mercredi 6 décembre 2023

L’Opéra de Lyon a donné en concert à Paris, Théâtre des Champs-Elysées, une effervescente Adriana Lecouvreur de Cilèa

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 5 décembre 2023 

Daniele Rustioni. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Le chœur et l’orchestre de l’Opéra national de Lyon et son excellent directeur musical Daniele Rustioni, ont donné dans un Théâtre des Champs-Elysées comble (en attendant la production en janvier de l’Opéra de Paris (1)) une brûlante version concert d’Adriana Lecouvreur de Francesco Cilèa, auteur d’une musique taillée à la serpe, brute de fonderie, avec de rares plages raffinées, avec de brillants solides et une brillante distribution. 

Francesco Cilèa, Adriana Lecouvreur. Solistes, Orchestre et Choeur de l'Opéra national de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Malgré son renom, Adriana Lecouvreur de Francesco Cilèa (1866-1950) n’est pas des plus courus en France. C’est pourtant grâce à ce seul ouvrage que ce contemporain de Pietro Mascagni et de Ruggero Leoncavallo s’est maintenu. Inspiré du drame d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé Adrienne Lecouvreur, le livret d’Arturo Colautti est tiré d’un fait réel qui opposa la princesse de Bouillon et la tragédienne Adrienne Lecouvreur admirée par Voltaire, qui en fit l’une de ses interprètes favorites et avec qui il entretint une relation amoureuse. Elle eut également une liaison avec Maurice de Saxe, maréchal de France. Mais en 1730 sa santé vacilla soudain. C’est alors que le bruit courut de son empoisonnement par la duchesse de Bouillon, elle-même éprise du maréchal.

Francesco Cilèa, Adriana Lecouvreur. Tamara Wilson (Adriana), Orchestre et Choeur de l'Opéra national de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est cette rivalité entre une princesse et une tragédienne pour l’amour d’un maréchal, et la mort de la seconde après avoir inhalé les parfums d’un bouquet de violettes empoisonné offert par la seconde qui sont au centre de l’opéra de Cilèa. Créé à Milan en 1902 par Angelica Pandolfini dans le rôle-titre, Enrico Caruso dans celui de Maurizio, et Giuseppe De Luca en Michonnet, ce dernier étant l’un des régisseurs du Théâtre Français secrètement épris de la tragédienne, l’ouvrage connut un succès rapide. Théâtre dans le théâtre, l’action est en effet efficace et il a inspiré au compositeur une musique brillante, souvent très sonore, et d’une évidente facilité, autant d’écriture que d’écoute.

Francesco Cilèa, Adriana Lecouvreur. Solistes, Orchestre et Choeur de l'Opéra national de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux jours après une première exécution sur le plateau de l’Opéra de Lyon, les forces musicales de la scène lyrique nationale rhodanienne se sont imposées devant la salle archi-comble et concentrée du Théâtre des Champs-Elysées d’un public qui a clairement apprécié un staff de qualité, deux mois avant les représentations scéniques  programmées à l’Opéra de Paris-Bastille (1). La soprano états-unienne Tamara Wlson, qui vient de chanter la princesse Turandot de l’opéra de Puccini à l’Opéra de Paris et que l’on retrouvera en ce même théâtre dans Beatrice di Tenda de Bellini (2), campe une Adriana ardente aux aigus rayonnants, ne forçant jamais sa voix et attestant d’une musicalité constante. La mezzo-soprano languedocienne Clémentine Margaine, qui retrouvera le rôle à l’Opéra de Paris, est une Princesse de Bouillon fielleuse à souhait rivalisant avec l’héroïne autant dans l’intrigue amoureuse que vocalement par sa plénitude et ses sombres colorations. Entre elles deux, le ténor états-unien Brian Jagde, le Calaf de Tamara Wilson à Bastille, est un Maurizio solide pourvu d’un large nuancier, sa voix rayonnant sans forcer. Le baryton géorgien Misha Kiria incarne un touchant Michonnet. La basse italienne Maurizio Muraro est un Prince de Bouillon vénérable. Les rôles secondaires étaient parfaitement tenus par des solistes de l’Opéra de Lyon Studio et du Chœur du théâtre lyonnais. Sous la direction enthousiaste et idiomatique du chef italien Daniele Rustoni, son directeur musical attentif à l’expression du chant et jouant d’un nuancier ingénieux tout en encourageant son orchestre dans la vigueur sonore heureusement non dénué de nuances, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et ses pupitres solistes (harpe, clarinette, cor anglais, cuivres, violon, alto, violoncelle, contrebasse) a efficacement contrôlé la véhémence de l’orchestration de Cilèa, qui ne fait pas dans la dentelle.

Bruno Serrou

1) Du 16 janvier au 7 février 2024. - 2) Du 9 février au 7 mars 2024 

dimanche 3 décembre 2023

Festival Ligeti 4/4 : Sans scénographie, "Le Grand Macabre" a enthousiasmé le public de Radio France par sa jouissive beauté nue au lyrisme métaphysico-scatologique transcendant

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Samedi 2 décembre 2023 

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Mémorable soirée offerte par l’Orchestre National de France, François-Xavier Roth, le Chœur et la Maîtrise de Radio France et le Festival d’Automne à Paris pour le Centenaire de la naissance de György Ligeti (1923-2006), avec une version semi-scénique de Benjamin Lazar de son fabuleux opéra Le Grand Macabre d’une liberté, d’une inventivité, d’une sensualité, d’une gourmandise inouïes, sur un livret caustique et libertin, à l’humour grinçant parfois scatologique, volontiers grossier du compositeur et de Michael Meschke d’après le dramaturge bruxellois Michel de Ghelderode (1898-1962) dont il a magnifié l’univers fantastique, lugubre, grotesque voire saugrenu, cruel, énergique avec une musique qui se renouvelle continuellement, crée de l’insolite au point de surprendre à tout instant en se transformant constamment. L’avantage d’une exécution concertante par rapport au théâtre d’opéra est de goûter pleinement les magies d’un orchestre qui se renouvelle continuellement. Distribution exemplaire, dans une nouvelle traduction française de la version révisée en 1996.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Inspiré de la Balade du Grand Macabre du dramaturge belge Michel de Ghelderode, le livret écrit à l’origine en allemand de cet opéra de la seconde moitié du XXe siècle parmi les plus joués dans le monde est co-signé par le compositeur et Michael Meschke. Pour lui donner davantage en universalité, Ligeti a tenu à ce que l’œuvre soit donnée dans la langue locale du théâtre qui le produit (Bruxelles, pour les raisons linguistiques évidentes et en tant que capitale de l’Europe et siège de l’Otan, a néanmoins opté pour l’anglais, à l’instar de la production mise en scène par l’Etatsunien Peter Sellars pour Salzbourg en coproduction avec le Théâtre du Châtelet). Apparemment hétérogènes et détachées les unes des autres, les quatre scènes se présentent tel un collage supérieurement réalisé qui sollicite tous les modes d’expression artistique. Le sujet, emprunté à la danse macabre médiévale illustrant le Jugement dernier, combine apparitions fantasques sur fond d’Apocalypse fondé sur une langue d’une grossièreté métaphysique. Avec ce Nekrotzar, dit le Grand Macabre, qui veut anéantir le monde sans y parvenir pour cause d’abus d’alcool, l’humour burlesque singulier de Ligeti se fait ici d’un cynisme communicatif qui permet toutes sortes d’élucubrations aux metteurs en scène et aux auditeurs-spectateurs. Cela malgré les réserves et fâcheries que le compositeur ne manquait pas de manifester de son vivant aux diverses productions. Dans Le Grand Macabre, l’aigreur et le sarcasme grinçant côtoient le non-sens reflets de la condition humaine. A partir d’un tel sujet, qui ne pouvait que l’inspirer tant il lui ressemble, Ligeti joue à détourner l’opéra pour mieux y revenir, se plaisant à paraphraser plus ou moins ouvertement quantité de ses aînés du passé. Citer pour transgresser, recycler, détourner les objets sélectionnés, en y associant provocation et poésie, pour mieux intégrer le théâtre et l’absurde dans l’opéra. Cet énorme éclat de rire en forme de vent de folie est néanmoins un théâtre d’une profondeur abyssale, la mort, la camarde, ici le Grand Macabre Nekrotzar, étant chez l’Homme la principale préoccupation, le but ultime de la vie, permanente compagne spirituelle, intellectuelle, physique.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

