CD : Entretien autour de la publication chez Naïve en onze CDs de la remarquable intégrale des neuf livres de madrigaux de Claudio Monteverdi par Rinaldo Alessandrini et son Concerto Italiano
Claveciniste, organiste, pianofortiste, chef d’orchestre et de chœur
italien, Rinaldo Alessandrini est à 63 ans l’un des plus éminents spécialistes
des répertoires des XVIIe et XVIIIe siècles, plus
particulièrement du seicento italien.
En 1984, il fonde à cette fin l’ensemble vocal et instrumental Concerto
Italiano universellement célébré pour ses remarquables exécutions de madrigaux
de la fin de la Renaissance, Orlando di Lasso, Luca Marenzio, Girolamo
Frescobaldi, répertoire dans lequel il a commencé son activité, faisant ses
débuts à Rome avec La Calisto de Francesco Cavalli, et de musique
baroque, de Bach et Haendel à Mozart et Vivaldi, dont il a enregistré pour
Naïve opéras et concertos, certains n’ayant plus été joués depuis trois
siècles. En 1993 paraît chez le même éditeur leur premier volume de madrigaux de Monteverdi, le Livre IV, entreprise qu’il achève en 2022 avec le
Livre VII. Il aura donc fallu vingt-neuf ans à Rinaldo Alessandrini et son Concerto
Italiano pour graver l’intégralité des neuf livres, le dernier étant posthume,
allant du chant et de la poésie purs emplis d’affetti des années 1587-1592, à une forme proprement théâtrale du huitième
livre publié en 1638. J’ai rencontré Rinaldo Alessandrini pour le magazine Scherzo de Madrid à l’occasion de la publication chez
Naïve de cette somptueuse intégrale réunie en un coffret de onze CDs. En voici la version originale française
Bruno Serrou : Vous avez décidé de devenir musicien sur le
tard. Vous étiez un adolescent de 14 ans, l’âge auquel généralement les enfants
se détournent de la musique classique…
Rinaldo Alessandrini : J’ai commencé à m’y intéresser vraiment au moment où je suis entré à l’université. A 14 ans, la musique m’attirant un peu, j’ai commencé à étudier le piano, mais ce n’était pas avec l’idée de devenir musicien. J’ai attendu de terminer le lycée et de faire mon service militaire, obligatoire à l’époque. Ce n’est donc qu’en revenant à la vie civile que me suis dit qu’il me fallait me décider. Et j’ai choisi la musique. J’avais vingt ans. J’ai bien fait d’attendre, parce que je me suis retrouvé avec des amis musiciens avec qui j’ai partagé mon temps, mon travail. Nous avons tous commencé ensemble, et j’ai décidé de m’inscrire au Conservatoire d’Amsterdam.
B. S. : Avez-vous pensé dès le début à la musique ancienne ?
R. A. : Oui. J’avais mon professeur de piano à Rome, et à Amsterdam je suivais les cours de clavecin de Ton Koopman.
B. S. : Etes-vous allé à Amsterdam pour Ton Koopman ?
R. A. : Il fallait impérativement aller à Amsterdam parce qu’à l’époque il n’y avait rien d’intéressant en Italie pour le clavecin. J’avais rencontré Ton Koopman dans quelques stages qu’il avait donnés en Italie. Je lui ai demandé s’il était possible d’aller à Amsterdam, ce n’était donc pas très compliqué. Quand on est jeune on se persuade rapidement que l’on peut prendre un train de nuit pour arriver de bon matin à Amsterdam et assister à des cours, et retourner à Rome le lendemain.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a attiré vers la musique ancienne ?
R. A. : Mon professeur de piano était étonné par le fait que j’adorais jouer Bach, Mozart plutôt que Chopin. Il y avait donc en moi, dès cette époque, quelque chose qui me conduisait naturellement vers un tel choix. Et à cette époque, le son du clavecin me plaisait beaucoup. Après, il y a eu une combinaison un peu particulière parce que à l’époque, en 1980, la musique baroque avait commencé à exploser en Italie. Les musiciens de ma génération parlaient souvent de ce mouvement, nous étions très engagés dans ce discours-là. Notre intérêt était très fort.
B. S. : En Italie, à l’aube du mouvement baroque, il y avait Claudio Scimone et ses I Musici…
R. A. : Oui, mais le style historique et l’utilisation des instruments anciens étaient constamment dans nos discours. C’est donc une combinaison de différents paramètres qui m’a conduit vers la musique baroque. Devenu musicien sur le tard, cette idée ne m’a poursuivi toute ma jeunesse. A vingt ans, je me suis tout de suite trouvé bien avec des gens avec qui j’aimais travailler.
