lundi 9 décembre 2024

Le magicien russe Dmitry Masleev a ensorcelé le public de Piano**** au Théâtre des Champs-Elysées

Piano****. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 7 décembre 2024 

Dmitry Malseev. Photo : (c) Bruno Serrou

Delicatesse du toucher, virtuosité transcendante, interprétations de feu sous une sereine assurance de jeu, Dmitry Masleev a galvanisé le Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano**** dans Piotr Ilitch Tchaïkovski, Frédéric Chopin, Carl Filtsch et Franz Liszt, auxquelk il a ajouté en bis Jean-Sébastien Bach, Edvard Grieg et Alexandre Griboïedov 

Dmitry Malseev. Photo : (c) Bruno Serrou

Découvert voilà sept ans peu après sa victoire au prestigieux Concours Tchaïkovski dans un récital au Festival de La Roque d’Anthéron, Parc du château de Florans le 29 juillet 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/07/deux-futurs-grands-du-piano-enluminent.html), Dmitry Masleev se produit depuis lors régulièrement en France où chacune de ses prestations confirme l’impression laissée à cette occasion qui a immédiatement fait de lui l’un des grands pianistes de la génération née dans les années 1980.

Dmitry Malseev. Photo : (c) Bruno Serrou

Un peu plus d’un an après sa venue à Paris Théâtre des Champs-Elysées à l’invitation de Piano**** (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/le-captivant-recital-du-pianiste-russe.html), ces deux mêmes institution et producteur ont accueilli le pianiste russe pour un récital dont la structure lui est caractéritique. Dmitry Masleev est un artiste toujours impressionnant de maîtrise, d’intensité, de musicalité. Car chez lui tout est vraiment musique, e de toute évidence il ne pense qu’a elle. Il n’est jamais démonstratif, il reste concentré, empli des partitions qu’il a dûment sélectionnées et du piano sur lequel il les joue. A la fin de chaque pièce, il ne s’attarde pas en saluts, se limitant à un  rapide hochement de tête, et retourner au plus vite à son clavier, pour continuer à offrir tout ce qu’il a en lui de musique, de technique pure, de couleurs, d’expressivité. Tel un véritable florilège alternant pages de virtuosité et moments élégiaques, son programme consacrait toute sa première partie au seul Piotr Ilich Tchaïkovski, assurément son compositeur favori, ouvrant son récital sur une sélection de huit morceaux extraits des Dix-huit Pièces pour piano op. 72 composées en 1893 concomitamment avec la Symphonie n° 6 « Pathétique », les deux (Berceuse, andante mosso), cinq (Méditation, andante mosso), quatre (Danse caractéristique, allegro giusto), sept (Polacca de concert, tempo di polacca), quatorze (Chant élégiaque, allegro), quinze (Un poco di Chopin - Tempo di mazurka), seize (Valse à cinq temps (vivace)) et dix-huit (Scène dansante - Invitation au trépak (allegro non tanto)), suivis de quatre extraits des plus populaires de la Suite pour piano du ballet « Casse-Noisette » (1891-1892) arrangée par Mikhaïl Pletnev, Marche, Danse de la fée dragée, Intermezzo et Danse russe (Trépak) qui, sous les doigts de magicien de Masleev ont sonné avec une poésie, une diversité rythmique et un sens de l’évocation de grande acuité dans un environnement sonore d’une infinie variété.

Dmitry Malseev. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie de la soirée réunissait trois compositeurs. Elle s’ouvrait sur trois grandes pièces de Frédéric Chopin, deux Noctunes, le premier des trois de l’opus 9 en si bémol mineur (1832) et le vingtième en ut dièse mineur op. posth. (1830), qui encadraient la Polonaise n° 6 en la bémol majeur op. 53 dite « Héroïque » de 1842, l’une des plus célèbres partitions du compositeur polonais dont Masleev s’est joué des difficultés avec une aisance singulière, sans jamais laisser paraître la moindre impression de prouesse technique pour donner toute la place à la seule musicalité. Infiniment plus rare, le Transylvanien Carl Filtsch (1830-1845) dont la fort courte vie ne lui a pas laissé le temps de développer un talent pourtant des plus prometteurs, si l’on en juge le peu qu’il laissa. Cet élève de Chopin vécut moins de quinze ans (il est mort dix-sept jours avant son quinzième anniversaire), emporté par la tuberculose. « Mon Dieu ! Quel enfant ! s’écria Chopin. Personne ne m’a jamais compris comme lui… Ce n’est pas une imitation, c’est le même sentiment, un instinct qui le fait jouer sans réfléchir comme s’il ne pouvait en être autrement. » Dmitry Malseev a enchaîné deux pages de tonalité funèbre composées en 1843 et 1844, l’Impromptu n° 3 en si bémol mineur « Adieu ! » noté Adagio et « L’Adieu à Venise » en ut mineur, cette dernière œuvre ayant été écrite peu avant son décès dans la Cité des Doges où il est enterré, non loin d’Igor Stravinski, de Serge Diaghilev et de Luigi Nono. Malseev en donne la caractère fébrile avec une sensibilité souveraine, une maîtrise du temps et du discours exemplaire. Autre admirateur du jeune Filtsch, Franz Liszt, qui déclara un jour « Si ce garçon décide de voyager, je suis fini ! ». C’est avec lui que le pianiste russe a conclu son concert, avec la fameuse Totentanz (Danse macabre) dans sa version virtuosissime pour piano seul. Elaborée sur la séquence terrifiante du Dies Irae de l’office catholique des morts déjà utilisée notamment par Hector Berlioz dans la Symphonie fantastique et qui sera l’un des éléments moteurs de la création de Serge Rachmaninov, entre autres, variée cinq fois dans un climat différent où passent squelettes, cercueils, sorcières, spectres comme l’écrit Michel Lenaour, dans une virtuosité poussée dans ses limites extrêmes, pour se conclure en apothéose, après des glissandi furieux des deux mains, illustrant le combat victorieux du Ciel contre la volonté d’anéantissement de l’Enfer par l’entremise du seul clavier du piano. Ce qiui frappe à l’écoute de Malseev c’est la magnificence des sonorités qu’il tire de l’instrument avec une facilité naturelle qui fascine tant elle transcende le piano qui se fait orchestre au grand complet, tandis qu’aucun effort physique n’apparaît tant le jeu est souple, serein, parfaitement maîtrisé, sans excès de pathos ni surcharges expressives.

A ce programme fourni et varié raffermi par une structure fort élaborée, Dmitry Masleev a ajouté trois bis, une transcription de Alessandro Marcello (1673-1747) de l’Adagio du Concerto en fa majeur pour hautbois et orchestre BWV 1053 de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), un extrait de Peer Gynt (Dans l’antre du roi de la montagne) d’Edvard Grieg (1843-1907) et une Valse du compositeur diplomate russe Alexandre Griboïedov (1894-1829).