Tout ce qui fait la personnalité de Ligeti est contenu dans son grand opéra. Créé en 1978 à Stockholm en suédois, vu à l'Opéra de Paris en français en 1981 dans une production de Daniel Mesguich qui fit grand bruit, Le Grand Macabre, adapté d’une pièce de théâtre de Michel de Ghelderode lui-même héritier d’Alfred Jarry (1873-1907), est pour le compositeur une sorte de farce noire proche du monde du peintre primitif flamand Jérôme Bosch (1450-1516) et du peintre-illustrateur-poète parisien Roland Topor (1938-1997), mais aussi du peintre-graveur brabançon Pieter Bruegel (v.1525-1569). Le compositeur raille la mort, cette bavarde éthylique que chacun craint mais qui finit par disparaître, laissant quelque répit à l’humanité pour jouir de la vie. Ligeti a retravaillé dix mois en 1996 son ouvrage, qu’il appuie désormais sur un livret anglais rimé, et l'a disposé non plus en actes mais en scènes lui donnant une continuité d’autant plus grande que l’opéra est maintenant entièrement chanté, et élargi la superbe passacaille finale qui lui attribue ainsi un tour classique. Egalement réorchestrée, cette partition raffinée est entrée de plein pied dans le grand répertoire dès sa version princeps. Cette œuvre n’appartient pas à l’avant-garde, elle est la quintessence de la personnalité et de l’indépendance de son auteur, tant d’éléments de son langage formant en vérité le fonds de la musique d’aujourd’hui. « Certes, le tout reste complexe, mais Wagner l’est toujours, comme Berg, mais nous avons tous plus ou moins grandi avec cette musique », comme me le faisait remarquer Esa-Pekka Salonen lors d’une répétition de l’ouvrage Théâtre du Châtelet en 2006. Le Grand Macabre renvoie au classicisme, notamment à Mozart, sa stratégie étant très mozartienne, tant il transforme le temps de la même façon, passant sans transition du drame à la comédie, de la gravité à la grâce, comme cette sublime passacaille lancée au second acte par le petit effectif des cordes. Cette filiation rend nécessaire la participation de chanteurs aguerris au bel canto, familiers non seulement de Mozart mais aussi de Bellini et Donizetti, Le Grand Macabre étant une œuvre d’une extrême vocalité, même si, sur le plan rythmique, elle peut poser quelque souci aux chanteurs, dès le duo d’entrée Amando-Spermando (mezzo-soprano) / Amanda-Clitoria (soprano) qui rappelle La Bohème de Giacomo Puccini. Si la situation est érotique, voire grivoise sinon pornographique, la langue est parfois si onirique qu’elle atteint le comble de l’émotion. D’une rutilante inventivité, Le Grand Macabre est transcendé par une musique vivante, audacieuse, libre, hors mode, non dogmatique, une inépuisable inventivité, dans laquelle le compositeur hongrois inocule tout ce qui constitue son univers sonore, avec des citations de Monteverdi jusqu’à Puccini, en passant par Mozart, Beethoven, Schumann, Liszt, Verdi, Offenbach, ainsi que des autocitations, mais aussi les sons des villes contemporaines, klaxons, sonnettes de téléphones et de vélos, appeaux, au sein d’un orchestre où les instruments à vent (trois flûtes dont deux piccolos, trois hautbois dont un hautbois d’amour et un cor anglais, trois clarinettes dont une clarinette basse, un saxophone alto, trois bassons dont un contrebasson, quatre cors, quatre trompettes, trois trombones, tuba) et la percussion (timbales et gamme complète de peaux - tambours, grosses caisses, toms, tablas, etc. -, de claviers - clavecin, piano, orgue Hammond, orgue régale, célesta, marimba, xylophone, synthétiseur - et de métaux - cymbales, tam-tams, gongs, cloches, etc. -, trois harmonicas, harpe, mandoline) dominent, tandis que les cordes sont à effectif réduit (trois violons, deux altos, six violoncelles, quatre contrebasses).

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Un univers qui correspond en tous points à la démesure, à l’audace et à la poésie de l’inspiration de Ligeti, celui du fantastique apocalyptique de Jérôme Bosch et de Pierre Breughel, voire de Roland Topor, qui signa la scénographie de la création française au palais Garnier en 1980 pour la mise en scène de Daniel Mesguich, trois peintres dont l’humus correspondent admirablement au grotesque scatologique et au fantastique apocalyptique de Ghelderode et au monde sonore déjanté de Ligeti, qui crée une cacophonie mordante et hilarante  qui se présente dès le prélude de chacune des deux scènes impaires (symphonie de klaxons pour le premier, cadence de sonneries de téléphones pour le second, mais aussi appeaux, harmonicas, etc.), le tout se voulant parodie d’opéra dont il émane pourtant une impression plus opératique qu’un opéra se revendiquant comme tel.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Benjamin Lazar, François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