B. S. : Qu’est-ce qui vous intéressait avant vos vingt ans ?
R. A. : Rien de spécial. J’étais au lycée jusqu’à 18 ans. J’ai donc fait ma scolarité jusqu’au baccalauréat, et immédiatement après j’ai dû partir au service militaire. La musique me plaisait beaucoup, je jouais déjà du piano, que j’avais commencé à 14 ans. J’avais un intérêt naturel pour la musique mais ce n’était pour devenir musicien professionnel. C’était tout à fait casuel.
R. A. : Presque personne… Je pense que nous étions plus ou moins les premiers à nous attacher aux activités dans lesquelles nous nous sommes lancés à l’époque. Disons les groupes qui sont encore en activité aujourd’hui, comme Il Gioardino Armonico fondé en 1985. Fabio Biondi a constitué l’Europa Galante un peu plus tard, en 1990, mais nous formons vraiment la première génération du mouvement en Italie. Il y avait des gens qui enseignaient le clavecin dans un certain nombre de conservatoires, beaucoup de vieilles dames, mais il n’y avait vraiment rien d’intéressant.
R. A. : Vous voyez dernière moi que j’ai encore tous les livres et toutes les partitions que j’ai collectés à l’époque. Oui, et c’était probablement l’aspect le plus intéressant de notre entreprise parce que nous faisions tous les jours des découvertes. Nous nous échangions constamment livres, photocopies, informations. Malheureusement, nous n’avions pas encore Internet. Aujourd’hui tout est devenu très simple. Mais, de toute façon, ce travail nous engageait beaucoup, surtout ce qui concerne la musique italienne du XVIIe siècle, le « siècle d’or » de notre culture musicale.
R. A. : Oui, mais aujourd’hui encore nous essayons de mettre en valeur le travail de quelques compositeurs que nous connaissons bien mais dont la musique n’est pas très souvent jouée. Cette activité m’occupe pratiquement tous les jours parce qu’avec Internet nous avons tous la possibilité de visiter les bibliothèques qui sont mises en ligne dans le monde, tous les trésors que contient chacune d’elles, des manuscrits, des premières impressions de partitions, tous les jours on trouve quelque chose. Toutes les bibliothèques ou presque sont disponibles en ligne, sauf les anglaises qui sont quasi inaccessibles en ligne. Mais aux Etats-Unis il y a beaucoup de choses disponibles, et la plus grande partie des documents des bibliothèques européennes est disponible en ligne. Il y a des sites qui nous aident beaucoup, signalant précisément où se trouvent documents et éditions. La recherche est vraiment désormais très facile, tout en restant chez nous et en travaillant.
B. S. : Mais le revers de la médaille est que l’on
n’a plus de contacts ni avec les gens ni avec le papier…
R. A. : Oui, d’une manière ou d’une autre, mais de toute façon
visiter une bibliothèque nous contraint à suivre les horaires limités des
bibliothèques, et il est impossible de travailler la nuit. Aujourd’hui, tout
est beaucoup plus facile. Les contacts humains, le contact direct avec les
documents que nous dégotions, ont certes disparu, mais tout ce qui nous
parvenait ou que nous découvrions, livres, partitions, photocopies, était à
chaque fois une victoire parce que nous avions la possibilité finalement de
lire des choses qui nous intéressaient beaucoup. Cette longue quête suscitait au
bout du compte un moment qui nous engageait énormément, c’était vraiment très
excitant.
B. S. : A force de côtoyer des spécialistes de la
musique ancienne, on se rend compte qu’il y a plus ou moins dans ce répertoire
ce côté invention, recherche, concentration pour la quête, les manuscrits
anciens n’étant pas toujours aisément déchiffrables. N’y aurait-il pas des
rapports sur la façon de travailler entre la musique ancienne et la musique
contemporaine ?
