mercredi 23 mai 2018

L’Opéra de Lille présente une production du Nabucco de Verdi trop recherchée

Lille (Nord). Opéra de Lille. Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Mercredi 16 mai 2018

Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Soutenue par une distribution de haute tenue et par un orchestre de Lille stigmatisé par l’excellent chef italien Roberto Rizzi Brignoli, le Nabucco de Giuseppe Verdi présenté par l’Opéra de Lille pèche par une mise en scène de Marie-Eve Signeyrole cherchant à trop démontrer.


Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Créé le 9 mars 1842 à la Scala de Milan où il est repris cinquante-sept fois en moins de trois mois, Nabucco est le premier succès populaire de Verdi. Le climat général du troisième opéra du compositeur italien est cataclysmique et imposant, d’une redoutable efficacité psychologique, tandis que la partition préfigure l’art entier de son auteur, de Macbeth à Otello. Aujourd’hui encore, par ses tenants et ses aboutissants, cet ouvrage séduit par les questions que son intrigue met en jeu et qui restent d’actualité : oppression d’un peuple par un tyran qui va jusqu’à imposer sa propre divinité, esclavage, antagonismes religieux, résistance à l’oppression, luttes d’influences, conflits de génération…


Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

C’est tout cela qu’a tenté d’amalgamer la metteuse en scène française Marie-Eve Signeyrole, qui fait ressortir la schizophrénie des personnages, emplis de contradictions et de combats psychologiques intérieurs. Du coup, le public se perd, et mal lui en prend s’il tente de se repérer, car il en oublie la musique, ce qui n’est pas la finalité de l’opéra, œuvre d’art total.


Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Au sein de cet amoncellement d’informations parfois contradictoires, la direction d’acteur très fouillée donne à chacun des protagonistes une consistance psychologique d’où émane la complexité de l’entendement humain qui imprègne jusqu’aux effectifs choraux. En effet, les Chœurs des Opéras de Lille et de Dijon - coproducteur du spectacle qui le reprend la saison prochaine - réunis s’avèrent à la fois homogènes et bigarrés, entonnant notamment la fameuse plainte des Hébreux Va pensiero avec une onctuosité apaisée, soutenus par un Orchestre National de Lille en très grande forme, cordes aiguës brillantes, tapis de basses moelleux, cuivres luxuriants, bois veloutés, sous la direction singulièrement efficace de Roberto Rizzi Brignoli.


Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Le baryton géorgien Nikoloz Lagvilava campe un Nabucco d’une intensité saisissante, passant avec une troublante humanité du tyran absolu au pantin manipulé par l’imposant Zaccaria de la basse sud-coréenne Simon Lim et sauvé par le cynique Abdallo du ténor français François Rougier. La vindicative Abigaille de la soprano américaine Mary Elizabeth Williams est elle aussi d’une exceptionnelle complexité, évoluant de la fille félonne et sans scrupule à la femme défaite qui finit par se convertir. Malgré un large vibrato, sa voix pleine au large ambitus lui permet de se jouer avec agilité des nombreuses difficultés vocales de son rôle. 
 
Bruno Serrou

mardi 22 mai 2018

Parsifal en chef de secte à l’Opéra Bastille

Paris. Opéra de Paris-Bastille. Dimanche 20 mai 2018

Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte III). Andreas Schager (Parsifal), Günther Groissböck (Gurnemanz), Anja Kampe (Kundry). Photo : (c) Emilie Bouchot/Opéra national de Paris

Ce Parsifal était l’une des productions les plus attendues de la présente saison de l’Opéra de Paris. Pourtant, l’attente fébrile du public a été plus longue que prévu, par la faute d’un incident technique affectant une porte coupe-feu rendant aléatoire la sécurité, ce qui a eu pour conséquence l’annulation de la générale et des deux premières représentations. D’où une salle archi-comble dimanche, et une écoute quasi-religieuse de la part d’un public, qui, pourtant, néglige désormais la volonté de Richard Wagner réclamant aucun applaudissement au terme du premier acte.


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte I). Peter Mattei (Amfortas, au centre). Photo : (c) Emilie Bouchot/Opéra national de Paris

Ultime partition de Richard Wagner, accomplissement de tous ses desseins, unique ouvrage conçu en fonction de son expérience de la fosse « mystique » du Festspielhaus de Bayreuth inauguré six ans plus tôt avec le Ring et qui fut le cadre de sa création l’été 1882, quelques mois après son achèvement, et pour lequel son concepteur entendait réserver les représentations, Parsifal est l’un des plus imposants chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique. Ouvrage étrange, énigmatique que ce « Festival scénique sacré en trois actes ». Wagner a-t’il voulu à la fin de sa vie à travers cet hommage avoué à Jean-Sébastien Bach célébrer l’ascèse qu’il n’avait lui-même jamais pratiquée ? Se serait-il agenouillé devant la Croix, comme Nietzsche s’en désolera par la suite au point de se détourner de celui qu’il avait idolâtré au profit de Bizet et de sa Carmen ?... 


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte III). Andreas Schager (Parsifal), Anja Kampe (Kundry). Photo : (c) Emilie Bouchot/Opéra national de Paris


Que sous-tend cette chevalerie secrète née de l’esprit de Wolfram von Eschenbach érigée sur la pureté du sang souillé par son Maître et qui attend désespérément le sauveur qui la relèvera ? Quelle est la véritable nature plus ou moins manichéenne du conflit qui oppose le jardin enchanté de Klingsor et le Saint-Graal dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Christ ?... Dans ce testament artistique, aux contours plutôt univoques puisqu’il alterne et associe profondeur ascétique des chevaliers du Graal emmurés dans une adoration macabre des saintes Reliques dans ses actes extrêmes, et le poison de la sensualité la plus charnelle et décadente dans l’acte central, Wagner condense sa conception morale bipolaire de l’univers, retournant aux origines de l’amour et de la foi, au « cœur-même de l’art ». Sur le plan musical, Parsifal se présente comme l’accomplissement de la quête de l’œuvre d’art total, la musique se présentant comme un véritable cocon pour la voix et pour l’auditeur, tandis que l’expression artistique est acquise dans toute sa diversité.


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte I). Andreas Schager (Parsifal, assis)). Photo : (c) Emilie Brouchon/Opéra national de Paris

Ce que propose le metteur en scène du britannique Richard Jones surprend par sa conception qui a tous les symptômes d’une trahison, tout en suivant quasi littéralement les indications du concepteur de l’œuvre d’art total. Dans ce qui se présente comme une secte dont le grand maître, le nain sénile Titurel à l’article de la mort, souhaiterait passer la main à son fils Amfortas, qui, souffrant d’une blessure inguérissable et de ce fait incapable de lui succéder, est en quête de rachat, l’action se déroule aux deux actes extrêmes dans une même perspective de décors néo-Le Corbusier signés ULTZ se déployant de cour à jardin au fur et à mesure de l’action, présentant la façade du monastère (Montsalvat-Montfavet ?), avec en son centre au milieu d’un bassin un buste imposant du fondateur de la secte ressemblant naturellement à Richard Wagner, donnant sur le lieu de vie de la communauté équipé d’une bibliothèque où sont déposés d’énormes livres/bibles/règles intitulés Wort (Mot), d’une grande table de réunion, d’une cuisine où bouillent des emplâtres, et des lessiveuses où d’autres emplâtres couverts de sang sont nettoyé, puis la chapelle où est célébré le culte et qui jouxte deux cellules de moines superposées. Le deuxième acte se déploie d’abord sur un plateau vide pourvu d’un matériel de généticien fou puis un jardin non pas enchanté mais glacial et monstrueux de filles-maïs aux seins et aux vulves saturés de désir dispersées sur de froids gradins. Le tour monumental des décors des actes I et III n’est rien, comparé à la saisissante nudité du plateau servant de cadre à l’époustouflant duo Kundry/Parsifal.


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte I). Peter Mattei (Amfortas, au centre). Photo : (c) Emilie Brouchon/Opéra national de Paris

Et, de fait, ce deuxième acte est le moment le plus passionnant de la lecture de Philippe Jordan, ce qui atteste de la connivence entre le directeur de l’orchestre de l’Opéra de Paris et le metteur en scène. En particulier lors des grands appels désespérés de Kundry, qui au moment où elle évoque la rencontre du regard du Christ, « Kenntest du den Fluch, der mich durch Schlaf und Wachen durch Tod und Leben… » (Si tu savais la malédiction qui nuit et jour morte et vive [me hante]…) et tente de retenir Parsifal, après son cri le plus hallucinant, Jordan ménage un poignant silence, puis relance pianissimo l’orchestre, dont il convient de saluer la performance d’ensemble, avec ses bois qui rivalisent de virtuosité et d’éclat, ainsi que trompettes et trombones, et, côté cordes, les contrebasses qui assurent l’assise harmonique de la partition avec une rigueur et une chaleur exceptionnelles, à l’instar des violoncelles. 


