mardi 26 décembre 2017

Alban Berg : Suite lyrique pour quatuor à cordes

Alban Berg (1885-1935) à sa table de travail. Photo : DR

Composition : juin 1925-5 octobre 1926
Création : 8 janvier 1927 à Vienne par le Neues Wiener Streichquartett (Quatuor Kolisch)
Durée d’exécution : env. 30 mn
Effectifs : 2 violons, alto, violoncelle
Editeur : Universal Edition, Vienne (1927)

Alban Berg et Hanna Fuchs. Photo : DR

Immense et douloureux chant d'amour, la Suite lyrique, à l’instar de toutes les œuvres d’Alban Berg, se fonde sur un programme secret. Ici, les amours secrètes du compositeur mais passionnées révélées en 1976, à la mort de son épouse Helen, du compositeur avec Hanna Fuchs-Robettin, elle-même mariée à un industriel Praguois et belle-sœur d’Alma Mahler. Berg associe dans ce second quatuor les initiales de son nom à celles de sa bien-aimée pour constituer une part du matériau thématique. Ce programme longtemps ignoré pourrait à lui seul expliquer le fait que la Suite lyrique soit avec Wozzeck et le Concerto pour violon « A la mémoire d’un ange » la page la plus célèbre de Berg, voire de la Seconde Ecole de Vienne en son entier. Car, malgré une architecture d’une rigueur exceptionnelle, il émane de cette partition une puissance émotionnelle extraordinaire.

Gustav Mahler (1860-1911) dans les Alpes tyroliennes. Photo : DR

Le monde décrit dans cette œuvre est celui, désolé et solitaire, du Moi intime de Berg fécondé par Le Chant de la Terre de Gustav Mahler dans l’ultime salut au monde du finale, « Sombre est la vie, sombre est la mort ». Associant libre atonalité et dodécaphonisme, la Suite lyrique repose sur la même série fondamentale que la seconde version du lied Schliesse mir die Augen beide (Ferme-moi les yeux) écrite en 1925, série proposée à Berg par son élève F. H. Klein. En outre, la Suite lyrique compte six mouvements, conformément au Chant de la Terre de Gustav Mahler qui avait inspiré en 1923 la Symphonie lyrique, autre œuvre en six mouvements de l’ami Alexandre Zemlinsky, à qui Berg dédie son quatuor, et à l’opus 130 de Ludwig van Beethoven. A Zemlinsky, Berg n’emprunte pas seulement la forme en six mouvements enchaînant tempi vif-lent-vif-lent-vif-lent, le titre et deux citations, mais surtout une inspiration de caractère extatique qui colore la citation de Tristan und Isolde dans le finale.

Alexander Zemlinsky (1871-1942). Photo : DR

Euphorique, le mouvement initial, Allegretto giovale, porté par l’heureuse perspective du voyage à Prague où la gloire et l’amour attendent le compositeur, est de forme sonate libre. Ce morceau s’organise autour de deux tempi fondamentaux, avec de nombreuses fluctuations qui correspondent aux deux thèmes, l’un conquérant, l’autre méditatif.

Quoi que construit sur une très belle série de douze sons dont l’énoncé est d’une tendresse ineffable, l’Andante amoroso n’a rien de dodécaphonique. La dernière proposition du thème sert de coda à ce mouvement d’un raffinement instrumental exceptionnel. De forme lied, l’Allegro misterioso - Trio estatico a le tour d’un rondo fantomatique d’esprits cheminant sur des fils de soie, selon la formule du musicologue Dominique Jameux, inquiétude lancinante et fugace face à un vide possible. Ce Mouvement perpétuel présente en son centre une brusque interruption, le trio estatico, tel un cri de douleur. La figure du « v » renversé, qui va emporter progressivement l’œuvre, fait ici sa première apparition. Le trio s’interrompt soudain, l’allegro s’imposant en forme miroir venue du Concerto de chambre et prémonition de l’interlude du deuxième acte de Lulu.

L’atmosphère de l’Adagio appassionato est écrasante. La forme miroir y est présentée en une formule obsessionnelle. C’est ici que Berg cite la Symphonie lyrique de Zemlinsky, « en forme de récitatif très libre » nettement indiquée sur la partition. Le fil du discours de Berg est repris à l’apogée de la transe suggérée par le motif aux couleurs d’Orient, puis le mouvement chemine vers une très grande tension dramatique. Mais un chant s’élève, celui d’Hanna (Fuchs) et celui d’(Alban) Berg fusionnés.

