Pierre Boulez (1925-2016)
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Voilà huit ans, je bouclais un livre d’entretiens avec Pierre Boulez paru en 2017
mais aujourd’hui inaccessible en dehors des solderies en raison du dépôt de
bilan de son éditeur, qui m’a seulement informé par e-mail du fait que je
pouvais désormais disposer de mes droits… En ouverture de l’année du centenaire
de la naissance du compositeur chef d’orchestre, pédagogue, fondateur d’institutions
(Domaine musical, Ensemble Intercontemporain, Ircam, Cité de la Musique,
Philharmonie de Paris), je reprends et actualise ici l’introduction que j’avais
écrite et publiée dans les premières pages de l’ouvrage intitulé « Entretiens de Pierre
Boulez 1983-2013 recueillis par
Bruno Serrou » aux Editions Aedam Musicae. (voir aussi le portrait de Pierre Boulez que j'ai publié sur ce site le 9 janvier 2016, quatre jours après son décès : https://brunoserrou.blogspot.com/2016/01/pierre-boulez-musicien-universel.html)
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Tandis que partout dans le monde, à commencer par la France, institutions et orchestres s'apprêtent à célébrer le centenaire de la naissance de Pierre Boulez, cela dès le lundi 6 janvier à la Philharmonie de Paris par l'ensemble qu'il a créé en 1976, l'Ensemble Intercntemporain, ce n’est
pas un hommage au sens propre du terme que j’ai choisi de rendre ici à celui qui fit tant pour la musique de son vivant, nombreux sont ceux qui l’ont côtoyé de plus près que moi et de façon
plus suivie, et tout aussi nombreux sont ceux qui ont plus à dire que moi sur
cet être d’exception, comme en témoignent les nombreux ouvrages, colloques et
conférences publiés et organisés à travers le monde en cette année du centenaire.
Alors, qu’importe le mien ? Mais ayant le bonheur de disposer de mon
propre média Internet, et personne ne m’ayant sollicité par ailleurs pour
parler de cet homme qui m’a tant apporté à titre personnel sans que jamais j’en
aie tiré quelque bénéfice que ce soit à titre personnel, je prends l’initiative
de publier ici un portrait de Pierre Boulez à travers les modestes travaux et
rencontres que j’ai eu la chance de faire autour de sa personne et de sa
création qui ne cesse d’enchanter et de questionner ma vie depuis plus de six
décennies…
Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : (c) Deutsche Grammophon
S’il est un homme sur
qui les années semblaient n’avoir aucune prise, c’était bien Pierre Boulez. Qui
aurait dit qu’il atteindrait un jour quatre vingt dix ans, tant nous le
pensions tous éternel ?… Si ce n’était son état civil, un tel chiffre
paraissait impensable. Amis et adversaires, tous s’accordaient sur ce point, et
s’il se trouvait parmi les seconds certains pour attendre avec une impatience non
dissimulée qu’il daigne s’effacer enfin, plus nombreux sont ceux qui se
demandent si son départ n’est pas sans incidences sur ce que la musique est en
train de devenir sans lui et sans son puissant pouvoir de synthèse et de
conviction, et s’il se trouvera un jour une figure tutélaire capable de représenter
avec un charisme et une conviction aussi indiscutables la création musicale
française autant dans l’hexagone qu’à l’étranger. Car, plus de neuf ans après
son décès, aucune personnalité n’est apparue pour incarner et défendre un art
que d’aucuns considèrent comme élitiste sinon moribond mais qui est resté
intouchable tant que Pierre Boulez a pu veiller à la pérennité de la création
musicale...
Pierre Boulez (1925-2016)/
Photo :(c) Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Universellement
célébré comme chef d’orchestre, il reste dans les mémoires pour sa battue
d’une précision hors du commun à la plastique fabuleuse due notamment à l’absence de
baguette dans ses mains. Ce qui lui permettait une profusion inouïe de son nuancier
qui a toujours été prégnante, ses mains pétrissant le son et qu’il suffisait de
les suivre du regard pour distinguer, sans même regarder l’orchestre, quel
était l’instrument qui allait prédominer sur l’instant, le lieu exact où il se
trouvait, la façon dont le son allait émerger, l’intonation et la qualité du
timbre. Avec le temps, le geste s’est fait toujours plus souple et lyrique.
