Menil Collection de Houston conçue par l’architecte Renzo Piano dans la mégapole texane que Pierre Boulez composa sa fanfare Initiale pour septuor de cuivres (deux cors en fa, trompettes en si bémol et trombones, un tuba) répartis en deux groupes créée le 4 juin 1987 par le Choralis Brass, trente-trois ans avant que l’Orchestre de Paris l’inscrive à son répertoire sous la direction de Klaus Mäkelä le 20 janvier 2021. Composée en 1987, révisée en 2010, cette partition de cinq minutes possède les ingrédients, à commencer par son titre qui suggère un geste musical liminaire, pour engendrer un développement, à l’instar de pièces comme Incises ou Notations pour piano. Ce que Pierre Boulez n’aura pas entrepris, ou n’aura pas eu le temps de réaliser. C’est du haut de la Salle qui porte le nom du compositeur, sous les tuyaux extérieurs du grand orgue, que Klaus Mäkelä a dirigé la pièce, les deux trompettes encadrant les deux cors et les deux trombones, le tuba au centre du dispositif. 

Gustavo Dudamel, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Tandis que son directeur musical redescendait vers le plateau, l’Orchestre de Paris lançait sous la conduite du Vénézuélien Gustavo Dudamel, autre chef à l’énergie sur-vitaminée à l’instar de son cadet finlandais, l’ouverture Die Weihe des Hauses (La consécration de la maison) op. 124 que Ludwig van Beethoven a composée à Baden en Basse-Autriche durant l’été 1822 pour la réouverture du théâtre viennois de Josefstadt rénové, où elle a été créée quelques semaines plus tard, le 3 octobre. Beethoven y rend hommage à Haendel dont il adopte clairement le style dans la fugue finale.

Elsa Benoit (soprano), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Gustavo Dudamel parti dans les coulisses, Klaus Mäkelä en émergea pour diriger le Chœur et l’Orchestre de Paris dans le Gloria de Francis Poulenc (1899-1963). Une action de grâce au Créateur qui, sans outrage ni déification qui eût conduit Pierre Boulez à rire aux éclats, peut fort bien célébrer sa créativité artistique et institutionnelle, lui qui ne cessa d’initier des projets et de les conduire jusqu’à leur terme, sa musique, certes, mais aussi orchestres (Domaine musical, Ensemble Intercontemporain), centres de recherche et de création (IRCAM), de diffusion (Cité de la Musique, Philharmonie) et de pédagogie (Conservatoire de Paris à La Villette, Musée de la Musique, médiathèque musicale)… Si d’aucuns peuvent s’étonner de la programmation d’une œuvre de Poulenc dans ce cadre de ces célébration de l’œuvre boulézien, c’est oublier combien le compositeur parisien suivait de près l’activité de son cadet d’une demi-siècle et de son Domaine musical dont il était un fervent défenseur comptant parmi les abonnés dès 1953, payant au-delà des tarifs de souscription bien qu’il soit musicalement éloigné de l’avant-garde mais voyant en Boulez un authentique musicien dont l’insolence polémique lui rappelait ses jeunes années au sein du Groupe des Six où il se plaisait à railler Debussy et Ravel qu’il considérait comme des vieilles barbes. Abonné de la première heure aux concerts du Domaine musical, Poulenc affirmait : « Il y a une atmosphère touchante à ces concerts. Toute une jeunesse s’entasse debout aux places à 150 francs. Je ne comprends pas qu’on puisse ignorer un tel courant. » Il a une franche admiration pour Pierre Boulez, dont il suit la carrière avec attention, se rend à Darmstadt pour assister à la création de la Troisième Sonate pour piano, et lorsqu’il écoute la musique de Boulez, il la compare à celle de ses confrères : « Suis-je un con de penser que rien de tout cela ne vaut Soleil des eaux de Boulez ? C’est pourtant mon avis très sincère » (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/02/francis-poulenc-ma-musique-est-mon.html). 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Longtemps éloigné de la foi chrétienne quoique de confession catholique, Poulenc y retournait à la suite d’une visite du sanctuaire de Rocamadour un jour de l’été 1936 où il découvrit la célèbre statue de la Vierge noire. Dès lors, il ne cessa de composer des œuvres d’inspiration religieuse, dont le Gloria, qu’il élabore à la suite d’une commande de la Fondation Serge Koussevitzky et qui est créée le 20 janvier 1961 par la soprano Adele Addison, le Chœur Pro Musica et l’Orchestre Symphonique de Boston dirigés par Charles Münch, tandis que la première audition française est donnée le 14 février 1961 par la soprano Rosanna Carten, les Chœurs René Duclos et l’Orchestre National de France dirigés par Georges Prêtre. Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris et son chœur mixte enrichi de la voix chaleureuse d’Elsa Benoit ont donné de cette œuvre de vingt-cinq minutes en six parties une interprétation fervente, lui offrant sa part d’intériorité spirituelle, sa grâce, certes, mais aussi son tour populaire non dénué d’humour, conformément à ce qu’en disait le compositeur qui avouait avoir « pensé simplement, en l’écrivant, à ces fresques de Benozzo Gozzoli (1420/1424-1497) où les anges tirent la langue, et à ces graves dominicains que j’ai vus un jour jouer au football ».

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est à travers Modest Moussogski (1839-1881) et ses Tableaux d’une exposition que l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä ont ouvert en seconde partie de concert le cent-cinquantenaire anniversaire de la naissance de Maurice Ravel, qui vit le jour le 7 mars 1875 à Ciboure, village de la Côte Basque sur la rive sud de La Nivelle qui le sépare de Saint-Jean-de-Luz. Destinée par son auteur au seul piano (mais quel piano ! un sublime piano sonnant tel un orchestre au grand complet), cette partition composée en trois semaines de juin 1874, moins d’un an avant la naissance de son orchestrateur basque, a été orchestrée par quantité de compositeurs et d’interprètes. Mais la plus somptueuse reste celle de l’orchestrateur de génie qu’est Ravel, qui la réalisa en 1922 peu avant sa création le 19 octobre de la même année à l’Opéra de Paris par les Concerts Koussevitzky dirigé par leur fondateur et mécène. Il faut dire que s’agissant d’une déambulation au sein d’une exposition consacrée à Saint-Pétersbourg au peintre russe Viktor Hartmann (1834-1873), l’œuvre suscite l’émergence d’idées de couleurs que le piano est certes capable d’évoquer mais que seul l’orchestre peut en donner ampleur, diversité, contrastes, surtout de la part d’un coloriste comme Ravel, la seule version « qui vaille en Russie » assurait le chef d’orchestre Yuri Temirkanov. Le compositeur français, au-delà de l’orchestre romantique, attribue de nombreux rôles solistes à des instruments rarement sollicités à ce point, saxophone alto, contrebasson, tuba et harpes, et élargit la section de la percussion, mettant notamment en évidence célesta, xylophone, cloches tubes et cloche d’église. La vision ample et somptueusement colorée de Mäkelä s’appuie avec délectation sur la vaste palette de timbres et de nuances de son Orchestre de Paris, capable de réaliser une véritable pyrotechnie, quel que soit le pupitre, des ppp de velours jusqu’à des fff d’airain, sans la moindre défaillance. Cette ample partition de trente-cinq minutes se présente tel un grand poème en dix saynètes soudées par le superbe thème russe richement harmonisé de la Promenade qui se présente à quatre reprises dans le cours de l’œuvre. Le chef russe et son infaillible phalange ont réussi la gageure de donner une vie propre à chaque tableau grâce au prégnant pouvoir de suggestion de cette exécution d’une énergie singulière soutenue par une assise rythmique ferme et des sonorités grondantes, notamment dans Catacombae. Sepulcrum Romanum. C’est à peine s’il manquait une conception plus grinçante et grimaçante du Ballet des Poussins dans leurs Coques et de la Cabane sur des Pattes de Poule. Les sonorités « léchées » de l’Orchestre de Paris ont suscité des couleurs pleines et sensuelles.