Sous l’impulsion de François-Xavier Roth, mains de velours dans des gants de fer, à la fois délicieusement évocatrice, épique, humoristique, rigoureuse, sereine, fluide mais solide, univoque, polymorphe, décidée trahissant une réelle et intime connaissance de la partition et du style protéiforme de Ligeti, l’Orchestre National de France s’est avéré dans une forme éblouissante, jouant cette partition avec un plaisir évident, exaltant à satiété des sonorités de braise dans un espace élargi en divers points de l’Auditorium derrière le public et dans les hauteurs, ce qui devrait pousser les responsables de la phalange à concevoir des programmations plus téméraires. La distribution réunie pour cette unique représentation heureusement captée par Arte (1) a réuni une palette de chanteurs acteurs de premier plan, sous l’impulsion du metteur en scène Benjamin Lazar, avec à sa tête le baryton-basse britannique Robin Adams, macabre Nekrotzar d’une effrayante vérité, l’époustouflant Piet du Bock du ténor français Matthieu Justine, la mezzo-soprano allemande Judith Thielsen et la soprano nantaise Marion Tassou en ardents amoureux Amando/Spermando et Amanda/Clitoria, le baryton-basse français Olivier Gourdy, imposant astrologue Astradamors, et sa bestiale épouse Mescalina campée par l’endurante mezzo-soprano française Lucile Richardot entendue dans trois œuvres différentes en l’espace d’une semaines (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/festival-ligeti-24-les-percussionnistes.html et http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/raphael-pichon-la-tete-de-son-ensemble.html), le brillant contreténor britannique Andrew Watts en Prince Go-Go immature, et la phénoménale soprano française à la voix agile et aux aigus triomphants Sarah Aristidou, tandis que le Chœur, avec ses solistes, et la Maîtrise de Radio France ont participé avec bonheur et cohésion à la réussite d’ensemble de cette grande et belle soirée de bonheur musical à la gloire de l’un des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique, György Ligeti.

Bruno Serrou

1) À voir (pour ceux qui n’ont pas pu être présents) et à revoir (pour les chanceux qui ont eu le bonheur d’y être) sur ARTE Concert ce Grand Macabre donné le 2 décembre 2023 à Radio France et accessible jusqu'au 31 mai 2024 : https://www.arte.tv/fr/videos/114846-005-A/francois-xavier-roth-dirige-le-grand-macabre-de-ligeti/?fbclid=IwAR2qaolmh0mkBQboPw8CnK6jEznNaMk2h07eKfTC1A1A3_NQQx0pAmtqG9U

 

samedi 2 décembre 2023

Igor Stravinsky et Salvatore Sciarrino se sont judicieusement fait écho dans un concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Barbara Hannigan et Pablo Heras-Casado

Paris. Festival d’Automne à Paris. Radio France, Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 1er décembre 2023 

Salvatore Sciarrino, Barbara Hannigan, Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmoniqiue de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert prometteur sur le papier mais frustrant quant au résultat dans le cadre du Festival d’Automne à Paris de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé de façon plus ou moins relâchée par Pablo Heras-Casado, avec une création attendue de Salvatore Sciarrino, en sa présence, Love & Fury d’après Stradella à l’écriture pointilliste donnant à l’orchestre les couleurs et la façon de la Klangfarbenmelodie d’Arnold Schönberg avec une Barbara Hannigan en relative méforme. 

Salvatore Sciarrino, Barbara Hannigan, Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmoniqiue de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Depuis son édition de 2000 au cours de laquelle il consacra sept concerts et spectacles, le Festival d’Automne à Paris programme chaque année au moins une œuvre de Salvatore Sciarrino. A 76 ans, le compositeur sicilien se fait un peu moins productif, et c’est avec impatience que l’on attendait pour la France une nouvelle partition. C’est ce que vient de présenter le Festival d’Automne et Radio France, dans une œuvre dont ils sont les commanditaires pour la cantatrice britannique Barbara Hannigan, sa dédicataire. Admiratif de la Renaissance italienne, le compositeur sicilien, dans la continuité de ses pièces rendant hommage au prince Carlo Gesualdo de Venosa, dont il a mis en musique la part la plus noire de la biographie dans son opéra Luci mie traditrici (Ô mes yeux traîtres) en 1998, et, la même année Le voci Sottovetro (Les voix sous verre) pour mezzo-soprano et ensemble, suivis l’année suivante pour le théâtre de marionnettes La terribile e spaventosa storia del Pincipe di Venosa e della bella Maria (L’effrayante et terrible histoire du Prince de Venosa et de la belle Marie). Ces dernières années, Sciarrino s’est tourné vers un maitre du baroque italien, le Bolonais Alessandro Stradella (1639-1682), au destin aussi tragique, puisqu’il est mort assassiné à l’âge de 43 ans. En 2016, à l’instar de Gesualdo, Stradella a inspiré à Sciarrino un opéra, Ti vedo, ti sento mi prdo. Un attesa di Stradella (Je te vois, je t’entends, je te perds. Une attente de Stradella). « Stradella est l’une des voix puissantes de nos racines, écrit Sciarrino en tête de sa partition. Comme je voudrais mettre en évidence l’unicité de sa musique, j’ai travaillé sur elle à plusieurs reprises, en essayant de l’assimiler à notre monde, ainsi que je l’avais fait précédemment Gesualdo. […] Le titre de la présente anthologie est presque un instantané de ce qu’elle contient, bien que pour nous, Italiens, ‘’fury’’ sonne davantage comme ‘’furie’’ que comme ‘’haine’’. Il y a deux sources principales : l’opéra Il Moro per amore (Le Maure pour l’amour, 1681) etc. l’oratorio San Giovanni Battista (Saint Jean Baptiste, 1675). Love & Fury comprend également deux canzonettas isolées. » En fait, comme l’ont fait et continuent à la faire les compositeurs de tous les temps, Sciarrino, à l’instar par exemple d’un Anton Webern avec l’Offrande Musicale de Jean-Sébastien Bach, l’Italien non seulement harmonise et instrumente les mélodies de Stradella, mais les recompose plus ou moins. Le pointillisme et l’économie de moyens caractéristiques du compositeur sicilien, obtenant une mélodie de timbres dans l’esprit de Schönberg et la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres)  dans la troisième des Cinq Pièces pour orchestre op. 16 en 1909. La réalisation de Sciarrino permet aux divers pupitres de l’orchestre de briller, grâce à une écriture virtuose et limpide emplie de la chaude lumière solaire caractéristique à l’Italie, qui plonge dans le travail d’un Luciano Berio lorsqu’il puisait dans le répertoire traditionnel et dans l’œuvre de ses aînés (Schubert, Mahler, Puccini, entre autres), tandis que Barbara Hannigan, à qui l’œuvre est donc dédiée, n’a plus les aigus, ni la solidité de la texture vocale d’antan, elle n’a pas pu donner toute la dimension de la ligne de chant de l’œuvre qui exige une souplesse radieuse propre à la musique du seicento italien.  

