dimanche 14 avril 2019

Krzysztof Warlikowski et l’hallucinante Auštrinė Stundytė en Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch mettent le feu à l’Opéra de Paris


Paris. Opéra-Bastille. Samedi 6 avril 2019

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de MzenskAuštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Pavel Černoch (Sergueï). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

La direction de braise et d’une flexibilité prodigieuse d’Ingo Metzmacher et la mise en scène torride de Krzysztof Warlikowski, fidèle à la nouvelle de Nikolaï Leskov (1831-1895), donnent toute la dimension tellurique et barbare de l’hallucinant Lady Macbeth du District de Mzensk de Dimitri Chostakovitch.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de MzenskAuštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Chaque production de Lady Macbeth du District de Mzensk, second opéra de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) après Le Nez, constitue en soi un véritable événement. En effet, cet opéra, qui est l’un des plus grands du XXe siècle aux côtés de ceux d’Alban Berg, Giacomo Puccini, Arnold Schönberg ou Richard Strauss, a toutes les caractéristiques du cinéma. Il aura fallu attendre 1989 pour voir cet ouvrage sulfureux contemporain de Lulu de Berg programmé en France, à Nancy, et 1992 pour son entrée à l’Opéra de Paris.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Tirée d’une nouvelle de Nicolaï Leskov, l’intrigue conte l’histoire scabreuse de la jeune épouse d’un riche marchand, Katerina Ismaïlova, aussi monstrueuse que la Lady Macbeth du drame de William Shakespeare et de son adaptation par Arrigo Boïto pour Giuseppe Verdi. L’héroïne de Chostakovitch tue son beau-père, Boris, qui la harcèle, et son mari, Zinovi, par amour pour l’un de leurs ouvriers, Sergueï, qui la déleste de son ennui, avant d’être arrêtée avec lui pour ce double meurtre et d’être condamnée au bagne sur la route duquel elle se suicide en entraînant sa rivale Sonietka dans la mort. De cet être apparemment effroyable, Chostakovitch a fait le jouet d’un environnement machiste cauchemardesque qui le conduit à une satire sociale qui a suscité la vindicte de Staline autant que la violence érotique exacerbée par une musique violente, sarcastique, singulièrement suggestive. Le dictateur, après avoir assisté à une représentation en 1936, fera publier un article au vitriol dans la Pravda intitulé « Le chaos remplace la musique » qui conduisit à l’interdiction de l’opéra jusqu’en 1974.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de MzenskAuštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Dmitry Ulyanov (Boris). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris


« Certaines scènes peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes ainsi que des personnes non averties. » Tel est l’avertissement figurant sur les documents promotionnels de l’Opéra de Paris pour la troisième production de l’ouvrage in situ qui, dès l’abord, s’annonce crue et violente. Le choix du metteur en scène Krzysztof Warlikowski est apparu comme une évidence tant son esthétique concorde avec la froide cruauté du chef-d’œuvre de Chostakovitch. Dès le rideau, où sont projetées des vidéos saisissantes de la fin de Katerina Ismaïlova, l’atmosphère glaciale de l’approche de Warlikowski est exposée, l’entreprise commerciale de la famille Ismaïlov conçue par Małgorzata Szczęśniak prenant la forme d’un gigantesque abattoir, froid et clinique, où sont entreposées d’énormes carcasses de bovins et d’ovins ensanglantés qui contrastent avec les tables de dépeçage métalliques et le carrelage blanc immaculé, tandis que les appartements des entrepreneurs sont rassemblés dans une vaste cage rectangulaire. La violence du propos est surlignée par le metteur en scène polonais qui met en avant la bestialité des protagonistes, obsédés par une sexualité âpre et un machisme primitif. Seul hiatus, le quatrième acte dans lequel Warlikowski réunit deux scènes qui se déroule quasi simultanément et qu’il aurait pu, considérant l’ampleur du plateau de Bastille, séparer, le mariage de Katerina et Sergueï, le manutentionnaire sur le point de devenir chef d’entreprise par cette union, et celle du commissariat, où le chef de la police se plaint de ses faibles émoluments bien qu’il faille aux policiers garder l’œil ouvert nuit et jour. Lorsque les policiers s’incrustent dans la noce bourgeoise, une policière pour se mêle aux festivités en se lançant dans une vertigineuse lap dance.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de MzenskAuštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Cependant, le sublime naît de ce flot de sexe et de sang. Les lumières de Felice Ross sont remarquables et les vidéos de Denis Guéguin sont fort belles et viennent à point nommé, notamment dans l’intermède entre les troisième et quatrième actes où est joué le premier mouvement du Huitième Quatuor à cordes en ut mineur de Chostakovitch orchestré par Rudolf Barchaï.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Dmitry Ulyanov (Boris), Auštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Pavel Černoch (Sergueï). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Dans la fosse, le chef allemand Ingo Metzmacher met le feu à la partition, ménageant subtilement tensions et lyrisme exacerbés, préservant constamment fluidité et limpidité des effets sonores, l’orchestre sonnant avec la transparence d’une formation de chambre. Cuivres (répartis entre la fosse et les hauteurs de la salle) et cordes se surpassent pour exprimer les luxuriances de l’œuvre, tandis que le Chœur de l’Opéra national de Paris s’impose par sa souplesse, la diversité de ses incarnations, son exceptionnelle homogénéité.  