Bruno Serrou

mercredi 8 janvier 2025

« Pierre Boulez 100 » : Somptueux programme illustrant les relations Boulez/Debussy/Mallarmé donné au Théâtre des Champs-Elysées par un orchestre Les Siècles manquant de dynamique, de relief, de couleurs

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 7 janvier 2025 

Pierre Boulez (1925-2016), Pli selon pli. Sarah Aristidou, Franck Ollu, Les Siècles
Photo : (c) Bruno Serrou

Le naufrage d’un splendide programme, tel a été le sort jeté ce soir sur le concert « Pierre Boule 100 » proposé au Théâtre des Champs-Elysées par Les Siècles dirigés par Franck Ollu, avec la mise en perspective bienvenue Boulez-Debussy-Mallarmé avec pour élément principal l’un des grands œuvres de Boulez, Pli selon Pli dans son intégralité, mis en résonance avec les Trois Poèmes de Mallarmé orchestrés par Heinz Holliger et La Mer de Debussy, l’un des chevaux de bataille de Boulez chef d’orchestre. Le problème est que les rapports entre les sonorités bouléziennes et les debussystes sont apparues si ternes, si plates, si uniformes qu’elles n’ont eu aucun écho entre elles. Quant à la cantatrice, Sarah Aristidou, qui remplaçait Sabine Devieilhe, elle n’était vraiment audible qu’à la condition de forcer son registre aigu. Une question, compte tenu des spécificités de l’orchestre, sur des instruments de quelle époque jouaient les musiciens réputés pour adapter leur choix selon les critères de l’interprétation historiquement informée ?

Sarah Aristidou, Franck Ollu, Les Siècles
Photo : (c) Bruno Serrou

Pour ce deuxième concert d’hommage à Pierre Boulez pour le centenaire de sa naissance, le Théâtre des Champs-Elysées et Les Siècles se sont associés pour donner l’une des œuvres majeures du compositeur, Pli selon pli. Sauf erreur ou omission de ma part, il me semble que c’est dans cette partition que Pierre Boulez est apparu pour la dernière fois à Paris, Salle Pleyel, au pupitre de chef d’orchestre, le 27 septembre 2011 à la tête de son Ensemble Intercontemporain. C’est pourquoi le concert de Les Siècles était particulièrement attendu. Cela d’autant plus que l’œuvre est plus souvent limitée en concert aux deux premières Improvisations sur Mallarmé que donnée dans son intégralité. Ce cycle en cinq parties qui se déploient sur une heure et six minutes constitue la partition la plus développée de la création boulézienne. Toutes les parties sont pour soprano et ensemble d’instruments et éditées séparément, ce qui autorise une exécution hors cycle de chaque volet. Il s’agit aussi, comme l’écrivait Dominique Jameux dans la monographie qu'il a consacrée à Pierre Boulez, l’œuvre apparaît avec le temps comme le point d’aboutissement du « premier Boulez » (1945-1960), qui aura « bouleversé les données de la pensée, de l’écriture et de l’écoute musicales plus qu’aucun compositeur de sa génération » (1). Sous-titré portrait de Mallarmé, il puise son inspiration dans la poésie de Stéphane Mallarmé, l’un des poètes favoris de Boulez au même titre qu’Henri Michaux et René Char dont il s’inspira dès son Livre pour quatuor en 1948-1949. Intitulée Don, la première partie (1962) illustre le poème Don du poème de 1865 sur le seul vers « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! » puis des fragments de trois sonnets dans les trois improvisations, la première (1962) d’après « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… », la deuxième (1958) d’après « Une dentelle s’abolit », la troisième (1959) d’après « A la nue accablante tu… » précède le finale, Tombeau (1959) d’après le sonnet éponyme dont Boulez utilise le dernier vers « Un peu profond ruisseau calomnie la mort », tandis que le titre Pli selon pli est tiré du sonnet Remémoration d’amis belges dans lequel Mallarmé évoque un séjour à Bruges auprès de poètes belges au cours duquel un brouillard se dissipe progressivement dévoilant la pierre de la vieille ville de Flandre-Occidentale « Comme furtive d’elle et visible je sens / Que se dévêt pli selon pli la terre veuve ».

Franck Ollu, Les Siècles. Photo : (c) Bruno Serrou

Il aura donc fallu trente-trois ans (1957-1990), après des révisions en 1984 et en 1989, pour que Pierre Boulez finisse par considérer la partition de Pli selon pli comme achevée. La version complète originelle a été créée le 20 octobre 1962 à Donaueschingen par Eva-Maria Rogner et le Südwestfunk de Baden-Baden dirigés par Pierre Boulez, sa structure évoquant le déroulé d’une vie, depuis l’enfance jusqu’à la mort, tandis que côté orchestration les première, quatrième et dernière parties requièrent la participation de grands ensembles orchestraux (quarante-huit musiciens pour Don, trente-sept pour Tombeau), tandis que les deux dernières Improvisations sont pour de plus petits effectifs instrumentaux (neuf pour la deuxième, vingt-sept pour la troisième), Improvisation I nécessitant trente-huit instrumentistes, les trois mouvements comprenant de riches sections de percussion qui renvoient à l’Afrique et à l’Asie, tandis que sont utilisés guitare amplifiée et mandoline, cette dernière renvoyant à la Symphonie n° 7 de Gustav Mahler.

Franck Ollu, François-Marie Drieux (?, violon solo), Les Siècles
Photo : (c) Bruno Serrou

Heureux de la perspective d’écouter Pli selon pli dans son intégralité, je me suis rendu au Théâtre des Champs-Elysées avec empressement, surtout que cette grande partition ouvrait le concert avant d’être mise en regard de pièces de Claude Debussy, dont les magnificences sonores sont si proches de celles de Boulez en général, et particulièrement de Pli selon pli. Mais il aura fallu de moins d’une minute pour mesurer combien l’étincelant était rendu mat et non réverbéré, le son étant comme étouffé, sombre, sans relief ni écho. Etait-ce dû à l’acoustique feutrée de la salle, était-ce dû à l’intrumentarium choisi par un orchestre dont la particularité revendiquée est de jouer sur instruments « d’époque » et/ou « historiquement informés », ou à la conception de son chef invité, Franck Ollu ?... Un peu des trois, assurément, car tout au long de l’exécution de l’œuvre, aucune magie dans les alliages de timbres n’est apparue, aucun lustre, la lumière et la sensualité cristalline de l’écriture de Pierre Boulez, qui fait de lui le seul véritable héritier de Claude Debussy ne se sont exposées, pas même dans les Improvisations les moins chargées orchestralement, plus précisément Mallarmé II pour soprano et neuf instrumentistes, tandis que la soprano aux pieds nus Sarah Aristidou à la voix charnelle et moelleuse, rencontrait quelque difficulté à se détacher de l’orchestre, si bien qu’elle était conduite à forcer sa voix pourtant agile mais parfois à la limite du cri, mais le fait que l’on ne discernait pas le moindre mot du texte n’était pas gênant en soi, puisque le compositeur lui-même convenait que la compréhension des poèmes n’était pas sa préoccupation, et qu’il suffisait de lire les poèmes avant l’écoute pour savoir ce dont il s’agissait. « Mon principe ne se borne pas à la compréhension immédiate, qui est une des formes - la moins riche, peut-être ? - de la transmutation du poème » écrivait Boulez, et « qui ne remplacera jamais la lecture sans musique, celle-ci restant le meilleur moyen d’information sur le contenu du poème », d’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre de concert et non pas d’un opéra, « qui exige un minimum de compréhension directe afin de suivre l’action ». Aucun doute possible donc sur le fait que Pierre Boulez se serait opposé à l’usage qui a été fait du sur-titrage tandis que la cantatrice s’exprimait. Quant à l’instrumentarium choisi (était-il conforme à la facture de 1957, celle de 1962, ou celle de 1984 ou de 1990 ?), aucune piste décelable depuis la place que j’occupais, les pupitres de vent et de percussion restant hors de portée de ma vue depuis ma place du parterre, et la seule remarque que j’ai pu me faire a été l’usage d’une guitare sèche en lieu et place de la guitare « amplifiée » prévue.