R. A. : Je ne sais pas… A un moment de ma vie, j’ai fait pas
mal de musique contemporaine. Mais je suis toujours tombé sur des partitions
préexistantes. Je n’ai donc pas vraiment suivi l’activité de la création
contemporaine en profondeur. J’ai dirigé quantité d’œuvres nouvelles, et dans
la musique ancienne il y a ce côté un peu imprévisible des partitions qui
n’arrivent pas en bon état, ou, par exemple, dans les éditions de madrigaux il
manque des voix et il nous faut donc retravailler des éditions détériorées notamment
par l’humidité. De toute façon il y a tellement encore à faire… L’an dernier,
je me suis rendu à la bibliothèque du conservatoire de Naples, ayant besoin de
consulter des documents qui n’étaient pas en ligne. Je connais la bibliothèque
du conservatoire mais une fois encore j’ai vu l’énorme quantité de partitions
qu’elle détient. A Naples, ils ont une chance incroyable parce que leur bibliothèque
renferme des choses fantastiques, des vieilles éditions du XVIIe
siècle de musiciens totalement inconnus.
B. S. : Inconnus parce qu’inintéressant ?
R. A. : Ils sont inconnus parce que… Oui… Il y a parfois des documents
inintéressants… Il faut considérer qu’il y a toujours eu une abondance de
publications, donc… Même dans l’histoire de la musique, nous connaissons le
nombre de compositeurs, mais effectivement nous ne pouvons pas nous dédier à
tout le monde. Souvent, nous tombons sur des musiciens pour qui on se demande
pourquoi personne ne connaît quoi que ce soit d’eux. C’est très étrange, mais
par chance on peut arriver à consulter des éditions, des manuscrits…
B. S. : Arrivez-vous facilement à convaincre les
programmateurs, qui sont toujours plus ou moins frileux à l’idée de donner des
œuvres inconnues, voulant à tout prix remplir leurs salles ? A l’instar
des maisons de disques. Parvenez-vous à les convaincre du bien-fondé de les jouer ?
Arrivez-vous à imposer vos choix ?
R. A. : Oui… Pas toujours. De toute façon je me considère chanceux. Le soutien que Naïve par exemple me porte dans ce type de recherche est essentiel. Le fait déjà de pouvoir enregistrer, fixer un programme sur CD est un effectivement support efficace pour montrer la qualité d’une musique qui était complètement inconnue. Il se trouve heureusement des programmateurs qui acceptent de prendre des risques mais qui sont capables de se rendre compte que tout le monde a intérêt à présenter de la musique qui en vaut la peine. Pas toujours, mais quand même…
B. S. : Y compris les salles de concerts ?
R. A. : Cela dépend des salles. De toute façon, on ne peut pas
proposer un programme de madrigaux dans une salle de mille cinq cents places.
Il y a donc des situations différentes, des festivals, des saisons, des lieux
centrés sur la musique de chambre, d’autres consacrées aux musiques anciennes
plutôt qu’à la musique romantique, et nous essayons de les convaincre. Il est
néanmoins vrai que l’époque Quatre Saisons de Vivaldi, Stabat Mater de Pergolèse
n’est pas encore terminée. C’est comme ça, il faut faire avec.
B. S. : Considérez-vous la musique italienne comme
votre spécialité ? Est-ce elle qui vous tient le plus à cœur ?
R. A. : Disons que c’est la musique sur laquelle j’ai le plus
étudié parce que ce travail ne concernait pas seulement la musique mais
plusieurs aspects de notre culture, donc pour saisir la musique italienne du
passé il faut travailler sur plusieurs aspects qu’il faut mettre ensemble,
notamment la littérature et la peinture, mais aussi l’histoire. Nous avons tous
eu la chance de beaucoup travailler la musique de Johann Sebastian Bach, mais
elle est essentielle pour tous les musiciens et nous ne pouvons pas y renoncer.
Nous sommes tombés sur des compositeurs un peu plus étranges d’une manière ou
d’une autre, comme Vivaldi, qui a représenté un moment crucial de la culture
italienne, mais son langage est très particulier. Il parle de lui-même, de
Vivaldi, alors qu’au XVIIe siècle, la musique est un peu plus généraliste
en Italie. C’est-à-dire que le mouvement musical de cette période compte plusieurs
compositeurs dans la même idée mais qui ont réagi de manières différentes. Lorsque
Vivaldi arrive, il bénéficie de structures déjà très fixées avec le théâtre
d’opéra…
B. S. : Vivaldi, c’est le XVIIIe
siècle, pas le XVIIe
R. A. : Oui, mais il y a un côté expérimental dans le XVIIe siècle qui a permis à plusieurs compositeurs de réagir face à une idée générale, c’est-à-dire l’idée nouvelle de la musique qui travaille avec un texte. Donc qui illustre plutôt ce qui se cache derrière un texte, et il est particulièrement intéressant de voir comment les compositeurs de la première moitié du XVIIe siècle ont réagi différemment, les conditions étant elles-mêmes différentes selon les Etats et les villes de la péninsule italienne. Chaque cité avait ses particularités culturelles et musicales.