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte I et acte III en plus délabré). Photo : (c) Emilie Brouchon/Opéra national de Paris

Pourtant, l’Enchantement du Vendredi-Saint, de grande beauté sonore, n’évoque pas une nature soudainement habitée par le renouveau du printemps. Ne s’adonnant guère à l’introspection et d’une spiritualité distanciée, le chef suisse s’avère en revanche humain et dramatique, comme l’attestent les tempi des premier (1h37 au lieu de 1h40 annoncé et de 1h55 en moyenne) et troisième (1h10, en conformité avec ce que notifie le programme) actes, tandis que l’acte central, le plus théâtral, est enlevé en cinquante-quatre minutes. L’orchestre de l’Opéra de Paris d’une clarté de timbre éblouissante, confirme son incomparable fluidité, sa musicalité, son fondu sonore, qui permettent de savourer la suavité des bois, le brillant des cordes aiguës, la chaleur des violoncelles, la profondeur des contrebasses, le chatoiement des cuivres.


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte III). Peter Mattei (Amfortas présentant le Graal). Photo : (c) Emilie Brouchon/Opéra national de Paris

La distribution est d’une convainquante homogénéité. Peu de défaillances en effet, à l’exception des voix de femmes du Chœur de l’Opéra de Paris. Constamment sujettes à des approximations et à des décalages, il faut dire à leur décharge qu’elles sont constamment placées hors scène dans le lointain et en hauteur, comme le veut la partition. En revanche, les hommes sont remarquables de précision et d’harmonie. Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, la soprano allemande Anja Kampe, qui atteste ici d’un véritable talent de tragédienne, campe une Kundry exceptionnelle d’intensité, de carnation, de musicalité, du pianissimo le plus impalpable (Parsifal, weile) au cri de rage le plus déchirant (und… lachte). Cette cantatrice, qui chante avec aisance Isolde, Elisabeth, et Eva, est aussi pourvue de graves d’une ductilité d’une authentique mezzo-soprano. 


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte II). Evgeny Nikitin (Klingsor). Photo : (c) Emilie Bouchot/Opéra national de Paris
Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte II), au centre, de bas en haut, Andreas Schager (Parsifal), Evgeny Nikitin (Klingsor), Anja Kampe (Kundry). Photo : (c) Emilie Bouchot/Opéra national de Paris

A peine moins convainquant sur le plan scénique, apparaissant dans le premier acte vêtu d'un bermuda, Andreas Schager, qui chante le rôle partout dans le monde, est un Parsifal à la voix solide et éclatante qui donne toute sa vigueur dans le deuxième acte, et qui, face à la Kundry de Kampe, propose un duo digne de celui de Tristan et Isolde. Dans le rôle de « l’Evangéliste » Gurnemanz, le baryton au timbre noir Günther Groissböck assure ce rôle-marathon avec constance vocale et noblesse de ton et de tenue, tandis que son articulation est d’une précision digne du récitant d’une Passion de Jean-Sébastien Bach. Peter Mattei est un Amfortas torturé et las, hallucinant de douleur et de culpabilité. Sa voix souple et son timbre émouvant permettent au baryton suédois d’entrer dans la peau du personnage avec un naturel confondant.


Richard Wagner (1813-1883), Parsifal (acte III). Günther Groissböck (Gurnemanz) au milieu des chevaliers du Graal. Photo : (c) Emilie Brouchon/Opéra national de Paris

Dans le deuxième acte, la voix colorée et chaude du baryton russe Evgeny Nikitin est aux antipodes du Klingsor souvent noir et dépité, donnant ainsi au personnage du moine déchu et automutilé une dimension singulière des plus perverses. Incarné sur le plateau par un figurant nain au visage wagnérien, le Titurel de Reinhard Hagen a la voix d’outre-tombe qui convient à ce vieillard désespéré. Côté écuyers et chevaliers, retenons la belle prestation de Megan Marino chez les femmes et des ténors Michael Smallwood et Franz Gürtelschmied chez les hommes, tandis que le groupe des filles-fleurs est d’une parfaite cohérence.

Bruno Serrou

vendredi 18 mai 2018

Portrait de Bernard Cavanna, compositeur au grand coeur

Bernard Cavanna (né en 1951). Photo : (c) Bernard Cavanna

Le portrait de Bernard Cavanna que j'intègre aujourd'hui à mon Blog, a été écrit en 1999 - douze ans après sa nomination comme directeur du Conservatoire de Gennevilliers dont il a fait l'une des institutions pédagogiques les plus courues de la région parisienne qu'il doit prochainement quitter rattrapé par l'âge -, à la demande de l'Ensemble 2e2m qui préparait alors un ouvrage monographique consacré au compositeur, portrait que Cavanna a ensuite repris sur son site Internet. Si, dix-huit ans plus tard, la production de Bernard Cavanna s'est étoffée (concertos, mélodies, musique de chambre, le pamphlet Céline, A l'agité du bocal qui suscita la polémique à sa création en 2014 - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/les-foudres-guerrieres-de-bernard.html), orchestre, la dernière en date étant Geek Bagatelles pour orchestre et ensemble de smartphones en 2016), si son activité s'est diversifiée (nombreuses résidences, réalisation de films, etc.), le portrait de cet homme intègre, sensible, génereux et volontiers iconoclaste, reste d'actualité. C'est pourquoi je reprends ce texte tel qu'à'l'origine.


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Bernard Cavanna et son ami accordéoniste Pascal Contet. Photo : (c) Bernard Cavanna

S'il est un musicien fondamentalement humain, c’est bien Bernard Cavanna. Simple et chaleureux, tolérant et prévenant, sensible et fidèle, secret et pudique – malgré le plaisir gourmand qu’il prend à transgresser les tabous –, ce compositeur séduit par sa mansuétude et sa candeur raffinée. Cette ardente humanité est le fruit d’une sensibilité exacerbée, qui sous-tend hélas un manque de confiance en soi qui prive musiciens et mélomanes d’une production qui, si elle se faisait plus foisonnante, s’imposerait comme l’une des plus denses d’aujourd’hui, tant du point de vue sonore que formel et expressif. Mais cette rareté donne encore plus de prix à la musique de Bernard Cavanna. Compositeur, organisateur, accompagnateur, pédagogue, administrateur, Cavanna est un musicien dans la cité, préoccupé de la pérennité et de la diffusion de la musique dans la société, agissant d’autant plus efficacement qu’il le fait avec humilité et discrétion.

Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers

Né le 6 novembre 1951 à Nogent-sur-Marne, Bernard Cavanna se situe à la croisée des cultures occidentales. Fils et petit-fils d’émigrés, il est né en France parce que ses parents en ont fait leur terre d’adoption. Ses humbles origines familiales se sont avérées chez lui un ferment d’une richesse inépuisable. Venu de Piacenza (Plaisance), chef lieu d’Emilie-Romagne, son père épousa à Nogent la fille de métayers palatins de Neustadt rencontrée alors qu’il était prisonnier en Allemagne. «Au-dessus de la résidence de ma mère, rappelle Cavanna, vivait une professeur de musique, qui, contre du lait de chèvre et de menus services, l’autorisait à jouer du piano. C’était la fierté de mon grand-père, à qui la Croix-Rouge avait donné un accordéon, qui allait devenir l’un de mes instruments favoris. En vacance en Allemagne, j’écoutais mon grand-père jouer de son accordéon dans une pièce où le reléguait ma famille, que l’instrument indisposait.» Cette rencontre d’une Allemande et d’un Italien émigré en France prisonnier en Allemagne ne fut pas sans risques, puisque les parents Cavanna devaient être inquiétés, puis emprisonnés par la Gestapo, avant d’être libérés par les Alliés. De retour en France, Cavanna-père ne put accueillir sa promise que dix-huit mois plus tard. «C’est une très belle histoire», s’émerveille le fils, qui se souvient que l’employeur de son père avait acheté un piano pour son propre fils, au demeurant réfractaire à la musique. «Le “patron” perdit patience, sourit Cavanna, et finit par mettre l’instrument en dépôt chez mes parents. Ce piano était accordé un ton et demi en deçà du diapason. Voilà pourquoi je suis loin de posséder l’oreille absolue... Lorsque ma mère se mit au piano, jouant les partitions consignées avec l’instrument – danses de Schubert, valses de Chopin, sonates de Mozart et Beethoven –, j’avais huit ans. Un an plus tard, je me lançais à mon tour. Exécutées par ma mère pianotant en autodidacte, les sonates de Mozart restent pour moi des pages lentissimes, c’est une question de plénitude, et lorsque je les entends jouées au juste tempo, elles me deviennent insupportables. Quant à mon père, il ne connaissait rien à la musique, et nous ne possédions dans mon enfance en tout et pour tout que deux disques, la Cucaracha et un enregistrement des Platters.»