Pablo Heras-Casado, Nathan Mierdl (violon solo), Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou 

La création de Salvatore Sciarrino était encadrée par deux chefs-d’œuvre d’Igor Stravinski de ses deux époques extrêmes. Le prologue du concert était de la dernière période, celle des années 1950-1971, le temps où le monde redécouvrait, ébloui et enthousiaste, l’œuvre de Carlo Gesualdo (1566-1613) à la suite de l’édition de l’œuvre entier du prince-compositeur-assassin de Venosa dans les années 1950. Plus encore que Sciarrino avec Stradella (après avoir beaucoup travaillé sur Gesualdo), Stravinski recompose tout en les respectant les trois madrigaux qu’il a sélectionnés et qu’il assemble sans interruption, Asciugate i begli occhi (Séchez vos beaux yeux) extrait du Livre V, Ma tu, cagion di quella atroce pena (Mais toi, la cause de cette douleur atroce) également puisé dans le Livre V, et Belta toi che t’assenti (Ô Beauté, puisque tu t’absentes) tiré du Livre VI, dont Stravinski n’utilise que la ligne mélodique puisqu’il en évacue le chant pour le confier aux seuls instruments de l’orchestre constitué de deux hautbois, deux bassons, quatre cors (que Stravinsky qualifie dans la troisième pièce d’hermaphrodites, deux trompettes et cordes. C’est Salvatore Sciarrino qui a choisi ces pages en préluder à sa propre œuvre en création, « les artifices de l’écriture stravinskienne donnant le frisson, souvent, de façon imprévue ; ils font l’effet d’un insecte que l’on découvre en retournant une pierre ». L’écriture polyphonique virtuose de Stravinski, qui a su rendre à travers les musiciens de l’orchestre, les entrelacs, la plastique et la souplesse de la voix, a permis aux pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France de briller, tant par les textures instrumentale que par leur précision et la fusion de leurs timbres.  

Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce qui a moins été le cas dans la seconde partie du concert, entièrement consacrée au premier des trois grands ballets qu’Igor Stravinski, encore empli de la création de son maître, Nikolaï Rimski-Korsakov, mais aussi de l’influence de Claude Debussy, voire de Jacques Ibert, a composé pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev, L’Oiseau de feu, donnée dans sa version originale de 1910 - et non pas sa révision de 1919 -, qui a été créée avec un vif succès à l’Opéra de Paris-Garnier le 25 juin 1910 sous la direction de Gabriel Pierné et avec une chorégraphie de Michel Fokine. Claude Debussy, qui y décela certainement quelques traces de son propre style, sera le premier à féliciter son jeune confrère. Et de Claude Debussy, il n’en a été aucunement question dans ce qu’a donné à entendre Pablo Heras-Casado, qui n’a pas su ou voulu rendre les couleurs immatérielle et l’impressionnisme qui imprègne l’œuvre. Le chef andalou, oubliant tout ce que la partition doit à Debussy, autant qu’à Rimski-Korsakov, a en effet trop systématiquement découpé cette première grande partition du compositeur russe en plans-séquences, comme si le volatile avait du plomb dans l’aile, au point d’annihiler unité et progression dramatique. Une conception peu évocatrice, décousue au point d’égarer parfois l’orchestre, qui en a oublié son moelleux, ses rondeurs et son fondu habituels, tandis que les cuivres ont semblé perdre leurs repères en plusieurs occasions, sans pour autant démériter.

Bruno Serrou 

vendredi 1 décembre 2023

Centenaire Maria Callas, dernière Diva assoluta

Maria Calas (1923-1977). Photo : DR

Maria Callas, que d’aucuns considèrent comme la plus grande cantatrice-tragédienne des temps modernes, aurait eu cent ans le 2 décembre 2023. Voilà plus de quarante-six ans, le 16 septembre 1977, le monde, incrédule, apprenait sa disparition brutale dans son appartement parisien. Vivante, la soprano gréco-étatsunienne était un mythe ; morte, elle entrait instantanément dans la légende. Aujourd’hui, elle continue de vivre dans l’imaginaire d’un public qui dépasse amplement le petit monde des mordus d’art lyrique. 

Photo : DR

« Je ne suis pas parfaite. Je ne prétends pas l’être. Mon seul désir est de lutter pour l’art... quoi qu’il doive m’en coûter. Même la plus simple mélodie peut, doit être chantée avec noblesse ». Celle qui s’exprimait avec ces intonations dignes d’une Flora Tosca, l’héroïne de Victorien Sardou et de Giacomo Puccini qui fut l’alpha et l’oméga de sa carrière et dont elle aurait pu être l’inspiratrice, restera sans doute dans l’Histoire comme la plus grande diva assoluta du XXe siècle. Tout Maria Callas se trouve en effet synthétisé dans ces quelques mots publiés en décembre 1958 dans le magazine Arts. Il est vrai que jamais jusqu’alors cantatrice avait investi à un tel degré les personnages qu’elle campait à la scène, au point que l’expression « incarner un rôle » semble avoir été inventé par elle. « Quand je travaille un personnage, disait-elle en 1965, je me demande toujours : ’’Si j’étais à sa place, que ferais-je ?’’ Il faut se transformer - mais en restant soi-même. Je crois que c’est d’abord l’instinct qui nous porte dans la bonne direction -, la musique suffit à expliquer tout. Dans notre métier, il faut beaucoup de choses : le physique, le jeu scénique, la diction (il faut ’’parler’’ avec sa voix), le respect de la musique... On ne prend plus le temps nécessaire à tout cela. On veut gagner de l’argent, faire des notes aiguës, impressionner le public, ’’épater le bourgeois’’... Mais ce n’est plus de l’art ! 

Photo : DR

Le mythe Maria Callas est si prégnant que se retrouvent tous les composants contenus par ce terme à chaque étape de sa vie, depuis sa date de naissance - officiellement le 2 décembre 1923, mais ce pourrait être le 3 ou le 4 du même mois de la même année -, jusqu’à son décès dans la solitude le 16 septembre 1977, mort dont l’origine pose encore problème à certains - angine de poitrine ? suicide ? assassinat ? -, puis son incinération, alors que tout dans son comportement et dans sa foi orthodoxe laisse présumer qu’elle ne pouvait envisager pareil épilogue, sa stèle vidée de ses cendres sans que l’on sache qui l’a décidé, la dispersion desdites cendres dans les abysses de la mer Egée sans doute dans le but d’effacer toute trace terrestre de Callas dans le but de renforcer davantage encore sa légende, enfin la dissémination de ses biens et souvenirs, notamment à la suite de l’exposition du musée Carnavalet de Paris en 1979... Pourchassée telle une héroïne de tabloïds britanniques, meutes de paparazzi constamment à ses trousses, La Callas, symbole de l’éternel féminin, aura fait de la scène lyrique le théâtre du monde dont les projecteurs l’ont souvent déstabilisée, faisant d’elle une étoile dont les moindres faits et gestes étaient épiés et les amours auscultées et commentées, attirant sur elle jusqu’à l’attention de ceux qui n’avaient rien à faire de l’art lyrique.

