mercredi 23 novembre 2022

Piotr Anderszewski au sommet dans un bouleversant récital à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 22 novembre 2022

Piotr Anderszewski. Photo : (c) Bruno Serrou

Il est des concerts d’où l’on ne sort pas indemne. C’est ce qui s’est passé mardi soir à la Philharmonie de Paris.

Il n’y avait pourtant pas foule à la Philharmonie, ce mardi. Une demi-salle néanmoins. Pourtant, ceux qui étaient présents s’en souviendront longtemps tant l’émotion était à son comble. Il faut dire que Paris résonnait de musique de partout, avec des concerts tous plus attractifs les uns que les autres. Mais la concurrence était surtout rude avec le premier rendez-vous footballistique de l’équipe de France dans le cadre de la Coupe du Monde qui se déroule dans l’une des dictatures les plus opaques et sinistres au monde… Tandis qu’à la Philharmonie se tenait un récital du plus parisien des grands pianistes polonais contemporains, Piotr Anderszewski, qui proposait un programme d’une humanité bouleversante, à l’extrême opposé de l’état d’esprit des gouvernants et des ressortissants mâles de la principauté pétrolifère et gazière du Moyen-Orient.

Extraordinaire récital que celui que Piotr Anderszewski a donné mardi soir à la Philharmonie de Paris. Comme ses Bach sont splendides ! De purs joyaux ! Irrésistibles ! Huit Préludes et fugues extraits du second Livre du Clavier bien tempéré (Das wohltemperierte Klavier), les numéros 17 en la bémol majeur BWV 886, 8 en mi bémol mineur BWV 877, 11 en la majeur BWV 880, 22 en si bémol mineur BWV 891, 7 en mi bémol majeur BWV 876, 16 en sol mineur BWV 885, 9 en mi majeur BWV 878 et 18 en sol dièse mineur BWV 887. Cinquante minutes d’enchantement surnaturel pénétrant jusqu’au plus secret de l’âme, d’un onirisme ardent quasi mystique d’une brûlante spiritualité. Une telle intériorité, une telle délicatesse du son, une telle richesse de timbres, une telle variété de nuances, une telle densité d’intentions ont suscité une irrépressible émotion, tant il s’y trouvait de magie, de générosité, au point que l’auditeur était saisi jusqu’aux abysses de son âme par l’extraordinaire voyage proposé par le pianiste polonais d’une élévation renversante.

Et ses Variations op. 27  d’Anton Webern admirablement chantantes, d’une poésie, d’une expressivité confinant au romantisme classique… Pourtant, une partie du public, concentré et silencieux durant la première partie du concert, a commencé à bouger, chahuter sur ses sièges, toussant et se raclant outrancièrement la gorge, éternuant bruyamment six minutes durant perturbant l’écoute du jeu perlé et dans la résonnance d’Anderszewski, au point que je me suis mis à rêver qu’il s’arrête et reprenne l’œuvre entière après avoir rappelé les auditeurs à l’ordre, comme l’avait fait Carlo Maria Giulini lorsqu’il dirigea les 6 Pièces op. 6 d’Alban Berg en ouverture d’un concert de l’Orchestre de Paris, reprenant l’œuvre entière après avoir rappelé le public à l’ordre et lui avoir demandé le silence complet…

Mais Anderszewski a choisi d’enchaîner ces trois pages merveilleuses à la Sonate n° 31 en la bémol majeur op. 110 de Beethoven d’une densité, d’une poésie, d’une intériorité à se mettre à genoux. Un Allegro initial, volontaire, fébrilement enlevé tout en ménageant d’amples respirations à ne plus toucher terre, un Adagio rêveur, tendre préludant au chant délicatement plaintif du finale sous les doigts magnétiques d’Anderszewski qui font gronder les basses solides à la main gauche dans la fugue du mouvement central, avant la seconde fugue qui ouvre le finale, qui conclut l’œuvre de façon éclatante magnifiée par la virtuosité sereine de son interprète.