Après une expérience malheureuse à New York où, donnant le départ d’une courte
symphonie classique, il eut la surprise d’entendre émerger de l’orchestre le
premier accord d’une autre partition après avoir été distrait par un regard
qu’il avait subrepticement jeté sur le buste d’un autre compositeur du passé
qui ornait les couloirs du Carnegie Hall, il ne cessera plus de diriger avec
une partition sur son pupitre de chef, sans pour autant la regarder systématiquement
puisqu’il connaissait bien évidemment les œuvres jusqu’en leurs moindres secrets, même si, dans les toutes dernières années, il les regardait de plus
près pour se rassurer davantage, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien voir à
distance.
Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : Deutsche Grammophon
Les programmes de
Pierre Boulez, toujours didactiques et riches en enseignements, autant musicaux
que littéraires, plastiques, architecturaux, historiques, ont permis à nombre
de profanes de découvrir la musique et de l’aimer au point de devenir
d’authentiques mélomanes friands de découvertes, certains devenant même des professionnels
de la musique : compositeurs, interprètes, musicologues, journalistes,
critiques musicaux, directeurs d’institutions musicales, nombreux sont ceux qui
lui doivent jusqu’à leur vocation… En effet, depuis
le Domaine musical en 1953, Pierre Boulez a toujours élaboré ses programmes en
édifiant des rapports entre des périodes extrêmement éloignées les unes des
autres et dont les relations ne sont pas immédiatement perceptibles. Ce qui
incite à la réflexion, non seulement chez celui qui conçoit les programmations,
mais aussi chez les interprètes et dans le public.
Pierre Boulez en 1964.
Photo : DR
Pierre Boulez disait avoir le temps, au point de d’estimer avoir la
possibilité de mettre au point une profusion de projets. Ce qui l’a rendu
malheureux dans les quatre dernières années de sa vie, ses problèmes de vue
héréditaires lui interdisant à jamais toute velléité de création, artistique et
institutionnelle. Compositeur,
chef d'orchestre, pédagogue, essayiste, organisateur, administrateur, Pierre
Boulez est l'un des artistes les plus remarquables du dernier demi-siècle. Il
aura porté très haut l’oriflamme de la musique, qui, grâce à lui, a pu disposer
des outils nécessaires à sa pérennisation, à son créativité, à sa modernité, au
service à la fois des compositeurs, des interprètes, des étudiants et du
public. Grâce à son aura et à sa force de conviction, il a su convaincre
pouvoirs publics et édiles généralement portés par la facilité et la démagogie de
l’importance de la musique dans la culture et dans l’économie. Sans lui, il n’y
aurait pas eu l’Ircam, centre de recherche musicale français de réputation
mondiale ouvert au plus grand nombre, y compris aux musiques populaires
mercantiles, il n’y aurait pas eu non plus la Cité de la Musique, salle de
concert modulable capable de recevoir des formations de toute conformation et distribution
dans l’espace, ni de Philharmonie de Paris, grande salle de concert qui suscite
aujourd’hui l’envie des musiciens du monde entier dans laquelle il ne se sera
jamais produit mais dont la grande salle de deux mille cinq cents places porte
son nom. Ses seuls échecs, l’Education nationale et le théâtre lyrique, où il
n’a pas réussi à convaincre les politiques de la nécessité d’un enseignement ludique
de la musique et d’une salle d’art lyrique modulable qui faillit pourtant bel
et bien exister. Quant au compositeur, il a échoué dans la concrétisation de
ses divers projets d’opéra.
Pierre Boulez en 1970.
Photo : DR
Jusqu’au bout, Pierre Boulez
aura persisté à s’occuper de pédagogie dans
sa mission de passeur d’un savoir dont il était le dépositaire clairvoyant et
inspiré. La question le préoccupait depuis sa propre expérience malheureuse
alors qu’il était étudiant au Conservatoire National Supérieur de Musique de
Paris, après l’enthousiasme de son enfance suscité par son initiation au chant
choral à six ans et par sa professeur de piano qui lui a fait découvrir à sept
ans la musique du début de son siècle. L’une de ses principales préoccupations
a donc été la transmission du métier de musicien. C’est pourquoi, après avoir
enseigné la composition à Darmstadt puis à Bâle et avoir imaginé le principe de
la Cité de la Musique à Paris, associant formation, documentation et diffusion,
il consacrera une large part de son temps aux jeunes interprètes, animant
académies d’orchestres et master classes de direction.
