samedi 27 février 2016

CD : Les Quatuors à cordes de Chostakovitch par le Quatuor Danel


Disciple du célèbre Quatuor Borodine fondé en 1944 avec qui Dimitri Chostakovitch (1908-1975) travailla ses 15 quatuors à cordes, le Quatuor Danel a enregistré en 2005 sa propre intégrale de ce cursus qui ponctue la création du compositeur russe de 1938 à 1974. Alpha Classics réédite ce remarquable coffret qui atteste des affinités exceptionnelles des quatre archets français avec cette musique qu’ils ancrent dans la tradition classique, dans la descendance de Joseph Haydn à Arnold Schönberg. Les Danel donnent de ces œuvres une interprétation au cordeau magnifiée par la pureté des lignes, un tranchant souverain, s’intégrant à un chant profond et à des sonorités onctueuses qui savent se faire rêches quand il le faut (écouter la façon qu’a Marc Danel de jouer les passages d’une intensité sauvage sans sacrifier la beauté sonore de son violon). Indubitablement, les Borodine tiennent ici leurs authentiques héritiers.

Bruno Serrou

5 CD Alpha-Classics/Outhère Music Alpha 226 (6h27mn12s)

lundi 22 février 2016

Genève : Alcina de Haendel tonifiée par Leonardo Garcia Alarcón et Nicole Cabell

Genève. Opéra des Nations. Vendredi 19 février 2016.

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Alcina. Nicole Cabell (Alcina), Monica Bacelli (Ruggiero). Photo : Magali Dougados / Grand Théâtre de Genève

C’est le chemin inverse à celui qui mène au Grand-Théâtre qu’il convient désormais d’emprunter pour qui entend assister à une production lyrique à Genève. En effet, deux saisons durant, jusqu’en juillet 2018, en raison des travaux de rénovation du Grand-Théâtre, implanté sur la rive gauche du Léman, c’est sur la rive droite, du côté de l’ONU qu’il convient de se rendre, dans un théâtre provisoire nommé Opéra des Nations en raison de sa proximité avec le Palais des Nations. La grande structure de bois, installée au terminus de la ligne 15 du tram genevois, Nations, a abrité en 2012 la Comédie-Française le temps des travaux de rénovation du théâtre de la place du Palais-Royal. Il a fallu néanmoins adapter à l’opéra cet édifice originellement conçu pour le théâtre en lui ajoutant une fosse d’orchestre d’une capacité maximale de 71 musiciens. La jauge, côté public, est de 1118 places, toutes frontales, et le plateau occupe une surface au sol de 475m2. Coût total de l’opération, depuis son transfert de Paris à Genève jusqu’au dernier verrou, 11,25 millions de francs suisses.

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Alcina. Nicole Cabell (Alcina), Kristina Hammarström (Bradamante). Photo : Magali Dougados / Grand Théâtre de Genève

Pour premier spectacle, l’Opéra de Genève a retenu l’un des opéras les plus significatifs de Georg Friedrich Haendel, Alcina, composé en 1735 pour le Covent Garden de Londres d’après l’Orlando furioso de l’Arioste. La nouvelle production présentée réunit un splendide quatuor vocal féminin. Elle aura permis de goûter sans attendre les qualités acoustiques de cet édifice qui conforte la totale péréquation son-bois, le rendu sonore apparaissant d’emblée analytique et chaud. Cette structure de bois clair facile d’accès et à l’ergonomie confortable est le cadre approprié pour un ouvrage de la dimension d’Alcina. La quarantaine de musiciens requis par la partition, tous visibles depuis la salle comme du plateau, s’y expriment aisément, à l’instar des voix, qui passent facilement la rampe, tandis que le spectateur bénéficie de la proximité des artistes. Autre gageure de cette production, faire coexister instruments anciens, le continuo étant assuré par cinq musiciens de la Cappella Mediterranea de Genève, et modernes, ceux de l’Orchestre de la Suisse Romande que le chef argentin Leonardo Garcia Alarcón réussit non seulement à faire cohabiter mais aussi à fusionner dans un même flux sonore sublimé par l’acoustique. Ainsi peut-on féliciter le jeu et le moelleux des flûtes à bec et des cors naturels de l’un comme l’onctuosité du violon et du violoncelle solos de l’autre. Ce qui fait d’autant plus regretter que la partition a subi coupures et modifications de structure, avec reprises amputées, airs intervertis, personnage supprimé, chœur manquant et remplacé dans le finale par la seconde déploration d’Alcina.

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Alcina. Nicole Cabell (Alcina). Photo : Magali Dougados / Grand Théâtre de Genève

La mise en scène de David Bösch est animée par une direction d’acteur qui donne consistance aux personnages, malgré des gestes inutilement scabreux. Le décor, sombre et monumental de Falko Herold, traduit l’enserrement d’un huis clos jonché d’objets divers, tables saturée de victuailles, chariot surchargé de valises, landau en bataille, faune empaillée, flore artificielle, tandis que l’héroïne est davantage femme aimante et possessive que la solitude épouvante plutôt que thaumaturge. Passant avec un naturel saisissant d’une stature hautaine et hardie à la vulnérabilité de la femme abandonnée puis traquée, Nicole Cabell est une éclatante Alcina. La voix de cette authentique tragédienne est opulente et onctueuse, la pâte somptueuse trouvant à s’épanouir pleinement dans la sublime aria « Ah ! Moi cor, schernito sei » dans laquelle elle passe par toutes les émotions humaines. Monica Bacelli est un Ruggiero énergique, Siobhan Stagg une Morgane espiègle et versatile, Kristina Hammarström un Bradamante généreux. Côté masculin, Anicio Zorzi Giustiniani est un Oronte de belle facture et Michael Adams un Melisso convainquant.


Bruno Serrou

jeudi 18 février 2016

Mitridate de Mozart mémorable du Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 16 février 2016.

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Cyrille Dubois (Marcius), Christophe Dumaux (Farnace), Myrto Papatanasiu (Sifare), Patricia Petibon (Aspasia). Photo : (c) Vincent Pontet

Sur un livret de Vittorio Amadeo Cigna-Santi inspiré de la tragédie en cinq actes (1698) éponyme de Jean Racine, Wolfgang Amadeus Mozart écrivait son premier opéra, Mitridate, re di Ponto (Mithridate, roi du Pont). Il avait 14 ans et séjournait en Italie. Ecrit en quelques jours, cet opera seria en trois actes a été créé à Milan le 26 décembre 1770 avec un immense succès. Conformément au genre, l’ouvrage de Mozart compte quantité d’airs de bravoure da capo, mais seulement deux duos et un bref quintette à la fin, alors que l’on sait combien Mozart sera bientôt un maître des ensembles vocaux. L’intrigue plonge dans l’Antiquité aux temps des guerres gréco-romaines. Elle retrace l’histoire du roi Mithridate et de ses deux fils, Farnace, l’aîné à qui il impose le mariage avec la fille du roi des Parthes, Ismene, et Sifare, le cadet - deux rôles écrits à l’origine pour des castrats. Les trois hommes convoitent la même femme, Aspasia, et les conflits autour de la succession au trône n’arrangent rien.