Photo : (c) Théâtre de Douai

La rencontre avec un vieux professeur de piano de Nogent-sur-Marne allait décider de l’avenir de Bernard Cavanna. Annie Costes, née en 1898, avait enseigné chez les Rothschild dans les années trente. «Pour elle, s’enflamme le plus brillant de ses élèves, Debussy était un musicien très moderne, Messiaen c’était n’importe quoi, et elle adorait Saint-Saëns, Delibes, Liszt et Moskowski. Mais elle avait une méthode pédagogique extraordinaire que je lui ai empruntée qui lui venait d’une certaine Andranian. Il s’agit d’une méthode arménienne du XIXème siècle qui force à l’improvisation, si bien qu’au bout de trois ou quatre mois l’élève sait tout des accords d’ut, de fa ou de sol, ce qui lui permet de créer les mélodies qui en découlent et de transposer. J’ai travaillé avec elle jusqu’à treize ans, et commencé très tôt à composer. Discrètement tout d’abord, un peu comme un interdit, parce qu’il m’était impossible de parler musique à l’école : c’était une activité de fille. Je composais par poussées, au rythme des mois et des saisons, en autodidacte, apprenant l’harmonie pratiquement seul, particulièrement par le biais de la variété – je ne voulais pas me confronter à un professeur de peur de me décevoir moi-même. La chanson, le rock, la pop m’ont beaucoup aidé. Les Beatles, Michel Polnaref m’impressionnaient. J’avais aussi des disques de musique classique que j’achetais notamment chez Jacquard, disquaire génial de Nogent. C’était une dynastie de vrais musiciens, père accordeur, fils disquaire ; pas des commerçants, de vrais artistes. Mon premier disque a été La Moldau de Smetana, puis ce furent la Symphonie «Du Nouveau monde» de Dvorak, des pièces de Chopin, des sonates de Beethoven... Je me souviens aussi d’un disque de Raymond Trouard, la Fantaisie en fa mineur de Liszt. Le seul disque de variétés que j’ai acquis est un Ray Charles, It’s the all Jack

Henri Dutilleux (1916-2013). Photo : DR - capture d'écran TF1

C’est en écoutant la radio de plus en plus assidûment que Bernard Cavanna a pris peu à peu conscience de son aptitude à devenir musicien. Adolescent, il se rend compte que la musique se conjugue au passé. «Chopin étant mort, il y avait un créneau à prendre, sourit-il. Je montrais mes premiers essais à un professeur de musique de Cinquième. C’était pourtant difficile à assumer à cet âge-là, et ne voulant pas que mes camarades de classe le sachent, il me fallait voir ce professeur en dehors des heures de cours. J’avais écrit une babiole en fa mineur, avec deux clefs de fa. C’était donc appassionata dans le seul registre grave. Le professeur me dit : “Mais... la sensible ne monte pas à la tonique !”. Du coup, je n’ai plus rien montré à quiconque. En fait, ma tonique montait, mais sensible, tonique tout ça, j’étais perdu !» Au lycée, Cavanna, qui commence à discerner sa condition de musicien, donne des cours à ses camarades et à ses professeurs, qu’il initie à la musique contemporaine au fur et à mesure de ses découvertes. «Je composais, frimant plus ou moins avec ce que j’écrivais. Et j’ai fini par me dire que je devrais m’inscrire dans une école de musique. Je me suis donc rendu au Conservatoire de Paris, où j’ai demandé la liste des épreuves. Mais le rituel, avec mise en loge, douze heures d’harmonie,  etc., m’effraya... Je me suis donc rendu à l’Ecole Normale de Musique, parce que Henri Dutilleux, dont j’avais écouté les Métaboles, y enseignait. J’avais seize ans.»

Mais l’ambiance de l’institution du boulevard Malesherbes ne convient guère au non-conformiste Bernard Cavanna, qui ne fréquente l'école que quatre mois. Mais il garde le contact avec Dutilleux. «Il ne me donnait pas de cours proprement dit, convient-il. Il analysait mes pièces, disait “ça, ça ne va pas ; ça, c’est un élément pouvant fonctionner, que vous pouvez donc exploiter ; ça non”. Puis il me présentait Parsifal, il pouvait même me montrer à vue une partition de Stravinski, pour m’exposer la façon dont elle s’ordonne, y compris plastiquement. Nous allions dans toutes les directions. Je me rendais toujours chez lui accompagné d’un ami, car il me fallait un témoin pour que je ne me leurre pas. Je me souviens qu’une fois, sous l’influence du Festival de Royan, je lui ai amené une partition qui m’avait demandé un an de travail. Il y avait douze voix avec quantité de coloratures, deux pianos en quarts de ton, douze cordes, six percussionnistes, bref, le truc injouable. J’étais vraiment fier. Il examine la première page, seule partie dont je n’étais pas très sûr. “Ca, c’est intéressant ...” Je me suis dit “incroyable, il trouve ça intéressant !”, et il regardait avec infiniment d’attention, lançant “C’est intéressant... euh... il y a des sons qui émergent d’un tissu de résonances...” – “Si il trouve bien cette page que je ne juge pas bonne, les autres vont lui apparaître géniales !”. Mais je n’ai plus entendu que des “non... non... non...”, puis, lorsqu’il tomba sur un accord de mi, “Ah non, pas ça, hein !”. Plus tard, il devait apprécier une pièce que je ne supporte pourtant pas, pièce que je fis jouer à vingt ans dans un concert que j’avais organisé, payant moi-même les interprètes. Dutilleux, qui y assistait, me convia aussitôt à une carte blanche qui lui était dédiée.»

Aurèle Stroë (1932-2008). Photo : (c) Bernard Cavanna

C’est au Festival de Royan, où il se rendait chaque année, que Bernard Cavanna découvrit l’avant-garde musicale. De cette école, qui n’aura pas eu de réelle influence sur lui, il dévora les partitions de Pierre Boulez, «parce qu’il était la personnalité la plus en vue, mais je n’accrochais pas vraiment. Je reconnais néanmoins son immense personnalité, qui a fait infiniment de bien à la musique». Seuls Luigi Nono et Luciano Berio auront marqué ses vingt ans. Mais les musiciens qui auront le plus d’impact sur le jeune Cavanna sont ceux qu’il a rencontrés à l’université, Francis Bayer et David Andreani, notamment. «Il y avait aussi un être formidable, Iagodic, compositeur complètement fou, ténébreux, pour qui la musique s’arrêtait à Webern, après, il ne pouvait y avoir que le silence. Il était si dépressif que nous n’étions que deux ou trois dans sa classe et qu’il nous fallait le ramener chez lui en métro. Ses cours étaient pourtant extrêmement intéressants. C’était aussi l’époque de Musique en jeu, qui focalisait les débats esthétiques. A Royan, en 1970, j’ai découvert une personnalité fascinante, peu connue en France mais que j’essaie toujours d’aider au mieux, le Roumain Aurel Stroe, dont j’avais entendu à l’époque Canto II. Neuf ans plus tard, la cantatrice Anne Bartelloni, avec qui je donnais un concert à Saint-Julien-le-Pauvre, me dit “Ce récital est important pour moi parce qu’un compositeur vient m’écouter en vue d’un spectacle à Avignon. Il s’appelle Stroe”. J’étais fier et heureux de la présence de ce musicien que j’appréciais sans le connaître encore. Mais il est venu incognito.» Apprenant que, faute de pouvoir sortir des devises de son pays, Stroe était contraint de rentrer en Roumanie, Cavanna proposa à Anne Bartelloni d’héberger le compositeur chez lui. Il y resta huit mois. «C’était pour moi un génie à demeure, s’enthousiasme son hôte. Je pouvais l’accueillir parce qu’à l’époque j’étais professeur de musique dans plusieurs collèges, titulaire du Capes de musicologie à Paris VIII-Vincennes.»