A noter que Dmitry Masleev publie en janvier 20255 chez Aparte un CD (1) réunissant sous le titre Dies Irae des œuvres pour piano et orchestre de Franz Liszt, Serge Rachmaninov et Jean-Sébastien Bach, qu’il dirige du piano.

Bruno Serrou

1) 1 CD Aparte AP384. Durée : 56 mn. Enregistré 0 Moscou en juin 1923. DDD

 


dimanche 8 décembre 2024

Excellente reprise de la remarquable production de «Dialogues des carmélites» de Francis Poulenc par Olivier Py avec une distribution toujours brillante

Paris. Théâtre des Champs Elysées. Vendredi 6 décembre 2024

Francis Poulenc (1899-1963), Dialogues des carmélites. Vannina Santoni (Blanche de La Force). 
¨hoto : (c) Vincent Pontet

Reprise en ce début de mois de décembre 2024 par le Théâtre des Champs-Elysées de la remarquable production d’Olivier Py de Dialogues des carmélites de Francis Poulenc que l’institution de l’avenue Montaigne a créée en 2013 et reprise en 2018. Soirée d’une force déchirante, avec une distribution idéale formant une authentique troupe, orchestre et chef différents des deux fois précédentes, le brillant Jérémie Rohrer qui dirigeait le Philharmonia Orchestra la première fois puis l’Orchestre National de France, remplacés cette fois par l’excellente cheffe new-yorkaise Karina Canellakis dirigeant l’orchestre Les Siècles, dont l’historique a carrément effacé dans le programme de salle le nom de son fondateur, François-Xavier Roth…

Francis Poulenc (1899-1963), Dialogues des carmélites. Sophie Koch (Madam de Croissy), Vannina Santoni (Blanche de La Force. Photo : (c) Vincent Pontet

Je ne reviendrai pas ici sur la genèse de l’œuvre que j’avais exposée dans ces colonnes le soir de sa première représentation (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/12/olivier-py-et-jeremie-rohrer-offrent.html), et me focaliserai sur les spécificités de cette seconde reprise. Dans un décor superbe de simplicité et signifiant digne d’un carmel, au dégradé de gris de Pierre-André Weitz, à l’instar de ses costumes, la direction d’acteur d’Olivier Py retravaillée par Daniel Izzo donne sa dimension spirituelle et son caractère propre à chacun des personnages. L’agonie de la première Prieure telle un Christ en croix recouverte d’un linceul sur un lit entouré d’une table de nuit et d’une lampe fixés sur un mur, le tout de couleur blanche, les apparitions de la crèche aux moments cruciaux, celle de la Cène reconstituées par des femmes, le sacrifice de l’Agneau, le finale sur le plateau nu donnant sur un ciel nocturne étoilé vers lequel les carmélites vêtues de longues chemises blanches s’éloignent les unes après les autres au son de la guillotine, sont quelques-uns des moments les plus bouleversants d’une mise en scène qui n’en est pas avare.


Francis Poulenc (1899-1963), Dialogues des carmélites.
Photo : (c) Vincent Pontet

Violoniste virtuose, disciple de Simon Rattle, cheffe principale du Netherlands Radio Philharmonic Orchestra, hôte de l’Orchestre de Paris, Karina Canellakis s’est déjà illustrée en novembre 2021 dans la fosse du Théâtre des Champs-Elysées dans Eugène Onéguine de Tchaïkovski à la tête de l’Orchestre National de France. Il est clair que Canellakis aime cette œuvre, lui donnant une force dramatique, un lyrisme puissamment évocateur, à l’écoute de chaque protagoniste qu’elle soutient avec une attention particulière au verbe, à l’articulation, au débit du texte, ne couvrant jamais les voix, même dans les moments les plus tendus, au point d’instaurer un véritable dialogue avec les protagonistes dont l’orchestre est le prolongement et le reflet. Elle est en parfaite adéquation avec le plateau, traduisant les non-dits, les sentiments profonds des personnages, galvanisant un orchestre Les Siècles aux sonorités sombres et opalescentes.

Francis Poulenc (1899-1963), Dialogues des carmélites
Photo : (c) Vincent Pontet

Comme précédemment, l’exceptionnelle réussite de ces Dialogues tient aussi à une distribution magistrale, toujours emmenée par Patricia Petibon, cette fois en Mère Marie de l’Incarnation. La voix s’est en effet étoffée, la ligne de chant reste d’une solidité pérenne et le timbre s’est épanoui et élargi. Dans le rôle de Sœur Blanche de l’Agonie du Christ, qui porte les moindres intentions du metteur en scène, revient à Vannina Santoni, voix lumineuse et brûlante qui lui permet de donner toute la complexité du personnage avec une juste humanité. Tour à tour exaltée et modeste, docile et rebelle, cassante et fragile, la novice entrée au carmel pour échapper au monde extérieur qui l’effraie est poignante de vérité. Autour d’elle, la noble Madame Lidoine de Véronique Gens, intègre et généreuse, à la vocalité aussi brillante qu’en 2013. L’ardente Madame de Croissy éperdue d’angoisse et de doutes de Sophie Koch. L’exhortation blasphématoire de sa première Prieure épouvantée par la perspective de la mort, est saisissant d’effroi tant la cantatrice atteint une violence insoutenable, altérant habilement sa ligne de chant torturée par la douleur. Manon Lamaison se substitue à Sabine Devieile en Sœur Constance de saint Denis tendre et rêveuse, incarnant un être pur et profond. Réduits à la portion congrue, les hommes sont néanmoins à la hauteur des religieuses, avec un Alexandre Duhamel campant émouvant Marquis de La Force, et, surtout, un Sahy Ratia dont la voix de ténor mozartien s’impose dans la figure tourmentée du Chevalier de La Force. Les autres rôles, comme Loïc Félix en Père confesseur du couvent de Compiègne, sont tout aussi méritants, ainsi que le Chœur Unikanti dirigé par Mathieu Poulain.