Franck Ollu, Les Siècles. Photo : (c) Bruno Serrou

Outre Pli selon pli et le fait que soient mis en avant les liens étroits qu’entretiennent les créations de Boulez et son aîné Debussy, autre grand mallarméen, une troisième raison m’a incité à assister à ce concert du cycle « Pierre Boulez 100 », la programmation du magnifique recueil debussyste de mélodies sur Trois poèmes de Stéphane Mallarmé (Soupir, Placet futile, Le Dialogue du vent et de la mer) donné en outre dans une orchestration réalisée par l’immense musicien qu’est le compositeur hautboïste chef d’orchestre pédagogue suisse Heinz Holliger (né en 1939), dont la musique puise en son ensemble dans une poétique habitée par la folie et la mort qui a dédié sa réalisation au baryton allemand Christian Gerhaher. Cette version, qui a été créée à Munich le 9 juin 2016 par son dédicataire et l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Heinz Holliger, requiert un orchestre de quatre vingt deux musiciens [deux flûtes (aussi flûte piccolo), flûte alto, deux hautbois, cor anglais, trois clarinettes (aussi deux clarinettes basses, clarinette contrebasse), deux bassons, quatre cors, deux trompettes, timbales, percussionniste, célesta, deux harpes, cordes (14, 12, 10, 8, 6)], ce qui permet à l’auteur de la transcription de célébrer l’auteur de la partition originale pour voix et piano en mettant en évidence les particularités de l’écriture et les sonorités envoûtantes de l’orchestre de son auteur, ce qu’a malencontreusement atténué la conception de Franck Ollu à la tête de l’orchestre Les Siècles qui ont étouffé la voix de Sarah Aristidou ainsi que les scintillements de l’orchestration luxuriante passant d’un pupitre à l’autre avec une virtuosité aérienne et fluide, la conception manquant de poésie et de mystère. Les mêmes remarques valent pour le triptyque d’esquisses symphoniques La Mer qui était l’une des œuvres favorites de Pierre Boulez chef d’orchestre, Les Siècles s’avérant sous la direction de Franck Ollu moins énergique et flamboyant qu’avec son fondateur, François-Xavier Roth, la conception n’étant ni descriptive ni suggestive, tandis que les textures de l’orchestre ont manqué de chair et la polyphonie s’avérant trop touffue.

Bruno Serrou

1) Dominique Jameux, « Pierre Boulez », Editions Fayard, collection « Musiciens d’aujourd’hui » (1984, 496 pages)

 

mardi 7 janvier 2025

Pierre Boulez 100 : Ouverture émotion du centenaire Pierre Boulez avec les institutions dont il a été l’initiateur, l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, l’IRCAM et la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 6 janvier 2025 

Pierre Boulez (1925-2016), Répons. Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier

Superbe et émouvante ouverture de l’année « Pierre Boulez 100 » à la Philharmonie de Paris qu’il a inspirée par l’Ensemble Intercontemporain qu’il avait fondé en 1976 dirigé par son directeur musical portant les mêmes prénom et initiales, Pierre Bleuse, premier chef à occuper cette fonction que le compositeur n’a pas nommé lui-même, dans un programme somptueux joué avec des solistes qui ont travaillé avec le maître au sein de l’EIC, Pierre-Laurent Aimard, Jean-Guihen Queyras,, Sophie Cherrier, Emmanuelle Ophèle, Hidéki Nagano, Dimitri Vassiliakis, et des plus jeunes, Gilles Durot, Aurélien Gignoux, Valeria Kafelnikov dans Mémoriale (…explosante-fixe… Originel), Messagesquisse, la Sonatine pour flûte et piano mis en regard de En blanc et noir de l’un des maîtres de Boulez, Claude Debussy, et reflet de l’intérêt porté par le compositeur chef d’orchestre aux plus jeunes générations, la création mondiale de Nothing Ever Truly Ends pour ensemble de Charlotte Bray et surtout le grand œuvre du maître donné avec énergie et onirisme, Répons réalisé à l’IRCAM, magnifique de magie sonore et d’éclat

Pierre Boulez (1925-2016), Répons. Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier

Après une conférence de presse organisée dans l’après-midi au ministère de la Culture présidée par la ministre et présentée par son Commissaire général, Laurent Bayle, qui fut un proche collaborateur de Pierre Boulez en tant que directeur de l’IRCAM puis responsable du projet puis de la réalisation de la Philharmonie de Paris inaugurée le 11 janvier 2015, nombreux ont été les participants à la première manifestation « Pierre Boulez 100 », donnée par l’Ensemble Intercontemporain Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Il y aura dix ans le 11 juin prochain, le chef-d’œuvre de la musique avec informatique en temps réel qu’est Répons de Pierre Boulez faisait son entrée dans l’enceinte de la Philharmonie de Paris inaugurée cinq mois plus tôt, avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par son directeur musical de l’époque, le compositeur allemand Matthias Pintscher, cinq ans après que sa prédécesseur Susanna Mälkki l’eût dirigé en présence de Pierre Boulez à la Cité de la Musique. La genèse de Répons a commencé en 1979, avec l’arrivée dans les murs de l’IRCAM de la fameuse 4X, premier ordinateur conçu pour la musique avec transformation du son en temps réel. Ceux qui ont assisté aux premières exécutions de cette œuvre qui restera à jamais en l’état de « Work in Progress », se souviennent du gigantisme de ce premier ordinateur désormais installé dans le Musée de la Musique qui se déplaçait dans un énorme camion et qui demandait une quantité impressionnante d’heures de montage, tandis qu’aujourd’hui, un simple ordinateur portable suffit…

Pierre Boulez (1925-2016), Répons. Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemprain
Photo : (c) Quentin Chevrier

Le 15 avril 2010, à la Cité de la Musique, le compositeur assistait ce soir-là assis parmi le public à l’exécution de sa partition par son Ensemble Intercontemporain, pour lequel il avait composé cette somptueuse partition réalisée au tournant des années 1980 à l’IRCAM dont elle est devenue l’un des symboles qu’il avait dirigée à chaque étape de son évolution de « Work in progress » dont il disait n’être parvenu qu’à la moitié de sa durée envisagée, le plan initial prévoyant un développement global sur quatre vingt dix minutes. Susanna Mälkki était au pupitre. L’œuvre est entrée le 11 juin 2015 dans l’enceinte de la Philharmonie pour les quatre vingt dix ans de son auteur, en relation avec une exposition réalisée par Sarah Barbedette (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/remarquable-retrospective-pierre-boulez.html).  

Pierre Bleuse avec la partition de Répons, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier

Répons est le fruit d’une commande de la Südwestfunk de Baden-Baden pour le Festival de Donaueschingen, où sa première mouture a été créée le 18 octobre 1981 sous la direction du compositeur. L’œuvre est dédiée à Alfred Schlee pour son quatre-vingtième anniversaire longtemps directeur des Editions Universal de Vienne, et contient un hommage au mécène Paul Sacher, dont Boulez utilise les lettres du nom comme partie du matériau sonore. Le titre fait référence au répons de la musique liturgique médiévale dont le compositeur reprend l'idée de prolifération à partir d'un élément simple, et de dialogue entre jeu individuel, les six instruments solistes (deux pianos, harpe, xylophone, vibraphone, cymbalum) répartis au-dessus du public et autour de l’ensemble et spatialisés par l’informatique en temps réel à travers six haut-parleurs, et jeu collectif, l’ensemble instrumental (deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et clarinette basse, deux bassons, deux cors, deux trompettes, deux trombones, un tuba, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse), uniquement acoustique. Deux autres états de la partition ont suivi, une version élargie, créée à Londres en 1982, et une « deuxième version », créée à Turin en 1984. Répons reste inachevé, un inachèvement relatif cependant, car lorsqu’on parlait de la partition à son auteur, il évoquait la forme de la spirale, à la fois close et achevée, et toujours en évolution…

Pirre Boulez (1925-2016), Mémoriale. Emmanuelle Ophèle, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier

Contrairement à ce que faisait souvent Pierre Boulez qui se plaisait à donner l’œuvre à deux reprises dans la même soirée séparées par un entracte afin que le public puisse changer de place pour en goûter les effets acoustiques variable selon l’endroit où l’on est assis, ce qui n’est pas possible dans une salle de plus de deux mille cinq cents fauteuils, cette partition d’une cinquantaine de minutes était précédées par trois œuvres de Pierre Boulez mises en perspective avec une pièce pour deux pianos de l’un de ses maîtres et une création d’une compositrice de la génération des années quatre-vingt rappelant combien le maître était aussi un pédagogue soucieux de l’avenir.