Paul Méfano (né en 1937). Photo : DR

Le premier confrère à avoir aidé le compositeur Bernard Cavanna fut Paul Méfano. Il avait lu une première partition qu’il avait immédiatement inscrite dans la programmation de son Ensemble 2e2m pourtant déjà plus ou moins bouclée. «C’était en 1976 ou 1978. J’avais sauvegardé une pièce lamentable, Trois Poèmes, écrite avant Canzone II et dont j’avais tiré plusieurs versions. Méfano en a dirigé une au Musée d’art moderne. Malgré ses carences et les approximations de l’exécution, elle a été bissée.» Puis ce fut Io, œuvre aux élans mystiques sur un texte profane tiré d’Eschyle dont la création fut donnée en l’église Saint-Germain-des-Prés en mai 1981 par Rachid Safir, son ensemble A Sei Voci, un groupe vocal amateur et dix instrumentistes de 2e2m. La carrière de Bernard Cavanna était lancée. Dans la foulée, Jean Gillibert lui ouvrit les portes de la Comédie française en lui confiant la musique de scène de Médée. «J’ai eu droit à la cour d’honneur du palais des papes et à l’Odéon, se félicite Cavanna. J’étais devenu un spécialiste de “musique grecque”, si bien qu’un certain Bouatard me demanda la musique de scène d’une nouvelle production de Ion d’Euripide pour le Festival d’Avignon 1982, avec une commande de Radio France à la clef. Je me voyais réussir un grand coup, surtout que Bouatard était un homme de théâtre qui m’intéressait. Mais je me suis planté... des deux pieds ! Ma partition était trop proche de Io, dont j’avais repris plus ou moins les éléments, resucée qui ne fonctionnait pas, tout comme la traduction de cette pièce qui n’est pas du meilleur Euripide. J’ai alors compris qu’il me fallait m’initier au théâtre, que je ne devais pas faire l’imbécile, et que si je voulais vraiment m’intéresser à la scène lyrique il me fallait d’abord aller au devant des gens de théâtre.»

Antoine Vitez (1930-1990), au centre avec des lunettes, entouré de ses comédiens. Photo : DR

C’est alors que Georges Aperghis présenta Antoine Vitez à Bernard Cavanna. Avec le metteur en scène directeur du Théâtre de Chaillot, il réalisera deux spectacles. «Vitez m’a appris à gérer le temps au théâtre, qui n’est fait que de mots. Alors que nous, musiciens, lorsque nous nous lançons dans l’écriture d’un opéra, c’est nous qui sculptons le temps que nous imposons ensuite au metteur en scène. Au théâtre, la démarche est inverse. C’est le metteur en scène qui essaie de sculpter le temps. Comment ce temps peut-il se trouver ? comment une réplique intervient par rapport à une autre ? comment le jeu se construit-il ?... Au théâtre, la réflexion se porte également sur le non dit. Le travail avec Vitez était un cours permanent. Je travaillais le matin sur ma musique, puis j'assistais aux répétitions l'après-midi et le soir.»

En 1985, quoique musicien formé en dehors de tout contexte officiel, Bernard Cavanna est nommé pensionnaire à la Villa Médicis à Rome. Pour ce faire, il avait présenté au pré-jury de l’Institut de France, qui comprenait entre autres André Boucourechliev, Luc Ferrari et Pascal Dusapin – ce dernier l’ayant incité à concourir –, Io, Canzone II, des extraits de Ion, et deux autres pages instrumentales. Au cours de l’unique année qu’il passa à Rome, Cavanna travailla sur son premier opéra, la Confession impudique. «Je n’ai pas osé demander deux ans, alors que j’y serais bien resté plus longtemps, se souvient-il. Mais il faut se méfier, tant les conditions du séjour romain sont confortables. J’ai aussi composé une page pour Mireille Larroche et une autre pour le théâtre. En fait, on m’avait étiqueté théâtre musical, alors que je n’ai rien qui puisse être comparé à des artistes comme Georges Aperghis ou Jacques Rebotier, qui, doués d’une intelligence folle, d’une culture immense, ont beaucoup réfléchi sur ce sujet. Je pensais que la rédaction de la Confession impudique allait avancer rapidement. J’étais vraiment naïf. En fait, Rome fut une sensation de trop plein. Quand on pense que l’on foule les mêmes paysages que Berlioz, Bizet, Debussy, cela remue. Mais, fort heureusement, si le classicisme romain peut influer sur des gens dégagés des contingences matérielles, cela ne fut pas mon cas. J’ai toujours travaillé pour gagner ma vie, donnant des cours de piano, accompagnant chanteurs et danseurs, enseignant dans les lycées, composant pour le théâtre. Si bien que Villa Médicis, le fait de n’avoir qu’à penser à la composition, enfermé dans une sorte de pensionnat infiniment confortable où les réflexes plus ou moins primaires s’instaurent rapidement, j’étais écœuré.»

Orchestre d'élèves du Conservatoire de Gennevilliers. Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers

Le séjour romain aura néanmoins offert à Bernard Cavanna l’opportunité de nouer des contacts avec des artistes avec lesquels il travaille encore, tel le plasticien cinéaste Alain Fleischer. Signataire de la scénographie de la création de la seconde version de la Confession impudique présentée en février 2000, Fleischer lui a demandé la musique d’un long métrage fait de chutes de films muets. Cavanna aime le cinéma, sous toutes ses formes, y compris publicitaire. «Là, on met l’ego de côté. Certes, le travail devient alimentaire, mais lorsque l’on reçoit quatre mille cinq cents euros pour dix ou trente secondes de musique, somme à peu près équivalente à une commande d’Etat, c’est plutôt attractif. J’ai réalisé des musiques pour la Corée pour des spots diffusés en Russie vantant fours à micro onde et aspirateurs. Le chef, là-dedans, c’est le four, l’aspirateur. Ce qu’il faut magnifier, c’est l’objet. Rien à faire de Cavanna, du chef d’orchestre, ni même du réalisateur, on joue franc jeu, conformément aux lois du marché. La musique de film est plus intéressante, même si l’on reste dans un cadre marchand, contrairement à la musique de scène qui s’adresse à un public ciblé, surtout au théâtre subventionné, où l’on peut prendre davantage de risques esthétiques. Au cinéma, il nous faut respecter certains critères, mais comme notre nom est au générique, nous ne pouvons pas faire n’importe quoi. Je fais donc en sorte que ma musique ressemble à quelque chose, qu’elle reste du Cavanna.»

Musicien dramatique par excellence, Bernard Cavanna se devait de s’attacher au ballet. «Il me semble intéressant d’inscrire ma musique dans le temps et la structure des gestes que proposent les danseurs. Il suffit de les regarder travailler pour que leur gestique suggère une rythmique, un mouvement instrumental. Ce qui m’a saisi dans les musiques que j’ai amenées à Ancelin Prejlocaj, c’est la façon dont il se les est appropriées pour en tirer un geste chorégraphique. J’ai rencontré Prejlocaj en 1984, lorsqu’il a chorégraphié mon Out door loose pour treize saxophones. Plus tard, il m’a demandé une musique pour Le Petit Napperon rouge. Je me félicite de l’avoir rencontré, à la fois pour ce qu’il a fait et pour ce que j’ai fait. La dernière musique que j’ai conçue pour lui est L’Anoure, ballet pour lequel j’ai juxtaposé ma musique et celle de Rameau.

Bernard Cavanna et Mihhail Gerts au cours d'une répétition avec l'Orchestre national de Lille. Photo : (c) Orchestre national de Lille

Pour l’heure [ndl'a : en 1999], l’une des préoccupations de Bernard Cavanna est l’opéra. L’année 2000 est pour lui le cadre de deux créations lyriques, la seconde mouture de la Confession impudique, et un ouvrage inédit, Raphaël reviens !, ouvrage conçu pour le jeune public. «Le genre opéra est un peu dépassé, constate néanmoins le compositeur, mais il me plaît infiniment. Lorsque l’on croit à l’action, avec la multiplicité de sens que permet de donner l’opéra, le travail sur la mémoire, par le biais d’une thématique courant d’une scène à l’autre, sur la voix, et lorsque l’on parvient à oublier le chant pour entrer pleinement dans l’action, l’opéra devient magie pure. Aucune autre forme musicale ne saura le remplacer. C’est pourquoi j’ai eu envie d’y consacrer du temps. Je me refuse de composer un “non opéra”, une “action dramatique” que personne ne comprendrait ; je joue la narration, parce que je veux que l’on croit aux personnages, que ces personnages existent, aient un parcours, une chaire, que l’on s’identifie à eux. La mise en musique de la langue française pose d’énormes problèmes parce que son ambitus est très étroit, et lorsque l’on ajoute des accents, plus personne ne croit à ce qui est dit, cela prête à sourire, mais, en même temps, on en a envie, parce que l’on veut tracer des courbes mélodiques. C’est ce défi que j’ai voulu relever, en sortant des intervalles de quintes ou de sixtes, tout en essayant de faire que les gens croient au texte, qu’il soit compréhensible. C’est difficile, mais j’espère y parvenir.»