Bruno Serrou

 

 

 

jeudi 5 décembre 2024

Captivante "Symphonie fantastique" de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 4 décembre 2024 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert à « 3B » mercredi soir à la Philharmonie de Paris par l’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä, une œuvre riche commandée par l’orchestre pour le Festival d’Aix-en-Provence, A Sky too Small de la britannique Charlotte Bray puissance fort bien construite et instrumentée, le sublime Concerto n° 3 de Beethoven par une Mitsuko Uchida comme absente, tant son toucher est apparu arachnéen, suscitant un nuancier manquant de carnation, et une Symphonie fantastique de Berlioz de feu, avec un chef rayonnant et dynamique à la tête d’une formation chantant dans son jardin de façon idiomatique

Klaus Mäkelä, Orchestre de Pa'ris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pas trouvé d’autre lien que ces « 3B » dans le programme proposé par l’Orchestre de Paris pour son premier concert du mois de décembre 2024, quatre jours après sa semaine « Résurrection » de Gustav Mahler. Certes, Hector Berlioz (1803-1869) portait pour Ludwig van Beethoven (1770-1827) une admiration proche de l’idolâtrie, quant à notre contemporaine Charlotte Bray (née en 1982), outre le fait qu’elle soit Britannique, nationalité que ses deux illustres aînés appréciaient particulièrement (Shakespeare et l’Ecosse en commun, la première épouse comédienne Harriet Smithson pour le second), elle s’avère être une brillante orchestratrice qui n’a apparemment rien à envier à l’Allemand et au Français… C’est avec la jeune quadragénaire, originaire d’Oxford, formée au Conservatoire de Buckingham (violoncelle, composition), élève de Mark Anthony Turnage au Royal College of Music de Londres, d’Oliver Knussen et de Magnus Lindberg, elle a été lauréate du Prix Lili Boulanger en 2014, année où le Festival d’Aix-en-Provence l’a invitée à donner une master class (voir https://festival-aix.com/medias/video/master-class-de-compositeur-charlotte-bray-2014). Fondée sur une tragique histoire vraie d’une incarcération forcée au fond d’un puits sombre où le captif ne voit que le ciel infini, A Sky too Small (Un ciel trop petit) pour orchestre (bois par deux, quatre cors, trois trompettes, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, harpe, cordes). Tel un poème symphonique, la partition commandée par le Festival d’Aix-en-Provence et l’Orchestre de Paris qui l’ont créé le 13 juillet de cette année, décrit les tourments psychiques et physiques subits par le captif qui subit la haine et la terreur de ses geôliers, le cadre et l’environnement de sa détention, son activité réduite qui consiste essentiellement à tourner en rond dans sa fosse, la narration se faisant par le biais d’une écriture instrumentale dense, limpide, variée qui tient l’auditeur en haleine, trop brièvement finalement tant les sept minutes de cette œuvre sombre et dramatique contiennent d’expressivité.

Mitsuko Uchida (piano), Mohamed Hiber (violon solo), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Composé entre 1800 et 1802, créé à Vienne le 5 avril 1803, dédié l’année suivante au prince Louis-Ferdinand de Prusse, le Concerto n° 3 pour piano et orchestre en ut mineur op. 37 de Beethoven compte parmi les chefs-d’œuvre les plus extraordinaires de la littérature concertante pour l’instrument-roi. Beethoven atteint en effet un l’équilibre parfait entre le soliste et l’orchestre qu’il traite tels des partenaires. Un véritable dialogue s’instaure d’ailleurs dans le vaste développement de l’Allegro con brio initial, où le piano acquiert une totale indépendance et une virtuosité singulière dans son propre champ expressif, avec pour point d’orgue les sublimes accords en creux qui ouvrent la coda conclusive. Ce n’est pas la part dévolue à l’orchestre qui a péché par faiblesse, bien au contraire, Klaus Mäkelä et ses musiciens de l’Orchestre de Paris brodant un tissu orchestral onctueux, brillamment éclairé de l’intérieur, empli d’exquises sonorités et poussant à l’expressivité, mais le piano de Mitsuko Uchida n’est pas entré dans le discours de la phalange parisienne. L’artiste japonaise résidant à Londres m’est apparue étrangement absente, contrainte entourée des bruissements de l’orchestre en regard de la discrétion de son interprétation, la pianiste semblant se concentrer sur sa technique, au demeurant irréprochable, au détriment de l’expression, restant constamment sur son quant-à-soi. Après plusieurs rappels, Mitsuko Uchida a fini par s’asseoir de nouveau devant le Steinway de la Philharmonie, pour une curieuse tentative de bis avortée, s’essayant à plaquer trois accords avant de se relever lentement comme prise de panique de ne pas trouver ce qu’elle pouvait jouer…

Mitsuko Uchida, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La Symphonie fantastique (1830) d‘Hector Berlioz avec laquelle l’Orchestre de Paris a été porté sur les fonts baptismaux par son fondateur Charles Münch en 1967, est nous le savons tous dans l’ADN des musiciens, qui se transmettent la tradition de générations en générations, et la façon enlevée dont Klaus Mäkelä les a revigorés ce mercredi soir par une conception monumentale d’énergie, de mobilité, les gestes proprement chorégraphiques comme entrant dans la pâte sonore pour mieux la ciseler, le chef finlandais semblant chercher la vitalité jusqu’au tréfonds de l’orchestre (parmi tous les musiciens, retenons ici le cor anglais Gildas Prado, la clarinette de Philippe Berrod et la petite flûte Bastien Pelat, cornistes et harpistes, ainsi que le violon solo invité, Mohamed Hiber), avec une précision ahurissante, engendrant un véritable bain de jouvence pour les yeux et pour les oreilles, tant le chef a réussi à susciter une tempête sonore phénoménale, se laissant emporter lui-même jusqu’au vertige, ce qui a constitué comme un tremplin pour le public avide d’applaudissements intempestifs… Mais l’on a beau se dire « oh, encore une fantastique », chaque écoute de cette œuvre si souvent programmée, ne cesse de susciter l’enthousiasme à chacune de ses apparitions à l’affiche de l’Orchestre de Paris…

Bruno Serrou

 

 

mardi 3 décembre 2024

L’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome, son directeur musical Daniel Harding et la violoniste Lisa Batiashvili ont offert à Paris une féerique fête des sons

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 2 décembre 2024 

Daniel Harding, Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Photo : (c) Cheeese - Ava du Parc

Quand un orchestre italien brille dans tous les répertoires (France, Russie, Allemagne, Italie), c’est une véritable fête pour les oreilles… L’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia dirigé avec élégance et sensibilité par Daniel Harding, son directeur musical. Avec, après l’Après-midi d’un faune de Claude Debussy, la solaire Lisa Batiashvili dans le Concerto n° 2 pour violon de Serge Prokofiev d’une limpidité lumineuse, suivi d’un touchant hommage avec l’orchestre à son pays, la Géorgie, qui traverse en ce moment de tragiques épreuves avec un arrangement de choral pour orgue de Johann Sebastian Bach pour violon et orchestre. Une onirique et chatoyante Symphonie n° 2 de Johannes Brahms, suivie d’un hommage à Giacomo Puccini mort voilà cent ans le 30 novembre avec l’intermezzo du troisième acte de Manon Lescaut à tirer des larmes 

Daniel Harding, Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Photo : (c) Cheeese - Ava du Parc

A l’instar de la flûte solo d’un moelleux et d’une sensualité fruitée d’Andrea Oliva et du flux magique des des doigts courant sur les cordes des deux harpes de Silvia Podrecca et d'Anna Aslesano, il est apparu dès l’amorce du concert que l’Orchestre de l’Académie Nationale de Sainte Cécile de Rome se situe parmi les grandes phalanges symphonique européennes, grâce à l’expérience d’excellence forgée pendant dix-huit ans par Antonio Pappano et de son successeur en 2023, Daniel Harding. Le son ample et charnel de l’orchestre donne au Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy d’après un poème de Stéphane Mallarmé une carnation suave et charnelle bienvenue qui va judicieusement à l’encontre des timbres évanescents que l’on trouve trop souvent dans l’exécution de cette œuvre conçue pour le concert en 1892-1894, vingt ans avant d’être chorégraphiée en 1912 par Vaslav Nijinski pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev.  