Pierre Boulez chez lui à Baden-Baden en 1971.
Photo : (c) Bibliothèque nationale de France
Après avoir créé une
première Académie d’été à la Cité de la Musique en juillet 1995, l’année de ses
soixante-dix ans, avec le concours de sa fidèle Brigitte Marger, première
directrice générale de la Cité de la Musique qu’il avait rencontrée à Londres alors
qu’il était directeur musical du BBC Symphony Orchestra et elle attachée
culturelle de l’ambassade de France au Royaume-Uni et avec qui il travaillait
depuis la création de l’Ensemble Intercontemporain en 1976, il l’avait
transférée à Aix-en-Provence sur proposition du directeur du Festival à
l’époque, Stéphane Lissner, puis à Lucerne, à l’invitation de son ami Claudio
Abbado. « Confronté à la vie professionnelle, on saisit combien les
jeunes lauréats de concours n’y sont pas préparés, dit-il dans une interview publiée plus loin. On les plonge dans un
bain d’eau bouillante et à eux de se débrouiller. Partout où des passerelles
existent c’est aux professionnels de s’en charger. Cette démarche me concerne
autant que la quête de jeunes compositeurs. Il est en effet plus intéressant
d’être le premier à déceler un artiste de talent que de le découvrir dix ans
après les autres. »
Pietrre Boulez (1925-2016).
Photo : (c) Deutsche Grammophon
La formation du
public intéressait tout autant l’interprète et le compositeur Pierre Boulez. « Attirer
de nouveaux publics est question d’éducation, assurait-il. S’il y a des
problèmes dans l’enseignement des matières indispensables pour la réussite aux
examens, imaginez l’enseignement artistique dont personne ne se soucie. Il faut
inventer des méthodes, car il n’est pas question de faire ânonner du solfège.
Quand on voit par exemple combien le gamelan de la Cité de la Musique attire
les foules… Il s’agit en effet d’une tradition orale, ce qui dispense de la
maîtrise de la lecture et d’un apprentissage liminaire, et ce n’est qu’après
que l’envie de savoir émerge. En matière de musique contemporaine, c’est la
même chose. Il faudrait songer tout d’abord à un contact spontané avec
elle. »
Pierre Boulez en croisière sur le lac de Lucerne durant le Festival, été 2009.
Photo : (c) Tutti magazine
Le compositeur
Pierre Boulez laisse une œuvre de tout premier plan. Si le catalogue officiel
ne compte qu’une quarantaine de partitions, certaines se présentant sous
diverses formes, d’autres étant restées inachevées ou à l’état de work in
progress, auxquelles il convient d’ajouter un peu plus d’une quinzaine de
pièces inédites ou perdues, sans regretter amèrement celles qui ont disparu
dans l’incendie du Théâtre de l’Odéon en Mai 1968, il ne s’y trouve pas la
moindre faille ou faiblesse, même si d’aucuns peuvent formuler plus ou moins de
réserves sur l’une ou l’autre d’entre elles - personnellement, celle qui me
convainc le moins est Dérive 2 composée pour onze instruments en 2002. le
Soleil des eaux (1947-1965), le Soleil des eaux (1947-1965), le
Visage nuptial (1951-1989), Eclat/Multiples (1970), Cummings ist
der Dichter (1970), Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975), Messagesquisse
(1976), Dialogue de l’ombre double (1985), Notations I-IV (1980)
et VII (1998), Dérive 1 (1984), Anthèmes 2 (1997), sur
Incises (1998), qui, de son propre aveu, est son œuvre « la plus
représentative », et, bien sûr, Répons, la pierre angulaire de sa
création. Mais toutes ont leur importance, se présentant comme autant de jalons
dans l’histoire de la musique des années 1950 à 2000, et qui se situent, d’un
point de vue acoustique et expressif, dans la ligne directe de Claude Debussy.