B. S. : Les musiciens italiens voyageaient-ils moins dans les pays voisins que leurs confrères européens ?
R. A. : Oui, les Allemands venaient en nombre pour visiter l’Italie et pour travailler avec les musiciens italiens.
R. A. : D’une façon ou d’une autre des mouvements très
importants ont été conçus en Italie. Déjà à partir de l’opéra, juste au début
du XVIIe siècle, le discours a évolué principalement en Italie et a
été exporté. Francesco Cavalli par exemple en France. En Italie, pas mal de
choses se sont passées, mais c’était au moment où effectivement les styles
nationaux ont commencé. En France évidemment, de plus en plus, Lully, puis
Rameau…
B. S. : Lully, qui était Italien mais qui est vite
devenu des plus franco-français…
R. A. : Il a vite perdu son côté italien.
B. S. : Quelles sont selon vous les particularités
de la musique italienne ?
R. A. : Ce n’est pas une question de soleil ou de sensualité, contrairement à une idée reçue. C’était plutôt une question très importante : un changement radical de point d’observation de la musique. Comme vous le savez, c’était le moment où les compositeurs se sont persuadés qu’il convenait de mettre en contact la musique avec le texte d’une manière différente, nouvelle, de changer complètement la hiérarchie texte et musique. C’était essentiel parce que la musique devenait un véhicule d’émotions. Musique et texte sont porters de la même émotion. A partir de ce constat-là, les compositeurs ont découvert comment la musique pouvait elle aussi instaurer un langage complètement indépendant du texte.
R. A. : Juste avant, c’était un style musical fondé sur la qualité du contrepoint pour lequel la doctrine était essentielle. On jugeait la qualité du travail mais l’efficacité n’était pas toujours considérée.
R. A. : Cet aspect a beaucoup touché la musique sacrée, mais
pour ma part je crois que tout est né avec les premiers opéras à Florence, en
1600, moment où il y a eu nombre de discussions philosophiques. Jacopo Peri
(1561-1633), Giulio Caccini (1551-1618) et leur Euridice de 1600 sur un livret d’Ottavio Rinuccini (1562-1621), après il faut arriver à 1607 avec
L’Orfeo de Claudio Monteverdi
(1567-1643). La première décennie du XVIIe siècle voit donc la
naissance d’une idée qui se développera tout le siècle durant, mutant très rapidement,
toutes les décennies, suivant les modes littéraires. Ce n’était pas une
évolution, c’était plutôt le fruit d’un travail frénétique.
B. S. : Il y a les opéras destinés aux cours
princières, comme à Mantoue, puis à des théâtres et à des publics populaires,
comme à Naples…
R. A. : Oui, c’est déjà très clair au début du XVIIe
siècle. De toute façon, les styles différaient selon les zones, les lieux en
Italie. C’est pourquoi je pense que le seicento
est un moment très intéressant, avec ces mouvements rapides, et surtout le plus
captivant ce sont les croisements entre les styles de divers lieux, fruit des
voyages des artistes d’un lieu à l’autre, ce qui suscitait le mélange des styles.
C’est là que tout devient passionnant.
B. S. : Combien de temps vous a demandé ce projet
d’intégrale des madrigaux de Monteverdi ?
R. A. : Une trentaine d’années. Cette durée dans le temps s’explique du fait que nous avions parallèlement d’autres desseins en cours. Mais je suis convaincu aujourd’hui que c’était la meilleure façon d’aborder ce projet parce que si nous l’avions bouclé voilà trente ans nous n’aurions pas eu la possibilité d’apprendre d’autres choses qui ont enrichi notre conception globale du projet, et nous en sommes arrivés à la fin avec une manière probablement constante pour certains aspects de celle du tout début et pour d’autres fort distinctes, des changements de points de vue, de découvertes qui sont intervenus durant ces trente années d’élaboration. Cet étalement a été bénéfique parce que ce temps nous a permis de réfléchir pour métaboliser la musique, tout ce qui arrive de l’extérieur du projet en termes de réaction, de suggestion, de culture, de lecture. Le temps est essentiel. Si bien que si nous avions tout terminé voilà trente ans, je ne pense pas que ç’aurait été la meilleure solution.
R. A. : Ce n’est pas une véritable évolution, parce que, je le répète, de toute façon notre attitude face à cette musique est toujours la même, mais il y a eu changements au niveau des moyens et de la situation de la musique. Certains éléments ont été mieux considérés, d’autres l’ont été moins. Il en résulte donc divers équilibrages entre les éléments à disposition.