Lisa Batishvili (violon), Daniel Harding, Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Photo : (c) Cheeese - Ava du Parc

Avec en soliste la prodigieuse Lisa Batiashvili, le Concerto pour violon et orchestre n° 2 en sol mineur op. 63 de Serge Prokofiev a atteint une beauté stupéfiante. Composé à Paris, Voronej et Bakou, créé le 1er décembre 1935 au Teatro monumental de Madrid par le virtuose français Robert Soetens, ce second concerto pour violon du compositeur russe techniquement exigeant est mû par une virtuosité prégnante mais non pas envahissante, au point qu’il en émane avant tout un lyrisme ardent, Prokofiev donnant la primauté au chant en se détournant de toute tentation aux frictions sonores. Les qualités de musicienne de la violoniste géorgienne se manifestent dès l’amorce du concerto, où le violon seul s’exprime. Cette merveilleuse artiste irradie, projetant sur le public des flamboiements foudroyants de ses extraordinaires sonorités, d’une ferveur, d’une variété de coloris phénoménale, des timbres épanouis de son archet plein, délié, d’une précision, d’une légèreté, d’une ampleur expressive telle qu’elle exalte un nuancier d’une ampleur et d’une diversité qui lui permettent d’atteindre une intensité expressive et plastique ahurissante. Il convient aussi de saluer les sublimes dialogues de la violoniste géorgienne avec l’orchestre et ses solistes. 

Daniel Harding, Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Photo : (c) Cheeeve - Ava du Parc

En bis, Lisa Batiashvili a opté pour un partage avec les pupitres des cordes de la phalange de la capitale italienne dans un adagio de Suite de Jean-Sébastien Bach d’une brûlante émotion. En bis, Lisa Batiashvili a opté pour un partage avec l’orchestre italien dans le choral pour orgue de cantate Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ (Je t’appelle, Seigneur Jésus Christ) BWV 639 de Johann Sebastian Bach par le compositeur suédois Anders Hillborg (né en 1954) pour violon et orchestre.

Daniel Harding, Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Photo : (c) Cheeee - Ava du Parc

C’est une Symphonie n° 2 en ré majeur op. 73 de braise qu’ont donné à entendre le Santa Cecilia et son « patron » Daniel Harding. Dansante, brûlante, vivifiante, leur interprétation a été si intense et séduisante que son exécution est passée à la vitesse de la lumière. Impossible de retenir le temps, tant la dynamique instillée par le chef britannique à sa formation italienne était étourdissante au point que la notion de temps a été totalement dissoute, le binôme réussissant la gageure de mettre en évidence la sérénité classique de l’œuvre et son énergique modernité. Après la fort longue maturation de la Première Symphonie entendue voilà neuf jours (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/le-budapest-festival-orchestra-ivan.html) dont la genèse occupa quatorze années de la vie de son auteur (1862-1876), celle de la Deuxième Symphonie prit moins d’un an, en 1877, parallèlement au Concerto pour violon. D’entrée, les violoncelles et les contrebasses ont donné le ton à l’esprit qui allait emporte l’œuvre sur les cimes, l’orchestre romain allant enluminer pendant quarante minutes les longues phrases aux amples respirations caractéristiques de Brahms, soutenus par les pédales de timbales (solide Antonio Catone) dans lesquelles le maître hambourgeois enveloppe toutes ses partitions, leur donnant un relief ahurissant avec des sonorités onctueuses et profondes, patinées par des cuivres miroitant, les cors somptueux menés par Alessio Allegrini qui a enlumine l’exposition du thème principal de l’Allegro non troppo initial, les trompettes moirées, particulièrement le solo Alfonso Gonzales Barquin, étoffés par la présence de trois trombones et d’un tuba, qui se substitue au contrebasson de la symphonie précédente, tandis que les bois à l’instar du hautbois chaleureux et affable de Francesco Di Rosa, tandis que le violons avec à leur tête l’excellent violon solo Andrea Obiso, bien que trop envahissant sur son siège, disposés à l’allemande, faisaient rebondir d’un côté à l’autre du plateau le matériau thématique, particulièrement dans l’Allegro con spirito final, dans le jeu mystérieux sotto voce, tandis que l’orchestre entier a porté en apothéose les ultimes mesures de l’œuvre. Contrairement à la qualité de l’écoute relevée dans la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler mardi dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/tout-espoir-de-resurrection-annihile.html), le public s’est avéré moins discipliné, applaudissant entre chaque mouvement, au risque de susciter quelque signe d’incompréhension de la part des musiciens italiens et du chef britannique…

Daniel Harding, Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Photo : (c) Cheeese - Ava du Parc

Ce qui ne les a pas empêchés d’offrir un bis somptueux, d’une intensité tragique mais sans pathos de l’Interlude orchestral du troisième acte de l’opéra Manon Lescaut (1893) de Giacomo Puccini (1858-1924) pour célébrer la mémoire du maître de l’opéra italien disparu voilà cent ans le 29 novembre…

Bruno Serrou

 

samedi 30 novembre 2024

Emouvante soirée de poésie musicale, fruit de la magique rencontre de deux compositeurs à deux siècles de distance, Franz Schubert et Bernard Cavanna

Paris. Librairie 7L. Studio photo de Karl Lagerfeld. Jeudi 28 novembre 2024

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle)
Photo : (c) Bruno Serrou

Soirée lyrico-littéraire intimiste (une centaine personnes) dans un lieu magique de la Librairie 7L, lieu de rencontre littéraire et artistique de Chanel, ex-studio photo-bibliothèque de Karl Lagerfeld situé au cœur du Quartier latin, consacrée à Franz Schubert et les merveilleuses transcriptions réalisées par Bernard Cavanna pour soprano et trio violon, violoncelle et accordéon, avec quatorze lieder transcrits mis en résonance avec le Trio n° 1 pour violon, violoncelle et accordéon (1995) de Cavanna, avec Julie Cherrier Hoffmann (soprano), François Marthouret (récitant), Saskia Lethiec (violon), David Louwerse (violoncelle) et Pascal Contet (accordéon), initiateur du concert 