Pierre Boulez (1925-2016), Sonatine pour flûte et piano.Sophie Cherrier, Pierre-Laurent Aimard
Photo ! (c) Quentin Chevrier

Contrairement à la première expérience de Répons dans la grande salle de la Philharmonie, où j’avais éprouvé une certaine frustration en raison de mon placement derrière les enceintes acoustiques, m’empêchant d’écouter l’œuvre dans les conditions prévues par le compositeur, en tétraphonie (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/06/repons-de-pierre-boulez-fait-son-entree.html), cette fois j’ai pu goûter de façon quasi parfaite, en tout cas sans ressentir la moindre frustration si ce n’était le fait de ne voir que quatre (harpe, xylophone, piano, cymbalum) des six instruments solistes relayés par l’informatique en temps réel, entendant heureusement tourner sans problème le son du second piano et du vibraphone à travers le matériel de diffusion, ce dont je n’avais pas pu bénéficier en 2015, les haut-parleurs étant alors implantés devant moi et non pas derrière, comme cette fois. Les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain jouent cette musique avec un plaisir évident et une aisance stupéfiante, semblant jouir des résonances sublimes et éclatantes de l’écriture boulézienne, respirant cette fois large dans les résonnances en raison d’une spatialisation quasi parfaite des claviers et cordes frottées et frappées, et de la virtuosité lumineuse des instruments acoustiques aux sonorités magnifiées par l’acoustique chaude et limpide de la Philharmonie qui exaltent une sensualité prodigieuse sous la direction à la fois énergique, précise, souple, claire de Pierre Bleuse, qui s’avère en osmose totale avec la musique scintillante et éclatante du fondateur de l’ensemble dont il est le directeur musical.

Pierre Boulez (1925-2016), Messagesquisse. Jean-Guihen Queyras, Membres de l'Ensemble Intercontemporain, Pierre Bleuse
Photo : (c) Quentin Chevrier

En première partie de concert, trois œuvres avec solistes de Pierre Boulez représentant quarante ans de création, de 1946 à 1985. C’est la plus récente de la trilogie que Pierre Bleuse a commencé le programme, une œuvre concertante de six minutes pour flûte et huit instruments (deux cors, trois violons, deux altos et violoncelle), Mémoriale (…explosante-fixe… Originel), élégie écrite à la mémoire du premier flûtiste de l’EIC de 1980 jusqu’à sa mort cinq ans plus tard, proche du compositeur, le Canadien Larry Beauregard (1956-1985). Mémorial, que Boulez a été intégré au cycle …explosante-fixe… qui devait subir quantité de métamorphoses à partir de la première version de 1972 en écho à la disparition d’Igor Stravinsky le 6 avril 1971, a été créé le 29 novembre 1985 Théâtre des Amandiers à Nanterre par Sophie Cherrier dialoguant avec ses collègues de l’Ensemble Intercontemporain sous la direction du compositeur. Mémoriel reprend le matériau d’Originel sous forme d’un bloc sonore de sept sons, la forme adoptant « le principe des interruptions alternatives issu entre autres des symphonies d’instruments à vent de Stravinsky, écrites à la mémoire de Debussy », comme le précise une notice de programme du Festival de Lucerne écrite en 2003 par Robert Piencikowski. Trente ans après sa création par Sophie Cherrier, c'est Emmanuelle Ophèle qui en a donné le 6 janvier une onirique interprétation, entourée de ses collègues qui pour la plupart n’avaient pas encore intégré l’EIC.

Claude Debussy (1862-1918), En blanc et noir. Pierre-Laurent Aimard, Hidéki Nagano
Photo : (c) Matthias Benguigui

Messagesquisse, sans doute l’une des œuvres les plus immédiatement accessibles de Pierre Boulez, du moins pour les auditeurs, répond à une commande de Mstislav Rostropovitch, qui renonça à jouer la partition, qui sera créée le 3 juillet 1977 dans le cadre du Festival de La Rochelle par Pierre Pénassou au pupitre soliste entouré de deux membres de l’Ensemble Intercontemporain (Philippe Muller et Ina Joost), deux violoncellistes de l’Orchestre de la Radio Hilversum et deux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Lorraine. Dans cette œuvre de sept minutes subdivisée en trois sections d’une force expressive et d’une originalité singulière, la partie soliste est dupliquée de diverses  façons par les six autres violoncelles subordonnés au leader. Au début de la pièce, les tutti entrent « en escalier » tel un fugato, chaque nouvel intervenant imitant la partie principale en écho, puis tenant la note. La musique se décompose ainsi comme à travers un prisme. Boulez utilise le morse pour créer un rythme à partir des lettres du nom du mécène Paul Sacher. Ce rythme est d’abord présenté sur la seule note de mi bémol tel un canon rythmique. Le violoncelle solo présente des cellules dérivées une à une de Sacher, et les entrées du rythme du morse correspond au début de chaque nouvelle cellule. Chacune de ces dernières est décalée par une lettre du nom du dédicataire, jusqu’à ce que finalement, après avoir présenté toutes les cellules, le violoncelle solo reprenne le rythme de l’accompagnement des six violoncelles avec une partie supplémentaire tenant un mi bémol. La partie centrale est d’une énergie et d’un panache extraordinaires, à donner le tournis, demandant de la part de ses interprètes une maîtrise technique et une agilité extrêmes. Quarante ans après sa genèse, Messagesquisse reste une œuvre d’une originalité singulière, et s’impose toujours davantage comme un référent absolu. Ce que confirme amplement l’interprétation qu’en a faite Jean-Guihen Queyras, ex-membre de l’EIC, entouré des deux titulaires actuels, Eric-Maria Couturier et Renaud Déjardin, et de quatre musiciens supplémentaires, Cyprien Lengagne, Yi Zhou, Imane Mahroug et Angèle Siracusa, en a donné sous la direction de Pierre Bleuse une version brillamment chantante et précise, donnant à l’œuvre la dimension d’un classique.

Charlotte Bray (née en 1982), Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier

En écho aux pages de Mémoriel qui renvoient à Claude Debussy, Pierre-Laurent Aimard, qui fut pendant dix-huit ans, de sa création en 1976 à 1994, membre de l’Intercontemporain, s’est associé à Hidéki Nagano, l’un de ses successeurs à partir de 1995, pour jouer de concert la suite en trois volets constituant le recueil En blanc et noir que Debussy a composé pour deux pianos en 1915 que les deux pianistes ont inscrit dans sa modernité porteuse d’avenir toute en abstraction et en résonances polytonales. Aimard était rejoint par Emmanuelle Ophèle, autre pilier de l’Intercontemporain, pour la célèbre Sonatine pour flûte et piano que Pierre Boulez composa en 1946 à la suite d’une commande de Jean-Pierre Rampal et considérait comme sa première œuvre véritablement aboutie, précédant de peu sa Première Sonate, dans laquelle le compositeur rend hommage à la Symphonie de chambre op. 9 d’Arnold Schönberg avec son mouvement unique incluant les quatre parties de la symphonie classique enchaînés sans transition. Les deux interprètes en ont donné toutes les tensions et les sonorités heurtées qu’ils ont néanmoins adoucies pour en amoindrir l’agressivité, tout en rendant avec brio la diversité des intonations, la fusion ou les tensions entre les deux instruments.

Pierre Boulez (1925-2016), Répons. Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier

Autre facette marquante de la personnalité de Pierre Boulez, son intérêt et le soutien actif qui apporta aux jeunes générations de compositeurs qu’il développa dès les années 1950 dans son enseignement à Darmstadt puis à l’Académie de Bâle. Pour ce faire, l’Ensemble Intercontemporain a commandé une œuvre nouvelle à la compositrice britannique Charlotte Bray. Née en 1982 à High Wycombe dans le Buckinghamshire, violoncelliste de formation, disciple des compositeurs Mark Anthony Turnage au Royal College of Music de Londres, d’Oliver Knussen, Colin Matthiews et Magnus Lindberg, elle est actuellement compositeur en résidence à l’Orchestre de Chambre de Genève jusqu’à la fin de la saison 2025-2026, elle reçoit des commande de nombre d’institutions, notamment en France l’Orchestre de Paris, le Festival d’Aix-en-Provence et l’Ensemble Intercontemporain pour lequel elle a composé pour cette ouverture du centenaire de Pierre Boulez Nothing Ever Truly Ends pour grand ensemble (deux flûte, la première aussi flûte alto, la seconde aussi flûte piccolo, hautbois, aussi cor anglais, deux clarinettes, la seconde aussi clarinette basse, basson, aussi contrebasson, deux cors, trompette, trombone, tuba, trois percussionnistes, célesta, harpe, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse). Très portée sur les problématiques contemporaines comme la condition des femmes et la terreur islamiste, la compositrice reprend le titre de cette œuvre d’une dizaine de minutes qui signifie en français Rien ne finit vraiment jamais au livre de l’écrivain irlandais Colum McCann (né en 1965), American Mother (2023), dans lequel la compositrice puise son opéra du même titre pour quatre chanteurs et orchestre dont la création est prévue le 31 mai 2025 à l’Opéra de Hagen, et qui conte l’histoire de Diane Foley et sa lutte désespérée pour son fils prisonnier du groupe terroriste Etat islamique. La pièce réalisée pour l’Ensemble Intercontemporain se présente comme une déploration d’où émerge des flashs de lumière émanant du célesta, du glockenspiel, du cymbalum et de cloches à main. Cette partition séduit dès l’abord mais finit rapidement par épuiser son énergie et son élan créatif au point de devenir statique et diffuse, malgré la réalisation irréprochable de l’Ensemble Intercontemporain magnétisé par Pierre Bleuse.

