lundi 11 septembre 2023

Grande réussite de "Cassandra", drame de la communication, premier opéra de Bernard Foccroulle, l’un des plus éminents connaisseurs du genre

Belgique. Bruxelles. Théâtre de La Monnaie. Dimanche 10 septembre 2023 

Bernard Foccroulle (né en 1953, Cassandra. Katarina Bradic (Cassandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Les compositeurs qui connaissent jusqu’au plus intime les méandres intimes des maisons d’opéras sont extrêmement rares. Surtout ceux qui s’y sont illustrés de magistrale façon, à qui tout a réussi au point de faire des institutions qu’ils ont dirigées parmi les plus prestigieuses. Bernard Foccroulle est de ceux-là, au point d'avoir mis entre parenthèses sa propre création pourtant des plus significatives jusqu'alors. Musicien interprète à l'immense talent - il est un organiste fort réputé -, claveciniste, s’intéressant à tous les répertoires, depuis la musique ancienne jusqu’à nos jours, pédagogue, artiste engagé dans son temps, particulièrement dans les domaines sociétaux et environnementaux, il a dirigé près de trente ans des institutions lyriques des plus courues, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (1992-2007) et le Festival d’Aix-en-Provence (2007-2021).

Bernard Foccroulle (né en1953), Cassandra. Katarina Bradic (Cassandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Revenu à plein temps à la composition depuis le début des années deux mille vingt, et trois mois après la création au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris du bouleversant monodrame Le Journal d’Hélène Berr pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/bernard-foccroulle-livre-un-somptueux.html), Bernard Foccroulle, suite à la commande par son successeur à la tête de La Monnaie de Bruxelles, Peter de Calluwe, vient de signer son premier opéra, Cassandra, dont la création a été donnée dimanche 10 septembre 2023.

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Kararina Bradic (Cassandra), Gidon Sakas (Priam). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Il convient dès l’abord de saluer la formidable attention du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles et de son directeur général Peter de Calluwe qui ont offert au prédécesseur de ce dernier leurs traditionnelles conditions artistiques et techniques d’excellence des productions maison. Luxueuse création en effet que cette Cassandra. Coup d’essai, coup de maître pour son compositeur. Cette œuvre en un acte unique de treize scènes d’une durée totale d’une centaine de minutes est le fruit de l’étroite collaboration du compositeur belge avec le librettiste britannique Matthew Jocelyn, dont le texte en anglais découle de la dimension universelle du sujet. Fidèle à lui-même, Bernard Foccroulle a voulu trouver un personnage mythologique et universel qui ait une résonance dans le contexte actuel afin de tisser un lien entre passé et présent, de poser un regard sur le monde contemporain par le biais d’un archétype né de la tragédie grecque. La prophétesse Cassandre, pour s’être refusée à lui, a été maudite par Apollon, qui lui a craché dans la bouche afin que personne ne croie plus à ses divinations. « Les Cassandre d’aujourd’hui, rappelle le librettiste, vivent des situations de marginalisation comparables, et la responsabilité en incombe à la société dans son ensemble. » 

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Paul Appleby (Blake), Katarina Bradic (Cassandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

