jeudi 31 janvier 2019

Berlioz et Les Troyens dupés à Bastille


Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Vendredi 25 janvier 2019

Hector Berlioz (1803-1869), La Prise de Troie. Photo : (c) Vincent Pontet

Ce devait être le spectacle clef de l’ouverture de la grande année anniversaire de l’Opéra de Paris, le trois cent cinquantième de la création de l’Académie royale de Musique et de Danse et le trentième de l’inauguration de l’Opéra-Bastille. En effet, c’est en 1990, plus d’un an après le concert pour happy few du 13 juillet 1989, que le monumental Les Troyens d’Hector Berlioz inaugura les moyens techniques de la scène de la nouvelle scène de Bastille. Mais l’on déchante très vite…

Hector Berlioz (1803-1869), La Prise de Troie. Photo : (c) Vincent Pontet

Quoiqu’en programmant l’ouvrage dans le cadre du cent-cinquantenaire anniversaire de la mort de Berlioz, l’Opéra de Paris n’a pas craint de défigurer la partition en taillant à la serpe des scènes entières (ballet de l’acte III, scène de Panthée et duo des sentinelles, chanson d’Hylas amputée de moitié et quasi inaudible car chanté en fond de scène par un Bror Magnus Todenes assis de trois-quarts dos sur un rocking-chair et jouant avec des allumettes), direction sans âme de Philippe Jordan - comment un directeur musical peut-il accepter de telles amputations -, distribution inégale, scénographie d’opérette dans la seconde partie, des mouvements d’ensemble atones…

Hector Berlioz (1803-1869), La Prise de Troie. Photo : (c) Vincent Pontet

Le metteur en scène décorateur russe Dmitri Tcherniakov situe son action de La Prise de Troie dans une ville aux buildings de La Défense délabrés façon Beyrouth tandis que côté cour, un salon aux riches ornements baroques dorés surmonté d’un écran présentant façon BFM-TV la cour royale troyenne et décrivant les événements, tandis qu’à jardin le peuple se trémousse bêtement secouant des fanions de kermesse. Entre les deux actes de cette première partie, un changement de décor impressionnant conduit dans les ruines de la cité, acte durant lequel on apprend que Cassandre a été violée par son père, le roi Priam, avant de s’immoler par le feu, à l’instar du fantôme d’Hector quelques minutes plus tôt. 

Hector Berlioz (1803-1869), Les Troyens à Carthage. Ekaterina Semenchuk (Didon). Photo : (c) Vincent Pontet

Les trois actes des Troyens à Carthage se déroulent dans un décor unique sorti de chez Ikea représentant un hall d’hôpital, un « centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre ». Du coup, l’action devient un non-sens continu que quantité de panneaux brandis par les « patients » tentent vainement d’expliciter. Ridiculement accoutrée de jaune canari, l’infirmière Didon et le réfugié Enée n’ont de relation que lointaine, Tcherniakov annihilant de la sorte toute passion entre les deux héros. Ce chaos vaudra au metteur en scène un virulent vacarme durant les saluts.

Hector Berlioz (1803-1869), Les Troyens à Carthage. Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, la conception de Philippe Jordan, qui passe à côté de la partition, est apathique et rythmiquement plane au point de susciter l’ennui, et les rapports orchestre-plateau manquent singulièrement d’homogénéité. Pour sa première Cassandre, Stéphanie d’Oustrac s’avère touchante et noble, mais son manque de volume au-delà du septième rang ne peut faire oublier la performance d’Anna Caterina Antonacci dans Les Troyens (complets) du Châtelet en 2003 dirigé par John Eliott Gardiner et mis en scène par Yannis Kokkos. 