Quelle que soit l’œuvre retenue, l’on perçoit chez l’un comme chez l’autre le
même sentiment de jouissance sonore mêlée à une exigence formelle et à une
maîtrise architectonique singulières, comme il ne s’en trouve que fort peu dans
l’histoire de la musique.
Pierre Boulez (1925-2016).
Photo : DR
Loin de moi l’idée
d’hagiographie. Je ne suis pas de ceux qui ont l’admiration aveugle, loin s’en
faut. Mais le bonheur d’avoir côtoyé Pierre Boulez est infini. C’est comme si
j’avais pu fréquenter Guillaume de Machaut, Claudio Monteverdi, Carlo Gesualdo,
Johann Sebastian Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Hector Berlioz,
Franz Liszt, Richard Wagner, Johannes Brahms, Gustav Mahler, Claude Debussy,
Richard Strauss, Alexander Zemlinsky, Maurice Ravel, Arnold Schönberg, Béla Bartók,
Alban Berg, Anton Webern ou Igor Stravinski, du moins selon ma généalogie
personnelle. J’ai eu la chance de rencontrer depuis neuf lustres quantité de
compositeurs, tous aussi chers à mes oreilles et à mon cœur les uns que les
autres, mais Pierre Boulez restera pour moi le plus important de tous… Porté
par un père fou de musique la plus novatrice, j’ai entendu parler de Pierre
Boulez depuis ma prime enfance, et d’assister à nombre de ses concerts, depuis
le Domaine musical et jusques et y compris son premier Wozzeck à l’Opéra
de Paris en novembre 1963, de le recevoir et échanger quelques impressions
tandis que je travaillais Théâtre du Châtelet, avant de le recevoir à Radio
Notre Dame en février 1983 pour une journée entière que je lui consacrais
autour d’une interview de deux heures qu’il m’avait accordée pour cette chaîne
de l’archevêché de Paris…
Pierre Boulez en pleine répétition à l'Aditorium Maurice Ravel de Lyon en 2002.
Photo : (c) Pierre Augros
… Pierre Boulez accompagne en effet ma vie depuis mon enfance. Mon père, journaliste, son aîné de onze mois décédé quatre mois après lui, et ma mère, pianiste de formation,
étaient de grands mélomanes et ont assidûment fréquenté salles de concerts,
théâtres lyriques et festivals du monde entier. Ils se sont rendus de longues
années durant au Festival de Bayreuth, où ils ont assisté à toutes les
productions dirigées par Pierre Boulez. Je les y ai accompagnés la dernière
fois, en 2004, pour les quatre-vingts ans de mon père, anniversaire pour lequel
tous ses enfants et petits-enfants s’étaient cotisés pour lui offrir un dernier
séjour sur la « colline sacrée » afin d’assister à la première de
l’ultime Parsifal dirigé par Pierre Boulez. Sur la route du retour vers
la France, alors que nous arrivions à Baden-Baden, le maestro me téléphona
longuement pour me faire part des sentiments que lui inspirait cette
production, et il me demanda ensuite de lui passer mon père, à qui il parla
tout aussi longuement… D’une fidélité extraordinaire, Pierre Boulez, chaque
fois que je le voyais, me demandait avec bienveillance des nouvelles de mes
parents. Ce qui atteste à la fois de sa probité et de son inaltérable
reconnaissance, qui s’explique peut-être par le fait que mon père lui avait
consacré plusieurs reportages, obtenant même une couverture et deux ouvertures
de l’hebdomadaire Paris-Match au temps où il en était l’un des
rédacteurs en chef, la première pour l’inauguration de l’Ircam pour laquelle le
magazine réputé « people » avait loué un hélicoptère afin de photographier
l’équipe entière rassemblée sur la place Igor Stravinsky entre l’entrée de l’institut
et la fontaine de Niki de Saint Phalle.
Pierre Boulez avec Brigitte Marger à la Cité de la Musique.