Maria Callas en répétition avec Vittorio de Sabata. Photo : DR

En effet, médias people et d’informations générales, et grand public ont fait d’elle une star rivalisant en popularité avec Marilyn Monroe en se faisant largement l’écho de sa vie privée dès sa rupture fracassante avec sa mère Evangelia amplement évoquée - Maria Callas retourna à New York en 1945 pour y retrouver son père -, puis ses amours malheureuses avec un homme réputé profiteur, l’Italien Gianbattista Meneghini épousé le 21 avril 1949 et dont elle divorça en 1960, chef d’entreprise fabriquant de briques et de fourneaux passionné d’opéras rencontré lors de sa première apparition aux Arènes de Vérone en 1945 qui allait très rapidement devenir à plein temps son protecteur et mentor - il abandonna son entreprise pour s’occuper exclusivement de la carrière de sa femme et de ses intérêts, faisant grimper ses cachets de façon exponentielle, les faisant passer de deux cent quatre vingt euros par soirée à quatorze mille euros, somme jamais atteinte jusqu’alors par une artiste lyrique -, enfin avec l’armateur grec Aristote Onassis, qui, croisé en 1959 dans une soirée mondaine, lui offrira un appartement à Paris en 1961 à proximité du Théâtre des Champs-Elysées, avant de l’abandonner en 1968 pour se marier avec Jackie Kennedy, veuve du président des Etats-Unis John Fitzgerald Kennedy assassiné à Dallas le 22 novembre 1963, firent les choux gras de la presse à scandale et du cœur. Pourtant, Maria Callas fut avant tout le porte-drapeau de son art. Elle sut en effet donner à un genre considéré comme moribond l’aura d’un temple de la vocalité et du théâtre pur. Elle réussit à faire de l’opéra ce dont Richard Wagner avait rêvé, un spectacle total. Ses laudateurs affirment même que la moindre de ses interprétations a révolutionné l’art lyrique, que chacune des notes qu’elle a chantées a acquis une dimension proprement historique. Il se trouve même des critiques musicaux pour affirmer être venus à la musique grâce à ses seules performances discographiques...

Maria Callas dans le rôle de Norma à l'Opéra de Paris le 22 mai 1964. Photo : AFP

Pourtant, cantatrice universellement célébrée pour ses qualités dramatiques, Maria Callas n’a guère été captée sur la scène par les caméras. Tant et si bien qu’elle reste aujourd’hui dans la mémoire collective par ses seuls disques qui sont, il est vrai, autant de leçons de théâtre sans images. Quantité de mélomanes amoureux éperdus d’elle l’ont suivie pendant vingt ans partout où elle se produisait, acceptant de passer des nuits entières à attendre l’ouverture des bureaux de location. Aujourd’hui, des « réseaux callasiens » fleurissent un peu partout dans le monde, y compris sur Internet, et l’on trouve de par le monde toutes sortes d’honorables sociétés vouées au seul culte de « la Divine » riches en documents précieux, films, photos, bandes-son à peine audibles mais écoutées les larmes aux yeux. Ce statut de mythe a été acquis par Callas durant les seules années 1949-1959, époque où le monde de l’après-guerre était friand de légendes vivantes, comme en témoigne l’émergence au même moment des mythes Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot au cinéma ou de celui du « King » Elvis Presley, mort deux mois avant Maria Callas, dans le show business. Ses refus de chanter, ses colères et invectives mises sur le compte de caprices de star sont en fait le reflet de ses scrupules d’artiste qui plaçait son art au-dessus de tout, au risque de sa propre réputation. « Lorsque le rideau se lève, disait-elle, la seule chose qui parle est le courage. » 

Maria Callas avec Lichino Visconti à la Scala de Milan. Photo : DR

Ainsi, le 2 janvier 1958, après une décennie prodigieuse, la carrière de Callas basculait. Ce soir-là, elle ouvrait la saison de l’Opéra de Rome dans l’un de ses rôles fétiches, Norma. Après un premier acte qui la laissa insatisfaite, elle renonçait devant le président de la République italienne. Ce fut un véritable tollé, dans la salle tout d’abord, à la radio qui retransmettait l’événement ensuite, puis, le lendemain, dans la presse qui entreprit un authentique lynchage médiatique. Unanimement adulée aujourd’hui, on lui reprochait alors, comme il est possible de le lire dans la presse parisienne à ses débuts dans la capitale française en cette même année 1958, un « dramatisme exacerbé », des raucités « abusives » et des stridences « excessives », mais aussi, déjà, la fatigue d’une voix « surmenée ». « Vous êtes né artiste ou vous ne l’êtes pas, revendiquait-elle, même si votre voix est moins un feu d’artifice. L’artiste est toujours là. »

Maria Callas avec Leonard Bernstein et Luchino Visconti à la Scala de Milan pour La Somnambule de Bellini en 1956. Photo : DR

Si d’aucuns considèrent désormais Maria Callas comme la plus belle voix du monde, dotée d’une ample tessiture, à la fois sombre, puissante et au registre clair et aérien de soprano dramatique colorature à la palette infinie de nuances et de couleurs, pourvue d’un grave presque noir et d’un aigu d’une luminosité exceptionnelle (fa#2-mi5) qui lui permettait d’endosser les rôles de mezzo-soprano et de soprano aigu, il faut néanmoins convenir qu’il y avait en son temps des timbres plus séduisants, par exemple celui de la soprano italienne Renata Tebaldi (1922-2004), grâce à qui elle fit ses débuts à La Scala de Milan en avril 1950 en la remplaçant au pied levé dans le rôle d’Aïda et dont il fut fait sa grande rivale. Certes, les mots entre elles pouvaient parfois voler bas, « Renata n’a pas d’épine dorsale » dira-t-elle, « Peut-être, mais moi, j’ai un cœur » lui rétorquera celle dont elle disait cependant « J’admire le ton de Tebaldi. Parfois, je souhaiterais avoir sa voix. » La sienne avait en effet des failles, des couleurs impures, un vibrato trop large… Ses fameux sons de joue peuvent encore indisposer, et elle avait des problèmes d’articulation qui faisaient que l’on ne comprenait pas toujours ce qu’elle chantait. « Certains disent que j’ai une voix magnifique, d’autres disent le contraire. C’est une question d’opinion, convenait-elle. Tout ce que je peux dire est que ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’à ne pas m’écouter. »

Maria Callas et Tito Gobbi dans Tosca de Giacomo Puccini à l'Opéra de Paris en 1965. Photo : AFP