Pierre Boulez (1925-2016), Répons. Hidéki Nagano (piano), Gilles Durot, Samuel Favre (percussion), Aurélien Gignoux (cymbalum), Dimitri Vassilkiakis (piano), Valeria Kafelnikov (harpe), Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Bruno Serrou

Le centenaire Pierre Boulez se poursuit ce mardi soir au Théâtre des Champs-Elysées avec l’orchestre Les Siècles dirigé par Franck Ollu.

Bruno Serrou

 

 

 

 

samedi 4 janvier 2025

Pierre Boulez 100 : In memoriam Pierre Boulez

Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : DR

Voilà huit ans, je bouclais un livre d’entretiens avec Pierre Boulez paru en 2017 mais aujourd’hui inaccessible en dehors des solderies en raison du dépôt de bilan de son éditeur, qui m’a seulement informé par e-mail du fait que je pouvais désormais disposer de mes droits… En ouverture de l’année du centenaire de la naissance du compositeur chef d’orchestre, pédagogue, fondateur d’institutions (Domaine musical, Ensemble Intercontemporain, Ircam, Cité de la Musique, Philharmonie de Paris), je reprends et actualise ici l’introduction que j’avais écrite et publiée dans les premières pages de l’ouvrage intitulé « Entretiens de Pierre Boulez 1983-2013 recueillis par Bruno Serrou » aux Editions Aedam Musicae. (voir aussi le portrait de Pierre Boulez que j'ai publié sur ce site le 9 janvier 2016, quatre jours après son décès : https://brunoserrou.blogspot.com/2016/01/pierre-boulez-musicien-universel.html)

Photo : DR

Tandis que partout dans le monde, à commencer par la France, institutions et orchestres s'apprêtent à célébrer le centenaire de la naissance de Pierre Boulez, cela dès le lundi 6 janvier à la Philharmonie de Paris par l'ensemble qu'il a créé en 1976, l'Ensemble Intercntemporain, ce n’est pas un hommage au sens propre du terme que j’ai choisi de rendre ici à celui qui fit tant pour la musique de son vivant, nombreux sont ceux qui l’ont côtoyé de plus près que moi et de façon plus suivie, et tout aussi nombreux sont ceux qui ont plus à dire que moi sur cet être d’exception, comme en témoignent les nombreux ouvrages, colloques et conférences publiés et organisés à travers le monde en cette année du centenaire. Alors, qu’importe le mien ? Mais ayant le bonheur de disposer de mon propre média Internet, et personne ne m’ayant sollicité par ailleurs pour parler de cet homme qui m’a tant apporté à titre personnel sans que jamais j’en aie tiré quelque bénéfice que ce soit à titre personnel, je prends l’initiative de publier ici un portrait de Pierre Boulez à travers les modestes travaux et rencontres que j’ai eu la chance de faire autour de sa personne et de sa création qui ne cesse d’enchanter et de questionner ma vie depuis plus de six décennies…

Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : (c) Deutsche Grammophon

S’il est un homme sur qui les années semblaient n’avoir aucune prise, c’était bien Pierre Boulez. Qui aurait dit qu’il atteindrait un jour quatre vingt dix ans, tant nous le pensions tous éternel ?… Si ce n’était son état civil, un tel chiffre paraissait impensable. Amis et adversaires, tous s’accordaient sur ce point, et s’il se trouvait parmi les seconds certains pour attendre avec une impatience non dissimulée qu’il daigne s’effacer enfin, plus nombreux sont ceux qui se demandent si son départ n’est pas sans incidences sur ce que la musique est en train de devenir sans lui et sans son puissant pouvoir de synthèse et de conviction, et s’il se trouvera un jour une figure tutélaire capable de représenter avec un charisme et une conviction aussi indiscutables la création musicale française autant dans l’hexagone qu’à l’étranger. Car, plus de neuf ans après son décès, aucune personnalité n’est apparue pour incarner et défendre un art que d’aucuns considèrent comme élitiste sinon moribond mais qui est resté intouchable tant que Pierre Boulez a pu veiller à la pérennité de la création musicale...

Pierre Boulez (1925-2016)/ 
Photo :(c) Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Universellement célébré comme chef d’orchestre, il reste dans les mémoires pour sa battue d’une précision hors du commun à la plastique fabuleuse due notamment à l’absence de baguette dans ses mains. Ce qui lui permettait une profusion inouïe de son nuancier qui a toujours été prégnante, ses mains pétrissant le son et qu’il suffisait de les suivre du regard pour distinguer, sans même regarder l’orchestre, quel était l’instrument qui allait prédominer sur l’instant, le lieu exact où il se trouvait, la façon dont le son allait émerger, l’intonation et la qualité du timbre. Avec le temps, le geste s’est fait toujours plus souple et lyrique. Après une expérience malheureuse à New York où, donnant le départ d’une courte symphonie classique, il eut la surprise d’entendre émerger de l’orchestre le premier accord d’une autre partition après avoir été distrait par un regard qu’il avait subrepticement jeté sur le buste d’un autre compositeur du passé qui ornait les couloirs du Carnegie Hall, il ne cessera plus de diriger avec une partition sur son pupitre de chef, sans pour autant la regarder systématiquement puisqu’il connaissait bien évidemment les œuvres jusqu’en leurs moindres secrets, même si, dans les toutes dernières années, il les regardait de plus près pour se rassurer davantage, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien voir à distance.

Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : Deutsche Grammophon

Les programmes de Pierre Boulez, toujours didactiques et riches en enseignements, autant musicaux que littéraires, plastiques, architecturaux, historiques, ont permis à nombre de profanes de découvrir la musique et de l’aimer au point de devenir d’authentiques mélomanes friands de découvertes, certains devenant même des professionnels de la musique : compositeurs, interprètes, musicologues, journalistes, critiques musicaux, directeurs d’institutions musicales, nombreux sont ceux qui lui doivent jusqu’à leur vocation… En effet, depuis le Domaine musical en 1953, Pierre Boulez a toujours élaboré ses programmes en édifiant des rapports entre des périodes extrêmement éloignées les unes des autres et dont les relations ne sont pas immédiatement perceptibles. Ce qui incite à la réflexion, non seulement chez celui qui conçoit les programmations, mais aussi chez les interprètes et dans le public.

Pierre Boulez en 1964. 
Photo : DR

Pierre Boulez disait avoir le temps, au point de d’estimer avoir la possibilité de mettre au point une profusion de projets. Ce qui l’a rendu malheureux dans les quatre dernières années de sa vie, ses problèmes de vue héréditaires lui interdisant à jamais toute velléité de création, artistique et institutionnelle. Compositeur, chef d'orchestre, pédagogue, essayiste, organisateur, administrateur, Pierre Boulez est l'un des artistes les plus remarquables du dernier demi-siècle. Il aura porté très haut l’oriflamme de la musique, qui, grâce à lui, a pu disposer des outils nécessaires à sa pérennisation, à son créativité, à sa modernité, au service à la fois des compositeurs, des interprètes, des étudiants et du public. Grâce à son aura et à sa force de conviction, il a su convaincre pouvoirs publics et édiles généralement portés par la facilité et la démagogie de l’importance de la musique dans la culture et dans l’économie. Sans lui, il n’y aurait pas eu l’Ircam, centre de recherche musicale français de réputation mondiale ouvert au plus grand nombre, y compris aux musiques populaires mercantiles, il n’y aurait pas eu non plus la Cité de la Musique, salle de concert modulable capable de recevoir des formations de toute conformation et distribution dans l’espace, ni de Philharmonie de Paris, grande salle de concert qui suscite aujourd’hui l’envie des musiciens du monde entier dans laquelle il ne se sera jamais produit mais dont la grande salle de deux mille cinq cents places porte son nom. Ses seuls échecs, l’Education nationale et le théâtre lyrique, où il n’a pas réussi à convaincre les politiques de la nécessité d’un enseignement ludique de la musique et d’une salle d’art lyrique modulable qui faillit pourtant bel et bien exister. Quant au compositeur, il a échoué dans la concrétisation de ses divers projets d’opéra.