Photo : DR
Le nom de Pierre
Boulez a retenti dans mes oreilles dès que j’ai atteint l’âge de retenir un nom
et d’identifier une musique. Cela remonte donc loin, car j’assistai à mon
premier concert à l’âge de quatre ans - un concert Mozart-Brahms au Théâtre des
Champs-Elysées de l’Orchestre National de la Radiodiffusion française dirigé
par Bruno Walter, me racontait mon père - et à mon premier opéra à six - un Tannhäuser
à l’Opéra Garnier dans la production de Bayreuth réglée par Wieland Wagner. Mon
premier contact conscient avec Pierre Boulez remonte à 1963. Après un concert
Stravinsky où figurait entre autres le Sacre du printemps au Théâtre des
Champs-Elysées en juin avec l’Orchestre National de la RTF, où, quelques mois
plus tard, j’accompagnai mes parents, mon père, parti en reportage sur les pas
du Général de Gaulle, m’avait offert d’accompagner ma mère à sa place à la
première d’une soirée qui allait faire date, puisqu’il s’est agi de rien moins
que l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de Wozzeck d’Alban Berg,
le 29 novembre 1963, dirigé par Pierre Boulez, mis en scène par Jean-Louis
Barrault dans des décors et des costumes d’André Masson, avec Heiner Horn dans
le rôle-titre et Helga Pilarczyk dans celui de Marie. Production qui sera
reprise en 1966 avec une distribution différente et qui sera alors enregistrée
en studio à Paris par CBS/Sony. En janvier 1966, ce fut un concert de la
Société des Concerts du Conservatoire au cours duquel Pierre Boulez dirigeait
un programme Debussy-Bartók-Berg. Mais je n’ai pas eu la chance d’être du
voyage à Bayreuth pour Parsifal où mes parents se sont précipités quatre
années durant…
Pierre Boulez avec le metteur en scène co-directeur du Festival de Bayreuth Wieland Wagner (1917-1966) en 1965.
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Le 18 septembre
1975, j’assistai Salle Pleyel dans le cadre du Festival d’Automne à Paris à un
concert mémorable de Pierre Boulez à la tête de son Orchestre Philharmonique de
New York. Il dirigeait ce soir-là le Mandarin merveilleux de Béla Bartók
dans sa version intégrale, le Concerto pour orchestre d’Eliott Carter et
l’original de Petrouchka d’Igor Stravinsky. Le lendemain, l’orchestre et
son directeur musical donnaient la Neuvième Symphonie de Gustav Mahler
sous les voûtes majestueuses de la cathédrale de Chartres. Vivant par la suite au
fin-fond de la région Languedoc-Roussillon, je n’ai pas eu la possibilité de me
rendre à Bayreuth pour le « Ring du Centenaire », auquel mes
parents ont en revanche assisté jusqu’en 1980. Bloqué une fois encore par mon
travail en province, je n’ai pas pu non plus être à l’ouverture de l’Ircam ni
des premiers concerts de l’Ensemble Intercontemporain, que j’ai néanmoins suivis
grâce à mon père, qui a réalisé plusieurs reportages pour son journal autour de
ces événements, et pas davantage à la production de la création du troisième
acte de Lulu d’Alban Berg dans la mise en scène de Patrice Chéreau à
l’Opéra de Paris le 24 février 1979 à laquelle mes parents ont participé et dont
ils m’ont raconté jusqu’aux plus infimes détails. Mais, tenant à tout prix à
être témoin de l’événement, je cassai ma tirelire pour acquérir un poste de
télévision couleurs que je calais entre les enceinte de ma châine hi-fi afin de bénéficier du son de France Musique, dans le seul but de voir et écouter dans les meilleures conditions possibles la retransmission en direct de Lulu, le 15 avril 1979.