Saskia LMethiec (violon), François Marthouret (récitant), Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle). Photo : (c) Dominique Bentejac

Depuis une vingtaine d’années, Bernard Cavanna (né en 1951) s’est attaché aux lieder de Franz Schubert (1797-1828). Mais, contrairement à ses confrères qui s’y sont attachés, ce n’est pas une extension, ni une adaptation, pas même une transposition qu’il propose, mais une intégration à sa propre créativité, à l’esprit au fond assez proche de son modèle, tous deux musiciens de l’intime confession alors que chacun donne l’impression d’une pudique réserve dissimulée par un humour ravageur. Ainsi, tandis que son modèle s’exprimait principalement avec le piano pour la mélodie, Bernard Cavanna a fait avec les lieder qu’il a sélectionnés œuvre personnelle, choisissant trois de ses instruments fétiches, le violon, le violoncelle et l’accordéon, qui « conjuguent les expressions des deux instruments à archet, ’’nobles’’ et chargés d’histoire et de répertoire, à celui plus désuet, populaire, d’un ’’instrument à vent’’, jouant aussi tirer-pousser, l’accordéon », ce dernier ayant fait son apparition au début du XIXe siècle tandis que le brevet est déposé à Vienne quelques mois après la mort de Schubert.

Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle), Bernard Cavanna
Photo : (c) Gérard Touren

L’environnement sonore créé par Bernard Cavanna ne trahit en rien les intimes confidences et la nostalgique pensée de Franz Schubert. Bien au contraire, car le choix de l’instrumentation instille une connotation à la fois plus fluide, plus contrastée, plus dense et diversifiée que le dialogue voix-piano, dont la percussion des touches sur les cordes, aussi délicate soit-elle, est beaucoup moins fusionnelle avec le flux naturel de la voix portée par la respiration du chanteur que peut l’être le trio retenu par l’adaptateur qui, pour sa part, le rend plus prégnant, y compris dans les nombreux passages pizzicati. Parmi les plus de six-cents lieder de Franz Schubert, Bernard Cavanna a porté son dévolu sur des pages d’un jeune homme de moins de dix-huit ans, les célèbres Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet) et Erlkönig (le Roi des aulnes), et des mélodies moins courues comme Die Tauberpost (Le Pigeon voyageur), qui appartient à l’ultime maturité du Viennois, intégré de façon posthume au recueil intitulé de façon apocryphe Der Schwanengesang (Le Chant du cygne). Quant à Meeres Stille, il est le lied de Schubert préféré de Cavanna, à l’instar de Gretchen am Spinnrade et d’Am Flusse. Ce sont ainsi treize lieder qui ont été offerts jeudi soir dans le cadre chaleureux à l’acoustique parfaitement adaptée à la musique de chambre, qui sonne de façon claire et analytique, donnant à chaque note sa juste place, aux instruments et à la voix leur définition et couleur exactes. Pascal Contet a construit le programme tel un peintre de l’âme, commençant par le célèbre An die Musik (A la musique) publié en 1818 sur un texte de Franz von Schober (1796-1882) - Ô noble art, que de fois dans les heures tristes -, instaurant ainsi sans attendre le climat délicatement désespéré de la soirée. Ce lied était suivi d’Im Frühling (Au printemps) o. 101/1 D. 882 de 1826 sur un poème d’Ernst Schulze (1789-1817) - Le bonheur de l’amour s’enfuit, et seul l’amour reste, l’amour et la souffrance -, puis Das Wandern D. 795 (1823) sur un poème publié par Wilhelm Müller (1794-1827), avant un interlude purement instrumental, les deux mouvements initiaux du somptueux Trio n° 1 pour accordéon et cordes composé en 1995 par Bernard Cavanna dont on retrouve des éléments dans son douloureux Concerto pour violon n° 1 (1998-1999) et auquel Pascal Contet participa à la création en janvier 1996 à Brest puis dans sa version définitive dans le cadre du Festival Musica en septembre 1997, les deux fois au sein du Trio Allers-Retours aux côtés de Noëmie Schindler (violon) et de Christophe Roy (violoncelle).

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle)
Photo : (c) Bruno Serrou

A l’issue de cet intermède, l’acteur metteur en scène et réalisateur François Marthouret, qui s’est vu confier le rôle du narrateur, a lu en français le poème de Johann Gabriel Seidl (1804-1875) Die Taubenpost (Le pigeon voyageur) auquel le quatuor a enchaîné le lied de Schubert/Cavanna D. 957 (1828) intégré dans Der Schwanengesang (Le Chant du Cygne) que les quatre musiciens ont enchaîné avec Die Junge Nonne (La jeune nonne) D. 828 op. 43/1 sur un poème de Jocob Nicolaus Craigher de Jachelutta (1797-1855) - « Comment la tempête hurlante rugit à travers la cime des arbres » -, le Lied der Mignon (Lied de Mignon) et Gretchen an Spinnrad (Marguerite au rouet) D. 118, premier des soixante-douze poèmes de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) mis en musique par Schubert, avant d’être de nouveau rejoint par François Marthouret, qui a lu le poème de Goethe Heidenröslein (Petite rose des bruyères) avant d’interpréter le lied op. 3/3 D. 257, avant le second intermède durant lequel le trio d’instrumentistes a offert une interprétation onirique des deux derniers mouvements du Trio n° 1 pour accordéon et cordes de Bernard Cavanna qui se conclut sur une longue et tendre plainte d’une durée comparable aux trois morceaux initiaux de l’œuvre. Les quatre lieder de la troisième et dernière partie enchaînaient lecture du poème par Marthouret et exécution du lied par les quatre musiciens, concluant en un merveilleux bouquet de pages au lyrisme intense, les quatre de 1815 sur des vers de Johann Wolfgang von Goethe, An den Mond (A la lune) D. 193, qui aborde les thèmes de la perte, de la mort, du deuil et explore les liens mystérieux de l’inspiration entre les modes des vivants et des morts, Am Flusse (Au bord de la rivière) D. 160, Meeres Stille (Mer tranquille) op. 3/2 D. 216 où l’angoisse se fait toujours plus prégnante, et le merveilleux Erlkönig (Le Roi des Aulnes) op. 1 D. 328.

Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Saskia Lethiec (violon), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle), 
Bernard Cavanna. Photo : (c) Pierre Brévignon

La soprano nancéenne Julie Cherrier Hoffmann après un moment d’échauffement nécessaire à l’équilibre de sa voix, a donné de ces lieder des interprétations authentiques de sa voix feutrée à la diction claire, se fondant avec grâce dans les sonorités moelleuses des archets de la violoniste Saskia Lethiec, membre fondateur du Trio Hoboken, et du violoncelliste David Louwerse, soliste de l’Ensemble Variances épris de création, tandis que Pascal Contet donnait un liant discret mais tendrement évocateur à l’ensemble de ses sonorités délicieusement troublantes ouvrant les portes au rêve. Rêve d’autant plus présent que les quatre musiciens ont donné en bis le divin Ständchen (Sérénade) D. 889 de Schubert composé en juillet 1826 sur les mots bien en situation en fin de soirée de la chanson tirée de la scène 3 de l’acte II de la pièce Cymbeline, King of Britain de William Shakespeare - Bonne nuit, bonne nuit, ma bien-aimée. Que les anges du paradis veillent sur toi. Mais, se trouvant dans les locaux où vécut le couturier de Chanel Karl Lagerfeld et tenant à lui rendre hommage, Pascal Contet a voulu qu’artistes et public chantent en cœur La Paloma (La Colombe), chanson d’inspiration cubaine du compositeur espagnol Sebastian Iradier (1809-1865) rendue célèbre par Nana Mouskouri et Mireille Mathieu…

Saskia Lethiec (violon), Bernard Cavanna, François Marthouret (récitant), Julie Cherrier Hoffmann (soprano), Pascal Contet (accordéon), David Louwerse (violoncelle). Photo : (c) Dominique Bentejac

Pour en revenir à l’essentiel, il émane des pages de Franz Schubert d’une profonde mélancolie magnifiées par Bernard Cavanna une intime affliction, et l’émotion point à tout moment dans ces poèmes musicaux au temps suspendu. Reste à souhaiter de la part de Bernard Cavanna, qui en annonce un certain nombre d’autres, qu’il poursuive au plus vite - tempo qui n’est pas évident de sa part pour composer - son remarquable travail sur les lieder de son aîné viennois dont il sait si bien saisir contours et élans avec une bouleversante humanité qu’il partage avec son inspirateur de façon si pénétrante.

Bruno Serrou

1) 1 CD NoMadMusic (2018) avec Isa Lagarde (soprano), Noëmie Schindler (violon), Anthony Millet (accordéon), Atsushi Sakai (violoncelle)

vendredi 29 novembre 2024

Tout espoir en la Résurrection annihilé, l’Orchestre de Paris dirigé par Esa-Pekka Salonen a présenté à Paris la «Symphonie n° 2» de Mahler mise en espace par Romeo Castellucci à Aix-en-Provence

Paris. Grande Halle de La Villette. Philharmonie de Paris, Festival d’Automne à Paris. Mardi 26 novembre 2024 

Esa-Pekka Salonen, Choeur et Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Assisté mardi soir à la répétition générale publique de la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler Grande Halle de La Villette sombrement mise en images par Romeo Castellucci avec solistes, Chœur et Orchestre de Paris dirigés avec un sens du détail convainquant par Esa-Pekka Salonen dans une acoustique précise et analytique mais trop sèche et manquant de relief si bien que l’on admire sans entrer vraiment dans l’œuvre. Salle pleine, public jeune très à l’écoute gardant le silence durant l’unique pause entre les deux premiers mouvements 

Esa-Pekka Salonen
Photo : (c) Denis Allard

C’était avec cette Symphonie n° 2 en ut mineur « Résurrection » de Gustav Mahler (1860-1911) que les Berliner Philharmoniker avaient « baptisé » la Philharmonie de Paris le mercredi 18 février 2015 sous la direction de son directeur musical d’alors, Sir Simon Rattle. Cette œuvre, sans doute la plus célèbre du compositeur, attire constamment les foules. Cette fois encore, malgré trois représentations, toutes ont été archi-combles, entre les 28 et 30 novembre. Au point que les organisateurs, l’Orchestre de Paris, la Grande Halle de La Villette, la Philharmonie et le Festival d’Automne, ont réparti les journalistes jusque dans les générales, acceptant les comptes-rendus, ce qui n’est guère dans les habitudes ni de la presse ni des organisateurs de concerts et d’opéras. Et même les générales auront été fort courues, et le placement étant libre il ne fallait surtout pas être en retard… Le public est-il venu pour l’œuvre, pour le metteur en scène ou pour le chef et pour l’orchestre ?... En vérité, sûrement les quatre éléments ont-ils influé à parité, puisque trois entités se sont associées pour l’occasion, la Grande Halle de La Villette, le Festival d’Automne, l’Orchestre de Paris/Philharmonie.

Orchestre de Paris, Romeo Castellucci  (mise en scène, scénographie, lumières)
Photo : (c) Denis Allard

Pour ma part, j’ai assisté au premier des rendez-vous de cette « Semaine Résurrection » donnée dès mardi 26 novembre. Une « générale » qui avait tout d’un concert puisque l’œuvre a été donnée dans les conditions conformes à une représentation. Tandis que le nombreux public s’installait, à l’instar des musiciens plongés dans le noir et placés entre le plateau aménagé d’un côté de la Grande Halle tandis que le public l’était sur de vastes gradins en amphithéâtre, et les effectifs choraux étaient des deux côtés de l’orchestre, le couple de cantatrices installé au milieu des bois, tandis que les instruments à vent « hors scène » étaient dissimulés derrière les parois sur les côtés et derrière les spectateurs.

Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

Il s’agit de la reprise du spectacle concocté pour le Festival d’Aix-en-Provence 2022 par Romeo Castellucci, dramaturge, metteur en scène, plasticien, scénographe italien de renom signataire en 2011 d’un splendide Parsifal de Richard Wagner au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. En 2015, à l’Opéra de Paris Bastille, c’est un Moses und Aron en noir et blanc qu’il proposait, ce qui dès l’abord laissait présumer d’une approche manichéenne de cet opéra biblique. En 2019, à l’Opéra Garnier, il réalisait Il primo omicidio (Le premier meurtre) d’Alessandro Scarlatti. Entrepris la saison dernière, son Ring pour le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles restera inachevé, puisqu’il a passé la main à Pierre Audi à mi-parcours. Avec la Résurrection de Mahler, Castelucci réussit la gageure d’un spectacle d’une grande beauté plastique, mais l’effet n’emporte pas l’adhésion, en raison de la noirceur désespérée de sa conception qui annihile le concept-même de résurrection, impression amplifiée par le décalage permanant entre ce que l’on voit et ce que l’on entend, la distance entre la « fosse » et le plateau pentu annihilant tout effet de cohésion. Est-ce le lot inévitable des œuvres conçues pour la salle de concert ou des lieux particuliers comme une église, mais une fois de plus le transfert d’une œuvre conçue pour le concert ou la prière n’apparaît guère convainquant sur une scène de spectacle, l’action véritable se déroulant au sein de l’orchestre, des masses chorales et des solistes vocaux à qui les compositeurs confient le visible et l’invisible, le dit et le non-dit, attribuant ainsi un rôle central à l’imaginaire des interprètes et à celui du public. Montrer anéantit cet aspect capital de l’œuvre musicale et la force de l’écoute, l’œil captant trois cents fois plus rapidement que l’oreille.