Première page de la Suite lyrique d'Alban Berg. Photo : (c) Universal Edition, Wien

Le Scherzo, Presto delirando - tenebroso qui suit se présente telle une décharge d’énergie, tentative de reconquête du Moi par l’activité, le stress du retour au quotidien après l’extase amoureuse. L’écriture instrumentale est ici particulièrement brillante. L’immobilité inopinée des deux tenebroso est l’occasion pour les instrumentistes de jouer à découvert.

Le Finale, Largo desolato, est l’une des pages les plus émouvantes de l’histoire de la musique. Il s’agit d’une méditation sur le temps, d’une contemplation du néant. La citation de Tristan et Isolde de Wagner est un modèle d’intégration aux spécificités de la musique de Berg. Sa signification est triple, adieu au romantisme, rendez-vous donné à l’amour d’Hanna dans la mort, quête d’un nirvana par-delà un quotidien insupportable. Le mouvement stroboscopique du début, avec les entrées successives du thème en valeurs toujours plus courtes alors que le tempo est indiqué de plus en plus lent, suggère à l’audition une accélération continue. Dans sa phase ultime, les instruments se taisent les uns après les autres, la partition se consumant dans un murmure débouchant sur le silence. L’alto termine seul sur des battements fa ré-bémol dont le nombre n’est pas fixé mais dont le son va vers l’extinction. Seule obligation pour l’instrumentiste, ne pas s’arrêter sur le ré-bémol...


Il convient de noter que depuis la rédaction des lignes ci-dessus en 2002, une première version de la Suite lyrique sous forme de manuscrit a été mise au jour. Cette mouture ajoute dans le finale la voix de soprano au quatuor d’archets. Le chant expose un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du mal, De profundis clamavi, traduit en allemand par Stefan George. Enfin, en 1928, Alban Berg arrangea trois des six mouvements (2-3-4) pour orchestre à cordes dont la création a été donnée à Berlin le 31 janvier 1929 sous la direction de Jascha Horenstein.

Bruno Serrou

vendredi 22 décembre 2017

Genève en fête avec le Baron tzigane de Johann Strauss jr

Genève (Suisse). Opéra des Nations. Vendredi 15 décembre 2017

Johann Strauss Jr (1825-1899), le Baron tzigane. Photo : (c) Grand Théâtre de Genève / Carole Parodi

En cette fin d’année, le Grand Théâtre de Genève cède à la tradition de l’opéra-comique viennois. Son choix s’est porté sur le Baron tzigane de Johann Strauss Jr., transformé en partie de jeu de l’oie.

Johann Strauss Jr (1825-1899), le Baron tzigane. Photo : (c) Grand Théâtre de Genève / Carole Parodi

Peu programmée sur les scènes lyriques francophones, le Baron tzigane de Johann Strauss Jr., créé en 1885, fut en son temps le plus grand triomphe de l’auteur de la Chauve-Souris, son œuvre scénique la plus jouée aujourd’hui. Y sont associées pour la première fois au théâtre lyrique les musiques de l’empire austro-hongrois, la czardas budapestoise, et la sentimentalité viennoise. L’intrigue conte les tribulations d’un héritier revenant d’exil, Sandor Barinkay, qui, dans un contexte de chasse au trésor, doit choisir pour épouse Arsena, fille de l’éleveur de porcs Zsupan, ou Saffi, fille de la bohémienne Czipra. Donnée en français dans une adaptation d’Agathe Mélinand, la production genevoise revient au metteur en scène allemand Christian Räth, proche collaborateur de Laurent Pelly. L’on reconnaît d’ailleurs la griffe du Français, notamment la scénographie onirique et inclinée en forme de tapis de jeu de l’oie de Leslie Travers truffée de trappes et crevasses propres à diversifier les espaces scéniques, ainsi que ses costumes excentriques et la chorégraphie de Philippe Giraudeau.