Semblant ne pas vouloir interrompre le charme irréel et enchanteur de la soirée, Piotr Anderszewski a proposé trois bis, commençant par un retour à Jean-Sébastien Bach, avec une Sarabande et le Prélude en fa mineur extrait du même second livre du Clavier bien tempéré de la première partie de son récital, auxquels il a ajouté la Mazurka op. 50/3 de Karol Szymanowski, son compatriote polonais dans lequel il excelle, trois pages qui ont donné l’impression d’éternité… Ô comme ce récital est à marquer d’une pierre blanche : inoubliable !

Bruno Serrou

jeudi 17 novembre 2022

Marc Minkowski et Laurent Pelly se retrouvent avec bonheur dans La Périchole d’Offenbach au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 15 novembre 2022

Jacques Offenbach (1819-1880), La Périchole. Photo : (c) Vincent Pontet, Théâtre des Champs-Elysées

Après La Vie parisienne l’an dernier, le Théâtre des Champs-Elysées présente La Périchole du même Jacques Offenbach qui offre l’occasion de réunir de nouveau Mark Minkowski et Laurent Pelly, deux éminents spécialistes de l’œuvre du « Mozart des Champs-Elysées ». La dernière fois que cet opéra-bouffe avait été présenté dans le théâtre de l’avenue Montaigne, c’était voilà trente-huit ans dans une production de Jérôme Savary…  


Jacques Offenbach (1819-1880), La Périchole. Photo : (c) Vincent Pontet, Théâtre des Champs-Elysées

Opéra-bouffe tiré de la nouvelle de Prosper Mérimée, l’auteur de Carmen dont les même Meilhac et Halévy s’inspireront pour le chef-d’œuvre de Georges Bizet, le Carrosse du Saint-Sacrement que Jean Renoir adaptera en 1953 pour le cinéma sous le titre le Carrosse d’or, la Périchole (1868) est l’un des opéras-bouffes les plus célèbres du « Mozart des Champs-Elysées ». Son livret, avec son dictateur d’opérette digne d’une aventure de Tintin amoureux d’une jolie métisse comédienne, et le cadre de l’action, le Pérou, ouvrent toutes les perspectives aux metteurs en scène, jusqu’aux délires les plus fous. Mais il faut aussi savoir y ménager des espaces de poésie, l’œuvre contenant de grandes pages d’émotion pure et de romantisme.


Jacques Offenbach (1819-1880), La Périchole. Photo : (c) Vincent Pontet, Théâtre des Champs-Elysées

Les deux principaux protagonistes n’ont qu’à se glisser sans forcer dans le sourire à la fois malicieux et grave d’Offenbach. Les qualités vocales et la plastique de ce duo révèlent tout ce que Bizet et sa Carmen doivent à Offenbach et à sa Périchole. Plusieurs situations, les espagnolades, la figure de bohème de la chanteuse, la façon dont celle-ci mène les hommes par le bout du nez, le couple vocal mezzo-soprano/ténor, des airs et un certain nombre de tournures orchestrales apparaissent de toute évidence dans la mouvance de Mérimée pour le texte et de Bizet pour la musique. Ici, le grotesque le dispute au sublime, la comédie au tragique, le lyrisme au drame, le tout entremêlé avec science et avidité par un Offenbach au sommet de son art tandis que le Second Empire court à sa perte et se remet à grand peine de la mésaventure mexicaine dont le Pérou de la Périchole n’est que l’évidente allégorie.  


Jacques Offenbach (1819-1880), La Périchole. Photo : (c) Vincent Pontet, Théâtre des Champs-Elysées

Le duo Minkowski/Pelly connaît son Offenbach sur le bout des doigts, tant il s’est en vingt-cinq ans dans Orphée aux enfers, La Belle Hélène, La Grande Duchesse de Gerolstein, Les Contes d’Hoffmann… Laurent Pelly a mis en scène plus d’une douzaine d’œuvres d’Offenbach, dont La Périchole à l’Opéra de Marseille en 2003, tandis que Marc Minkowski a réalisé la sienne en 2018 à l’Opéra de Bordeaux. Cette fois, Pelly choisit judicieusement de transposer l’action aux temps présents, faisant des deux protagonistes centraux un couple de chanteurs de rue. Avec un texte réactualisé par des dialogues parlés finement tournés par Agathe Mélinand, Offenbach gagne en actualité ce qu’il perd en parodie du grand opéra français tout en mettant en évidence la critique sociale et politique du livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Pelly donne à sa vision une gaité libertine jamais grivoise, dans une scénographie en trois tableaux principaux judicieusement élaborés par la scénographe Chantal Thomas : le bar des trois cousines transformé en truculente roulotte étriquée, l’élégant salon du Vice-Roi, lointain vestige du temps passé et souvenir du grand opéra français avec un grotesque ballet en forme de critique sociale soulignée par le contraste des costumes de Pelly et les lumières réverbérées dans un jeu de miroirs de Michel Le Borgne, enfin les geôles de grillagées de l’autocrate Vice-Roi.