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Patricia Petibon (Aspasia), Michael Spyres (Mitridate). Photo : (c) Vincent Pontet

Si, en juillet 1983, au Festival d'Aix-en-Provence, la production de Jean-Claude Fall dirigée par Theodor Guschelbauer, avec pourtant rien moins que Rockwell Blake, Yvonne Kenny, Ashley Putnan et Sandra Brown, m'avait paru non pas un pont ni même un viaduc mais un tunnel interminable, qui m'a éloigné plus de trente ans de cette oeuvre, celle présentée Théâtre des Champs-Elysées en ce mois de février m'a réconcilié avec cette partition. Ce spectacle situe l’action dans un vieux théâtre à la salle décatie qui évoque plus ou moins celle de la Comédie-Française à Paris, un décor construit dans les ateliers de l’Opéra de Dijon dont la grisaille est de temps à autres vivifiée par les lumières chaudes de projecteurs ou d’un poêle de chauffage. Les protagonistes s’expriment à l’orchestre, à la corbeille, dans les balcons et sur la scène reconstitués vêtus de costumes plus ou moins contemporains. La direction d’acteur de Clément Hervieu-Léger, pensionnaire de la Comédie-Française qui fut notamment l’assistant de Patrice Chéreau pour Cosi fan tutte et Tristan un Isolde, est particulièrement efficiente considérant la longueur des arie qui n’occasionnent guère de mouvements et de gestes théâtraux, mais il use trop systématiquement de faux départs et des fausses sorties dans sa direction d’acteur. 

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Myrto Papatanasiu (Sifare), Sabine Devieilhe (Ismene), Michael Spyres (Mitridate). Photo : (c) Vincent Pontet

La partition, d’une étonnante maturité considérant l’âge de son auteur, a subi plusieurs coupes, les presque quatre heures de de musique de l’intégrale étant réduites à un peu plus de trois heures. La direction d’Emmanuelle Haïm s’est avérée dynamique et contrastée, à la tête de son ensemble Le Concert d’Astrée, aux sonorités plus charnues et colorées qu’attendu, et mettant bel et bien en lumière la souplesse, l’onctuosité et la luminosité propres à Mozart et qui imprègnent déjà cette œuvre.

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Christophe Dumaux (Farnace), Myrto Papatanasiu (Sifare). Photo : (c) Vincent Pontet

La distribution sert à la perfection cette somme d’arie d’une singulière virtuosité toutes plus développées les unes que les autres, souvent sujettes à trois da capo. Patricia Petibon campe une Aspasie intensément dramatique et vive, la voix est onctueuse et sûre. Sabine Devieilhe est une Ismene lumineuse aux aigus délicieux et étincelants, la soprano grecque Myrto Papatanasiu incarne un Sifare rayonnant. 

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Michael Spyre (Mitridate), Sabine Devieilhe (Ismene). Photo : (c) Vincent Pontet

Malgré un extrême aigu tendu, le ténor américain Michael Spyres s’impose dans le rôle-titre par sa voix souple et charnue et la densité de son personnage dont il restitue avec panache la progression psychologique. Malgré un timbre de contre-ténor peu séduisant, Christophe Dumaux donne le change par une ligne de chant nuancée et par la virulence de son Farnace. Cyrille Dubois (Marcius) et Jaël Azaretti (Arbate) complètent avec éclat cette équipe qui donne à Mitridate, re di Ponto un charme et une musicalité impressionnants.

Bruno Serrou 

vendredi 12 février 2016

Triste prestation de l’Orchestre National d’Ile-de-France au Festival Présences de Radio France

Paris. Festival Présences de Radio France. Auditorium. Jeudi 11 février 2016

L'Auditorium de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme la soirée d’hier à Radio France a été longue... Pourtant, sur le papier, elle paraissait courte : moins de quatre vingt dix minutes... Mais le temps est souvent question de relativité. Surtout en matière musicale ! Réunissant uniquement des compositeurs italiens de renom, à l’exception d’un inconnu, du moins pour moi, il m’était apparu attractif, avec rien moins que Ivan Fedele, Stefano Gervasoni, Marco Stroppa et, surtout, un grand aîné mort trop tôt, Bruno Maderna... Ce pour quoi j’avais relevé le défi de la SNCF-Ile-de-France amplifié par l’éloignement de la Maison de la Radio dans un XVIe arrondissement mal desservi, soit deux heures de transports aller (il est plus long de rallier le Quai John F. Kennedy depuis la gare de Lyon que cette dernière et Fontainebleau), et trois heures de galère retour (les travaux nocturnes sur la ligne perdurent depuis deux ans, et obligent à emprunter un bus depuis Melun jusqu’à Fontainebleau).

Enrique Mazzola et l''Orchestre National d'Ile-de-France. Photo : (c) Orchestre National d'Ile-de-France

Arrivé à Radio France jusqu’à la Porte D, qui est à l’exact opposé de la Porte A, et une fois les contrôles sécurité dédoublés franchis, la surprise d’une salle peu garnie m’arrendait. Les rangs de fauteuils étaient quasi désertés… Seuls les passionnés de création musicale étaient en relativement forte délégation, même s’ils ont été loin d’être tous au rendez-vous. Certes, me suis-je dit, les absents ayant toujours tort, le nombre de sièges vides n’est pas un critère…

Marco Stroppa (né en 1959). Photo : DR

Mais j’ai rapidement déchanté, car, dès la toute première œuvre, la déception a été au rendez-vous. A cause essentiellement d’un orchestre sans cohésion aux sonorités acides, auteur de décalages rédhibitoires. Ainsi, le premier opus du catalogue de Marco Stroppa (né en 1959), Metabolai, composé en 1982 par un créateur prometteur de 23 ans où le piano tient une place quasi concertante bien que placé en retrait, isolé de l’orchestre côté jardin. Ses accords en creux résonnant pénètrent l’auditeur dans sa chair, mais la formation Mozart (bois et cuivres par deux - sans trombones -, timbales et cordes) a mis à nu d’entrée les carences d’un orchestre dirigé de façon relâchée par son directeur musical, le chef espagnol Enrique Mazzola, disciple de Daniele Gatti. 

Stefano Gervasoni (né en 1962). Photo : DR

Autre grand de la musique italienne de la même génération que Stroppa, Stefano Gervasoni (né en 1962), dont le Un leggero ritorno di cielo composé en 2003 pour vingt-deux instruments à cordes (six premiers et six seconds violons, quatre altos, quatre violoncelles et deux contrebasses à cinq cordes) s’est avéré ne pas être la pièce la plus représentative, malgré un travail exigeant en divisi, à la façon des Métamorphoses pour vingt-trois cordes de Richard Strauss, mais en moins raffiné. Là aussi, les cordes de l’ONDIF sont apparues rêches et atones.

Ivan Fedele (né en 1953), Valentina Coladonato (soprano), Enrique Mazzola et l'Orchestre National d'Ile-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

L’œuvre la plus forte et originale de la soirée a été celle d’Ivan Fedele (né en 1953), Time like that. Ce grand cri pour la paix s’achevant dans la mélancolie, écrit en 2012 pour soprano amplifiée et un orchestre fourni (trois flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, trois bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, timbales, percussion, quatorze premiers et douze seconds violons, dix altos, huit violoncelles, six contrebasses), repose sur des discours de trois lauréats du Prix Nobel de la Paix, Lech Walesa (1983), Barack Obama (2009) et Aung San Suu Kyi (1991). Incapable de nuancer en-deçà du mezzo-forte, malgré l’insistance de son chef, l’Orchestre National d’Ile-de-France a été en outre sujet à décalages prononcés, et n’a pu rendre l’aspect solaire de l’écriture de Fedele. 