En fait, chez elle, au-delà des mots, aussi incompréhensibles soient-ils, c’est la phrase entière qui devenait exceptionnellement claire, limpide. Ajoutons à cela un métier sans faille, un sens naturel des attitudes et une aptitude à concevoir le monde comme un immense théâtre lui ont permis d’acquérir le statut de « Divine ». Tant en puissance qu’en étendue, sa voix, aux accents rugueux et charnels, lui permettait de tout chanter. Ce qui a fait dire à ses thuriféraires qu’elle ressuscita un style de chant disparu, celui des Maria Malibran, Nelly Melba et autre Pauline Viardot, toutes voix capables de passer de Mozart et Bellini à Weber et Meyerbeer, de Verdi à Wagner et Puccini. Or, si sa tessiture couvrait quatre octaves, Callas n’est pas qu’un écho de ces légendes du passé. Là où ses contemporaines criaient, se lamentaient, étalaient leurs sentiments, elle tirait les larmes, la violence de ses personnages du plus profond de son être, ce qui apparaissait dans la texture même de sa voix. « Je ne sais pas ce qui m’arrive sur scène. Quelque chose d’autre semble prendre le dessus. » Elle fut en effet surtout guidée par son prodigieux instinct musical, fondé sur un travail forcené qui lui aura permis d’aviver un chant reposant essentiellement sur l’expression vocale, le rubato, la tenue du souffle, une alchimie de couleurs, d’inflexions et de timbres. Callas connaissait tous les secrets des partitions qu’elle interprétait. Si elle ne craignait pas les coupures, alors jugées nécessaires en raison de l’évolution des goûts du public, elle se donnait sans réserve à la musique et aux œuvres qu’elle avait choisies. « Je serai toujours aussi difficile que nécessaire pour atteindre le meilleur », assurait-elle. Durant les répétitions, elle était toujours la première à arriver au théâtre et elle y chantait constamment à pleine voix. « Je me prépare pour les répétitions comme je le ferais pour le mariage. » Ne voyant pas le chef d’orchestre en raison d’une forte myopie qu’elle ne pourra jamais compenser avec des verres de contact, elle se concentrait sur la dimension psychologique de ses personnages qu’elle investissait sans contrainte autre que celle du metteur en scène, personnage qui lui a toujours paru capital, déclarant à qui voulait l’entendre : « Je ne veux pas d’un metteur en scène d’opéra, je veux un metteur en scène tout court ! »

Maria Callas et Pier Paolo Pasonini durant le tournage du film Medea en 1969. Photo : DR

Grecque d’origine, Maria Callas ne pouvait qu’incarner le modèle de la tragédienne absolue à la destinée exceptionnelle digne d’une reine. Née Sophia Cecelia Kaloyeropoulos le 2 décembre 1923 à New York dans l’île de Manhattan où ses parents s’étaient installés après avoir quitté la Grèce à la mort de leur fils, Maria Callas avait pris ses premières leçons de piano puis de chant à l’âge de dix ans auprès d’un voisin suédois. Formée par deux grands musiciens, une cantatrice espagnole bloquée en Grèce par la guerre, Elvira de Hidalgo rencontrée à Athènes où sa mère, éprise d’opéra, l’avait installée avec elle en 1937 après son divorce et où elle a fait ses débuts à quinze ans dans le rôle de Santuzza de Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni. En 1941, elle commence sa carrière professionnelle dans le petit rôle de Béatrice dans Boccaccio de Franz von Suppé sur la scène de l’Opéra National Grec, puis l’année suivante celui plus important de Marta de Tiefland d’Eugen d’Albert suivi de sa première Tosca de Giacomo Puccini, mais elle sera renvoyée de la troupe trois ans plus tard. De retour à New York où elle a rejoint son père, elle se voit proposer par le Metropolitan Opera deux rôles qu’elle refuse car il lui faudrait trahir les œuvres en chantant contractuellement en anglais, Cio-Cio San de Madama Butterfly de Puccini et Leonora de Fidelio de Beethoven. En 1947, elle réussit une audition aux Arènes de Vérone et décroche le rôle-titre de La Gioconda de Ponchielli dirigé par le grand chef italien Tullio Serafin, disciple d’Arturo Toscanini qui devient son mentor. A partir de cette rencontre, cette cantatrice étatsunienne allait défendre comme nulle autre le chant italien dont elle révèlera quantité de partitions longuement ignorées, donnant ainsi une seconde vie au bel canto alors jugé désuet parce que dénaturé.