Jacques Offenbach (1819-1880), La Périchole. Photo : (c) Vincent Pontet, Théâtre des Champs-Elysées

La distribution est d’une grande homogénéité, avec des chanteurs-acteurs tous plus irrésistibles les uns que les autres. La diction est impeccable, autant dans le parler que dans le chant, l’engagement scénique irréprochable. Antoinette Dennefeld est une Périchole entreprenante à la voix voluptueuse et à la diction parfaite, Stanisas de Barbeyrac un Pequillo attachant et un rien naïf doué d’un chant puissant et parfois tranché. Laurent Naoury campe un Vice-Roi inénarrable aux graves profonds qui se délecte dans son rôle de lubrique invétéré un brin machiste et fort pervers que la voix au timbre puissant et à la ligne fragile rend plus tortueux encore. En Comte de Pandellas, Rodolphe Briand est un authentique comédien qui chante. Les seconds rôles participent à la réussite du spectacle, Chloé Briot, Alix Le Saux et Eléonore Pancrazi en pétillantes cousines, le duo de courtisans serviles Rodolphe Briand et Lionel Lhote, les insupportables notaires Mitesh Khatri et Jean-Philippe Fourcade, la courtisane pétillante de Natalie Pérez, tandis que l’excellent Chœur de l’Opéra de Bordeaux donne une réplique parfaite à tous les protagonistes.


Jacques Offenbach (1819-1880), La Périchole. Photo : (c) Vincent Pontet, Théâtre des Champs-Elysées

Comme toujours dans Offenbach, Marc Minkowski s’impose par le plaisir communicatif et par le jeu festif qu’il transmet à ses Musiciens du Louvre, qui brillent de tous leurs feux en un festival de virtuosité et de couleurs brûlantes merveilleusement contrastées.

Bruno Serrou

Jusqu’au 27 novembre 2022. www.theatrechampselysees.fr 

mardi 15 novembre 2022

Aujourd’hui Musiques, festival de création musicale de Perpignan, célèbre sa 30e édition avec un programme qui reflète sa forte originalité

Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Salles Le Grenat, Le Carré, Verrière du Carré, Le Studio. Centre d’art contemporain. Samedi 12 et dimanche 13 novembre 2022

Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son trentième anniversaire, le festival de création musicale contemporaine Aujourd’hui Musiques de Perpignan conforte son originalité dans le cercle réduit des festivals consacré à la musique contemporaine à la fois comme l’un des plus ouverts et des plus proches du public. Légèrement à la marge à ses débuts, il se révèle désormais précurseur de l’esprit des festivals de son obédience, se délestant de l’œuvre écrite pour se projeter dans l’univers de l’électronique improvisée, acteur des évolutions technologiques, tout en consacrant l’essentiel de sa programmation aux partitions les plus rigoureusement élaborées. Ce rendez-vous automnal attire un large public essentiellement local mais aussi régional, du plus jeune au plus âgé, toujours curieux et avide de découvertes.

Photo : (c) Bruno Serrou

Disposant d’une enveloppe propre de trois cents mille euros au sein du budget du Théâtre de l’Archipel de Perpignan qui l’a intégré à sa programmation dès son ouverture en 2011, Aujourd’hui Musiques présente la diversité de la recherche technologique et expressive contemporaine. Les machines ne sont plus cantonnées dans le secret des laboratoires, mais sont entrées dans nos vies et participent à notre vision du monde. Le public le sait et il entend l’expérimenter avec le plus vif intérêt. Performances, improvisation, œuvres interactives, déambulations électroniques associant corps et sensations, sont devenus avec ce festival un instrument de création image et son, aux confluences des musiques « actuelles » et « savantes », des plus anciennes (Janequin, Dowland) aux plus accessibles du XXe siècle (Ravel) comme aux plus complexes (Lachenmann), et même au XIXe romantique (Schubert).