Esa-Pekka Salonen, Solistes, Choeur et Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est un spectacle de quatre vingt dix minutes - dont quatre-vingt avec musique - d’un tragique funeste d’où tout espoir est englouti que Castellucci a réalisé à partir de cette partition élaborée entre 1888 et 1894 et créée en 1895 à Berlin par les Berliner Philharmoniker dirigés par le compositeur. Une vaste étendue de terre défoncée par des obus de tous calibres d’une guerre éternelle, sur laquelle au début un superbe étalon blanc vaque solitaire en quête de quelque trace d’herbe pour étancher sa faim, bientôt rejoint par un enfant de blanc vêtu qui le prend par son harnachement avant de quitter les lieux avec lui tandis que commence l’exécution de l’œuvre. Pendant la Totenfeier arrivent des ambulances d’où sont sortis par des infirmiers et des médecins des monceaux de cadavres en très mauvais état qui sont peu à peu alignés côte à côte à même le sol avant d’être glissés dans des linceuls blancs, comme s’il s’agissait de mettre de l’ordre dans un amoncellement de corps difficiles à identifier, malgré les investigations qui sont faites, les restes humains réunis, ils sont déposés dans les linceuls, qui sont refermés puis rassemblés dans les ambulances tandis que, le plateau nu derrière les interprètes, la terre apparaît comme libérée de toute humanité, le chœur entier entonne la dernière strophe « Aufersteh’n, ja aufersteh’n wirst du » (Tu ressusciteras, oui, tu ressusciteras ) qui termine l’œuvre en formant hiatus avec la lumineuse apothéose finale composée par Mahler sur un poème de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), Auferstehung (Résurrection) que le compositeur avait entendu en février 1894 durant les funérailles de son confrère et aîné Hans von Bülow, le fondateur des Berliner Philharmoniker mort au cours d’un voyage en Egypte, après que les trois mouvements centraux conduisaient peu à peu vers la lumière, le centre de la partition, bref et sublime, illustrant le poème Urlicht (Lumière originelle) pour mezzo-soprano et orchestre tiré du Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant), « Ô rose rouge : / l’homme est dans la misère la plus grande, / l’homme est dans la plus grande souffrance / ah, combien je préfèrerais être au ciel !… »

Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Denis Allard

A la tête d’un Orchestre de Paris aux sonorités feutrées à l’instar de l’acoustique dont l’homogénéité s’est immédiatement imposée dans un Allegro maestoso initial d’une unité convaincante mais laissant néanmoins percer les marbrures déchirantes du mouvement, Esa-Pekka Salonen a donné de la Résurrection une lecture plus apollinienne que dramatique, étirant judicieusement les tempi tout en maintenant une souplesse qui lui a permis d’éviter pathos et emphase, pour instiller à l’œuvre un certain élan, mais aussi la virulence, l’ampleur, l’onirisme bien que manquant de lustre et d’éclat en raison d’une acoustique guère réverbérée. Dans l’Urlicht, la mezzo-soprano Marie-Andrée Bouchard-Lesieur a exposé un chant vibrant de sa voix de velours, la soprano Julie Roset, abstraction faite d’un vibrato un peu prononcé, lui a donné une réplique chaleureuse dans le finale, où le Chœur de l’Orchestre de Paris s’est naturellement montré à la hauteur de la vision du chef et de la plastique de l’orchestre, cohérent, engagé et au large nuancier, hélas altéré par l’acoustique sèche du lieu.

Richard Wilberforce (chef du Choeur), Esa-Pekka Salonen, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Julie Roset, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Une belle idée que cette œuvre monumentale pour ouvrir au plus grand nombre la musique la plus profonde, exigeante et expressive.

Bruno Serrou

mardi 26 novembre 2024

Succès parisien pour l’hymne symphonique universel de Heiner Goebbels « A House of Call »

Paris. Festival d’Automne. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 25 novembre 2024 

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Les relations de Heiner Gobbels et du Festival d’Automne remontent à 1992, avec un programme monographique réunissant quatre œuvres. Depuis lors, le compositeur allemand a été l’hôte de la manifestation parisienne à dix reprises. Pour cette douzième participation, il s’agit d’une co-commande de neuf institutions européennes réunies autour de l’Ensemble Modern, A House of Call, achevé en mars 2020. Ce n’est pas un sujet sur une maison de rendez-vous au sens trivial du terme que le compositeur allemand a mis en musique mais au sens noble de foyer multiculturel. 

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est à soixante-douze ans comme un Kurt Weill contemporain, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique soit un melting-pot de la musique de son aîné Hanns Eisler, du free jazz, du hard rock, de la pop’ music, du rap, du bruitage, de l’avant-garde, du classicisme... « Je viens de l’improvisation, rappelle Goebbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec les grands improvisateurs Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. » Admirateur de Prince, Helmut Lachenmann, Luigi Nono et Steve Reich, proche de Daniel Cohn-Bendit, Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, mais son catalogue couvre tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre en passant par la scène et l’écran. Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße en Rhénanie-Palatinat, vivant depuis un demi-siècle à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués dans le monde, sans doute parce que son œuvre entier résonne des sons de la ville, son indubitable univers. « Je ne veux pas être illustratif, tempère-t-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. » Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller a conduit Goebbels à considérer la musique comme mode d’expression et de communication inextricablement lié à tous les arts, ce qui l’a conduit à créer un langage qui lui est personnel, en dépit de son éclectisme, tenant principalement du théâtre d’improvisation. Parmi ses œuvres les plus significatives, la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. En ce début de saison 2000-2001, Heiner Goebbels a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich le 28 septembre 2018, …Même Soir. - commande des Percussions de Strasbourg -, l’autre à Lausanne la semaine suivante, Hashirigaki, pièce de théâtre musical sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur conçoit également la mise en scène.

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

A House of Call est selon son auteur un cycle d’appels, d’invocations, de prières, d’actes discursifs, de poèmes et de mélodies pour grand orchestre. Mais ce n’est pas l’orchestre qui est décisionnaire, il est confronté aux voix. Il les présente, les soutient, les accompagne, leur répond ou s’y oppose, comme dans un « répons » laïque en tant que réponse collective d’un orchestre aux nombreuses voix individuelles avec leurs propres sons et langages. Ils ont un rapport avec le passé et avec l’environnement personnel du compositeur, voix particulières, matériau populaire traditionnel, rituels, littérature. « House of Call n’est pas une archive de média académique mais plutôt une collection photographique de mon carnet imaginaire indépendant de tout système. » Les sources proviennent de nombreux voyages, de rencontres fortuites, de recherches éparses pour des projets artistiques. La moitié des voix qui ont touché, perturbé, impressionné et aliéné le compositeur ont été captées à l’aide de phonogrammes historiques sur des cylindres de cire et leur origine est souvent floue, bien qu’il s’agisse de recherches ethnomusicologiques, linguistique, sociologique, anthropologique ainsi que de motivations racistes que les contextes coloniaux ont pu façonner. Il s’y trouve un chanteur d’opéra arménien enregistré dans les années 1910 à Paris associé à des enregistrements de voix de prisonniers de guerre géorgiens dans les camps de Mannheim à la même époque, les enregistrements du musicien Samuel Baud-Bovy durant son voyage dans les îles grecques, d’un anthropologue « autoproclamé » qui convoquait des gens dans un commissariat du sud-ouest africain, les formes rituelles d’un discours chamanique de Luciano et Victor Martinez avec celles de Heiner Müller, Gertrude Stein et Samuel Beckett. Le propos de Heiner Goebbels ajoute la confrontation entre les sources sonores, des cylindres historiques aux échantillons numériques, de ces derniers au concert, du concert au livre qui a découlé de la genèse de l’œuvre sonore.