Pierre Boulez en 1970. 
Photo : DR

Jusqu’au bout, Pierre Boulez aura  persisté à s’occuper de pédagogie dans sa mission de passeur d’un savoir dont il était le dépositaire clairvoyant et inspiré. La question le préoccupait depuis sa propre expérience malheureuse alors qu’il était étudiant au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, après l’enthousiasme de son enfance suscité par son initiation au chant choral à six ans et par sa professeur de piano qui lui a fait découvrir à sept ans la musique du début de son siècle. L’une de ses principales préoccupations a donc été la transmission du métier de musicien. C’est pourquoi, après avoir enseigné la composition à Darmstadt puis à Bâle et avoir imaginé le principe de la Cité de la Musique à Paris, associant formation, documentation et diffusion, il consacrera une large part de son temps aux jeunes interprètes, animant académies d’orchestres et master classes de direction. 

Pierre Boulez chez lui à Baden-Baden en 1971. 
Photo : (c) Bibliothèque nationale de France

Après avoir créé une première Académie d’été à la Cité de la Musique en juillet 1995, l’année de ses soixante-dix ans, avec le concours de sa fidèle Brigitte Marger, première directrice générale de la Cité de la Musique qu’il avait rencontrée à Londres alors qu’il était directeur musical du BBC Symphony Orchestra et elle attachée culturelle de l’ambassade de France au Royaume-Uni et avec qui il travaillait depuis la création de l’Ensemble Intercontemporain en 1976, il l’avait transférée à Aix-en-Provence sur proposition du directeur du Festival à l’époque, Stéphane Lissner, puis à Lucerne, à l’invitation de son ami Claudio Abbado. « Confronté à la vie professionnelle, on saisit combien les jeunes lauréats de concours n’y sont pas préparés, dit-il dans une interview publiée plus loin. On les plonge dans un bain d’eau bouillante et à eux de se débrouiller. Partout où des passerelles existent c’est aux professionnels de s’en charger. Cette démarche me concerne autant que la quête de jeunes compositeurs. Il est en effet plus intéressant d’être le premier à déceler un artiste de talent que de le découvrir dix ans après les autres. » 

Pietrre Boulez (1925-2016). 
Photo : (c) Deutsche Grammophon

La formation du public intéressait tout autant l’interprète et le compositeur Pierre Boulez. « Attirer de nouveaux publics est question d’éducation, assurait-il. S’il y a des problèmes dans l’enseignement des matières indispensables pour la réussite aux examens, imaginez l’enseignement artistique dont personne ne se soucie. Il faut inventer des méthodes, car il n’est pas question de faire ânonner du solfège. Quand on voit par exemple combien le gamelan de la Cité de la Musique attire les foules… Il s’agit en effet d’une tradition orale, ce qui dispense de la maîtrise de la lecture et d’un apprentissage liminaire, et ce n’est qu’après que l’envie de savoir émerge. En matière de musique contemporaine, c’est la même chose. Il faudrait songer tout d’abord à un contact spontané avec elle. »

Pierre Boulez en croisière sur le lac de Lucerne durant le Festival, été 2009. 
Photo : (c) Tutti magazine

Le compositeur Pierre Boulez laisse une œuvre de tout premier plan. Si le catalogue officiel ne compte qu’une quarantaine de partitions, certaines se présentant sous diverses formes, d’autres étant restées inachevées ou à l’état de work in progress, auxquelles il convient d’ajouter un peu plus d’une quinzaine de pièces inédites ou perdues, sans regretter amèrement celles qui ont disparu dans l’incendie du Théâtre de l’Odéon en Mai 1968, il ne s’y trouve pas la moindre faille ou faiblesse, même si d’aucuns peuvent formuler plus ou moins de réserves sur l’une ou l’autre d’entre elles - personnellement, celle qui me convainc le moins est Dérive 2 composée pour onze instruments en 2002. le Soleil des eaux (1947-1965), le Soleil des eaux (1947-1965), le Visage nuptial (1951-1989), Eclat/Multiples (1970), Cummings ist der Dichter (1970), Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975), Messagesquisse (1976), Dialogue de l’ombre double (1985), Notations I-IV (1980) et VII (1998), Dérive 1 (1984), Anthèmes 2 (1997), sur Incises (1998), qui, de son propre aveu, est son œuvre « la plus représentative », et, bien sûr, Répons, la pierre angulaire de sa création. Mais toutes ont leur importance, se présentant comme autant de jalons dans l’histoire de la musique des années 1950 à 2000, et qui se situent, d’un point de vue acoustique et expressif, dans la ligne directe de Claude Debussy. Quelle que soit l’œuvre retenue, l’on perçoit chez l’un comme chez l’autre le même sentiment de jouissance sonore mêlée à une exigence formelle et à une maîtrise architectonique singulières, comme il ne s’en trouve que fort peu dans l’histoire de la musique. 

Pierre Boulez (1925-2016). 
Photo : DR

Loin de moi l’idée d’hagiographie. Je ne suis pas de ceux qui ont l’admiration aveugle, loin s’en faut. Mais le bonheur d’avoir côtoyé Pierre Boulez est infini. C’est comme si j’avais pu fréquenter Guillaume de Machaut, Claudio Monteverdi, Carlo Gesualdo, Johann Sebastian Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Hector Berlioz, Franz Liszt, Richard Wagner, Johannes Brahms, Gustav Mahler, Claude Debussy, Richard Strauss, Alexander Zemlinsky, Maurice Ravel, Arnold Schönberg, Béla Bartók, Alban Berg, Anton Webern ou Igor Stravinski, du moins selon ma généalogie personnelle. J’ai eu la chance de rencontrer depuis neuf lustres quantité de compositeurs, tous aussi chers à mes oreilles et à mon cœur les uns que les autres, mais Pierre Boulez restera pour moi le plus important de tous… Porté par un père fou de musique la plus novatrice, j’ai entendu parler de Pierre Boulez depuis ma prime enfance, et d’assister à nombre de ses concerts, depuis le Domaine musical et jusques et y compris son premier Wozzeck à l’Opéra de Paris en novembre 1963, de le recevoir et échanger quelques impressions tandis que je travaillais Théâtre du Châtelet, avant de le recevoir à Radio Notre Dame en février 1983 pour une journée entière que je lui consacrais autour d’une interview de deux heures qu’il m’avait accordée pour cette chaîne de l’archevêché de Paris…

Pierre Boulez en pleine répétition à l'Aditorium Maurice Ravel de Lyon en 2002. 
Photo : (c) Pierre Augros

Pierre Boulez accompagne en effet ma vie depuis mon enfance. Mon père, journaliste, son aîné de onze mois décédé quatre mois après lui, et ma mère, pianiste de formation, étaient de grands mélomanes et ont assidûment fréquenté salles de concerts, théâtres lyriques et festivals du monde entier. Ils se sont rendus de longues années durant au Festival de Bayreuth, où ils ont assisté à toutes les productions dirigées par Pierre Boulez. Je les y ai accompagnés la dernière fois, en 2004, pour les quatre-vingts ans de mon père, anniversaire pour lequel tous ses enfants et petits-enfants s’étaient cotisés pour lui offrir un dernier séjour sur la « colline sacrée » afin d’assister à la première de l’ultime Parsifal dirigé par Pierre Boulez. Sur la route du retour vers la France, alors que nous arrivions à Baden-Baden, le maestro me téléphona longuement pour me faire part des sentiments que lui inspirait cette production, et il me demanda ensuite de lui passer mon père, à qui il parla tout aussi longuement… D’une fidélité extraordinaire, Pierre Boulez, chaque fois que je le voyais, me demandait avec bienveillance des nouvelles de mes parents. Ce qui atteste à la fois de sa probité et de son inaltérable reconnaissance, qui s’explique peut-être par le fait que mon père lui avait consacré plusieurs reportages, obtenant même une couverture et deux ouvertures de l’hebdomadaire Paris-Match au temps où il en était l’un des rédacteurs en chef, la première pour l’inauguration de l’Ircam pour laquelle le magazine réputé « people » avait loué un hélicoptère afin de photographier l’équipe entière rassemblée sur la place Igor Stravinsky entre l’entrée de l’institut et la fontaine de Niki de Saint Phalle.