Stéphanie Fontanarosa et Emilie Benterfa. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette édition 2022 a débuté le 10 novembre et se conclura le week-end prochain. Comme de coutume depuis son implantation Théâtre de l’Archipel en 2011, chaque concert du soir est précédé d’un rendez-vous de musique de chambre dans le grand hall du théâtre. Cette année, des « voyages » musicaux sont proposés, notamment par Emilie Benterfa et Stéphanie Fontanarosa dans un programme monographique de pièces pour piano à quatre mains du pianiste turc Fazil Say, particulièrement engagé dans la lutté contre le pouvoir théocratique de Recep Tayyip Erdogan, mais auteur d’une musique rétrograde qui n’a pas vraiment sa place dans un festival tel qu’Aujourd’hui Musiques, surtout lorsqu’il est comparé à ce qu’ont proposé le lendemain le trio Séverine Paris (clarinette), Fanny Kobus (alto) et Angéline Pondepeyre (piano) dans des œuvres infiniment plus authentiquement expressives célébrant le judaïsme centre européen de compositeurs de la première moitié du XXe siècle, Ernest Bloch et Max Bruch…

L'ensemble La Main Harmonique. Photo : (c) Bruno Serrou

Toujours en quête de spectacles originaux et créatifs, Jacky Surjus, directrice du festival et directrice intérimaire de l’Archipel, a concocté un programme varié et singulier destinés à tous les genres doués de créativité. Ainsi, le magnifique ensemble La Main Harmonique implanté dans le Gers a proposé la création d’un programme particulièrement attachant et de très haute tenue artistique conçu à partir du somptueux Chant des Oyseaux de Clément Janequin et alternant des mélodies de la Renaissance et des chansons populaires de notre temps, comme Charles Trenet ou Anne Paceo, le tout brillamment arrangé par le compositeur franco-grec Alexandros Markeas (né en 1965), qui y a introduit l’une de ses propres pages, Empowerment. Un sujet grave, explicité par des projections murales de textes trop lourds et apocalyptiques sur le devenir de la planète sujette aux variations climatiques dues aux pollutions industrielles et humaines, tandis que les chanteurs et instrumentistes vivent littéralement les mélodies qu’ils jouent et chantent avec une précision, une luminosité, un allant des plus communicatifs, autant côté chant (les sopranos Nadia Lavoyer et Clémence Olivier, l’alto Frédéric Bétous, directeur musical de La Main Harmonique, les ténors Fabrice Foison et Loïc Paulin, et la basse Marc Busnel), que côté instrumental (Ulrik Gaston Larsen, archiluth, guitare et colascione), tandis que la comédienne Anouk Buscail-Rouziès conclut le spectacle sur un récit d’un pessimisme violent. Il convient de saluer le travail remarquable accompli par tous les participants qui jouent plus d’une heure vingt de musique par cœur, sous la houlette du metteur en scène Michel Schweizer. Un ensemble de tout premier plan qui se développe loin des circuits traditionnels, et qu’il serait bon de faire venir à Paris tant la qualité musicale et scénique est d’un très haut degré d’excellence.

Le Coeur du Son par la Compagnie Intensités et Maguelone Vidal. Photo : (c) Bruno Serrou

Spectacle chorégraphique d'une demie heure, Le Coeur du Son met en jeu quatre danseurs de la Compagnie Intensité dans une chorégraphie de Fabrice Ramalingom et sur une musique de Maguelone Vidal, qui dirige le tout depuis une console électronique placée au centre du dispositif, tandis que les danseurs sont isolés dans une aire de jeu aux quatre coins du Studio du Théâtre de l'Archipel, et les spectateus sont assis sur des coussins diposés sur le sol au coeur de la scénographie, entourant la compositrice.  