(c) Editions de l'Agité

Mais, quels que soient outils et modes d’expression, il n’est de meilleure définition de la musique de Bernard Cavanna que la sienne qui la situe «entre Nino Rota et Bernd Aloïs Zimmermann». Ce qui semble loin d’être une boutade, même si son auteur assure que c’en est une, car Cavanna place ainsi sa création non seulement entre Italie et Allemagne mais aussi entre légèreté ensoleillée et douleur abyssale. Et s’il écrit si peu, ce n’est pas parce qu’il est lent ou parce qu’il craint de composer ou de se livrer. L’origine est plus profonde, car il s’agit de doutes et de souffrance. «Cela me coûte infiniment d’écrire une œuvre de plus. Il me faut d’abord la vivre intérieurement. Je dois par exemple produire une pièce orchestrale pour l’Orchestre des Pays de la Loire, qui vient de me mettre en résidence, mais je dois d’abord en ressentir la nécessité. Je pense aussi que je ne suis pas doué et que chacun de nous n’a finalement que fort peu à dire, une ou deux choses, puis on tombe dans la redite. Or, je crois avoir déjà tout livré dans Messe un jour ordinaire, le Concerto pour violon et la Confession impudique. S’y trouvent induites une mécanique humaine, une voix qui peut être la mienne mais aussi celle de tout le monde. Dans le regard de l’autre, que je ressens profondément, je perçois toujours une voie parallèle à la mienne. Les êtres ne se croisent jamais, pas même dans les relations les plus privées et les plus sublimes.»

Bruno Serrou
Paris, le 12 décembre 1999 

lundi 14 mai 2018

Le piano d'Alain Louvier, compositeur pédagogue


Alain Louvier (né en 1945). Photo : DR

En mars 2001, pour la revue annuelle Piano de la Lettre du Musicien, le compositeur Alain Louvier me recevait longuement à son domicile pour un entretien consacré à son œuvre pour piano et pour clavecin. Il s’est avéré que le clavier est à la fois un support pour sa musique mais aussi son confident, son outil de travail pour la quête de nouveaux univers sonores.

Né en 1945, Prix de Rome en 1968, Alain Louvier a dirigé le Conservatoire de Boulogne-Billancourt, avant d’être nommé directeur du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris de 1986 à 1991, année du déménagement de l’institution de la rue de Madrid à La Villette. Il y enseigne ensuite l’analyse jusqu’en 2009, ainsi que l’orchestration au CRR de Paris. De 2009 à 2013, il est de nouveau directeur du CRR de Boulogne-Billancourt. Il a composé pour piano, clavecin, musique de chambre. Il est notamment connu pour avoir inventé une nouvelle technique d’écriture et de jeu pianistique, qu’il utilise également pour l’orgue et pour le clavecin.

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Alain Louvier et Pierre Boulez donnant une masterclass au Conservatoire de Paris en 1987. Photo : (c) Marion Kalter/AKG-images

Bruno Serrou : Le piano est-il votre compagnon de vie ?
Alain Louvier : J’ai toujours eu un piano avec moi. Mais je n’ai pas reçu de formation complète de pianiste. En effet, j’ai eu la chance de découvrir l’instrument presque par moi-même, et d’avoir des professeurs particuliers qui m’ont fait faire de la musique avant la technique. Si cela a pu me gêner à un moment, j’ai eu le bonheur d’entrer dans la classe d’accompagnement d’Henri Puig-Roger, qui n’avait à l’époque que des élèves ne jouant pas très bien du piano. Il m’a été possible d’entrer dans cette classe grâce au déchiffrage, étant un bon lecteur, mais, là, j’ai dû un peu travailler le piano. De même quand j’ai suivi la classe de clavecin, j’ai travaillé selon une technique particulière. Il est vrai que je suis habile, je déchiffre bien, réduis facilement l’orchestre au clavier, je suis capable de tenir ma place, en déchiffrant un trio de Beethoven au piano, en faisant des fausses notes, certes, mais en ne perdant jamais la mesure. En fait, comme la majorité de mes confrères compositeurs qui touchent le piano. Depuis l’âge de dix ans, j’ai surtout un rapport avec l’instrument d’ordre expérimental. Je crois qu’il s’agit là d’une démarche qui m’est propre, peut-être parce que j’avais un père biologiste qui m’a appris à expérimenter. Sur le plan acoustique, mon père n’y connaissait rien, si bien que c’est moi qui appliquais ce je que je découvrais. J’avais à l’époque un vieux piano droit de 1900, que j’ai mal traité, et sur lequel j’ai écrit les Etudes pour agresseur. Piano que je possédais encore à vingt-cinq ans, et sur lequel je mettais les pieds pour faire des harmoniques et autres mauvais traitements de ce genre. En fait, ce que d’aucuns ont appelé « objet sonore ». Et je m’en suis toujours servi pour entendre ce que j’écris. Je n’ai jamais cru personnellement à l’audition interne ex-nihilo. Je pense que l’on doit essayer, et ce n’est qu’ensuite que l’on acquiert une très bonne oreille, parce qu’elle reconnaît ce qu’elle connaît déjà. Et je n’en veux pour preuve que, lorsque je me suis mis au quart de ton, je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que d’avoir chez moi deux pianos droits, d’en désaccorder un pour l’accorder au quart de ton inférieur, puis d’acheter un piano à queue et le laisser à 430 Hz, soit un quart de ton plus bas que les autres. Utiliser deux pianos est à mon sens une meilleure solution qu’un seul instrument pourvu de plusieurs claviers, comme celui d’Ivan Wyschnegradky [1893-1979] que possède Claude Ballif [1924-2004][1], parce que ce sont des pianos normaux. Plus tard, j’ai eu sous la main le piano d[u compositeur théoricien mexicain] Juan Carillio [1875-1965], réglé en seizièmes de ton – un piano droit de huit octaves qui en fait n’en fait qu’une, ce qui a stupéfié Olivier Messiaen quand je le lui ai montré, car je l’avais dans le bureau directorial au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, rue de Madrid, où il enseignait. Si bien que, depuis le milieu des années 1960, j’essaie les quarts de ton sur deux claviers. Un peu aussi comme sur le clavecin, mais il faut le désaccorder, on est obligé de choisir un mode, on a toujours le même nombre de touches, tandis qu’avec deux pianos on a le total des quarts de ton, et surtout des résonances.

B.S. : Jouer sur deux pianos n’est guère pratique !
A.L. : Dans Canto di natale puis dans Lieu de Lumière, j’ai mis au point un nouveau mode de jeu d’un pianiste sur deux pianos, que je fais disposer en V. Ce qui est délicat pour les poignets et pour le dos, mais tout de même mieux pour la synchronisation, et, surtout, pour étudier seul une partition, parce que je m’en sers beaucoup, même pour des répétitions de partitions de collègues que je dirige dans lesquelles se trouvent des micro-intervalles, je me sers de ce dispositif pour entendre ce que je vois.

B.S. : Travaillez-vous en permanence avec un piano ?
A.L. : Comme beaucoup de compositeurs, du moins tous ceux qui ont appris à en jouer plus ou moins. C’est aussi le compagnon de ma vie de pédagogue, parce qu’il présente le grand avantage de permettre la réduction de partitions d’orchestre dans une classe d’analyse. J’ai appris à le faire, mais je n’ai pas une technique pianistique assez grande. Je suis simplement habile et bon lecteur. Ce qui me suffit cependant pour ce que j’ai à faire. Le piano est un instrument à percussion résonnante dont on peut tirer de sons extrêmement variés.

B.S. : Vous utilisez donc le piano non pas pour composer mais plus simplement pour vérifier ce que vous écrivez.
A.L. : Quand il y a un piano dans un ensemble ou dans un orchestre, je compose naturellement la partie de piano au piano, de même s’il y a une partie de clavecin j’écrirais sur un clavecin – mon jeu sur le clavecin a d’ailleurs assurément influencé mon jeu sur le piano. Mais je peux aussi m’en servir pour vérifier certaines choses. Je n’ai pas a priori besoin de vérifier ce qui est écrit en demi-ton, en revanche, il m’est utile pour vérifier les micros intervalles.