Alberto Colla (né en 1968). Photo : (c) Alberto Colla

La seconde partie du concert a été ouverte sur une pièce interminable - quoique courte - d’Alberto Colla (né en 1968). Présenté par Enrique Mazzola comme un compositeur de grand talent dont il dit être son protégé depuis qu’il l’a remarqué en 2001 durant un concours organisé par la Scala de Milan pour le centenaire de la mort de Giuseppe Verdi, concours dont il était membre du jury, Colla nous a ramenés aux pires moments de Présences, à l’époque ou René Bosc en était le directeur artistique, programmant les Jean-Jacques Di Tucci, Richard Dubugnon et autres. On trouve de tout (Ravel - lever du jour de Daphnis et Chloé -, Mahler, Richard Strauss - la Femme sans ombre -, Richard Wagner - Lohengrin -, etc.) dans cette Sérénade sur la modulation des vents (sont-ce les instruments à vent de l’orchestre - trois flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, trois bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones -, ou ceux de la nature ? Je n’ai pas la réponse), commande de Radio France donnée hier soir en création mondiale… Cela dit, repérer les sources fait passer plus vite la pilule…

Bruno Maderna (1920-1973) avec son fils Andreas en 1973. Photo : (c) Pit Ludwig

Les deux dernières œuvres du programme étaient signées Bruno Maderna (1920-1973), magnifique compositeur mort trop jeune pour avoir brûlé la vie par les deux bouts, membre actif de l’Ecole de Darmstadt, éminent chef d’orchestre au répertoire plus éclectique que celui de son ami Pierre Boulez, qui écrivit à la suite de son décès son admirable requiem qu’est Rituel in Memoriam Bruno Maderna. La première pièce de Maderna donnée hier soir, Serenata per un Satellite, date de 1969 et est dédiée à Umberto Montalenti, alors directeur du Centre européen de Recherche spatiale de Darmstadt. Œuvre d’essence aléatoire, sa partition est constituée de trames de modules indiquant le parcours de l’œuvre constitué de croix, de courbes et de croisements à combiner librement à chaque exécution, offrant ainsi une infinité de possibles, tandis que la représentation graphique de la partition imprimée suggère des trajets orbitaux d’un satellite dans l’espace, à l’instar de l’orchestre (piccolo, hautbois d’amour, clarinette, percussion, et, côtés cordes, les seuls premiers et seconds violons) disposé d’originale façon sur le plateau. Mazzola s’est plu à montrer la partition au public, rappelant que le chef peut faire ce qu’il veut pourvu que les notes écrites soient toutes jouées. Mais une fois la partition sur son pupitre, il s’est empressé d’y coller des antisèches… La seconde œuvre de Maderna, Music of Gaiety (1971), est un concerto pour violon et hautbois sur des thèmes baroques orchestrés par Maderna pour cordes, trois hautbois et deux bassons. Au terme de l’exécution de cette dernière œuvre, je n’ai pu que me dire « quel gâchis ! », alors que l’on est dans un festival de musique contemporaine, de ne pas en avoir profité pour jouer une seconde pièce originale de Maderna, qui est si peu joué alors qu'il est l’un des compositeurs italiens les plus doués de la génération des années 1920… 

Autre sujet d’exaspération, la productrice de France Musique, Anne Montaron, qui présentera sans doute le concert le jour de sa diffusion, n’en finissait pas, dans ses préambules aux œuvres jouées devant un public qui avait toutes les explications souhaitables dans le livre-programme, avec ses questions posées à trois des compositeurs de la soirée (Stroppa, Fedele, et surtout, Colla, dont les propos étaient traduits par le chef, qui, avant de laisser son poulain s’exprimer, a raconté les circonstances de leur rencontre). Un chef bavard, de noir vêtu portant chaussures fermées par des lacets rouges, qui est revenu à la charge pour présenter fièrement la Sérénade pour un Satellite de Maderna…

Bruno Serrou


mercredi 10 février 2016

Saison 2016-2017 de l’Opéra de Paris : 350 ans d’art lyrique

Opéra de Paris Garnier. Mercredi 10 février 2016

La conférence Saison 2016-2017 de l'Opéra national de Paris, Palais Garnier, mercredi 10 février 2016. De gauche à droite : Luca Francesconi, Benjamin Millepied, Stéphane Lissner et Philippe Jordan. Photo : (c) Bruno Serrou 

Stéphane Lissner a présenté ce mercredi matin sa deuxième saison à la tête de l’Opéra national de Paris. Entouré de son directeur musical, Philippe Jordan, et du directeur de la danse, Benjamin Millepied, qui présentait pour sa part sa seconde programmation, une semaine après avoir annoncé son départ de l’auguste institution.

Le directeur de l'Opéra de Paris s’est d’abord félicité du succès des diverses nouveautés qui ont été mises en place par ses équipes au début de la saison en cours, le Troisième Scène, qui, avec vingt-deux œuvres originales à son catalogue d’artistes venus des arts plastiques, de la photographie, de la musique, du cinéma d’animation et de fiction, de la littérature, de la danse et des nouvelles technologies qui a déjà suscité huit cent trente quatre mille cinq cents vues, le nouveau site Internet, le large écho des réseaux sociaux qui totalisent quatre cent cinquante et un mille abonnés, le grand écran posé sur la façade de l’Opéra Bastille, qui, au-delà des informations qu’il distille, diffusera en direct le concert que l’Opéra de Paris organisera le jour de la Fête de la Musique, le 21 juin, tandis qu’il alertait sur l’arrivée pour la prochaine saison d’une nouvelle application operadeparis pour smartphone.


Avant de passer à la programmation, mettant sur la piste du slogan décliné sur la totalité du matériel promotionnel de l’Opéra de Paris, « l’Opéra n’attend que vous », son directeur a annoncé la mise en place de « tarifs adaptés » à la conquête de nouveaux publics, tandis que le prix des places continuent de s'envoler dans certaines catégories, surtout lorsque les stars sont au rendez-vous des productions. Seront ainsi proposées deux cent quatre vingt deux mille places à 50€ et moins, dont trente mille avec la mise en place d’une nouvelle catégorie pour le lyrique. A ce propos, Lissner s’est félicité du fait que trente-huit pour cent des personnes ayant bénéficié de l’offre découverte initiée en janvier sont de nouveaux spectateurs. Des places de 10 à 30€ pour Les midis musicaux et les week-ends de musique française et romantique, des spectacles jeunes publics à 5€ pour les moins de 15 ans, quinze avant-premières à 10€ réservées aux moins de 28 ans, enfin un nouvel abonnement « en famille »  et des formules d’abonnements jeunes de 64 à 91€ pour quatre spectacles, enfin un nouvel abonnement « en famille » offrant une remise de 50 % pour les jeunes de moins de 18 ans accompagnant un adulte, à partir de quatre spectacles.

La programmation 2016-2017

Trois siècles et demi d’art lyrique seront parcourus de septembre 2016 à juillet 2017, de 1667, avec l’arrivée au répertoire d’un opéra de Pier Francesco Cavalli, à 2017, avec la création mondiale d’un autre compositeur italien, Luca Fancesconi.

Créations

Ce sont donc deux création/recréation lyriques qui constituent l’alpha et l’oméga de la prochaine saison. Programmée en ouverture de saison, du 14 septembre au 15 octobre 2016, le premier ouvrage est Eliogabalo, opéra sulfureux en trois actes de Pier Francesco Cavalli (1602-1676) dont le livret d’Aurelio Aurelli conte le règne aussi dissolu et violent que bref et démagogique de l’empereur romain Héliogabale, massacré par la foule à l’âge de 18 ans après trois ans et huit mois à la tête de l’empire. Dirigée par Leonardo Garcia Alarcon à la tête de l’Orchestre Cappella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur, et mise en scène par Thomas Jolly, qui a présenté les grandes lignes de son projet scénique, la distribution réunira entre autres Franco Fagioli dans le rôle-titre, Paul Groves, Nadine Sierra et Valer Sabadus.