Jean-François Heisser. Photo (c) Bruno Serrou

Renouant avec la tradition des grands récitals de piano, Aujourd’hui Musiques a invité un musicien parmi les plus engagés dans la création musicale de notre temps, Jean-François Heisser. Interprète privilégié d’Olivier Messiaen en tant que chef d’orchestre, s’illustrant au piano notamment dans la création de Karlheinz Stockhausen et de Philippe Manoury, fin connaisseur du répertoire hispanique (voir l’interview que Jean-François Heisser m’a accordée pour ce site : http://brunoserrou.blogspot.com/2022/10/portrait-interview-de-jean-francois.html), le pianiste français a choisi de mettre en regard le compositeur de l’intime confession qu’est l’Autrichien Franz Schubert (1797-1828) et le magicien du son et de la quête d’inouï qu’est l’Allemand Helmut Lachenmann (né en 1935), dans deux œuvres de grande envergure puisque dépassant chacune la demie heure, avec comme pièce de transition une page de la compositrice franco-étatsunienne Betsy Jolas (née en 1926) en forme d’hommage à Ravel. De la Sonate pour piano n° 17 en majeur op. 53 D. 850 de Franz Schubert qui s’est vue attribuer le sous-titre « Gastein » en raison du lieu de sa composition (Bad Gastein, non loin de Salzbourg) durant une villégiature de son auteur en août 1825, Heisser a donné la joie conquérante, la vitalité enjouée, le pianiste ménageant des rythmes solaires d’une ardeur éclatante dès l’entrée de l’Allegro vivace initial, tandis que le jeu du pianiste s’avère d’une liberté maîtrisée dans les deux mouvements centraux, véritables joyaux de l’œuvre, l’abandon du Con moto et ses merveilleuses harmonies, ineffable contemplation des mystères de la nature, exaltant les rythmes pointés du Scherzo, les échos enjôleurs de Ländler ainsi que le climat de rêverie du trio, enfin le délicieux Rondo final auquel il donne une urgence spontanée.

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Composée en 1997-1998, complétée en 2000, dédiée à Yukiko Sugawara (d’où le « y » de Serynade, première lettre du prénom de la dédicataire), épouse du compositeur qui l’a créée le 13 février 2000 durant le festival Eclat de Stuttgart, la Serynade (Sérénade) de Helmut Lachenmann est une œuvre-clef, un sommet de la littérature pianistique de la seconde moitié du XXe siècle. Elle adopte la grande forme en un seul tenant fondée sur des éléments extrêmement différenciés sur le plan acoustique, avec des notes détachées qui réclament un usage intense de la troisième pédale dite « pédale tonale », des clusters de toutes formes et de toutes ampleurs, avec des passages rythmiques singulièrement complexes et des moments de mélodies pures qui permettent à l’auditeur de reprendre pied et souffle au milieu de tant d’inventions et de prodigieuse concentration d’événements sonores de toutes natures. Tous les éléments constitutifs de l’œuvre sont segmentés de façon à se concentrer à chaque fois sur une sonorité particulière. Ces segmentations sont commandées par des indications d’interruption de prolongation de résonances par des procédés mécaniques (pédales ou touches relevées). Par la métamorphose complexe de notes ou d’accords isolés suspendus dans le temps par l’utilisation des pédales, des sons sont créés dont les réverbérations changent, des touches enfoncées modulent le sostenuto, des résonances et des harmoniques s’insèrent et se développent en un « nouveau type de mélodie », éthérée, planante d’une substance quasi transparente, comme si l’air résonnait. Les sons ténébreux des cordes évoquent aussi un instrument dont les timbres peuvent être associés à ceux du piano, la guitare. Les sons puissants des œuvres pour piano de Lachenmann qui l’ont précédée cèdent la place à une exploration très sophistiquée des sonorités « orthodoxes » du piano.