Pierre Boulez en 1979 avec le compositeur Rolf Liebermann (1910-1999), directeur de l'Opéra national de Paris à sa droite, et le metteur en scène Patrice Chéreau (1944-2013) à sa gauche. Photo : DR
De retour à Paris
en mai 1980 pour intégrer l’équipe de Jean-Albert Cartier au Théâtre du
Châtelet alors présidé par Marcel Landowski, dont la nomination comme directeur
de la Musique au ministère de la Culture d’André Malraux avait suscité la
fureur de Pierre Boulez et son départ en fanfare en 1967 pour l’Allemagne, l’Angleterre
puis les Etats-Unis, je pouvais dès lors suivre pas-à-pas la carrière de Pierre
Boulez et le développement des deux institutions qu’il a fondées à quelques encablures du Châtelet. Ainsi, le 15
décembre 1980, il vint dans le théâtre avec l’Ensemble Intercontemporain pour un
concert donné dans le cadre d’un cycle Stravinsky du Festival d’Automne avec Pulcinella,
Renard et l’Histoire du Soldat dans une distribution grandiose
(Ann Murray, Ian Caley, Simon Estes, Eric Tappy, Roger Planchon, Patrice
Chéreau et Antoine Vitez) dont il résultera un disque Erato. En 1981, le
premier concert de la saison du Châtelet accueillait une nouvelle fois le
Festival d’Automne pour l’ouverture d’un cycle Boulez. Ce dernier partageait la
direction du concert de l’Ensemble Intercontemporain avec Péter Eötvös dans un
programme Fénelon-Dufourt-Boulez. Ce soir-là, Jacques Chirac, alors Maire de
Paris, est arrivé à l’entracte pour écouter uniquement le Marteau
sans maître, œuvre dont il disait que c’était la seule musique qu’il
appréciait, avec la Marseillaise de Rouget de Lisle… Ce même automne
1981, Daniel Barenboïm et l’Orchestre de Paris créaient Salle Pleyel Notation
I et donnaient Rituel in memoriam Bruno Maderna, Boulez dirigeait
l’Orchestre National de France dans le Soleil des eaux et le Visage
nuptial Théâtre des Champs-Elysées, puis l’Orchestre Symphonique de la BBC
Salle Pleyel dans le Livre pour cordes et Pli selon pli…
Pierre Boulez avec à sa gauche les composieurs Bruno Maderna (1920-1973) à la mort de qui il lui dédira l'un de ses chefs-d'oeuvre, Rituel in memoriam Bruno Maderna, et Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR
J’assistai
également à toutes les évolutions de Répons données en divers lieux, de
la MC93 aux écuries du château de Versailles, du Centre Pompidou jusqu’à la
Carrière de Boulbon à l’invitation du Centre Acanthes de Claude Samuel dans le
cadre du Festival d’Avignon… Lorsque je l’interviewai pour la première fois en janvier 1983, il
vint dans les studios de la radio libre où je travaillais avec l’enregistrement
de la première mouture de Répons dont les mesures initiales allaient
servir de générique conducteur de la journée que la chaîne lui consacra sur mon initiative.
En octobre 1983, Pierre Boulez donnera à la tête de l’Ensemble
Intercontemporain, Théâtre du Châtelet, Aventures et Nouvelles
Aventures de György Ligeti couplées aux Huit chants pour un roi fou
de Peter Maxwell Davies, dans une mise en scène si trash et scatologique de
David Freeman que le compositeur britannique renonça à assister à la première
et que Pierre Boulez exigea et obtint que l’on plaçât son ensemble et lui-même
côté jardin afin qu’il n’ait pas à voir l’action. C’est durant les répétitions
de ce spectacle, alors que Pierre Boulez venait me saluer, que Marcel Landowski
se dirigea vers lui l’air vindicatif, et que je vis survenir soudain quelque
membre de l’entourage du directeur de l’Ensemble Intercontemporain pour
empêcher un pugilat que Pierre Boulez entendait éviter à tout prix.