Pierre Boulez avec Brigitte Marger à la Cité de la Musique. 
Photo : DR

Le nom de Pierre Boulez a retenti dans mes oreilles dès que j’ai atteint l’âge de retenir un nom et d’identifier une musique. Cela remonte donc loin, car j’assistai à mon premier concert à l’âge de quatre ans - un concert Mozart-Brahms au Théâtre des Champs-Elysées de l’Orchestre National de la Radiodiffusion française dirigé par Bruno Walter, me racontait mon père - et à mon premier opéra à six - un Tannhäuser à l’Opéra Garnier dans la production de Bayreuth réglée par Wieland Wagner. Mon premier contact conscient avec Pierre Boulez remonte à 1963. Après un concert Stravinsky où figurait entre autres le Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Elysées en juin avec l’Orchestre National de la RTF, où, quelques mois plus tard, j’accompagnai mes parents, mon père, parti en reportage sur les pas du Général de Gaulle, m’avait offert d’accompagner ma mère à sa place à la première d’une soirée qui allait faire date, puisqu’il s’est agi de rien moins que l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de Wozzeck d’Alban Berg, le 29 novembre 1963, dirigé par Pierre Boulez, mis en scène par Jean-Louis Barrault dans des décors et des costumes d’André Masson, avec Heiner Horn dans le rôle-titre et Helga Pilarczyk dans celui de Marie. Production qui sera reprise en 1966 avec une distribution différente et qui sera alors enregistrée en studio à Paris par CBS/Sony. En janvier 1966, ce fut un concert de la Société des Concerts du Conservatoire au cours duquel Pierre Boulez dirigeait un programme Debussy-Bartók-Berg. Mais je n’ai pas eu la chance d’être du voyage à Bayreuth pour Parsifal où mes parents se sont précipités quatre années durant…

Pierre Boulez avec le metteur en scène co-directeur du Festival de Bayreuth Wieland Wagner (1917-1966) en 1965. 
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Le 18 septembre 1975, j’assistai Salle Pleyel dans le cadre du Festival d’Automne à Paris à un concert mémorable de Pierre Boulez à la tête de son Orchestre Philharmonique de New York. Il dirigeait ce soir-là le Mandarin merveilleux de Béla Bartók dans sa version intégrale, le Concerto pour orchestre d’Eliott Carter et l’original de Petrouchka d’Igor Stravinsky. Le lendemain, l’orchestre et son directeur musical donnaient la Neuvième Symphonie de Gustav Mahler sous les voûtes majestueuses de la cathédrale de Chartres. Vivant par la suite au fin-fond de la région Languedoc-Roussillon, je n’ai pas eu la possibilité de me rendre à Bayreuth pour le « Ring du Centenaire », auquel mes parents ont en revanche assisté jusqu’en 1980. Bloqué une fois encore par mon travail en province, je n’ai pas pu non plus être à l’ouverture de l’Ircam ni des premiers concerts de l’Ensemble Intercontemporain, que j’ai néanmoins suivis grâce à mon père, qui a réalisé plusieurs reportages pour son journal autour de ces événements, et pas davantage à la production de la création du troisième acte de Lulu d’Alban Berg dans la mise en scène de Patrice Chéreau à l’Opéra de Paris le 24 février 1979 à laquelle mes parents ont participé et dont ils m’ont raconté jusqu’aux plus infimes détails. Mais, tenant à tout prix à être témoin de l’événement, je cassai ma tirelire pour acquérir un poste de télévision couleurs que je calais entre les enceinte de ma châine hi-fi afin de bénéficier du son de France Musique, dans le seul but de voir et écouter dans les meilleures conditions possibles la retransmission en direct de Lulu, le 15 avril 1979.

Pierre Boulez en 1979 avec le compositeur Rolf Liebermann (1910-1999), directeur de l'Opéra national de Paris à sa droite, et le metteur en scène Patrice Chéreau (1944-2013) à sa gauche. Photo : DR

De retour à Paris en mai 1980 pour intégrer l’équipe de Jean-Albert Cartier au Théâtre du Châtelet alors présidé par Marcel Landowski, dont la nomination comme directeur de la Musique au ministère de la Culture d’André Malraux avait suscité la fureur de Pierre Boulez et son départ en fanfare en 1967 pour l’Allemagne, l’Angleterre puis les Etats-Unis, je pouvais dès lors suivre pas-à-pas la carrière de Pierre Boulez et le développement des deux institutions qu’il a fondées à quelques encablures du Châtelet. Ainsi, le 15 décembre 1980, il vint dans le théâtre avec l’Ensemble Intercontemporain pour un concert donné dans le cadre d’un cycle Stravinsky du Festival d’Automne avec Pulcinella, Renard et l’Histoire du Soldat dans une distribution grandiose (Ann Murray, Ian Caley, Simon Estes, Eric Tappy, Roger Planchon, Patrice Chéreau et Antoine Vitez) dont il résultera un disque Erato. En 1981, le premier concert de la saison du Châtelet accueillait une nouvelle fois le Festival d’Automne pour l’ouverture d’un cycle Boulez. Ce dernier partageait la direction du concert de l’Ensemble Intercontemporain avec Péter Eötvös dans un programme Fénelon-Dufourt-Boulez. Ce soir-là, Jacques Chirac, alors Maire de Paris, est arrivé à l’entracte pour écouter uniquement le Marteau sans maître, œuvre dont il disait que c’était la seule musique qu’il appréciait, avec la Marseillaise de Rouget de Lisle… Ce même automne 1981, Daniel Barenboïm et l’Orchestre de Paris créaient Salle Pleyel Notation I et donnaient Rituel in memoriam Bruno Maderna, Boulez dirigeait l’Orchestre National de France dans le Soleil des eaux et le Visage nuptial Théâtre des Champs-Elysées, puis l’Orchestre Symphonique de la BBC Salle Pleyel dans le Livre pour cordes et Pli selon pli… 

Pierre Boulez avec à sa gauche les composieurs Bruno Maderna (1920-1973) à la mort de qui il lui dédira l'un de ses chefs-d'oeuvre, Rituel in memoriam Bruno Maderna, et Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR

J’assistai également à toutes les évolutions de Répons données en divers lieux, de la MC93 aux écuries du château de Versailles, du Centre Pompidou jusqu’à la Carrière de Boulbon à l’invitation du Centre Acanthes de Claude Samuel dans le cadre du Festival d’Avignon… Lorsque je l’interviewai pour la première fois en janvier 1983, il vint dans les studios de la radio libre où je travaillais avec l’enregistrement de la première mouture de Répons dont les mesures initiales allaient servir de générique conducteur de la journée que la chaîne lui consacra sur mon initiative. En octobre 1983, Pierre Boulez donnera à la tête de l’Ensemble Intercontemporain, Théâtre du Châtelet, Aventures et Nouvelles Aventures de György Ligeti couplées aux Huit chants pour un roi fou de Peter Maxwell Davies, dans une mise en scène si trash et scatologique de David Freeman que le compositeur britannique renonça à assister à la première et que Pierre Boulez exigea et obtint que l’on plaçât son ensemble et lui-même côté jardin afin qu’il n’ait pas à voir l’action. C’est durant les répétitions de ce spectacle, alors que Pierre Boulez venait me saluer, que Marcel Landowski se dirigea vers lui l’air vindicatif, et que je vis survenir soudain quelque membre de l’entourage du directeur de l’Ensemble Intercontemporain pour empêcher un pugilat que Pierre Boulez entendait éviter à tout prix.