Angéline Pondepeyre (piano) et Fanny Kobus (alto). Photo : (c) Bruno Serrou

Jean-François Heisser, qui a travaillé la partition avec son auteur, n’a pas utilisé l’option amplifiée pour n’exploiter que les sons naturels du piano. Son interprétation, fluide et ludique, a donné toute sa puissance et sa diversité à cette œuvre magistrale, sa nature d’apparence paisible mais en fait bouillonnante, jouant avec un naturel confondant de toutes les difficultés de la partition sans efforts apparents, mais avec un calme et une assurance qui confinent à une simplicité phénoménale pour une œuvre pourtant piégeuse à souhait sur tous les plans, qu’ils soient techniques, sonores, interprétatifs, virtuoses… Le public était littéralement saisi, comme hypnotisé, par la puissance et la variété extrême de cette impressionnante partition de trente-deux minutes. Entre Schubert et Lachenmann, Heisser a ménagé une séduisante transition, la pièce courte mais dense et merveilleusement pensée de Betsy Jolas, « Signet » (Hommage à Ravel) où l’on retrouve l’esprit du compositeur basque tandis que la compositrice franco-étatsunienne élabore une œuvre originale pleine d’esprit et de chaleur.

Photo : (c) Bruno Serrou

Comme de coutume, Aujourd’hui Musiques propose pendant toute la durée du festival des expositions et animations multimédias. Cette année, l’exposition d’arts visuels Mirages & Miracles d’Adrien M et Claire B présentée au Centre d’art contemporain de Perpignan dans un environnement sonore du DJ Franck de Villeneuve Tactile 4 decks. Cette exposition ludique et créative dans laquelle le visiteur est l’acteur principal en se déplaçant au milieu de sculptures mouvantes se décline en une série d’installations en forme de petits spectacles qui se situe à la frontière entre animé et inanimé, entre réalité et virtualité. Autre projet pluridisciplinaire, cette fois au sein du Théâtre de l’Archipel, Verrière du Carré, Amour Néon, installation sonore et lumineuse réalisée au GRAME de Lyon par la compositrice Annette Mengel, qui, en trois étapes sous casque, interroge les comportements amoureux de notre temps par une atmosphère où l’imaginaire amoureux est parasité par des éléments venus l’univers technologiques.

Bruno Serrou

Aujourd’hui Musiques continue jusqu’au 20 novembre. www.aujourdhuimusiques.com. Tél. : 04.68.62.62.00

                                                                                                                                                            

lundi 7 novembre 2022

A l’Opéra de Lille, avec la création française de Freitag aus Licht, 4e volet du cycle des 7 jours de Karlheinz Stockhausen, Maxime Pascal et Le Balcon s’inscrivent dans l’Histoire de l’Opéra

Lille (Nord). Opéra de Lille. Samedi 5 novembre 2022

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Sarah Kim (Synthibird, synthétiseur), Maîtrise Notre-Dame de Paris. Elèves du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille, Haga Ratova (Synthibird, synthétiseur). Photo : (c) Simon Gosselin

Deux fois plus long avec ses vingt-neuf heures de durée que la Tétralogie de Richard Wagner, le cycle pharaonique d’opéras de sept jours Licht de Karlheinz Stockhausen (1928-2007) n’a jamais été représenté en France en son intégralité. Maxime Pascal et Le Balcon se sont lancés dans l’aventure avec succès à l’Opéra Comique en 2018 avec son premier volet, Donnerstag aus Licht (Jeudi de lumière) (1978-1980), dans la perspective d’une intégrale des sept jours d’ici 2028, année du centenaire de la naissance du plus grand compositeur allemand de la seconde moitié du XXe siècle. Stockhausen avait tout annoté dans ses partitions, des durées aux gestes des protagonistes, en passant par les effets de l’association de l’électronique et des instruments acoustiques, en fait l’œuvre d’art totale telle que l’avait rêvée et pensée un autre Allemand, Richard Wagner (1813-1883). Dans le cadre de leur résidence qui commence à l’Opéra de Lille, où ils succèdent à l’ensemble belge Ictus, Le Balcon et Maxime Pascal ont pu monter avec le soutien sans faille du théâtre lyrique de la capitale du Nord la réalisation de Freitag aus Licht, quatrième étape de leur épopée au cœur de a création la plus ambitieuse de Karlheinz Stockhausen et de l’histoire de la Musique.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Charlotte Bletton (Lufa, flûte), Jenny Daviet (Eva, soprano), Iris Zerdoud (Elu, cor de basset). Photo : (c) Simon Gosselin