B.S. : Pourquoi ce désir d’utiliser les quarts de ton ? Il est vrai que vous êtes maintenant très nombreux à le faire.
A.L. : J’ai commencé à utiliser les quarts de ton à vingt et un ans, au sortir de la classe de Messiaen. Je ne sais plus trop pourquoi, ne connaissant pas beaucoup d’exemples de musique en quarts de ton, en fait des noms plus que des exemples, et, qui plus est, les micro-intervalles étaient très mal maîtrisés à l’époque. La première œuvre que j’ai écrite en quarts de ton est Trois atmosphères pour clarinette et orchestre, œuvre dans laquelle la moitié de l’orchestre est désaccordée. J’avais écrit cette pièce peu après avoir dirigé une partition alors récente, puisqu’elle date de 1972, Ramifications de György Ligeti pour deux orchestres à cordes décalés d’un quart de ton, si bien que j’avais pu voir de près ce que cela donnait. Depuis, je me suis limité. Par exemple, dans Canto di natale de 1976, j’ai un peu corrigé, j’ai cantonné les quarts de ton aux trombones, flûtes et clarinettes, et, bien sûr, les instruments à cordes. Mes deux pianos m’aident beaucoup, parce que je veux que les musiciens entendent ce qu’ils jouent. Il m’est arrivé de diriger des œuvres, récemment encore avec l’ensemble l’Itinéraire, dans lesquelles il y a quantité de quarts de ton, et de voir les musiciens les plus éminents de Paris me sortir un doigté qui les conduit à produire en fait des sixièmes de ton. Et, possédant deux pianos accordés au quart de tons de différence et que j’avais gardés, je leur ai fait écouter les sons que j’attendais d’eux, et ils ont ainsi pu constater qu’en réalité ils ne faisaient pas de quarts de ton. Et c’est toujours extrêmement délicat. Je pense que mon utilisation intense du quart de ton me vient de l’harmonie que j’ai apprise au Conservatoire, l’harmonie chromatique, que je maîtrise particulièrement, grâce à ma formation. Cela m’a aidé à en sortir pour poursuivre plus ou moins ce qu’a fait Messiaen dans ses propres œuvres, en composant avec des micro-intervalles. Le quart de ton est plus pratique que tout autre micro-intervalle. Je ne crois pas beaucoup au tiers de ton, contrairement à Maurice Ohana, parce que je m’y sens enfermé, et il me manque l’instrumentarium pour aller au-delà, bien que j’aie tenté quelques expériences.

B.S. : Sur l’ordinateur ?
A.L. : Bien sûr. Il m’est arrivé de travailler à l’IRCAM. Mais je préfère les sons réels, et les quelques œuvres que j’ai conçues avec technologie posent un très gros problème, quand il s’agit de les rejouer, cinq ou dix ans plus tard. Il faut refaire tout le travail, le matériel ayant changé. Ce qui est très handicapant.

B.S. : A votre avis, le piano a-t-il besoin d’évoluer encore ?
A.L. : Je crois que le piano a atteint un degré de perfection avec Bösendorfer, Fazzioli, Steinway et autres pianos de concert. Ces instruments sont souvent trop grands, d’ailleurs. Quand on joue Claude Debussy dessus on est un peu perdu, et je ne parle pas de Joseph Haydn ! Non, je crois qu’un piano à queue de taille moyenne mais sonnant bien, avec des vraies résonances, est tout à fait adapté, et reste un outil riche de la panoplie de l’ensemble instrumental pour les formations acoustiques. Le piano se trouve être un instrument suffisamment parfait, suffisamment complexe pour ne pas avoir besoin d’être fondamentalement modifié. Nous verrons plutôt un clavecin modifié qu’un piano, ou tout autre instrument qui n’a pas la richesse polyphonique et sonore du piano. Je ne pense pas que le piano ait un grand avenir dans le changement trop affirmé de sa facture, sinon à changer les accords. Ce qui est une autre affaire. Il faut éventuellement renouveler un peu l’écriture du piano, pas forcément jouer avec les cordes et les harmoniques. Il s’agit plutôt de le traiter de façon un peu plus synthétique, c’est-à-dire qui tienne compte de tous les acquis de l’instrument, notamment d’un point de vue percussif, depuis Isaac Albéniz ou Olivier Messiaen, des modes de jeux ou d’attaque que j’ai pu moi-même développer, avec quelques autres de mes confrères. Tout cela appartient désormais au répertoire, et les pianistes qui s’intéressent au XXe siècle sont obligés de connaître cela.

B.S. : Serait-il souhaitable d’élargir l’ambitus du piano ?
A.L. : Non, parce que le registre est déjà de sept octaves et demie, je ne vois pas bien ce que l’on pourrait obtenir de plus. Dans l’aigu, le piano ne sonnera plus, et dans le grave, dans le Bösendorfer Impérial on entend chaque vibration [rires]…

B.S. : Face au répertoire, lorsqu’un compositeur décide d’écrire une pièce pour piano, se demande-t-il ce qu’il va pouvoir faire ?
A.L. : Je ne me suis jamais dit « Je vais écrire une pièce pour piano », je l’ai toujours faite. Il se trouve que n’ayant pas suivi les classes de piano et de musique de chambre du Conservatoire, et n’ayant pas été marqué outre mesure par le grand répertoire pianistique, mais ayant connu très jeune, dès l’âge de douze ou treize ans, tout Debussy, par exemple, et vers dix-huit ans, tout Messiaen, j’ai eu du piano une vision plutôt expérimentale, une volonté de quête sonore. J’ai toujours eu beaucoup de mal à entendre les Préludes de Debussy joués par quelqu’un d’autre que par moi. Non pas que je les joue bien, mais parce que j’aime les sons que j’en tire. Et je pense que Debussy travaillait ainsi. Ensuite, par les fonctions que j’ai occupées, j’ai agrandi ma connaissance et ma curiosité, mais à rebours. J’aime mieux aujourd’hui Frédéric Chopin ou Johannes Brahms qu’il y a trente ans. Mais il est vrai que le répertoire ne m’a pas marqué au moment où j’ai commencé à composer pour le piano. Car j’ai écrit très jeune pour lui, à dix-neuf ans, le premier Livre des Etudes pour Agresseur, c’est-à-dire avant d’entrer en classe de composition au Conservatoire. Messiaen, qui les a entendues, les a trouvées intéressantes, personnelles, pas marquées outre mesure par les écoles qui étaient alors dans l’air du temps. Et pour cause, puisque je ne suis pas non plus de formation dodécaphonique pure et dure, et, en fait, j’ai pratiqué le répertoire contemporain pour piano en classe d’accompagnement. Je l’ai pratiqué, expérimenté, appris en dirigeant. Je n’avais à l’époque pas tellement d’exemples. Je connaissais les Klavierstücke de Karlheinz Stoclhausen que je m’étais offertes dans les années soixante, je connaissais Oiseaux exotiques de Messiaen un peu André Jolivet, la Sonate d’Henri Dutilleux, pas encore les Sonates de Pierre Boulez… Je trouvais l’écriture de Boulez pour le piano inutilement compliquée. Autant je comprenais le Marteau sans maître, qui était formidablement complexe, au moins autant que les pages pour piano, mais je ne trouvais pas que ce dernier était le meilleur mode d’expression pour Boulez. Stockhausen, en revanche, a marqué des grands coups avec certaines Klavierstücke. Finalement, je me suis bien évidemment rendu compte que les sources d’inspiration, c’est-à-dire d’expérimentation sonnante sur le piano, restent Debussy, Messiaen, et quelques auteurs que j’ai découverts par la suite. Je rappelle simplement que j’avais dix-neuf ans en 1964, soit dix ans avant les Préludes d’Ohana. Finalement, ce dernier a connu mes Etudes avant qu’il ne commence à écrire les siennes. Mes deux premiers livres d’Etudes ont été imprimés vers 1967, le second réunissant des pages trop difficiles pour que je puisse les jouer moi-même, puis ce furent les deux pianos, et je me suis mis au clavecin. Les Etudes pour piano ont donc été mon premier geste de compositeur. En fait un geste d’exécutant. Ce qui m’intéressait était le rapport du geste complexe, des clusters ; pas seulement des clusters, mais aussi différents modes d’attaque, sur le son du piano, les problèmes de notation que cela pose. Puis j’ai été conduit à écrire ces Etudes pour piano et pour deux pianos, ainsi que les Etudes pour la main gauche. J’ai terminé le tout en 1972, à vingt-sept ans. Et, pendant longtemps, je n’ai plus écrit pour le piano, sinon au sein d’ensembles, avec des quarts de ton, mais rien pour piano seul Et je me suis remis au piano pour des œuvres pédagogiques. Je m’étais en effet aperçu que le premier livre des Etudes pour Agresseur, qui n’était pas très difficile, intéressait les gens, qu’il était joué, bien ou mal, dans les conservatoires alors qu’il n’avait pas été prévu pour cela, et je me suis dit : « Il faut que je fasse comme Bartók mes propres Mikrokosmos ». C’est ainsi que j'ai conçu mes Agrexandrins

B.S. : En quelle année était-ce ?
A.L. : En 1981. J’ai écrit la plupart de ces études en 1981, quelques-unes en 1992. Depuis, j’ai composé cette œuvre de grande envergure, Isola de numeri, tandis que j’étais directeur du CNSM de Paris, parce que je n’avais guère de temps pour composer, sinon sur un piano. Il s’agit d’une œuvre théorique, en ce sens que le piano est le meilleur vecteur que l’on puisse trouver pour traduire des principes mathématiques en demi-tons qui sont tout simplement la suite des nombres premiers, suite qui m’a toujours fasciné, et la traduction des intervalles en un ou deux demi-tons, comme le faisait Bartók bien sûr : deux pour la seconde majeure, trois pour la tierce mineure, cinq pour la quarte juste… Ainsi que le principe qui consiste par exemple à dire que quinze égale trois fois cinq, c’est-à-dire par exemple si-mi-sol, c’est cinq et trois, ou bien si-ré-sol… En 1972, j’avais fait une étude sur le triangle de Pascal, principe selon lequel tous les nombres sont des multiplications de facteur cinq, et je pouvais traduire la dimension du piano jusqu’à des nombres dont le total des facteurs ne dépassait pas quatre vingt huit, c’est-à-dire le nombre de demi-tons du piano.