Luca Francesconi (né en 1956). Photo : (c) E.-Bauer/OnP

Mais la véritable création, commande de l’Opéra de Paris, est le premier fruit du thème de la littérature française dans la création lyrique annoncé voilà un an par Stéphane Lissner. Il s’agit de Trompe-la-Mort que Luca Francesconi (né en 1956) - qui avait composé son opéra Quartett à la demande de Lissner pour la Scala de Milan - a adapté de Splendeurs et misères des courtisanes et d’Illusions perdues d’Honoré de Balzac (1799-1850). Cet opéra en deux parties reliées par un interlude instrumental fait appel à un orchestre plutôt fourni sans électronique. Il sera dirigé par Susanna Mälkki, et réunira un chœur à quatre voix. Les douze rôles sont confiés entre autres à Thomas Johannes Mayer, Julie Fuchs, Cyrille Dubois et Jean-Philippe Lafont. Présentée du 13 mars au 5 avril 2017, cette création est mise en scène par Guy Cassiers.

Il est à noter que les prochaines créations programmées ont été confiées à Michael Jarrell, qui a choisi la Bérénice de Jean Racine en 2017-2018 et à Marc-André Dalbavie qui va avoir la lourde tache de tailler dans l'immense Soulier de Satin de Paul Claudel dans la perspective de la saison 2018-2019...

Stéphane Lissner, directeur de l'Opéra de Paris, entouré de Benjamin Millepied, directeur de la danse (à sa gauche) et de Philippe Jordan, directeur musical (à sa droite). Photo : (c) E.-Bauer/OnP

Nouvelles productions

Neuf autres nouvelles productions sont proposées la saison prochaine. Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns (1835-1921) fait sa réapparition après quinze ans d’absence. Dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Damiano Michieletto avec dans les deux rôles titres Anita Rachvelishvili et Aleksandrs Antonenko, ce spectacle est présenté du 1er au 30 octobre. Cavalleria rusticana de l’Italien Pietro Mascagni (1863-1945) est couplé avec Sancta Susanna de l’Allemand Paul Hindemith (1895-1963), seront mis en regard du 28 novembre au 23 décembre par le chef Carlo Rizzi et le metteur en scène Mario Martone, et seront chantés pour le premier par Elina Garanca et Elena Zhidkova qui alterneront dans le rôle de Santuzza, Yonghoon Lee / Marco Berti en Turiddu et Elena Zaremba / Stefania Toczyska en Lucia. Nouvelle production attendue, Lohengrin de Richard Wagner (1813-1883) dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Claus Guth, avec une distribution de premier plan, puisqu’elle réunit du 18 janvier au 5 février René Pape alternant avec Rafal Siwek (Heinrich), Jonas Kaufmann / Stuart Skelton (Lohengrin), Martina Serafin / Edith Haller (Elsa), Wolfgang Koch / Tomasz Konieczny (Telramund) et Evelyn Herlizius / Michaela Schuster (Ortrud). Un nouveau Cosi fan tutte de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) est présenté à Garnier du 23 janvier au 19 février, dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, avec une jeune équipe de chanteurs (Jacquelyn Wagner / Ida Falk-Wiland, Michèle Losler / Stephanie Lauricella, Frédéric Antoun / Cyrille Dubois, Philippe Sly / Edwin Crossley-Mercer, Paulo Szot / Simone Del Savio, Ginger Costa-Jackson / Maria Celeng). Carmen de Georges Bizet (1838-1875) sera présentée vingt-cinq fois (du 7 mars au 14 avril et du 13 juin au 16 juillet) dans une nouvelle production de Lionel Bringuier (mars-avril) / Mark Elder (juin-juillet) à la direction et Calixto Bieito à la mise en scène, avec Roberto Alagna / Bryn Hymel, Roberto Tagliavini / Ildar Abdrazakov, Clémentine Margaine / Varduhi Abrahamyan / Anita Rachvelishvili / Elina Garanca, Aleksandra Kurzak / Nicole Kar / Maria Agresta). A noter que la dernière représentation sera retransmise en direct sur grand écran Place de la Bastille, où sont espérés plus de trente-cinq mille spectateurs. Jamais donné à l’Opéra de Paris, le « conte de printemps » Snégourotchka (la Demoiselle de neige) de Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) fait son entrée au répertoire du 20 avril au 3 mai, dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov et dirigé par Mikhaïl Tatamikov, avec entre autres Aida Garifullina, Rupert Enticknap, Martina Serafin et Luciana D’Intino. Beaucoup plus populaire, la Cenerentola de Gioacchino Rossini (1792-1868), qui réunira du 10 juin au 13 juillet à Garnier, autour du chef Ottavio Dantone et du metteur en scène Guillaume Gallienne, Juan José De Ledn, Alessio Arduini, Maurizio Muraro, Chiara Skerath, Isabelle Druet, Teresa Iervolino et Roberto Tagliavini. Deux nouvelles productions sont confiées à l’Académie de l’Opéra de Paris. Owen Wingrave de Benjamin Britten (1913-1976) (19-28 novembre), dirigé par Stephen Higgins et mis en scène par Tom Creed, et les Fêtes d’Hébé de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) (22-25 mars) mis en scène par Thomas Lebrun et dirigé par Jonathan Williams.

Reprises

Du côté des reprises, Tosca de Giacomo Puccini dans la mise en scène de Pierre Audi (17 septembre-18 octobre) dirigé par Dan Ettinger, avec Anja Harteros / Lludmyla Monastyrska, Marcelo Alvarez et Bryn Terfel, la Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti (14 octobre-16 novembre) d’Andrei Serban, dirigée par Riccardo Frizza avec Pretty Yende / Nina Minasyan et Arthur Rucinski, les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach (31 octobre-27 novembre) mis en scène par Robert Carsen, dirigé par Philippe Jordan, avec Sabine Devieilhe, Kate Aldrich, Ermonela Jaho, Stéphanie d’Oustrac, Doris Soffel, Jonas Kaufmann / Stefano Secco, Yann Beuron et Roberto Tagliavini, l’Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck de Krzysztof Warlikowski (2-25 décembre) à Garnier dirigée par Bertrand de Billy, avec Véronique Gens, Etienne Dupuis, Stanislas de Barbeyrac, Ruzan Mantashyan, Wozzeck d’Alban Berg (24 avril-15 mai) dans la production de Christoph Marthaler dirigée par Michael Schonwandt, avec Johannes Martin Kränzle, Stefan Margita, Stephan Rügamer, Kurt Rydl, Gun-Brit Barkmin et Eve-Maud Hubeaux, Eugène Onéguine de Piotr Ilyitch Tchaïkovski dans la mise en scène de Willy Decker (16 mai-14 juin) qui sera dirigée par Edward Gardner avec Elena Zaremba, Anna Netrebko / Sonya Yoncheva, Varduhi Abrahamyan, Peter Mattei, Pavel Cernoch / Arseny Yakolev et Alexander Tsymbalyuk, et le Rigoletto de Giuseppe Verdi (30 mai-27 juin) de Serge Guth, dirigé par Daniele Rustioni et avec Vittorio Grigolo, Zeljko Lucic, Nadine Sierra et Kwangchul Youn.