C’est ainsi qu’est née l’idée d’ajouter à la tragédie une Cassandre d’aujourd’hui à travers le personnage de Sandra dont l’activité est liée aux funestes présages attachés à la pollution industrielle puisqu’il s’agit d’une doctorante chercheuse en climatologie dont les conférences sont illustrées par un marimba qui se rend sur les calottes glaciaires pour y mesurer en creusant la glace et remontant ainsi le temps en étudiant les températures et la dynamique des eaux dont les perspectives pessimistes lui font refuser toute idée de procréation, à l’opposé de sa sœur cadette Naomi, qui est enceinte de son compagnon Blake. Aucune n’écoute les arguments de l’autre, pas davantage que leurs parents, Alexander et Victoria, à l’instar de ceux de Cassandre, Priam et Hécube, la prophétesse revivant continuellement la tragédie de la Guerre de Troie. Et son temps entre deux lui permet de rencontrer Sandra [… et] en prononçant à son tour la phrase emblématique de Cassandre, "Ototoï popoï da", devient la voix de la princesse troyenne, à la croisée de plusieurs temporalités. » A la fin, Cassandre essaye de consoler Sandra et, avant de disparaître, insiste sur le fait qu’elle a la chance de n’avoir aucun dieu pour lui cracher dans la bouche, et qu’ainsi personne ne peut l’empêcher d’être entendue. Parmi les « personnages » symboliques, les abeilles, omniprésentes dès le prélude instrumental et jusqu’au finale, qui, dans l’Antiquité, étaient associées à la divination. La partition de Foccroulle donnent vie à chacun des éléments du livret, mythologie, spectres, abeilles, société contemporaine, les traite de façon différenciée autant qu’il les fusionne, les détache et les fond. Les abeilles sont caractérisées de façon très réaliste par les cordes, comme Blake l’est par le saxophone alto, les esprits sont placés dans un espace intemporel, le traitement musical étant étiré et soutenu par une percussion métallique frottée avec des archets, les éléments mythologiques sont évoqués par des sonorités baroques, les scènes contemporaines par un matériau plus rythmique et harmonique avec des enchaînements rapides, et les îles de l’Arctique toutes vraiment dotées d’un nom de compositeur, de Bach à Berlioz, sont incarnées par de courtes citations de leurs œuvres. Tel Cassandre, Bernard Foccroulle se risque à la prédiction, envisageant que la crise que nous allons affronter sera terrible et éprouvante » tout en modérant son propos en espérant que « la relation de l’humanité à la nature se transformera en profondeur dans les prochaines décennies », ajoutant que « ce n’est pas possible autrement ».

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Katarina Bradic (Cassandra), Susan Bickley (Hécube). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Dirigée avec dextérité par Kazushi Ono, ex-directeur musical de La Monnaie qui dirigea nombre de création aujourd’hui à la tête du Brussels Philharmonic, la musique se présente comme un fleuve continu de mystères et d’éclats, orchestrations étant d’une richesse confondante, et l’écriture vocale souple, aérée, diversifiée, du parlé au chanté coulant avec naturel, avec des citations plus dans l’esprit que dans la lettre. Le sujet de Matthew Jocelyn est superbement mis en images par Marie-Eve Signeyrole mêlant passé et présent avec limpidité tout en se plaisant à perdre le spectateur, dans l’association et la diversification des préoccupations mythologiques, contemporaines, philosophiques, humanistes et existentielles.

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Jessica Niles (Sandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Il faut aussi célébrer la beauté plastique de la scénographie de Fabien Teigné, avec cubes de glaces, apparitions, évocations au laser de la nature, des spectres réalisées en collaboration avec Artis Dzërve le tout remarquablement éclairé par Philippe Berthomé dans lesquels s’expriment aisément les protagonistes, à commencer par le chœur grec incarné par les Cœurs de La Monnaie qui commente, ponctue et participe à la double action. Constituée de jeunes chanteurs excellents, la distribution vocale est comme toujours à La Monnaie d’une grande homogénéité, avec dans le rôle-titre la brillante mezzo-soprano serbe Krarina Bradic, la soprano étatsunienne Jessica Niles qui impose en Sandra sa voix d’une fraîcheur plastique saisissante, la mezzo-soprano britannique Susan Bicley dans le double personnage de mère, Hécube et Victoria, la soprano belge Sarah Defrise en Naomi, le ténor étatsunien Paul Appleby dans le rôle de Blake, compagnon de Naomi, le puissant et arrogant Apollon du baryton canadien Joshua Hopkins, et le baryton-basse sud-africain Gidon Saks dans le double-rôle de pères défaitistes, le roi Priam et Alexander. Il convient de saluer aussi la prestation de l’Orchestre Symphonique de La Monnaie, particulièrement le saxophone alto et le cor anglais, ainsi que les pupitres des cordes dans leur ensemble. Reste à souhaiter à cet opéra le brillant avenir qu’il mérite et que son auteur persévère dans le domaine lyrique qui lui doit tant par ailleurs.

Bruno Serrou


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