R. A. : Ce n’était pas par ordre chronologique. C’était tout à
fait casuel. A l’époque nous n’avions pas arrêté de stratégie, car n’avions pas
l’idée d’intégrale. C’est venu petit à petit, avec l’envie d’enregistrer un Livre
supplémentaire, puis encore un autre, mais sans volonté chronologique, faisant le
quatrième ou le cinquième au lieu du deuxième et du troisième…
B. S. : Il y a des madrigaux purement vocaux,
d’autres avec instruments, plus dramatiques que d’autres…
R. A. : Tous les madrigaux sont dramatiques, d’une façon ou d’une autre. Disons que le style devient de plus en plus ajusté pour le théâtre, surtout dans les septième et huitième Livres. Il se trouve de ce fait un mélange de langages dans les septième et huitième Livres. Il s’agit vraiment d’une musique presque créée pour la scène.
B. S. : De fait, Monteverdi est allé petit à petit vers la théâtralisation de sa musique, avant de se lancer dans l’opéra en tant que tel. Avant L’Orfeo, il avait écrit cinq Livres de madrigaux. Sont-ce pour lui une sorte de laboratoire ?
R. A. : Il avait en effet déjà écrit pas mal de madrigaux, mais… Je pense qu’il ne faut pas parler de trajectoire, il faut plutôt imaginer que Monteverdi réagit surtout à tout ce qui se passait autour de lui, c’est-à-dire qu’à l’époque du septième Livre et à celle du huitième, il était à Venise, où l’activité culturelle était considérable, surtout une animation publique où le côté théâtral de la musique était très fort. Il s’adapte donc, d’une manière ou d’une autre, à ce que la ville où il était voulait. Il ne quitte jamais vraiment le style polyphonique parce que même dans le huitième Livre nous avons des madrigaux à cinq voix. Même les grands madrigaux à six voix avec instruments sont polyphoniques, le langage est plus ou moins le même. C’est plutôt l’aspect, le packaging qui diffère. Il est néanmoins clair que la musique de théâtre ou le développement de la musique vers un tour théâtral l’a beaucoup influencé.
B. S. : Quels sont les compositeurs qui ont
influencé Monteverdi ? Personne ne vient pas de nulle part.
R. A. : L’un des compositeurs qui l’ont beaucoup influencé à Ferrare est Luzzasco Luzzaschi (1554-1607), qui allait très souvent à Ferrare. Mais Monteverdi déclare estimer la musique de presque tous ses contemporains à partir de Carlo Gesualdo (1566-1613), Cipriano de Rore (1515/1516-1565), Luca Marenzio (1553-1599). Il évoque aussi des compositeurs complètement inconnus mais qui étaient populaires à l’époque, comme Giovanni Pecci (1571-1643), mais s’il parle en bien des compositeurs précédemment cités, c’est parce que ce sont les madrigalistes qui ont été les plus populaires en son temps.
B. S. : Avait-il accès à des compositeurs hors de
la péninsule italienne ?
R. A. : Je ne pense pas. Je n’ai jamais lu dans ses lettres quoi que ce soit de spécial qui lui arrivait de l’étranger. Monteverdi, quand il travaillait à Mantoue, était au cœur d’un centre culturel considérable, parce qu’entre Mantoue et Ferrara il n’y a pas loin. C’était déjà un lieu très important pour la culture musicale au temps de Luzzaschi, il y avait notamment Giovanni Battista Guarini (1538-1612), qui était le poète du temps. L’activité artistique était donc déjà très forte. Venise était complètement différent. C’était une place tout à fait indépendante pour tout ce qui concerne la culture. La culture y était créée, et Monteverdi était au centre de la création.
R. A. : Oui, c’était une activité centrale, mais Monteverdi était quelqu’un d’influence, surtout à Venise. La ville le sollicitait constamment. Même à Venise, il était encore sollicité par Mantoue, qui avait essayé de le récupérer, mais il a refusé parce qu’à Venise il était très bien payé, très bien considéré, il y était très indépendant, et il avait beaucoup à faire, alors que Mantoue était une cité plus oppressive. Mais Venise, à l’époque, était un lieu où un homme de culture, un compositeur pouvait s’exprimer facilement.