Maria Callas et le ténor Mario del Monaco en 1954. Photo : DR

Maria Callas s’était vue principalement confier dans un premier temps le répertoire romantique allemand, de Ludwig van Beethoven à Richard Wagner, et tous les rôles « pour lesquels, relevait-elle, on ne trouvait personne d’autre ». Ainsi, la même année 1947, elle débute à La Fenice de Venise dans le rôle d’Isolde et au Teatro Communale de Florence, cette fois avec un personnage qui restera à jamais attaché à son nom, Norma de l’opéra éponyme de Vincenzo Bellini, théâtre qui lui confiera en 1949 le rôle de Brünnhilde dans Die Walküre de Wagner, et, au pied levé, celui d’Elvira dans I Puritani de Bellini dans lequel elle triomphe. Mal dans sa peau, notamment en raison d’une surcharge pondérale - elle pèsera jusqu’à quatre vingt douze kilos pour cent soixante treize centimètres -, elle usa de tous les moyens imaginables pour maigrir d’une trentaine de kilos afin d’adopter l’élégante silhouette de sa compatriote star de cinéma Audrey Hepburn - elle était obsédée par son tour de taille qui ne devait pas dépasser cinquante-et-un centimètres, bien qu’elle se gavât de marrons glacés et vouât un goût immodéré pour le steak tartare -, et changea sa forte toison rousse pour une fine chevelure châtain coiffée d’un sage chignon. D’aucuns attribueront à cette métamorphose l’altération de sa voix dont les prémisses apparaissent pour la première fois le 8 janvier 1955 à la Scala de Milan, où elle s’était produite pour la première fois en 1950, la texture se faisant soudain plus légère et transparente, mais aussi moins puissante et assurée. C’est le cinéaste Luchino Visconti dont elle tombera profondément amoureuse tout en sachant qu’il ne pourra jamais rien se passer d’autre entre eux que des relations professionnelles et amicales, qui, en cinq spectacles montés à la Scala de Milan (La Vestale de Spontini en 1954, La Traviata de Verdi et La Sonnambula de Bellini en 1955, Iphigénie en Tauride de Gluck et Anna Bolena de Donizetti en 1957), fera de Maria Callas la plus glamour des cantatrices. D’autres grands metteurs en scène l’ont dirigée, Carl Ebert, Margarita Wallmann, Franco Zeffirelli, lui-même élève de Visconti, ou Alexis Minotis, qui fit d’elle la « Médée du siècle » en la produisant pour la première fois à l’Opéra de Dallas en 1958 dans cet ouvrage de Luigi Cherubini longtemps ignoré. L’impact de ce spectacle fut tel que, la voix éteinte depuis quatre ans, La Callas retrouvait ce personnage de la mythologie grecque en 1969 dans le sublime film du cinéaste-poète italien Pier Paolo Pasolini, sorte d’opéra sauvage baroque rythmé de chants africains et de mélopées du désert de Syrie. Magicienne dépouillée de ses sortilèges, elle y est non seulement l’interprète extraordinaire du film mais aussi et surtout la grande prêtresse d’un sacrifice somptueusement mis en image par l’auteur de Théorème. « Chère Maria, lui écrit-il durant le tournage du film, ce soir, à la fin de notre journée de travail, sur ce sentier de poudre rose, j’ai perçu avec mes antennes qu’il y avait en toi la même angoisse que celle qu’hier, avec tes antennes, tu as perçue en moi. Une angoisse très légère, à peine plus qu’une ombre, et pourtant invincible. Hier, il ne s’agissait pour moi que d’un peu de névrose ; mais aujourd’hui, il y avait en toi une raison précise […] à ton accablement, au moment où le soleil disparaissait. C’était le sentiment de ne pas avoir eu complètement la maîtrise de toi-même, de ton corps, de ta réalité : d’avoir été ‘’utilisée’’ (et de plus avec la fatale brutalité technique qu’implique le cinéma) et par conséquent d’avoir perdu en partie ta pleine liberté. Tu éprouveras souvent ce serrement de cœur, pendant notre tournage, et je l’éprouverai aussi avec toi. Il est terrible d’être celle qui est utilisée, mais aussi celui qui utilise. Toutefois, c’est une exigence du cinéma : il faut briser en mille morceaux une réalité ‘’entière’’ pour la reconstruire dans sa vérité synthétique et absolue, qui la rend par la suite plus ‘’entière’’ encore. Tu es comme une pierre précieuse que l’on brise violemment en mille éclats pour qu’elle puisse ensuite être restituée dans une matière plus durable que celle de ta vie, c’est-à-dire la matière de la poésie. Il est justement terrible de se sentir brisé, de sentir qu’à un certain moment, à une certaine heure, en un certain jour, on n’est plus entièrement soi-même : je sais combien cela peut être humiliant. Aujourd’hui, j’ai saisi un instant de ta splendeur, alors que tu aurais voulu me l’offrir tout entière. Mais ce n’est pas possible. A chaque jour sa lueur, et à la fin, on aura la lumière entière et intacte. Il y a aussi le fait que je parle peu, ou que j’ai tendance à m’exprimer de façon incompréhensible. Mais on peut facilement remédier à cela : c’est comme si j’étais en transe, j’ai une vision ou plutôt des visions, les ‘’Visions de la Médée’’ ; dans cet état d’urgence, tu dois te montrer patiente avec moi, et m’arracher les paroles par la force. »

Maria Callas à l'Olympia (Paris) en 1971. Photo : AFP

Après une carrière de vingt-trois ans - dont dix passés au firmament - inaugurée avec Tosca le 27 août 1942 au Théâtre d’été d’Athènes et achevée dans ce même ouvrage que pourtant elle n’aimait guère au Covent Garden de Londres le 5 juillet 1965, une année après avoir connu dans ce personnage de diva sa première défaillance à l’Opéra de Paris - ses rôles favoris auront été Norma, Medea, Traviata, Lucia di Lammermoor -, Maria Callas devait faire quantité d’émules, mais aucune cantatrice ne saura aller au-delà du quasi mimétisme. Seules se sont imposées à sa suite celles qui ont su rester elles-mêmes. Callas, en dépit des masters classes qu’elle a dispensées, n’a pas réussi à transmettre son art, car elle était la scène incarnée, chantait, jouait, vivait ses personnages avec naturel parce que la scène, le chant, la tragédie étaient chez elle innés. Or, seul l’acquis est transmissible. La soprano étatsunienne Barbara Hendricks, étudiante à la Juilliard School of Music de New York au moment où Maria Callas accepta d’y donner des séries de cours magistraux, en 1971-1972, l’avait compris, confiant dix ans plus tard : « A son contact, j’ai appris l’importance du souffle, du support de la voix. Et puis, l’émotion. J’ai découvert surtout à quel point elle était une artiste d’instinct. Mais l’instinct, cela ne peut pas s’expliquer, s’enseigner. Elle était bien incapable de dire pourquoi elle était l’artiste qu’elle était. On la sentait très triste, très seule : comme quelqu’un qui voulait donner une part d’elle-même et ne savait pas comment. On sentait aussi sa présence impressionnante, même sans la scène, et on comprenait combien elle avait sacrifié d’elle-même pour la gloire. » 

Photo : DR

Cette longue lutte livrée pour le renouveau de l’opéra, exigeante, vigoureuse, éprouvante qui devait la conduire jusqu’à l’épuisement de ses forces et à une mort prématurée, l’aura inexorablement menée vers la solitude. « Ce n’est que lorsque je chantais que je me suis sentie aimée. » Et en effet, c’est seule, légèrement aigrie car abandonnée de tous, qu’elle termina sa vie, allant jusqu’à refuser de répondre au téléphone, n’ayant pu léguer sa science unique de la scène, après une longue, trop longue tournée d’adieux aux côtés de son proche ami, le ténor italien Giuseppe di Stefano, qui l’entraîna en 1973 à travers l’Amérique, l’Europe et l’Asie. C’est sur ce dernier continent qu’elle donna son ultime récital le 11 novembre 1974 à Sapporo. Maria Callas s’éteignit à 53 ans, isolée, le 16 septembre 1977 à 13h30 des suites d’une crise cardiaque dans son appartement parisien du 36 avenue Georges Mandel dans le seizième arrondissement offert par Onassis. Quatre jours plus tard, elle était incinérée au cimetière du Père Lachaise. Peu après, l’urne funéraire est  volée par une admiratrice, qui la restituera quelques jours plus tard. Les cendres seront finalement dispersées en 1980 dans les eaux de la mer Egée, au large de l’île de Skorpios, propriété d’Aristote Onassis.