Concerts, récitals, musique de chambre

Le cycle Berlioz annoncé durant la conférence de presse de la saison 2015-2016, se limitera en 2016-2017 à une version concertante de Béatrice et Bénédict dirigée par Philippe Jordan avec Stanislas de Barbeyrac et Stéphanie d’Oustrac (24 mars). Autres concerts de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, des extraits du Ring de Wagner (15 septembre), la Symphonie n° 9 en ré majeur de Mahler (16 novembre, Philharmonie de Paris) également dirigés par Armin Jordan, et un programme Karol Szymanowski/Pascal Dusapin/Richard Strauss dirigé par Susanna Mälkki (6 avril, Garnier) et qui verra la création d’Outscape, concerto pour violoncelle et orchestre de Pascal Dusapin (né en 1955), avec en soliste Alisa Wellserstein. Côté récitals, Joyce DiDonato (13 novembre), Rolando Villazon / Sarah Tysman (18 décembre), Ludovic Tézier / Thuy Anh Vuong (15 janvier), Juan Diego Florez / Vincenzo Scalera (12 mars) et Anja Harteros / Wolfram Rieger (18 juin). Musique de chambre par les musiciens de l’Opéra de Paris (8 novembre à Garnier), Midis Musicaux (cinq rendez-vous du 23 octobre au 11 juin), Week-Ends Musicaux (quatre concerts, les 14 et 15 janvier avec des œuvres de Claude Debussy, Pierre Boulez, Philippe Hurel, Gérard Grisey, André Jolivet, et les 8 et 9 avril autour de Robert Schumann), Concerts-Rencontres à l’heure du déjeuner (du 6 octobre au 1er juin).

A signaler également, deux expositions au Palais Garnier, la première est consacrée au peintre-décorateur-théoricien russe Léon Bakst (1866-1924), du 21 novembre au 5 mars, la seconde à Wolfgang Amadeus Mozart, du 20 juin au 24 septembre.

Locations et réservations sont ouvertes à partir de demain, jeudi 11 février 2016.

Bruno Serrou

Renseignements : 08.92.89.90.90. Informations abonnements : 01.73.60.26.26 / Etranger : (+33) 1.71.25.24.23. www.operadeparis.fr

lundi 8 février 2016

Mikko Franck et l'Orchestre Philharmonique de Radio France ont brillamment ouvert le Festival Présences de Radio France 2016

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 5 février 2016

Mikko Franck. Photo : DR

Pour la première fois depuis la création du Festival Présences en 1991, un directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Radio France a ouvert la manifestation que Radio France consacre à la création musicale à la tête de son orchestre. Ne serait-ce que pour cette raison, il convient de féliciter Mikko Franck pour s’être engagé dans l’aventure de la musique contemporaine en ce qu’elle a de plus novateur.

Orchestre Philharmonique et Choeur de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme de coutume, le concert d’ouverture a attiré le ban et l’arrière-ban de la musique contemporaine, compositeurs en tête. Le programme s’est bien évidemment présenté comme une synthèse de la totalité de l’édition 2016 consacrée à la musique italienne contemporaine sous le titre Oggi l’Italia (Aujourd’hui l’Italie). Ainsi, deux compositeurs italiens ont été mis en regard avec autant de compositeurs français, chaque nationalité ayant un référent, l’un ouvrant et l’autre fermant le programme, les deux vivants étant placés au centre de la soirée.

Fausto Romitelli (1963-2004). Photo : DR

Mort prématurément à l’âge de quarante ans, le compositeur italien Fausto Romitelli (1963-2004) est « le révélateur qui met en lumière le passage entre spectral et saturation », selon la formule de Yan Robin. Malgré la brièveté de son existence, Romitelli restera comme un pionnier de la radicalité du son, dont s’inspireront notamment les « saturationnistes », bien que Romitelli n’ait jamais été son initiateur. Composé en 1999, créé à la Biennale de Venise le 21 octobre 1999, The Poppy in the Cloud (Le coquelicot dans le nuage) pour chœur de voix blanches et ensemble compte neuf parties qui illustrent des vers déchirants de la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886) extraits de Great Streets of Silence Led Away publié en 1870. Cette œuvre de douze minutes fait appel à un ensemble instrumental de quinze musiciens (flûte/flûte basse, hautbois, clarinette/clarinette basse, cor, trombone, quatre percussionnistes, piano/clavier MIDI/Synthétiseur, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) et à un chœur d’enfants. Dans l’esprit des trois poèmes sélectionnés, Romitelli signe ici une musique hallucinée, agressive, faite d’ombre et de lumière. Les « voix blanches » auxquelles se réfère le compositeur renvoient à la couleur des vêtements qu’avait choisi de porter la poétesse alors qu’elle écrivait son recueil de poèmes. Aussi brillante que soit la Maîtrise de Radio France, la surreprésentation des jeunes filles par rapport aux garçons ne peut rendre palpable la fragilité des voix blanches que le titre réclame, l’intonation et l’attaque des notes apparaissant trop parfaites et solides, tandis que les membres du Philharmonique de Radio France, sous l’impulsion de Mikko Franck, qui dirigera assis la totalité du concert, a donné toute la saveur de l’admirable partie instrumentale.

Thierry Pécou (né en 1965),  Håkan Hardenberger (trompette), Mikko Franck et l'Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

La deuxième œuvre était une création mondiale. Commande de Radio France et de l’Opéra de Rouen, composé en 2015, Soleil rouge pour trompette et orchestre de Thierry Pécou (né en 1965) se place dans la continuité des œuvres dans lesquelles le compositeur s’inspire des traditions indiennes d’Amérique du Nord, particulièrement de la tribu des Navajos. L’orchestre de ce long chant cérémoniel (bois et cuivres par deux [quatre cors] auxquels s’ajoutent saxophone et tuba, timbales, deux percussionnistes, harpe et cordes) puise sa source dans le son du tambour et sa frappe inflexible, et se prolonge dans l’instrument soliste. La première partie de la partition est dense et chamarrée, mais à partir de la cadence elle devient trop systématique et se fait un peu redondante. Le trompettiste suédois Håkan Hardenberger, familier de la musique contemporaine (il a notamment enregistré avec brio Jet Stream de Péter Eötvös et Mysteries of the Macabre de György Ligeti), a donné toute la mesure de la partie soliste, à l’instar du Philharmonique de Radio France, qui s’est avéré le partenaire idoine, brillant de tous ses feux…

Mikko Franck, Luca Francesconi (né en 1956), Sofi Jeannin (chef de choeur) et Pumeza Matshikiza (soprano). Photo : (c) Bruno Serrou