Pierre Boulez et Patrice Chéreau à Aix-en-Provence en juin 2017 durant une répétition de De la maison des morts de Leoš Janáček. Photo : DR
Quelques mois plus
tôt cette année-là, j’ai eu l’occasion de m’approcher de Pierre Boulez dans un
cadre professionnel autre que le Châtelet. En effet, chargé de la programmation
musicale d’une radio dite « libre » depuis le 11 janvier 1981, Radio-Notre-Dame,
j’ai été invité en janvier 1983 à la première édition du MIDEM Classique créé
par Pierre Vozlinsky (1931-1994) qui se tenait dans l’enceinte du Palais des
Festivals à Cannes. Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain y étaient
également invités. L’après-midi de mon arrivée, je me rendis « salle
Debussy », où ils étaient en train de travailler la version sextuor à
cordes de la Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg. Pierre Boulez était
assis seul, au centre du premier rang du parterre, partition en main, les six
musiciens travaillant sur le plateau. A l’issue de la répétition, je suis allé
au-devant de Pierre Boulez, me présentant à lui en lui rappelant que nous
avions déjà eu l’occasion de parler ensemble, avant de lui proposer timidement
de l’interviewer pour Radio-Notre-Dame, ânonnant que j’étais le fils de
son fidèle admirateur de Paris-Match. « Je vous suis depuis Wozzeck,
hésitais-je, et je baigne depuis toujours dans la musique de la Seconde Ecole
de Vienne. La musique, d’ailleurs, commence pour moi à Wagner, avec quelques
incursions dans les siècles précédents, osais-je m’aventurer. » -
« Vous devez donc être un peu spécial, voire un peu fou », me
répondit-il. « Oui, c’est le moins que l’on puisse dire, répondis-je en
souriant. Je travaille au Châtelet, et je suis programmateur dans une nouvelle
station de radio, mais je crains que vous en riiez…. » - « Allez-y,
dites-moi. » - « Eh bien voilà, la radio libre, c’est… euh… comment
dire… Radio-Notre-Dame. Mais peut-être êtes-vous athée… » - « Non,
je suis seulement agnostique. En outre, j’ai été élevé au petit-séminaire, puis
chez les jésuites, vous savez. Et de toute façon, je ne vois pas où serait le
problème. » - « Alors, je me lance. Accepteriez-vous d’être mon
invité à Radio-Notre-Dame ? Février serait idéal. Et le 13 est le
jour du centenaire de la mort de Richard Wagner, tandis que cette année 1983
est aussi celle du centenaire de la naissance d’Anton Webern. Deux de vos
compositeurs de prédilection. » Pierre Boulez accepta sans hésiter.
Rendez-vous fut fixé avec Astrid Schirmer, secrétaire de Pierre Boulez à l’Ircam,
au mardi 8 février 1983. Le jour-dit, accompagné par le cardinal Jean-Marie
Lustiger, j’accueillai Pierre Boulez dans le hall de l’archevêché. Le cardinal
nous accompagna et discuta avec notre invité jusque dans le studio, avant de
nous laisser travailler. Venu pour trois-quarts d’heure d’émission, il resta devant
les micros une centaine de minutes, qui furent diffusées tout au long de la
journée du dimanche 13 février 1983 dans un environnement musical approprié et
ponctué des émissions religieuses et des prières du jour… Au terme de
l’enregistrement de l’émission, je raccompagnai Pierre Boulez jusqu’à l’Ircam.
Nous avons pris le métro, où j’eus la surprise de constater que personne ne le
regardait ou l’identifiait. Je le quittai à l’entrée de l’Institut pour réintégrer
mon bureau à quelques minutes de là, Théâtre du Châtelet.
Pierre Boulez (1925-2016) et Luciano Berio (1925-2003).
Photo : DR
Dès lors, toute
occasion de voir Pierre Boulez, de le voir diriger et d’écouter sa musique m’est
devenue capitale. Je le croisais souvent dans les salles de concerts, au
Châtelet mais aussi Salle Pleyel, à l’Ircam, au Centre Pompidou, au Théâtre des
Champs-Elysées. Il est même venu dîner chez mes parents, dîner auquel se
joignirent Claude Pompidou, veuve du Président Georges Pompidou, et Monseigneur
Jean-Marie Lustiger, cardinal archevêque de Paris. Ce soir-là, Pierre Boulez se
proposa au cardinal Lustiger pour être du jury du concours qui se préparait
alors pour le recrutement d’un nouvel organiste de la tribune de la cathédrale
Notre-Dame de Paris - mais cette proposition est restée lettre morte, Pierre Boulez
n’ayant jamais été contacté par l’archiépiscopat. J’avais aussi régulièrement
l’occasion d’écrire des comptes rendus de ses disques, dans le magazine Harmonie