Le projet de Maxime Pascal remonte à quinze ans, avec pour chronologie de production celle de la création de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, classiques et populaires, s’enthousiasme le chef d’orchestre Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Karlheinz Stockhausen en personne. Tous ont participé à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Iris Zerdoud (Elu, cor de basset), Jenny Daviet (Eva, soprano), Antoin HL Kessel (Ludon, basse). Photo : (c) Simon Gosselin

Après Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983) en 2019 et Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, c’est au tour de Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994), donné en ce début de mois de novembre à l’Opéra de Lille avant d’être repris à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne à Paris (1), puis à une date non encore précisée au Norrlandsoperan en Suède.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Jenny Daviet (Eva, soprano), Halidou Nombre (Kaino, baryton). Photo : (c) Simon Gosselin

Avec Freitag aus Licht, le plus court des volets du cycle Licht, Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon franchissent le cap de la moitié (cinquante-sept pour cent) de leur parcours au cœur de cette œuvre immense de Stockhausen, puisqu’il leur reste désormais trois opéras à réaliser, Montag aus Licht (Lundi de Lumière) (1984-1988), Mittwoch aus Licht (Mercredi de Lumière) (1995-1997), sans doute le plus complexe à monter avec la fameuse scène d’une heure qui requiert la participation de quatre hélicoptères (Helikopter Streichquartet) dans la troisième scène, les membres d’un quatuor à cordes jouant chacun à l’intérieur d’un hélicoptère dont le bruit des rotors se mêle au son des instruments, et Sonntag aus Licht (Dimanche de Lumière) (1998-2003).

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Photo : (c) Simon Gosselin

Après les journées consacrées à Jupiter (Jeudi), Saturne (Samedi) et Mars (Mardi), Vendredi est le jour de Vénus, son savoir et sa raison. Composé en 1991-1994, Freitag aus Licht compte un Salut (Gruss), un acte intitulé Versuchung (Tentation) et un Adieu (Abschied). Cette journée est donc celle de la Tentation, et met de nouveau face à face Eve et Lucifer, qui cette fois se présente sur le nom de Ludon : la tentation d’Eve par Lucifer, la tentation d’utiliser le corps comme un instrument, la tentation de fondre le son électronique et le son acoustique… De fait, il s’agit de l’opéra qui utilise le plus l’électronique au sein du cycle, où l’instrumentarium est le moins fourni (flûte, cor de basset, deux claviers électroniques par des instrumentistes professionnels, sept flûtes et sept clarinettes jouées par des enfants). Avec l’outil électronique dont il a été un véritable maître doublé d’un authentique sorcier, Stockhausen s’attache plus particulièrement aux mouvements du son dans l’espace et à créer des « reliefs sonores mobiles ». 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Photo : (c) Simon Gosselin

Maxime Pascal s’est vu confier par la Fondation Stockhausen-Stiftung für Musik de Kürten en Rhénanie-du-Nord-Westphalie la totalité des bandes et du matériel électronique nécessaire à la diffusion continue du son, qui n’a fait l’objet d’aucun montage spécifique à cette production. Le travail de spatialisation réalisé par Florent Derex (projection sonore), Augustin Muller et Etienne Démoulin (électronique musicale) enveloppe la salle entière dans un halo sonore qui pénètre jusqu'aux abysses du corps et de l’esprit de l’auditeur, qui vit à jusqu’au plus intime de la musique, la bande son s’associant avec un naturel confondant aux instruments acoustiques et aux chanteurs. La distribution soliste est remarquable, à commencer par les instrumentistes acoustiques, deux extraordinaires musiciennes du Balcon à la présence rayonnante, Iris Zerdoud (cor de basset) et Charlotte Bletton (flûte) qui reprennent l’effectif de la création, Stockhausen ayant écrit leur partie pour deux femmes, de proches amies, dont Suzanne Stephens, et deux synthétiseurs en forme de guitare électrique avec clavier tenus par Sarah Kim et Haga Ratova.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. La Guerre des Enfants. Photo : (c) Simon Gosselin