… Tout comme dans le remarquable Bread, Water and Salt (Pain, eau et sel) de Luca Francesconi (né en 1956), dont c’était vendredi la première audition en France. Commande de la Fondation Santa Cecilia et de Radio France, créée le 3 octobre 2015 à l’Académie Sainte-Cécile de Rome, écrite pour soprano, chœur mixte et orchestre, cette œuvre confirme combien le compositeur italien a la verve lyrique. Non seulement l’italianita est bien ancrée dans sa création, mais, depuis son opéra radiophonique Ballata del rovescio del mondo en 1994 jusqu’à celui en écriture, Trompe la mort d’après Honoré de Balzac pour l’Opéra de Paris en 2017, en passant par Ballata créé en 2002 à La Monnaie de Bruxelles et Quartett en 2011 à la Scala de Milan, Francesconi s’impose comme un grand lyrique. Richement orchestré (piccolo, deux flûtes, flûte en sol, deux hautbois, cor anglais, quatre clarinettes, deux bassons, contrebasson, quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, timbales, quatre percussionnistes, harpe, synthétiseur, piano, cordes), et harmonisé pour chœur à quatre voix, cet oratorio reprend des appels de Nelson Mandela (1918-2013) dont il entremêle les deux langues que parlait le premier président noir de la République sud-africaine, l’anglais et le xhosa. Commençant sur des chuchotements pour se conclure dans un immense ensemble au tour mystique, les vingt minutes de l’œuvre se déploient sans que l’on y prenne garde, tant l’œuvre emporte l’auditeur pour ne plus le lâcher jusqu’à son terme. Emplie de sortilèges, tant vocaux (la beauté des lignes réservées autant à la soprano soliste comme l’écriture somptueuse d’un chœur aux caractères multiples) qu’instrumentaux, cette cantate est d’une force dramatique et d’une humanité saisissante qui la situent dans la lignée de l’hymne à la fraternité qu’est la Neuvième Symphonie de Beethoven. Sous la direction sensible et expressive de Mikko Franck et en présence du compositeur, l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France ont servi cette partition avec élan et diligence, sertissant un tapis liquide et soyeux à la soprano sud-africaine Puleza Matshikiza, qui avait participé à la création de l’œuvre voilà quatre mois sous la direction d’Antonio Pappano.

Henri Dutilleux (1916-2013). Photo : (c) Jean-Pierre Muller / AFP

Centenaire oblige, c’est sur une œuvre d’Henri Dutilleux (1916-2013) que s’est conclu ce premier rendez-vous de Présences 2016. La partition choisie pour cet hommage, Timbres, Espace, Mouvement, est l’une des plus puissantes du compositeur français. Le sous-titre La Nuit étoilée de cette partition commandée par Mstislav Rostropovitch qui dirigea la création de sa première mouture à Washington le 7 janvier 1978, renvoie au tableau éponyme peint en 1889 par Vincent van Gogh (1853-1890) dont Dutilleux, qui révisa l’œuvre en 1990 pour y ajouter un interlude destiné aux seuls violoncelles, a cherché à rendre musicalement l’effet tournoyant quasi cosmique qui émane du tableau qui l’a inspiré. Les timbres sont marqués par l’absence des cordes aiguës, violons et altos, laissant ainsi la primauté aux couleurs sombres éclairées par des saillies de flûtes, de hautbois, de trompettes, de harpe et de célesta et de la riche percussion, tandis que l’espace est établi par une répartition de l’orchestre peu usitée, avec les douze violoncelles disposés en arc de cercle autour du chef, et le mouvement représenté par le tourbillon rythmique et l’alternance de tempi entre quasi statiques et flamboiement. Peut-être est-ce dû à une attention particulière portée à la préparation des trois premières œuvres de la soirée, mais l’Orchestre Philharmonique de Radio France et son directeur musical sont apparus contractés et timorés dans la première partie de Timbres, Espace, Mouvement, Nébuleuse, les sonorités et la métriques étant trop serrées, pour se libérer dans l’Interlude ou les violoncelles ont brillé de leurs sonorités profondes et veloutées, préludant avec bonheur à Constellations, où l’orchestre a scintillé sans retenue, Mikko Franck déverrouillant enfin ses musiciens d’un pesant carcan.  

Bruno Serrou    

samedi 6 février 2016

Gil Shaham et David Zinman ont embrasé l’Orchestre de Paris

Paris. Philharmonie. Jeudi 4 février 2016

Gil Shaham. Photo : DR

Voilà trop longtemps que je n’avais pas entendu Gil Shaham en concert. Depuis 2010… à l’Orchestre de Paris, déjà. La dernière occasion ratée remonte au week-end dernier, lorsqu’il s’est produit à Gstaad que je venais de quitter, tandis que je me trouvais de le train retour pour Paris au moment-même où il s'y produisait. Je regrettais amèrement ce nouveau rendez-vous manqué avec ce violoniste génial que j’avais eu l’occasion d’interviewer voilà deux décennies pour le magazine musical espagnol Scherzo. Je me souviens encore de cette heure passée en sa délicieuse compagnie, de ces moments d’une chaleur et d’une humanité hors du commun qui suscitent un bonheur sans partage.

Gil Shaham. Phot : DR

C’est précisément ce que j’ai ressenti hier, alors que je le voyais apparaître côté jardin précédent tout sourire mais le dos voûté David Zinman, qui marchait plus lentement. Un sourire radieux déjà plein de musique partagée avant-même que l’orchestre commence à préluder et qui allait bientôt s’extraire de son Princesse de Polignac, un magnifique Stradivarius de 1699 aux sonorités moirées et délicates, d’une douceur et d’une chaude luminosité qui est assurément le prolongement de l’âme de ce musicien d’une sensibilité inouïe. Le violoniste israélien, qui aime à partager avec les musiciens de l’orchestre qu’il se plaît à regarder et à encourager dans les duos et en connivence avec le chef, a brossé un Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 77 de Brahms rutilant de soleil, ouvrant ainsi de façon étincelante ce concert tant attendu. Cette prestation confirme le génie de ce musicien hors du commun qui, à quarante-cinq ans, joue avec un plaisir transcendant qu’il partage avec infiniment de bonheur, une sonorité dorée, une chaleur onctueuse, un naturel extraordinaire. L’élégance de son jeu et la beauté des timbres qu’il exalte semble infinie, comme l’ont confirmé les deux bis qu’il a donnés tel un poète funambule avec une générosité non feinte, deux pages de Jean-Sébastien Bach au chant d’une plasticité exceptionnelle magnifiée par un archet aérien.

David Zinman. Photo : (c) Chris Lee

Deuxième des trois ouvrages scénique de Béla Bartók, après l’opéra le Château de Barbe-Bleue (1911) et avant la pantomime le Mandarin merveilleux (1918-1919), la fantaisie chorégraphique le Prince de bois (1918-1919) est trop rarement programmée. Comme les deux autres ouvrages, le ballet panthéiste en un acte a pour thématique les relations complexes femme-homme, cette fois au sein de la nature, après le château de l’opéra et avant la ville de la pantomime. Le livret de ce conte de fées écrit par Béla Balazs, déjà signataire de celui du Château de Barbe-Bleue, narre l’histoire d’un prince épris d’un princesse dont la Fée de la Nature contrarie les velléités en dressant plusieurs obstacles dans sa conquête. Pour lui échapper, il fabrique un pantin qui lui ressemble, le pare de son manteau, de sa couronne, de ses cheveux d’or, et le brandit à la fenêtre de la princesse, éveillant son attention. La fée donne vie à la marionnette, de qui la princesse s’éprend avant de danser avec elle. Désespéré, le Prince s’assoupit tout en suscitant la pitié de la fée, qui lui offre un manteau et une couronne de fleurs, tandis que le pantin se désarticule puis s’effondre, inanimé. La princesse se tourne alors vers le prince, mais celle-ci doit auparavant se défaire de ses attributs royaux et de sa chevelure. Opulente, conformément à l’époque, à l’instar par exemple de ceux des Op. 6 de Berg et Webern, de l’Op. 16 de Schönberg, du Sacre du Printemps de Stravinski ou de la Symphonie alpestre de Richard Strauss, l’orchestration du Prince de bois est emplie de la nature, tour à tour déchaînée, menaçante, protectrice et extatique, scintillant de couleurs aux contrastes infinis et de rythmes frénétiques, tandis que percent des échos de musiques populaires hongroises. Ecrite en plein premier conflit mondial, la musique exalte un tragique et une angoisse qui correspondent mal au conte de fée qu’elle illustre. Tant et si bien que, pour la mieux faire passer auprès d’un public qu’elle pourrait rebuter, les organisateurs de concert ont malheureusement tendance à choisir la plupart du temps la suite d’orchestre qu’en a tiré Bartók lui-même et dont la création a été donnée en 1931 à Budapest sous la direction d’Ernö Dohnanyi.