Vimbayi Kaziboni, Ensemble Modern Orchestra. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Achevé en mars 2020, créé le 30 août 2021 à la Philharmonie de Berlin dans le cadre des Berliner Festspiele - Musikfest Berlin par l’Ensemble Modern Orchestra dirigé par Vimbrayi Kaziboni, sous-titré My imaginary notebook (Mon carnet de notes imaginaire),  A House of Call est un recueil de chansons (Songbook) pour orchestre en quatre mouvements ou « chapitres » : Pierre Ciseaux Papier ; Grain de la Voix ; Cire et Violence ; Quand les Mots ont disparu. Commande de l’Ensemble Modern de Francfort, en collaboration avec le Festival de Berlin / Berliner Musikfest, l’Elbphilharmonie de Hambourg, Musica Viva de la Radio Bavaroise, la Philharmonie de Cologne, Wien Modern / Wiener Konzerthaus, beuys2021 et la Casa da Musica de Porto, cette partition de plus d’une centaine de minutes est écrite pour un orchestre de bois par trois (avec piccolo, flûte basse, cor anglais, clarinettes basses et contrebasse, saxophone, contrebasson), quatre cors, trompettes et trombones par trois, tuba, timbales, quatre percussionnistes, cymbalum, harpe, accordéon, guitare électrique, piano, synthétiseur et cordes (8, 7, 6, 5, 4). Pour souligner l’ancrage de sa partition dans la tradition du répons venue des premiers siècle de la chrétienté, Heiner Goebbels commence A House Call avec la citation littérale de l’introduction de Répons (1981, 1982, 1984) de Pierre Boulez, passage que le compositeur allemand identifie comme « Introïtus (Une réponse à Répons) », tandis que le troisième volet du triptyque initial se fonde sur l’enregistrement de sons provenant d’un chantier dans le voisinage du studio berlinois du compositeur.  Le deuxième mouvement compte quatre composants, « Nu Stiri » (Ne pleure pas) enregistré dans un camp de prisonniers de Mannheim en 1916, « Agash Ayak » (Jambe de bois) capté à Moscou vers 1925 où l’on entend le chanteur-acteur Amre Kashaubayev (1888-1934) assassiné dans les rues d’Almaty la veille de la création de l’opéra Kyz Jibek du compositeur kazakh Yevgeny Brusilovsky (1905-1981) dont il devait tenir le rôle principal, « (ghazal) 1346 » où l’on entend le chanteur et directeur de la Maison iranienne de musique Hamidreza Nourbakhsh (né en 1966) exposer un poème d’amour du poète mystique Jalâl al-Din Rûmi (1207-1273), « Krunk » (La grue) interprété par deux chanteurs arméniens Armenak Shahmuradian (1878-1939) enregistré à Paris en 1914, et Komitas Vardapet enregistré à New York en 1917. Commençant par une Toccata, le troisième mouvement, Wax and Violence (Cire et violence) compte quatre volets, Voyelles qui fait entendre la voix du philosophe psychologue et musicologue allemand Carl Stumpf, fondateur de la Phonogramm-Archiv de Berlin entendu ici en train de tester en 1916 l’aptitude à enregistrer du phonographe pour des recherches sur les formants. Il s’y trouve aussi des éléments de voix de l’ethnomusicologue autrichien Erich von Hornbostel criant et sifflant l’hymne national allemand en 1907, et la voix de deux femmes, Judith Barseleysen et Abigael Bolars captées chez les Inuits du Groenland la même année. Achtung Aufnahme (Attention enregistrement) se fonde sur les bandes réalisées en 1931 par Hans Lichtenecker dans des colonies du sud-ouest africain, ainsi que les deux éléments qui suivent, Nun danket alle Gott (Maintenant rendez tous grâces à Dieu) qui fait entendre des écoliers de Berseba, et Ti gu go i nigami (Certains disent) où l’on entend la voix de l’assistant de Lichtenecker, Haneb évoquant une menace imminente. Enfin, le mouvement final compte lui aussi quatre parties, Bakaki - (Dialogo) (Narration – (Dialogue)) avec les voix de deux membres de la communauté des Uitoto en Colombie enregistrés en 1980, Schläft ein Lied in allen Dingen (Un chant dort en toutes choses) où l’on entend la mère du compositeur, Margret Goebbels, lire des vers du poème La Baguette de Joseph von Eichendorff, Kalimerisma (Je dis bonjour) chant aux contours funèbres de femmes de l’île grecque de Kalymnos du Dodécanèse enregistré enj 1930, et se conclut sur What When Words Gone (Quoi lorsque les mots ont disparu), l’un des derniers textes de Samuel Beckett sur lequel le compositeur retourne à la musique pure…

Vimbayi Kaziboni et Heiner Goebbels. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette grande partition a nécessité une disposition de l’orchestre longitudinale peu usitée à la Philharmonie de Paris, ce qui a permis d’ajouter une vingtaine de rangs de chaises supplémentaires entre le plateau et les fauteuils. Ce qui est remarquable, outre les sons parasites, particulièrement ceux venant des craquements des vieux rouleaux enregistreurs, est le fait qu’un certain nombre de musiciens circulent parmi les rangs de l’orchestre et hors scène, et il convient de saluer l’extraordinaire performance non seulement des instrumentistes mais surtout du chef zimbabwéen Vimbayi Kaziboni dont l’endurance exceptionnelle et la précision de ses gestes ont conquis musiciens et public, grâce à la fois à son indéniable talent mais aussi à l’expérience intime de l’œuvre, qu’il dirige sur toutes les scènes des commanditaires de la partition, confirmant ici ses évidentes qualités de chef qu’il avait démontrées voilà vingt mois (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/03/avec-le-week-end-ligeti-100-la_6.html) à la tête de l’Ensemble Intercontemporain dans le cade du week-end Ligeti 100.

Bruno Serrou