Côté action, l’acte unique du livret de Stockhausen commence au milieu d’une rencontre entre Eva (Jenny Daviet, soprano) et Ludon (Antoin HL Kessel, basse), ce dernier offrant à la première la main de son fils, Kaino (Halidou Nombre, baryton). Plus tard, tandis qu’Eva marche avec ses enfants munis d’instruments de musique et vêtus de blanc, et croise Ludon, avec des enfants vêtus de noir formant un chœur. Les deux ensembles jouent l’un après l’autre, jusqu’à ce que Ludon propose qu’ils jouent ensemble avant de joindre son chant à celui du chœur. Eva accepte alors de s’unir à Kaino. Une nuit de pleine lune, sur les bords d’un lac, Eva rencontre Kaino. Ils consomment leur union en chantant un duo charnel, puis Eva quitte son amant sur un bateau tandis que se fait entendre un cri déchirant de Michaël, trahi. Une longue bataille entre les enfants de Ludon et ceux d’Eva commence. Ceux d’Eva semblent prendre le dessus, jusqu’à ce qu’un rhinocéros ailé vienne en soutien de ceux de Ludon et que tous disparaissent dans le bruit et la fureur. Alors qu’elle se repend et prie, Eva a une vision de Michaël, et, au loin, d’une lumière surnaturelle… Les jeunes souffleurs qui constituent l’équipe des enfants d’Eva, sont incarnés par les élèves des classes de flûte et de clarinette du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille, qui se donnent sans compter et avec bonheur, jusque dans la guerre de la seconde partie de la production.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Photo : (c) Simon Gosselin

Tandis qu’en 2018 il prévoyait de travailler avec le seul Benjamin Lazar à la mise en scène, c’est avec la metteur en scène italienne Silvia Costa, proche collaboratrice de Romeo Castellucci, qu’il a choisi de collaborer pour Vendredi de Lumière. Le « Salut » commence dans le hall dès 17h30, une demi-heure avant le début de l’acte, « Tentation », tandis que l’ « Adieu » prolonge l’acte une autre demi-heure, cette fois jusqu’à 22h30. Silvia Costa, qui signe également une scénographie séduisante, colorée et malicieuse, règle sa mise en scène au cordeau, mêlant judicieusement le féerique, le ludique, l’humour, l’actualité, occupant l’espace avec dynamisme et créativité, donnant à ce spectacle d’une force et d’une diversité extraordinaires une dimension à la fois symbolique et contemporaine. Les trois chanteurs solistes sont remarquables, surtout la soprano française Jenny Daviet à la voix souple, montant avec agilité dans les aigus sans jamais saturer ni faiblir, incarnant avec élégance une Eva tour à tour fragile et vindicative. Face à elle la basse cubaine Antoin HL Kessel au physique imposant et à la voix flexible et aux graves abyssaux, qui avec sa partenaire brosse un duo d’une vibrante sensualité, et le baryton français Halidou Nombre dans le rôle plus épisodique de Kaino. Aux côtés de l'excellent Choeur mixte Le Balcon, les jeunes choristes de la Maîtrise Notre-Dame de Paris forment un ensemble d’une grande unité qui se délectent dans l’espace que leur ménage avec bonheur Silvia Costa qui leur instille un plaisir et une liberté pour le moins communicatives, au milieu de leurs camarades de jeux que sont les comédiens dirigés par Jehanne Carillon, et les trois danseurs qui incarnent une partie de corps, le bras, la bouche, la jambe… au coeur d’un décor empli de gadgets en tous genres, flipper, voiture de course à pédales, globe autour duquel tourne une fusée, seringues pour infiltration d’héroïne, ballon… Seul manque le rhinocéros volant prévu par Stockhausen dans la scène de la guerre des enfants... 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Jenny Daviet (Eva, soprano), Charlotte Bletton (Lufa, flûte), Iris Zerdoud (Elu, cor de basset), Halidou Nombre (Kaino, baryton). Photo : (c) Simon Gosselin

Un spectacle féerique à ne pas manquer (la représentation du 14 novembre à la Philharmonie de Paris est annoncée comme diffusée en direct sur son site), en attendant impatiemment le prochain volet annoncé pour 2023, Sonntag aus Licht.  

 Bruno Serrou

1) Opéra de Lille jusqu’au 8 novembre 2022. A Paris, Philharmonie/Festival d'Automne le 14 novembre 2022