David Zinman. Photo : DR

La partition accorde une place privilégiée à la percussion, riche et foisonnante (timbales, grosse caisse, caisse claire, cymbales, castagnettes, tam-tam, célesta, etc.), tandis qu’un rôle soliste est octroyé au xylophone. Après Ferenc Fricsay, Pierre Boulez a été l’un des défenseurs les plus brillants de cette partition enchanteresse, difficile à maîtriser tant il convient de veiller à l’unité du discours, qui réclame infiniment d’attention pour être acquise. Tandis que Boulez l’avait dirigé à trois reprises, en 1979, 1981 et 2001, l’Orchestre de Paris y retrouvait cette semaine David Zinman pour la seconde fois depuis 2007. Sans atteindre le fondu des épisodes obtenu par son aîné français, le chef américain, qui a dirigé assis, a obtenu de l’Orchestre de Paris, une fois encore en très grande forme, une pyrotechnie de timbres enchanteresse. Porté par la direction souple et la conception dramatique de Zinman, les musiciens ont produit des sonorités franches et polychromes et ont puisé sans restriction dans leurs ressources énergie et virtuosité.

Bruno Serrou


vendredi 5 février 2016

Anna Netrebko irradie le Trouvère de Verdi vu par Àlex Ollè à l’Opéra Bastille

Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Mercredi 3 février 2016

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Anna Netrebko (Leonora) et Ludovic Tézier (il conte di Luna). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Volet central de la grande trilogie populaire que Giuseppe Verdi conçut entre 1851 et 1853, placé entre Rigoletto et La Traviata, Il Trovatore (Le Trouvère) est de ces trois ouvrages à la fois le plus conventionnel du point de vue musical et le plus confus quant au livret, autant que la Force du destin (1862-1869). Assurément, le compositeur a voulu faire contrepoids à une intrigue improbable et abscons en concevant une partition puissamment dramatique et d’un romantisme exacerbé. S’appuyant sur un livret extrêmement confus de Salvadore Cammarano et Leone Emanuele Bardare inspiré de la pièce El trovador du dramaturge espagnol Antonio García Gutiérrez (1813-1884) chez qui Verdi avait précédemment puisé le sujet de Simon Boccanegra, Il Trovatore cumule les situations les plus invraisemblables.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Reconnaissons sans attendre que s’il est des soirées rares et marquantes, la nouvelle production de Le Trouvère de l’Opéra-Bastille comptera sans doute parmi les plus mémorables. De cet opéra noir à l’intrigue abscure donné en coproduction avec l’Opéra d’Amsterdam, Àlex Ollè, membre du collectif catalan La Fura dels Baus, a fait une œuvre évidente d’une grande humanité respectueuse des intentions des auteurs, se limitant à transposer l’époque de l’action.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

En plaçant l’action au temps de la Première Guerre mondiale, avec tranchées, piliers de bétons et cimetières sous une lune blafarde, les belligérants portant uniformes allemands et américains stylisés, Àlex Ollé assisté de Valentina Carrasco, deux membres du collectif catalan La Fura dels Baus déjà signataires entre autres d’extraordinaires Grand Macabre de Ligeti à Bruxelles et Vaisseau fantôme de Wagner à Lyon pour ne citer que deux de leurs spectacles, ont réussi à rendre l’histoire plus lisible, même si le duo a fait plus esthétique et théâtral que dans ce Trouvère

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Anna Netrebko (Leonora). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Dans un vaste espace fantomatique conçu par Alfons Flores aux dimensions amplifiées par des miroirs qui étirent la scénographie et renvoient l’image des protagonistes et du chef d’orchestre, les murs-pilonnes, qui montent dans les cintres ou descendent dans les dessous, situant ainsi précisément l’action en se faisant successivement caserne, montagnes, champ de bataille, tranchées, campement gitan, cimetière, couvent, geôle, etc., les protagonistes se meuvent avec naturel. D’autant que leurs voix se déploient confortablement, soutenues il est vrai par la direction du chef italien Daniele Callegari particulièrement attentif à conforter les chanteurs, sans pour autant empêcher de sonner un orchestre, qui confirme sa position de meilleure phalange de France.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Anna Netrebko (Leonora) et Marcelo Alvarez (Manrico). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Mais, pour le Trouvère, il faut un quatuor vocal de haut vol. Et c’est précisément la gageure qu’a réussi à relever l’Opéra de Paris. Sur le plateau en effet, quatre chanteurs aptes à relever les défis que soulève cette partition. Déployant tout son potentiel dramatique, Anna Netrebko est l’incarnation-même de Leonora. Voix d’une solidité et d’une plastique aujourd’hui extraordinaires, timbre somptueux, aigus rayonnants et graves envoûtants, ligne de chant d’une assurance infaillible, articulation sans tâche, une présence prodigieuse exaltant une large gamme d’émotions, cela dès la cavatine du premier acte, Tacea de notte placida. La soprano russe réalise une performance magistrale, habitant ce rôle qu’elle fait sien, bouleversante, brûlante. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Ekaterina Semenchuk (Azucena). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Face à elle, l’ardent Manrico de Marcelo Alvarez, voix légèrement fatiguée qui le contraint dans l’aigu (impression surtout sensible dans Di quella pira au troisième acte) mais claire et au phrasé élégant qui donne au personnage une réelle densité. L’Azucena d’Ekaterina Semenchuk scotche littéralement le spectateur sur son fauteuil par la force, la profondeur hallucinante de son incarnation, tant vocale que dramatique, qui fait de ce rôle bien plus que la sorcière où elle est trop souvent cantonnée, une écorchée vive au tempérament de braise. Ludovic Tézier est un Conte de Luna noble, élégant, d’une froide détermination. Sa voix est magnifique d’aisance et le timbre d’une clarté, d’une franchise stupéfiante. Il convient d’associer à ce quatuor un cinquième protagoniste, l’excellent Ferrando de Roberto Tagliavini. Mais Marion Lebègue (Ines) et Oleksiy Patchykov (Ruiz) ne déméritent pas, à l’instar des Chœurs de l’Opéra de Paris excellemment préparés par José Luis Basso.

Bruno Serrou

lundi 1 février 2016

A Gstaad, Renaud Capuçon fait chanter les Alpes

Gstaad (Suisse). XVIe Sommets Musicaux de Gstaad. Eglise de Saanen, Chapelle de Gstaad. Vendredi 29 et samedi 30 janvier 2016.