Photos : DR

La démesure de Maria Callas résidait en son génie. Elle seule, malgré le temps écoulé, reste encore, autant pour les musiciens que pour les mélomanes, mais aussi pour tous les publics, l’archétype de la cantatrice, de la diva assoluta, aux côtés de son exact contraire, la figure caricaturale de La Castafiore chère aux lecteurs des aventures de Tintin sorties de l’imaginaire de l’auteur-dessinateur belge Hergé qu’elle a pourtant rendue surannée. « Je veux donner un peu de bonheur même si je n’ai pas eu grand-chose pour moi, confiait-elle. La musique a enrichi ma vie et, espérons-le, à travers moi un peu, le public. Si quelqu’un est sorti d’un opéra plus heureux et en paix, j’ai atteint mon but. »

Bruno Serrou

MARIA CALLAS EN QUELQUES DISQUES

L’essentiel de la discographie de Maria Callas est disponible chez Warner Classics, qui ne cesse d’améliorer les reports de ses bandes sons, de revoir ses présentations, d’intégrer à son catalogue de nouvelles références longtemps proposées en éditions dites « pirates »

- Intégrale de ses enregistrements réunis pour son Centenaire par Warner Classics dont elle était artiste exclusive réunie en un coffret sous l’intitulé « La Divina Maria Callas in all her roles ». Studio & Live recordings. 131 CD + 3 Blu-Ray + 1 DVD-ROM

Parmi ces enregistrements, il convient de connaître avant tout (disponibles en coffrets séparés) :

- Bellini : Norma (Scala de Milan, 1954), La Sonnambula (Scala de Milan, 1957) 

- Bizet : Carmen (rôle qu’elle n’a jamais chanté à la scène) (Opéra de Paris, 1964)

- Cherubini : Medea (Scala de Milan, 1957) 

- Donizetti : Lucia di Lammermoor (Scala de Milan, 1955) 

- Puccini : Tosca (Scala de Milan, 1953) - Rossini : Il Barbiere di Siviglia (Covent Garden de Londres, 1957) 

- Verdi : Macbeth (Scala de Milan, 1952), La Traviata (Scala de Milan, 1955), Il Trovatore (Scala de Milan, 1956) 

Parmi les nombreux récitals, à retenir le double album « Maria Callas, la voix du siècle », qui rassemble un ensemble de pages des répertoires italien et français

MARIA CALLAS EN VIDEO

- Débuts à Paris, 19 décembre 1958 

- Maria Callas en concert (Hambourg 1959 et 1962) 

- Maria Callas à Covent Garden, 1962 et 1964 

(3 DVD Warner Classics)

MARIA CALLAS EN QUELQUES LIVRES

- Anne Edwards, Maria Callas intime, Editions Archipoche, 2023 

- Marianne Vourch, Le Journal de Maria Callas, Editions Villanelle, 2021 

- Marina Abramovic, 7 Deaths of Maria Callas, Ed. Damiani, 2020 

- Nadia Stancioff, Maria Callas, Editions Thaddée, 2013 

- Bertrand Meyer-Stabley, La véritable Maria Callas, Editions Pygmalion, 2007 

- David Lelait, He viscut d’art, he viscut d’amor, Ed. Portic « Dones del XX », traduction en catalan de J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour, Editions Payot, 1997 

- C. Alby/A. Caron, Passion Callas, Editions Mille et un nuits/Arte, 1997

- Sergio Segalini, Callas, les images d’une voix, Editions Van de Velde, 1979 

- Pierre-Jean Rémy, Callas, une vie, Edition Ramsay, 1978

jeudi 30 novembre 2023

Désormais Viennois d’adoption, Philippe Jordan a retrouvé la Philharmonie, cette fois avec l’Orchestre de Paris dans deux grandes symphonies viennoises inachevées

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 29 novembre 2023

Philippe Jordan. Photo : DR

Cette semaine, l’Orchestre de Paris avait invité l’ex-directeur musical de l’Opéra de Paris, Philippe Jordan, actuel directeur musical de l’Opéra d’Etat de Vienne. Aussi, le choix du programme qui lui était confié ne devait rien au hasard, avec deux grandes partitions d’autant de compositeurs viennois couvrant l’ensemble de l’ère romantique, Franz Schubert (1797-1828) et Anton Bruckner (1824-1896)… 

Philippe Jordan, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette semaine, l’Orchestre de Paris était dirigé avec un bonheur et un enthousiasme communicatifs par Philippe Jordan, face à des musiciens qui, en retour, lui renvoyaient des visages rayonnants et joviaux. Au programme, deux symphonies composées à Vienne restées inachevées. Le concert était si enthousiasmant que l’on n’a pu que regretter l’absence d’une troisième inachevée viennoise, la Symphonie n° 10 (du moins son Adagio initial, complet) de Gustav Mahler, qui aurait conduit à un triptyque chronologique (1822, 1894, 1911) et numérologique (huit, neuf, dix).

Philippe Jordan, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour le nombreux public, qui mit un temps fou à s’installer suscitant l’impatience du plateau qui attendait que tout le monde soit assis, comme pour les musiciens, la soirée restera comme une brillante réussite, avec un programme réunissant deux symphonies inachevées d’autant de compositeurs viennois, la Symphonie n° 8 en si mineur « Inachevée » D. 759 de Franz Schubert et ses deux mouvements achevés aux sonorités charnues (graves grondants et pénétrants des six contrebasses), la force dramatique instillée par le chef suisse, où la lumière consolatrice brouille avec ravissement la tension fiévreuse et tragique de l’Allegro moderato initial d’une telle authenticité que l’on en a oublié le léger manque de tragique de l’Andante.

Philippe Jordan, Orchestre de Paris (à gauche au premier rang, Mohamed Hiber, violon solo invité). Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie, la Symphonie n° 9 en ré mineur d’Anton Bruckner et ses trois mouvements complets dans la version révisée en 1951 par le musicologue viennois Leopold Nowak (1904-1991) ont été interprétés avec une tension et un chatoiement orchestral saisissants (Scherzo magistral de précision, de dynamisme, de scansion rythmique). Le discours instauré par Philippe Jordan infiniment élastique a donné à l’œuvre entière l’espace qui lui est nécessaire grâce à des tempos lents mais sans traîner qui sollicitent la virtuosité des musiciens de l’Orchestre de Paris, le chef suisse célébrant avec profondeur les célestes beautés des thèmes et de l’écriture cuivrée et brûlante - somptueux cordes, bois, cors et surtout tuben (quatre des huit cors alternant avec des tubas Wagner) - de Bruckner, les textures se faisant flamboyantes et fluides tout en préservant une totale transparence, chaque pupitre sonnant en toute magnificence. Ce qui transcende l’univers sonore propre aux symphonies de Bruckner réputé lourd voire opaque, tandis que le message paradisiaque de cette symphonie, que son auteur a dédiée « au bon Dieu » avec un immense Adagio qui dure autant que les deux premiers mouvements additionnés (ce qui donne une idée de la durée planifiée de la partition - qui aurait été assurément plus longue que la Symphonie n° 8 en ut mineur de sept ans antérieure -, qui, comme le précise l’autographe de la partition, est un « Adieu à la vie », suspend le temps et l’espace, qui tendent vers l’infini, formant un saisissant contraste avec le Scherzo qui le précède aux élans à la fois ironiques et lugubres.

Bruno Serrou