puis dans Compact Disc Magazine. Au début des années 1990, CBS/Sony
dédiait à Pierre Boulez une édition complète de ses enregistrements avec pour nouveauté
l’intégrale des pages chorales du maître de la Seconde Ecole de Vienne, tandis
que commençait son contrat d’exclusivité avec DG. Après dix ans de rencontres
informelles et plus personnelles - notamment lorsque le successeur de
Jean-Albert Cartier à la direction du Châtelet, Stéphane Lissner, me demanda de
renoncer à mes fonctions et de quitter le théâtre considérant que la
musique qu’il aimait n’était pas la même que la mienne et qu’il avait quelqu’un
d’autre à mettre à ma place en qui il avait « entière confiance » -,
mais toujours cordiales, je retrouvai Pierre Boulez pour une deuxième interview,
cette fois pour la revue de disques Compact Disc Magazine. Cette même
année, j’étais engagé par le quotidien La Croix et par le magazine
musical espagnol Scherzo, tandis que Compact Disc Magazine
périclitait. Dès lors, j’ai pu interviewer Pierre Boulez à satiété, en fonction
de son actualité. Il n’a jamais refusé la moindre de mes sollicitations, et
lorsqu’un autre collaborateur de ces journaux lui demandait une interview, soit
il m’en avertissait soit il la refusait, insistant sur le fait qu’il préférait
que je m’en charge. Et toujours, chaque fois que je le voyais, que ce soit en
interview, dans une salle de concert, à l’Opéra, lors d’une répétition, dans le
cadre de master classes de composition, de direction ou d’orchestre, il me
demandait des nouvelles de mes parents avec tact et la plus amicale attention.
Il agissait de même quand il rencontrait mon père, lui demandant toujours de
mes nouvelles…
Pierre Boulez avec le compositeur chef d'orchestre pédagogue hongrois Péter Eötvös (1944-2024), qui fut pendant douze ans (1979-1991) directeir musical de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : DR
Un jour, la nouvelle
et ultime maison de disques de Pierre Boulez, DG, me contacta de sa part pour
me demander si j’accepterais d’écrire le texte du disque anniversaire qu’elle
s’apprêtait à publier pour ses soixante-quinze ans, en 2000. J’en ai bien sûr
relevé le défi avec joie et… circonspection, tant le poids de cette circonstance
m’enserrait l’esprit tel un étau. Comment allais-je donc faire pour ne pas le
décevoir ?... Je ne sais pas comment Pierre Boulez a perçu le long
portrait que j’ai tiré de l’entretien qu’il m’a accordé dans cette perspective.
Il ne m’en a jamais rien dit. Mais il continua à témoigner de son attention
amicale et à accepter toutes les demandes d’entretien que je lui soumettais. Sa
parole était toujours directe et franche, et son humour pointait souvent au
détour d’une phrase, voire d’un mot. Au début, je lui ai soumis la
transcription de ces entretiens, qui me revenaient avec au maximum une ou deux
modifications de détail ou quelque précision. Si bien qu’au bout d’un moment,
il me fit entièrement confiance et refusait mes propositions de relecture,
malgré mon insistance. Avec lui, je me sentais toujours à l’aise, sachant qu’il
ne me jugeait pas et qu’il ne me considérait pas avec condescendance, mais
comme son semblable dans notre commune passion pour la musique et pour la
création, alors qu’il connaissait autant que moi mes carences dont il avait la
délicatesse de faire abstraction. Il est ainsi des hommes sensibles à
l’intelligence hors norme et d’une attention toute en sollicitude. J’ai
rencontré deux compositeurs de cette pointure, lui et György Ligeti. Ces deux
créateurs à la pensée foudroyante ont toujours été intelligibles et simples à
mon égard. Au point qu’à leur contact, je me sentais compétent et libre dans
mes questions, tandis que nos échanges étaient sans ambiguïté, grâce à leur
spiritualité rayonnante. Je les remercie tous deux, car, pour moi, ce sont les
deux artistes créateurs les plus flamboyants, inventifs et humains que j’ai eu
la chance de rencontrer dans le cadre de ma vie professionnelle.
Merci Pierre de
m’avoir accompagné, intellectuellement, musicalement, spirituellement pendant
plus d’un demi-siècle de ma vie et d’être toujours présent dans mes pensées. Vous
avez comblé mon existence de musique et vous l’avez ouverte à la création dans son
ensemble, non seulement musicalement mais aussi artistiquement, humainement...
Bruno Serrou