Photo : (c) Bruno Serrou

Après quinze ans d’existence, et un an après la mort de leur fondateur, les Sommets Musicaux de Gstaad ont confié leur destinée artistique au violoniste français Renaud Capuçon, qui vient d’y célébrer ses 40 ans (1). « Je me suis produit pour la première fois dans ce festival voilà quatre ans, se souvient Renaud Capuçon. Savoyard né à Chambéry, ayant découvert la musique et le violon à 4 ans au Festival des Arcs, je me suis aussitôt senti chez moi en pays bernois. D’autant plus que je me savais sur les terres de mon dieu, Yehudi Menuhin, le fondateur du festival d’été de Gstaad. » Ainsi, à la mort inopinée du créateur des Sommets Musicaux, Thierry Schertz, lorsqu'il s’est vu offrir la direction artistique de la manifestation hivernale, Capuçon a immédiatement accepté la proposition.

Renaud Capuçon. Photo : DR

« Ce festival est ma madeleine de Proust, s’enthousiasme Renaud Capuçon. J’ai travaillé avec Menuhin le Cinquième Concerto pour violon de Mozart. Menuhin était bien plus qu’un musicien, un véritable humaniste. Et c’est ainsi que je conçois mon rôle. » Déjà directeur artistique du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, le violoniste considère à juste titre que les deux manifestations n’entrent pas en concurrence. « A Gstaad, les lieux comme la Chapelle de la ville et l’église de Saanen ont des jauges trop petites et des estrades trop étroites pour accueillir plus d’une trentaine de musiciens en même temps. En revanche, le Grand Théâtre de Provence permet d’inviter de grands effectifs. J’entends aussi continuer à convier de jeunes musiciens lauréats de grands concours et sélectionnés par un comité artistique sous l’égide des Sommets Musicaux pour y donner des récitals tous les après-midi dans la Chapelle, où nous pratiquons des prix modiques de places. » 

Thierry Escaich. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette seizième édition met les jeunes pianistes à l’honneur. L’année prochaine, ce sera au tour des violonistes. Nouveauté pour cette première édition entièrement élaborée par Renaud Capuçon, la résidence de compositeurs. Pour l’édition 2016, l'élu est le Français Thierry Escaich. L’an prochain ce sera le Japonais Toshio Hosokawa. Le compositeur mis en résidence se doit de participer tous les après-midi au concert jeunes lauréats, qui doivent quant à eux inscrire à leur programme une œuvre de ce dernier. Mais dès l’an prochain, prévient Capuçon, tous les artistes invités, qu’ils soient débutants ou confirmés, inconnus ou stars, se devront de jouer le compositeur en résidence. 

Gstaad vu du téléphérique. Photo : (c) Bruno Serrou

Le public qui fréquente le festival est plutôt composite. Jeunes et moins jeunes, riches et moins riches, élégantes en manteaux de fourrure ou en jeans et polos se bousculent et se mélangent bon-enfants, pour écouter en confiance des œuvres plus ou moins populaires et des artistes plus ou moins célèbres mais qu’ils savent de toute façon de très grande qualité. Tant et si bien que la totalité des concerts sont donnés à guichets fermés.

Eglise de Saanen. Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi, la soirée d’ouverture, donnée en l’absence de Renaud Capuçon, retenu à Salzbourg pour un concert avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne dirigé par Tugan Sokhiev, a été pur enchantement, avec un orchestre balte, le Kremerata Baltica fondé par Gidon Kremer qui, après des lectures ardentes de pages d’orchestre de chambre du jeune Félix Mendelssohn, la Symphonie n° 7 pour cordes en ré mineur, et du Polonais Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), un proche de Dimitri Chostakovitch, une Symphonie de chambre n° 2 op. 147 de 1987 d’une énergie haletante, a été rejoint par la grande Martha Argerich dans le Concerto n° 2 pour piano et orchestre en si bémol majeur op. 19 de Beethoven. 

Martha Argerich dans le Concerto n° 2 pour piano de Beethoven, église de Saanen. Photo : ©MiguelBueno

Tout sourire et les doigts extirpant du clavier des sonorités de braise, les mains volant délivrées de toute contingence matérielle, comme en apesanteur sans contact direct avec les touches, Argerich jetait des regards complices avec le premier violon, qui dirigeait de son pupitre, et la formation balte, à l’effectif aussi réduit soit-il, lui a donné une réplique à la hauteur de son immense talent. En confiance devant un public concentré et particulièrement demandeur, Argerich a donné en bis une sonate de Scarlatti et l’une des Scènes d’enfant de Schumann qu’elle se plaît à jouer régulièrement en fin de programme avec une intensité étourdissante. 

Gstaad, la chapelle. Photo : (c) Bruno Serrou

Le lendemain, le jeune Japonais Ryutaro Suzuki, ancien élève au Conservatoire de Paris de Bruno Rigutto, Hortense Cartier-Bresson, Michel Béroff et Michel Dalberto, s'est poroduit dans la petite chapelle de Gstaad. 

Ryutaro Suzuki. Photo : ©MiguelBueno

Ryutaro Suzuki a ouvert son récital sur une Sonate en la mineur KV. 310  de Mozart un peu mécanique, suivie de quatre extraits du Tombeau de Couperin de Ravel plus poétique, puis d’une Etude où Thierry Escaich rend hommage au jazz qu’il a donnée en création, avant de d’imposer dans la Sonate pour piano n° 2 op. 36 de Serge Rachmaninov, œuvre dans laquelle il s’est montré le plus à l’aise malgré les restrictions sonores d’un piano demi-queue. C’est sur un Scarlatti naturaliste donné en bis que Suzuki a conclu son récital. 

Alexandra Conunova (violon) et la Camerata Bern. Photo : ©MiguelBueno

Dimanche soir, l’église de Saanen peinte à fresque a servi d’écrin à un brillant Camerata Bern. Il faut être sûr de son fait pour se lancer dans l’aventure symphonique beethovenienne à vingt-sept musiciens, car le moindre écart de justesse, d’intonation et de rythme s’entend. Au lieu du guitariste prévu dans le Concerto d’Aranjuez de Joaquin Rodrigo qui s’est fait porter pâle la veille au soir, c’est une jeune élève de Renaud Capuçon au Conservatoire de Lausanne, la violoniste moldave Alexandra Conunova, qui s’est avérée être une véritable découverte, tant son Concerto n° 4 pour violon en  ré majeur KV. 218 de Mozart s’est fait lumineux et évident. Le mouvement de Partita de Bach qu’elle a choisi de donner en bis a été moins convaincant. 

Camerata Bern. Photo : (c) Bruno Serrou

La Symphonie n° 8 en fa majeur op. 93 de Beethoven qui a suivi a été donnée avec un effectif de cordes réduit à minima (quatre premiers et quatre seconds violons, trois altos, deux violoncelles, contrebasse) tandis que les instruments à vent sont restés par deux. Ce qui aurait dû susciter d’irrémédiables déséquilibres, est passé à l’arrière-plan, tant l’allant, l’engagement, la conception épique impulsés par le premier violon d’Antje Weithass ont tout emporté dans un flamboiement d’intensité et de ferveur. Malgré une inévitable sécheresse sonore et une certaine âpreté des cordes, la conviction et l’énergie qui ont découlé de cette interprétation vivifiante a pétrifié le public. Impression confortée par un Scherzo triomphant du Songe d'une nuit d’été de Mendelssohn.

Bruno Serrou

1) Pour les quarante ans de Renaud Capuçon, Warner-Erato publie un nouveau disque monographique du violoniste réunissant la Symphonie espagnole d'Edouard Lalo, Zigeunerweisen de Pablo de Sarasate et le Concerto n° 1 pour violon et orchestre de Max Bruch, avec l'Orchestre de Paris et Paavo Järvi (1 CD Erato 0825646982769)