Johann Strauss Jr (1825-1899), le Baron tzigane. Photo : (c) Grand Théâtre de Genève / Carole Parodi

La direction d’acteur réglée au cordeau de Pelly est cependant absente, le spectacle manquant de cohésion, de rigueur, les protagonistes semblant parfois flotter. Mais cette impression disparaîtra sans doute au cours des représentations. Les bohémiens de Räth sont des bikers affrontant des porchers au comportement ridicule savamment vêtus de rose. S’échauffant peu à peu, Jean-Pierre Furlan campe un Barinkay convainquant et si le médium paraît peu assuré, l’aigu rayonne. Dans le rôle de Zsupan l’éleveur de porcs, Christophoros Stamboglis a la voix large mais il est fâché avec la métrique, puis, sujet à un malaise non annoncé au public, il apparaît diminué dans la seconde partie du spectacle. Sa femme Mirabella est confiée à Jeannette Fischer, qui, à défaut de puissance, saisit par sa présence et sa souplesse. Timbre pur et vibrato maîtrisé, Melody Louledjian est une Arsena d’un engagement théâtral total. Son amant Ottokar est bien campé par un Loïc Félix à la voix étincelante et à la diction irréprochable, ce qui n’est pas le cas de tous. Daniel Djambazian est un Carnero trop caricatural. Côté bohémiens, Eleonore Marguerre est une délicieuse Saffi. Malgré de brillants aigus, Marie-Ange Todorovitch est une Czipra victime d’un vibrato prononcé. L’Orchestre de la Suisse romande, aux sonorités épanouies, prend plaisir à jouer cette musique d’une grande variété, sous la direction généreuse de Stefan Blunier qui tend à couvrir le plateau.


Bruno Serrou

jeudi 21 décembre 2017

Des Contes d’Hoffmann d’après Offenbach

Dijon (Côte d’Or), Opéra de Dijon. Jeudi 14 décembre 2017


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Depuis un certain nombre d’années, l’Opéra de Dijon se plaît à jouer avec les œuvres. Après un Ring de Wagner tronqué et traficoté, c’est au tour des Contes d’Hoffmann d’Offenbach.


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Dès sa création posthume en 1881, les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach ont fait l’objet de coupures, d’ajouts, d’arrangements en tous genres. Le livret du seul opéra et œuvre ultime du « Mozart des Champs-Elysées » signé Jules Barbier puise pour l’essentiel dans trois des contes du compositeur écrivain allemand E.T.A. Hoffmann.


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Cette fois c’est une refonte quasi générale de cet ouvrage d’Offenbach que l’Opéra de Dijon présente en cette fin d’année dans l’accueillant Grand Théâtre de Jacques Cellerier et Simon Vallot. Certes, les grands airs qui font la réputation de l’œuvre sont présents, mais fondus dans une double adaptation musicale par Fabien Touchard, pour les arrangements, et Peter von Poehl, pour les ajouts et la sonorisation pop’, ainsi que littéraire par Mikaël Serre pour de nombreux dialogues parlés, également metteur en scène. Transformé en un spectacle de deux heures en continu, ces Contes d’Hoffmann sont sous-titrés « laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête », citation tirée de Friedrich Nietzsche à qui le texte emprunte ainsi qu’à Ingmar Bergman, Werner Schroeter et Michel Houellebecq.


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

De ce qui pourrait passer pour un salmigondis fait sur le dos d’un chef-d’œuvre au prétexte qu’il est inachevé, reste l’intrigue originelle et les actes de l’automate Olympia, d’Antonia à la voix d’ange et la courtisane Giulietta, ainsi que l’épilogue de Stella. L’orchestre, réduit à 11 instruments, dirigé avec élégance par Nicolas Chesneau, est dissimulé en fond de plateau derrière un rideau sur lequel sont projetées entre chaque acte des interviews des conquêtes d’Hoffmann. Au centre de la scène, sept flippers dont les bruits forment un fond sonore, et un immense lit blanc circulaire éclairé par une rosace de néon. Pour Mikael Serre, les Contes d’Hoffmann sont « le premier opéra rock de l’histoire », annonçant Tommy du Who ou Phantom of the Paradise de Brian de Palma… 

Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Du ce bric-à-brac ressort une distribution sans faille dominée par un ex-membre de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, l’étincelant Kévin Amiel, Hoffmann résolu et humain. La soprano franco-canadienne Samantha Louis-Jean cumule brillamment les quatre rôles féminins (Olympia, Antonia, Giulietta, Stella). Damien Pass (Lindorf, Coppelius, Dr Miracle, Dapertutto) et Marie Kalinine (Nicklausse, la muse, la mère d’Antonia) leur donnent une réplique idoine, à l’instar des seconds rôles et du chœur.

Bruno Serrou