B.S. : Avec le quart de ton, est-il possible d’en faire davantage ?
A.L. : On peut en faire plus, c’est vrai, mais cela ne donne pas la même musique. Je l’ai fait dans Canto di natale, je l’ai fait à l’orchestre. En revanche dans Isola de numeri, je voulais partir du même principe qu’Arnold Schönberg, qui réalisait toute une suite avec la même série, mais pour le traiter différemment, en rendant perceptible à l’oreille les fonctions géométriques ou mathématiques. Lorsque, par exemple, je fais la lecture des mille premiers nombres premiers, cela nous amène tout de même assez loin, puisque nous allons au moins jusqu’à dix mille et plus. Je traduis musicalement les écarts des nombres premiers qui sont totalement aléatoires et imprévisibles, et qui, statistiquement, vont s’élargissant, et je traduis chaque intervalle par une note de plus en plus aiguë. Cela donne une toccata de notes graves qui se projettent de plus en plus, et je suis obligé d’arrêter au bout d’un moment, sinon la suite serait infinie. Mais en lisant en toccata très vite cela a donné cette Toccata di natalia, première pièce d’Isola de numeri qui ne dure que quatre minutes, et à la vitesse où je vais, il m’a fallu écrire mille notes, avant que cette toccata finisse par s’effondrer, emportée par son propre poids. Une autre toccata porte le titre Toccata serpentina. Je l’ai composée au CNSMDP en 1992, et elle consiste à faire exactement la même chose que dans la pièce précédente, mais à l’envers, et en grands traits séparés de silences, qui sont plus longs et sont remplis par des gestes muets. Je crois en effet à la présence du pianiste sur scène et aux gestes qu’il peut faire dans le prolongement des résonances. Je dois dire que cela m’a beaucoup appris de voir cinquante élèves du CNSMDP faire des gestes muets, des gestes de préparation de résonances, particulièrement quand il faut réaliser un trille au-dessus du clavier pendant qu’il sonne, et pour retomber ailleurs en silence. Il y a des gestes qui remplissent des points d’orgue, dans un temps très précis, ce qui fait que tout doit être absolument contrôlé sur le plan gestuel. Ce qui a donné aux étudiants un mal fou, car ce n’est pas du tout dans les habitudes de l’enseignement, et, à la limite, c’était très pédagogique, parce qu’ils ne savaient quoi faire de leur corps. Les rares élèves qui l’ont très bien fait, ce sont des Japonais. Ils se contrôlaient très bien, étant extrêmement concentrés. J’ai donc écrit six morceaux qui donnent autant de traductions différentes de la suite des nombres premiers, dont une dernière qui est une pièce un peu carillonnante.

B.S. : Pouvez-vous rappeler ce que sont les nombres premiers ?
A.L. : Ce sont les nombres qui ne sont divisibles par aucun autre, 1, 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, et qui s’écartent de plus en plus. Ces nombres premiers traduits en demi-tons ont une propriété, c’est-à-dire qu’après 2, 3 et 5, les intervalles sont différents et serrés, à partir de 11 et 13, vu que 12 c’est l’octave, ils sont toujours une octave moins 1 ou plus 1, c’est-à-dire qu’ils sont les redoublements de deux dissonances, la septième majeure et la septième mineure, ou bien ils sont les redoublements de quartes et de quintes justes. Ce qui est particulièrement intéressant du point de vue harmonique, parce qu’il n’y a jamais un ton, ni de tierce majeure. On module au douze, ce qui ne peut donner que plus 1 ou plus 5 ou plus 7 ou plus 11. Il est possible de traduire cela en rythmes, ce que j’ai fait dans l’une de mes pièces.

B.S. : Cela vous ne le faites qu’avec le piano, pas avec d’autres instruments ?
A.L. : Le piano, comme pour les Etudes de rythmes de Messiaen, est un support idéal d’expérimentation.

B.S. : Le piano l’est-il toujours, pour vous ?
A.L. : Il peut l’être. J’ai écrit en 1995, pour Marie-Claude Siruquet, une pièce pour piano alors que je n’avais plus vraiment l’envie de retourner à cet instrument. J’ai fait ce que je n’avais jamais fait, employer la troisième pédale, la pédale harmonique, dont je me méfie terriblement parce qu’elle est en général déréglée. Et quand elle est déréglée, cela crée des catastrophes. On sait que Luciano Berio ou Pierre Boulez utilisent la troisième pédale de façon structurelle, et qu’elle peut être employée pour garder une harmonie au centre, harmonie qui, quand on passe dessus, continue à s’entretenir, etc. Et là, j’ai écrit une pièce que l’on peut considérer non pas comme un retour en arrière mais comme un retour vers une harmonie plus modale, peut-être plus conforme à ce que je fais maintenant, car plus synthétique.

B.S. : Ecrivez-vous vos pièce pour piano dans le but d’essayer de nouveaux systèmes, comme le faisait Schönberg, par exemple ?
A.L. : J’emploie le piano soit comme application d’une idée numérique soit pour écrire une pièce directement sur le piano dans la forme où elle va sortir au fur et à mesure de sa composition. C’est ainsi que j’ai écrit les Etudes pour agresseur. C’est poétique, plus traditionnel, plus debussyste, plus spontané. Et j’ai agi de la même façon pour le clavecin. Je ne me sers pas du piano pour expérimenter tel ou tel problème formel. Je peux le faire seul. En revanche, je mets souvent un piano dans mes œuvres.

B.S. : Pourquoi une telle présence du piano dans vos œuvres ?
A.L. : Parce que le piano est un instrument d’orchestre irremplaçable. Quand je compose une œuvre pour orchestre, comme le Concerto pour alto de l’an dernier, il y avait, outre le soliste, un pianiste de l’Orchestre Philharmonique. Je ne vois pas pourquoi je m’en priverais !

B.S. : Mais n’est-ce pas une solution de facilité ?
A.L. : Pas du tout ! Un exemple : l’on sait que le piano au XXe siècle est souvent intégré dans l’orchestre. Parfois, comme chez Serge Prokofiev, c’est pour faire quelques sons, d’autres fois sa place est importante dans l’orchestration, mais pas structurellement. En revanche, dans ce que fait Igor Stravinsky dans l’Oiseau de feu, Petrouchka, ou la Symphonie d’instruments à vent, le piano s’entend vraiment. Impossible de le remplacer par autre chose, pourtant il n’est pas soliste. Le piano dans la Symphonie de Psaumes est aussi irremplaçable. Je ne vois pas pourquoi on se priverait du piano… ou du clavecin. D’autant qu’aujourd’hui les grands orchestres comptent toujours un pianiste dans leurs rangs. Mais, évidemment, il joue aussi le célesta. En 1999, j’ai écrit une œuvre pour deux pianos et orchestre, Météores, Commande de l’Orchestre National d’Ile-de-France, ces Météores sont pour un duo de pianos, parce qu’il devait être joué avec le Concerto de Poulenc.

B.S. : Vous utilisez donc le piano en toute circonstance ?
A.L. : Je ne l’utilise pas toujours. Quand j’écris un quatuor à cordes, par exemple, je ne l’utilise absolument pas [rires] ! Utilisation pédagogique de mes deux pianos, j’emploie mes deux pianos en quarts de ton pour donner par exemple des repères à un violoniste pour qu’il entende vraiment et que cela lui soit plus facile à réaliser.