Pierre Boulez et Patrice Chéreau à Aix-en-Provence en juin 2017 durant une répétition de De la maison des morts de Leoš Janáček. Photo : DR

Quelques mois plus tôt cette année-là, j’ai eu l’occasion de m’approcher de Pierre Boulez dans un cadre professionnel autre que le Châtelet. En effet, chargé de la programmation musicale d’une radio dite « libre » depuis le 11 janvier 1981, Radio-Notre-Dame, j’ai été invité en janvier 1983 à la première édition du MIDEM Classique créé par Pierre Vozlinsky (1931-1994) qui se tenait dans l’enceinte du Palais des Festivals à Cannes. Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain y étaient également invités. L’après-midi de mon arrivée, je me rendis « salle Debussy », où ils étaient en train de travailler la version sextuor à cordes de la Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg. Pierre Boulez était assis seul, au centre du premier rang du parterre, partition en main, les six musiciens travaillant sur le plateau. A l’issue de la répétition, je suis allé au-devant de Pierre Boulez, me présentant à lui en lui rappelant que nous avions déjà eu l’occasion de parler ensemble, avant de lui proposer timidement de l’interviewer pour Radio-Notre-Dame, ânonnant que j’étais le fils de son fidèle admirateur de Paris-Match. « Je vous suis depuis Wozzeck, hésitais-je, et je baigne depuis toujours dans la musique de la Seconde Ecole de Vienne. La musique, d’ailleurs, commence pour moi à Wagner, avec quelques incursions dans les siècles précédents, osais-je m’aventurer. » - « Vous devez donc être un peu spécial, voire un peu fou », me répondit-il. « Oui, c’est le moins que l’on puisse dire, répondis-je en souriant. Je travaille au Châtelet, et je suis programmateur dans une nouvelle station de radio, mais je crains que vous en riiez…. » - « Allez-y, dites-moi. » - « Eh bien voilà, la radio libre, c’est… euh… comment dire… Radio-Notre-Dame. Mais peut-être êtes-vous athée… » - « Non, je suis seulement agnostique. En outre, j’ai été élevé au petit-séminaire, puis chez les jésuites, vous savez. Et de toute façon, je ne vois pas où serait le problème. » - « Alors, je me lance. Accepteriez-vous d’être mon invité à Radio-Notre-Dame ? Février serait idéal. Et le 13 est le jour du centenaire de la mort de Richard Wagner, tandis que cette année 1983 est aussi celle du centenaire de la naissance d’Anton Webern. Deux de vos compositeurs de prédilection. » Pierre Boulez accepta sans hésiter. Rendez-vous fut fixé avec Astrid Schirmer, secrétaire de Pierre Boulez à l’Ircam, au mardi 8 février 1983. Le jour-dit, accompagné par le cardinal Jean-Marie Lustiger, j’accueillai Pierre Boulez dans le hall de l’archevêché. Le cardinal nous accompagna et discuta avec notre invité jusque dans le studio, avant de nous laisser travailler. Venu pour trois-quarts d’heure d’émission, il resta devant les micros une centaine de minutes, qui furent diffusées tout au long de la journée du dimanche 13 février 1983 dans un environnement musical approprié et ponctué des émissions religieuses et des prières du jour… Au terme de l’enregistrement de l’émission, je raccompagnai Pierre Boulez jusqu’à l’Ircam. Nous avons pris le métro, où j’eus la surprise de constater que personne ne le regardait ou l’identifiait. Je le quittai à l’entrée de l’Institut pour réintégrer mon bureau à quelques minutes de là, Théâtre du Châtelet.

Pierre Boulez (1925-2016)  et Luciano Berio (1925-2003). 
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Dès lors, toute occasion de voir Pierre Boulez, de le voir diriger et d’écouter sa musique m’est devenue capitale. Je le croisais souvent dans les salles de concerts, au Châtelet mais aussi Salle Pleyel, à l’Ircam, au Centre Pompidou, au Théâtre des Champs-Elysées. Il est même venu dîner chez mes parents, dîner auquel se joignirent Claude Pompidou, veuve du Président Georges Pompidou, et Monseigneur Jean-Marie Lustiger, cardinal archevêque de Paris. Ce soir-là, Pierre Boulez se proposa au cardinal Lustiger pour être du jury du concours qui se préparait alors pour le recrutement d’un nouvel organiste de la tribune de la cathédrale Notre-Dame de Paris - mais cette proposition est restée lettre morte, Pierre Boulez n’ayant jamais été contacté par l’archiépiscopat. J’avais aussi régulièrement l’occasion d’écrire des comptes rendus de ses disques, dans le magazine Harmonie puis dans Compact Disc Magazine. Au début des années 1990, CBS/Sony dédiait à Pierre Boulez une édition complète de ses enregistrements avec pour nouveauté l’intégrale des pages chorales du maître de la Seconde Ecole de Vienne, tandis que commençait son contrat d’exclusivité avec DG. Après dix ans de rencontres informelles et plus personnelles - notamment lorsque le successeur de Jean-Albert Cartier à la direction du Châtelet, Stéphane Lissner, me demanda de renoncer à mes fonctions et de quitter le théâtre considérant que la musique qu’il aimait n’était pas la même que la mienne et qu’il avait quelqu’un d’autre à mettre à ma place en qui il avait « entière confiance » -, mais toujours cordiales, je retrouvai Pierre Boulez pour une deuxième interview, cette fois pour la revue de disques Compact Disc Magazine. Cette même année, j’étais engagé par le quotidien La Croix et par le magazine musical espagnol Scherzo, tandis que Compact Disc Magazine périclitait. Dès lors, j’ai pu interviewer Pierre Boulez à satiété, en fonction de son actualité. Il n’a jamais refusé la moindre de mes sollicitations, et lorsqu’un autre collaborateur de ces journaux lui demandait une interview, soit il m’en avertissait soit il la refusait, insistant sur le fait qu’il préférait que je m’en charge. Et toujours, chaque fois que je le voyais, que ce soit en interview, dans une salle de concert, à l’Opéra, lors d’une répétition, dans le cadre de master classes de composition, de direction ou d’orchestre, il me demandait des nouvelles de mes parents avec tact et la plus amicale attention. Il agissait de même quand il rencontrait mon père, lui demandant toujours de mes nouvelles…

Pierre Boulez avec le compositeur chef d'orchestre pédagogue hongrois Péter Eötvös (1944-2024), qui fut pendant douze ans (1979-1991) directeir musical de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : DR

Un jour, la nouvelle et ultime maison de disques de Pierre Boulez, DG, me contacta de sa part pour me demander si j’accepterais d’écrire le texte du disque anniversaire qu’elle s’apprêtait à publier pour ses soixante-quinze ans, en 2000. J’en ai bien sûr relevé le défi avec joie et… circonspection, tant le poids de cette circonstance m’enserrait l’esprit tel un étau. Comment allais-je donc faire pour ne pas le décevoir ?... Je ne sais pas comment Pierre Boulez a perçu le long portrait que j’ai tiré de l’entretien qu’il m’a accordé dans cette perspective. Il ne m’en a jamais rien dit. Mais il continua à témoigner de son attention amicale et à accepter toutes les demandes d’entretien que je lui soumettais. Sa parole était toujours directe et franche, et son humour pointait souvent au détour d’une phrase, voire d’un mot. Au début, je lui ai soumis la transcription de ces entretiens, qui me revenaient avec au maximum une ou deux modifications de détail ou quelque précision. Si bien qu’au bout d’un moment, il me fit entièrement confiance et refusait mes propositions de relecture, malgré mon insistance. Avec lui, je me sentais toujours à l’aise, sachant qu’il ne me jugeait pas et qu’il ne me considérait pas avec condescendance, mais comme son semblable dans notre commune passion pour la musique et pour la création, alors qu’il connaissait autant que moi mes carences dont il avait la délicatesse de faire abstraction. Il est ainsi des hommes sensibles à l’intelligence hors norme et d’une attention toute en sollicitude. J’ai rencontré deux compositeurs de cette pointure, lui et György Ligeti. Ces deux créateurs à la pensée foudroyante ont toujours été intelligibles et simples à mon égard. Au point qu’à leur contact, je me sentais compétent et libre dans mes questions, tandis que nos échanges étaient sans ambiguïté, grâce à leur spiritualité rayonnante. Je les remercie tous deux, car, pour moi, ce sont les deux artistes créateurs les plus flamboyants, inventifs et humains que j’ai eu la chance de rencontrer dans le cadre de ma vie professionnelle.

Merci Pierre de m’avoir accompagné, intellectuellement, musicalement, spirituellement pendant plus d’un demi-siècle de ma vie et d’être toujours présent dans mes pensées. Vous avez comblé mon existence de musique et vous l’avez ouverte à la création dans son ensemble, non seulement musicalement mais aussi artistiquement, humainement...

Bruno Serrou