 Hector Berlioz (1803-1869), Les Troyens à Carthage. Photo : (c) Vincent Pontet

Que dire alors de la Didon d’Ekaterina Semenchuk, dont la présence a néanmoins sauvé la production, remplaçant au pied levé l’attendue Elina Garanča, malade. Vibrato prononcé au début, voix luxuriante et mure digne d’une comtesse de la Dame de Pique, elle convainc par son art de la nuance et par un engagement bouleversant dans sa détresse finale. L’Enée de Brandon Jovanovich est d’une aisance saisissante. La voix est puissante, solide, dotée d’un large nuancier, mais son français est aléatoire. Dans les petits rôles, rien moins que l’excellent Stéphane Degout en Chorèbe, Michèle Losier en Ascagne, Véronique Gens Hécube de luxe, Aude Extrémo Anna à la voix de velours, le cristallin Iopas de Cyrille Dubois. Hélas, Paata Burchaladze n’est plus que l’ombre de lui-même en Priam, et Christian Van Horn est un Narbal fatigué.

Bruno Serrou

mardi 22 janvier 2019

Julie Fuchs et Alphonse Cemin dans un récital riche et original


Photo : DR

Paris. Théâtre de l’Athénée. Lundi 21 janvier 2019

Lancés en 1977 par Pierre Bergé, les Lundis musicaux de l’Athénée sont l’un des rendez-vous majeurs pour les musiciens de renom qui cherchent à se produire dans des programmes originaux devant un public de connaisseurs.

Soprano aux aigus soyeux et au médium voluptueux, Julie Fuchs et son flamboyant partenaire Alphonse Cemin, avec qui elle fit ses classes de musique de chambre au Conservatoire de Paris, ont concocté un programme particulièrement original et passionnant. Une première partie consacrée à la mélodie française, une seconde au répertoire anglo-saxon, chacune commençant par une chanson populaire et se concluant sur des romances plus « légères ».

Vêtue d’une longue robe sombre ouverte sur les jambes,les cheveux rassemblés en arrière, en parfaite osmose avec son pianiste, Julie Fuchs a ouvert le récital sur une chanson de Barbara, Une petite cantate, qu’elle a chanté avec justesse, dans l’esprit de la voix lyrique de sa créatrice, tout en évitant soigneusement de l’imiter pour rester elle-même, démontrant ainsi l’universalité de l’art de Barbara. La cantatrice a enchaîné cette chanson directement à Claude Debussy, les six Ariettes oubliées de 1888 sur des poèmes de Paul Verlaine, dont le duo restitue avec onirisme la moindre inflexion, la cantatrice chantant de son timbre délicat l’infinie diversité des vers du poète et le pianiste donnant des harmonies d’un Debussy de vingt-six ans les polychromies éclatantes et les résonnances habitées. Trois autres mélodies de Debussy de nostalgique tonalité, Regrets et Apparition (1884) sur deux poèmes de Stéphane Mallarmé, avant Trois poèmes de Louise de Vilmorin de Francis Poulenc à la sensualité gourmande.

Sur un poème de E. E. Cummings, The Sun in My Mouth, mis en musique par l’artiste islandaise polymorphe Björk, Julie Fuchs a ouvert la seconde partie de soirée de sa voix chaude et naturelle, donnant ainsi un tour délicieusement « classique » à cette pièce, soutenue par le toucher raffiné d’Alphonse Cemin. Mais le « clou » de la soirée a été le cycle de six mélodies de l’Américain trop méconnu George Crumb (né en 1929), Apparition [Elegiac Songs and Vocalise pour soprano et piano amplifié] sur des poèmes de Walt Whitman. Un cycle extraordinaire de 1979, à la fois lyrique et hors normes côté piano, l’interprète jouant autant du clavier que des cordes dans le coffre et des pédales pour les résonances, le tout exploité de façon originale, tout en écoutant la cantatrice, qu’il ne couvre à aucun moment, Alphonse Cemin instillant à l’instrument des couleurs debussystes. Le récital s’est conclu sur deux arrangements de Songs de Cole Porter, Use Your Imagination et Sing me Guitar chanté avec allant par Julie Fuchs. Trois bis ont suivi, deux pages légères de Poulenc et Nuit d’Etoiles de Debussy sur un poème de Théodore de Banville.

Bruno Serrou

1) Julie Fuchs et Alphonse Cemin sont à l’Opéra de Bordeaux le 27 janvier