B.S. : Combien d’œuvres pour le piano votre catalogue compte-t-il ?
A.L. : Pour piano seul, il y a les Etudes pour Agresseur. Le Livre I date de 1964. Je l’ai créé moi-même au CNSM dans le cadre d’un concert d’étudiants. Le Livre II est de 1967, et il a été créé à Royan par Jean-Claude Pennetier. J’ai écrit ensuite l’Etude pour la main gauche en 1972, à la demande de Lania Gousseau qui avait des problèmes avec sa main droite, ainsi que le Livre pour deux pianos dont la première a été donnée en 1970, la dernière est l’Etude sur le triangle de Pascal, que j’ai réadaptée récemment pour une pièce pédagogique commandée pour les Editions Lemoine. J’en ai tiré une adaptation dont le titre est Triangle. Elle est pour quatre mains. Le tout constitue mon premier groupe de pièces pour piano, quand j’ai écrites entre dix-neuf et trente-et-un ans. Puis il y a la série de pièces que j’ai composées lorsque j’étais directeur du Conservatoire de Boulogne. C’est là en effet que j’ai eu l’idée de réaliser les Agrexandrins, dont les quatorze premières pièces ont été créées au Conservatoire de Montreuil par mes soins en 1981, et dont j’ai créé l’intégrale après avoir donné le troisième livre en 1992, avec cinq autres pages, soit dix-neuf pièces au total. Les Editions Leduc ont eu l’intelligence d’y associer des bandes dessinées. J’ai créé le tout en 1996 dans un conservatoire. Ces pièces pédagogiques forment un ensemble plus long que le Mikrokosmos de Bartók. Dans le troisième Livre, j’ai ajouté en 1995 la pièce pour la troisième pédale. Il y a ensuite Isola de numeri, pièce plutôt théorique, qui n’est pas centrée sur ma technique du piano, bien qu’elle l’utilise.


B.S. : Pouvez-vous revenir sur la problématique de chacune de vos œuvres pour piano ?
A.L. : Dans les Etudes pour Agresseur, je travaille une technique qui n’est pas seulement propre au piano. J’ai trouvé ce titre bizarre en 1964, et je l’ai associé à la vérité physique, c’est-à-dire que je me suis demandé avec quoi l’on pouvait jouer sur un clavier. Les doigts naturellement, mais on peut aussi jouer avec les paumes, et ce n’est pas moi qui l’ai inventé, puisque l’on trouve ce mode de jeu notamment chez Bartók et chez Schönberg, l’avant-bras pour faire des résonances, ce qui est déjà le cas dans Ionisation d’Edgar Varèse. Ce que j’ai fait peut-être de plus neuf, c’est par exemple l’attaque du poing, qui suscite une certaine sonorité rebondissante des marteaux, ce que l’on ne peut pas reporter au clavecin. Et je me suis dit : « Bon, avec ces ingrédients physiques qui sont au nombre de seize pour chacun d’entre nous, ou huit quand c’est la main gauche seule, eh bien je vais écrire Etude I, et j’en ai mis treize, Etude II, et j’en ai mis seize, etc. » Et j’ai même eu l’idée dès le premier livre, d’utiliser des couleurs, car j’écrivais sur le manuscrit les doigts en noir, la paume en bleu, les bras en vert et les poings en rouge, afin que, par exemple quand on fait un petit cluster de cinq ou six sons, on puisse le réaliser aussi bien avec le bout des doigts qu’avec la paume, et j’indiquais par la couleur la façon de le faire. Ce qui m’a intéressé lorsque j’ai développé cette technique, ce ne sont pas tellement les ingrédients d’attaque eux-mêmes que leur composition, de faire un glissando avec le bras se terminant par une certaine attaque, d’exploiter le tranchant de la paume avec une résonance à gauche, demander des mélanges de trilles traditionnels avec tous les pianismes romantiques superposés. Et je l’ai fait jusqu’au clavecin, puisque j’ai écrit un livre, le Livre V, pour clavecin et un livre pour clavecin à douze cordes, jusqu’à faire une nouvelle table, beaucoup plus développée, et de l’appeler Nouvelle Table d’Agresseur et autres ingrédients. Tout cela parce que, entre temps, j’avais découvert la musique ancienne. Il m’est arrivé, surtout dans mes œuvres pour clavecin – et dernièrement le virginal –, de faire des tremblements avec attaque et avec terminaison mais avec des clusters, j’ai composé en mêlant la tradition et les sons d’aujourd’hui. Cela m’a particulièrement intéressé, à la fois comme compositeur et comme pédagogue, parce que j’ai créé une notation assez particulière, et sans mesure. Je suis de plus en plus précis quant à la notation, qui, dans les premier et deuxième livres, est souvent très difficile – quoi que maintenant le disque les ait fixés. La première problématique de mes Agresseurs est gestuelle, expérimentale et sonore. Dans le deuxième Livre, il y a aussi l’affirmation d’une langue, et notamment une idée. Les Etudes doivent être enchaînées, car les silences sont remplis par des gestes muets, destinés à préserver la concentration des auditeurs. Le dernier silence est de vingt et une secondes, ce qui est très long, mais ces vingt et une secondes sont remplies par les gestes mystérieux du pianiste. Tout est écrit, y compris les résonances. Lorsque j’ai écouté la bande radio réalisée lors de la création que j’ai jouée moi-même, j’ai été stupéfait par l’efficacité de ma notation. Il n’y a pas eu un son dans la salle vingt et une secondes durant. Le silence était total ! Puis j’ai écrit l’Etude pour la main gauche selon les mêmes principes, mais aussi selon des principes numériques, notamment les nombres premiers. Dans le Livre d’Etudes pour deux pianos, il y a un peu de tout, même une étude proche du théâtre musical. Puis j’ai écrit pour d’autres instruments, et ce furent mes Agrexandrins, qui sont toujours dans le même esprit de recherche sonore, auquel j’ai associé l’idée que, par exemple, dès la pièce jouée en deuxième année d’études de piano, il y ait déjà des clusters, des quintolets, la pédale, la gestion de la résonance...

B.S. : Vous avez donc tout fait pour que les jeunes puissent totalement découvrir la musique de leur temps.
A.L. : Ma démarche est comparable à celle de Bartók, qui met toute sa musique dès le premier Livre de son Mikrokosmos ! Les clusters, György Kurtag les utilise aussi dans ses pièces pour enfants. Quand j’ai commencé mes Agrexandrins, en 1980, je ne connaissais pas encore les pièces de Kurtag. Ma problématique réunissait à la fois le pédagogue et le pianiste, ainsi que l’envie de montrer aux nombreux petits pianistes des conservatoires que l’étude de leur instrument ne commence pas par do-ré-mi-fa-sol-la-si, ou par M. Karl Czerny, mais que l’on peut faire plein d’autres choses. C’est ce que fait Kurtag.

B.S. : Ensuite…
A.L. : Eh bien, j’ai eu le sentiment d’avoir plus tellement d’autres choses à dire pour le piano seul. A l’origine, j’avais élaboré un plan pour cinquante Etudes pour Agresseur, j’en ai écrit vingt-cinq…

B.S. : Vous ne souhaitez pas poursuivre ?
A.L. : Non, mais j’ai appelé cela autrement ! J’ai fait mes Météores pour deux pianos et orchestre, œuvres dans lesquelles j’ai plus ou moins appliqué la même démarche. Mais je n’ai pas continué, j’ai prévu un certain nombre de pièces pour clavier, mais je ne les ai toujours pas commencées, j’ai autre chose à faire…

B.S. : N’auriez-vous plus envie d’écrire pour le piano ?
A.L. : Ah, ce n’est pas ce que je dis !… Depuis que j’ai fait la Dormeuse, une pièce pour piano où j’emploie la troisième pédale, si bien que s’il y a une panne de ladite pédale, la pièce est défigurée, tout comme l’Etude d’Ohana pour la troisième pédale, disons que je ne vais pas me lancer de moi-même dans une pièce nouvelle pour piano, je n’en sens pas la nécessité, j’ai déjà écrit trois heures et demie de piano. Et je n’ai pas envie d’écrire des pages pour piano que je ne puisse pas jouer. Il y en a déjà une que je ne peux pas jouer, parce qu’elle a été écrite à la table. C’est la seule : la première Toccata. Elle est horriblement difficile à apprendre.

B.S. : Certes, mais vous écrivez aussi pour les autres. Ligeti aussi ne peut jouer à vitesse réelle ses Etudes
A.L. : Je n’ai pas très envie d’écrire pour le piano des choses que je ne maîtrise pas, parce que c’est un instrument que je joue et que, de ce fait, je ne souhaite pas avoir des surprises.

B.S. : Ce que vous acceptez en revanche pour les instruments que vous ne jouez pas…
A.L. : Naturellement, parce que l’on ne peut pas tout jouer. Mais ce sont des instruments monodiques. Par exemple, quand j’ai écrit pour la harpe, je me suis fait livrer une harpe et j’ai tout joué. Parce qu’un instrument polyphonique pose énormément de problèmes, surtout en seizième de tons ; c’est si délicat qu’il me faut évidemment en jouer. Si j’écris pour l’orgue, je vais aller chercher moi-même sur l’instrument ce que cela donne, même si je ne joue pas du pédalier.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, samedi 17 mars 2001



[1] A lire : Claude Ballif, Un musicien de la révélation. Entretien avec Bruno Serrou. Editions INA/Michel De Maule, collection Paroles de musicien (273 pages, 2004)