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Scène finale. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Au même titre que la distribution, qui brille jusqu’au plus petit rôle. Déjà célébrée à l’Opéra de Lyon dans le même rôle en janvier 2016, l’hallucinante soprano lituanienne Auštrinė Stundytė, qui ne s’économise pas (1), campe une Katerina Ismaïlova fulgurante, singulièrement sulfureuse, à la fois solide, volontaire, fragile respirant l’ennui avec un naturel confondant mais exaltée par la passion qui l’étreint pour l’ouvrier Sergueï, qui ne la considère pourtant comme une vulgaire pièce de viande, et qui atteint une densité ahurissante. Face à elle, le ténor Pavel Černoch est un amant brut de fonderie, coq prétentieux, sanguin et libidineux à la voix triomphante, jusqu’aux aigus les plus tendus. Grossièrement patriarcal et lubrique, le beau-père Boris de Dmiyty Ulyanov est redoutable, ainsi que l’aigre et mesquin mari Zinovy de John Daszak.

Bruno Serrou

1) Mardi 9 avril, lors de la troisième représentation, Auštrinė Stundytė s’est blessée, et a dû se rendre aux urgences, ce qui a conduit à l’interruption du spectacle à l’entracte. Ce qui pose une fois de plus la question des doublures, ou plutôt de leur absence. Etait-il possible de remplacer Aušrinė Stundytė au pied levé ? Certainement pas : peu de sopranos sont capables d’assumer les exigences vocales de ce rôle écrasant, pas si souvent chanté, dont la Lituanienne s’est fait une spécialité. 

lundi 8 avril 2019

Brillante création toulousaine d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas


Toulouse. Théâtre du Capitole. Vendredi 4 avril 2019

Paul Dukas (1865-1935), Ariane et Barbe-Bleue. Photo : (c) Cosimo Mirco Magliocca

Pour sa première représentation à Toulouse, Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas fait une entrée fracassante au Théâtre du Capitole, avec une époustouflante Sophie Koch dans le rôle-titre

Paul Dukas (1865-1935), Ariane et Barbe-Bleue. Photo : (c) Cosimo Mirco Magliocca

Unique opéra du peu prolifique Paul Dukas, le chef-d’œuvre Ariane et Barbe-Bleue donne la part belle aux femmes, et fait de son héroïne une figure d’une force exceptionnelle. Publié en 1899, le beau conte allégorique sur la servitude volontaire de Maurice Maeterlinck, qui reprend ici son personnage de Mélisande - prétexte à une sublime citation de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy -, inspiré de Charles Perrault qui chante les avantages et inconvénients de la liberté conquise et offerte par une femme à ses semblables, a inspiré à Dukas une musique fluide et puissante, raffinée et richement orchestrée, dotée d’une partie vocale merveilleusement chantante.

Paul Dukas (1865-1935), Ariane et Barbe-Bleue. Sophie Koch (Ariane). Photo : (c) Cosimo Mirco Magliocca

Debussy n’a pas encore achevé Pelléas lorsque Dukas commence son Ariane. Cet opéra en trois actes ne doit donc rien à celui de son aîné, à l’exception de la citation mentionnée. Les noms des cinq premières femmes de Barbe-Bleue dans l’ouvrage créé à l’Opéra-Comique en 1907, proviennent de pièces antérieures de Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, Alladine et Palomides pour Alladine, La mort de Tintagiles pour Ygraine et Bellangère et Aglavaine et Sélysette pour Sélysette. Barbe-Bleue est réduit au rôle de faire-valoir, avec trois petites répliques au début de l’ouvrage dans lesquelles Vincent Le Texier a juste le temps de s’imposer.

Paul Dukas (1865-1935), Ariane et Barbe-Bleue. Sophie Koch (Ariane) et Vincent Le Texier (Barbe-Bleue). Photo : (c) Cosimo Mirco Magliocca

Pour sa première toulousaine, le somptueux opéra de Dukas est particulièrement bien servi. D’une blancheur aveuglante, la scénographie du metteur en scène Stefano Poda renvoie aux massacres qui ont émaillé la vie de Gilles de Ray alias Barbe-Bleue comme autant de sculptures ornant les murs antiques parcourus ici d’escaliers et de portes multiples, tandis qu’au sol, un ray de lumière dessine le labyrinthe du Minotaure, et que les vêtements blancs des protagonistes se tâchent de sang.

Paul Dukas (1865-1935), Ariane et Barbe-Bleue. Photo : Dominique Sanda (Alladine), Sophie Koch (Ariane) et Vincent Le Texier (Barbe-Bleue). (c) Cosimo Mirco Magliocca

La distribution réunie est remarquable, avec les excellentes Eva Zaïcik (Sélysette), Marie-Laure Garnier (Ygraine), la séduisante Mélisande d’Andreca Soare et la Bellangère d’Erminie Blondel. Relevant à peine d’une maladie qui l’a tenue éloignée de la scène plus d’un an, Janina Baechle campe une nourrice imposante, plus convaincante dans les troisième acte. Mais la reine du spectacle est Sophie Koch. Voix limpide et pleine, s’exprimant dans un français clair, elle s’épanouit dans ce rôle imposant qu’elle aborde pour la première fois mais qu’elle fait immédiatement sienne, l’habitant au sens littéral du terme. Que de beautés dans cette voix charnue, lumineuse et souple qui ne faiblit pas, malgré le large ambitus vocal. Le chœur d’hommes du Capitole est parfait.

Paul Dukas (1865-1935), Ariane et Barbe-Bleue. Sophie Koch (Ariane) et Janina Baechle (la Nourrice). Photo : (c) Cosimo Mirco Magliocca

Placé sous la direction brûlante de Pascal Rophé, l’Orchestre du Capitole, roi dans cette partition qui se présente comme un poème symphonique avec voix obligées, est étincelant.

Bruno Serrou

Jusqu’au 14/04. Rens. : 05.61.63.13.13. www.theatreducapitole.fr