B. S. : Avec le commerce vénitien vers l’Asie, Monteverdi a-t-il été influencé par l’Orient ?
R. A. : Non. Rien.
B. S. : Avec la musique de Monteverdi, n’y a-t-il pas de problèmes d’instrumentarium, l’orchestration étant plus ou moins notée clairement
R. A. : Oui, mais c’est un faux problème. L’Orfeo est empli de détails d’instrumentation. La partition de L’Orfeo est détaillée sur le plan de l’instrumentation.
Pour tout ce qui concerne les opéras, il est aisé de lire les documents des
théâtres, à Venise comme ailleurs en Italie. Il y avait un groupe de continuo,
qu’il soit à un à deux clavecins, un groupe de guitaroni…
B. S. : Le continuo, avec la basse chiffrée, pas de problèmes, mais
pour le reste des instruments, qu’en est-il ?
R. A. : Nous savons tout sur les cordes. L’utilisation d’instruments à vent n’était pas encore notée de façon précise. Il faut considérer qu’il y avait déjà à l’époque un certain professionnalisme, d’un coup le travail dans les théâtres lyriques a créé une catégorie de professionnels. Tout ce qui qui concerne le côté musical, il faut le considérer d’une façon extrêmement attentive, c’est-à-dire que l’opéra était surtout quelque chose qui se passait sur scène, pas dans la fosse. Au contraire de la musique sacrée où l’on sait tout ce qui est nécessaire, l’emploi d’instruments à cordes et d’instruments à vent, corneti, tromboni… Après, l’utilisation, c’est un faux problème. Certaines voix ont été écrites par Monteverdi lui-même, où il est clair que les instruments peuvent doubler les lignes vocales.
B. S. : Dans Poppea par exemple, il y a peu d’indications...
R. A. : Oui, mais ce sont des instruments à cordes, tout simplement. Il y a de la musique à trois voix dans la version de Venise, de la musique à quatre voix dans celle de Naples. Mais ce ne sont que des instruments à cordes.
B. S. : Impossible de faire un mixte des deux versions ? Faut-il absolument choisir la version que l’on souhaite donner ?
R. A. : Cela dépend. Parce que de toute façon Le Couronnement de Poppée est un cas qui restera ouvert parce que les deux manuscrits présentent des détails très différents, donc, que ce soit la version de Venise ou celle de Naples, le choix reste respectueux de l’authenticité.
B. S. : Sont-ils tous les deux de la main de
Monteverdi ?
R. A. : Non. La musique qui reste de Poppea n’est pas entièrement de Monteverdi. Il y a des apports
considérables de Cavalli, notamment. Donc, ce qui reste n’est probablement pas à
cent pour cent de Monteverdi
B. S. : Ce pourrait expliquer pourquoi à l’écoute
la Didone de Cavalli on retrouve le
style de Poppea.
R. A. : Oui… La musique du Ritorno d’Ulisse in patria, sauf une ou deux scènes, est entièrement de Monteverdi. Après, Poppea est un exemple effectivement de ce qui se passait à l’époque à Venise où il y avait des reprises d’opéras, qui, en ces occasions, étaient réélaborés, modifiés, recomposés par qui le voulait. N’oublions pas qu’il n’y avait pas de droits d’auteur à l’époque.
B. S. : C’était toujours la musique de l’instant. Il y a un canevas, et l’on brode dessus ? Aucune représentation devait être identique…
R. A. : En effet. De toute façon, à la lecture des manuscrits il est évident que la musique était manipulée, tant il y a d’autographies différentes.
B. S. : Vous avez créé Concerto Italiano en 1984.
Avez-vous immédiatement pensé à un ensemble réunissant chœur et
orchestre ?
R. A. : Oui, j’ai fondé les deux en même temps. Les musiciens d’il y a quarante ans n’ sont plus, évidemment. En général, nous essayons de privilégier une stabilité de collaboration, autant que faire se peut. Il est très important d’apprendre un langage d’ensemble, on ne peut donc pas recommencer à chaque fois. Mais l’orchestre est à géométrie variable, en fonction des projets.
B. S. : Même chose pour le chœur ?
R. A. : Non… L’ensemble vocal est fondé sur un groupe de six ou sept chanteurs qui sont toujours les mêmes.
B. S. : Comment résolvez-vous la question des castrats dont l’art lyrique italien était épris ?
B. S. : Finalement la musique baroque c’est la
grande liberté, dans le fond. On peut quasi improviser. La basse continue, avec
la basse chiffrée, c’est aussi la liberté que l’on ne trouvera plus par la
suite…
R. A. : Plutôt que de grande liberté, je pense qu’il faut parler d’une structure du théâtre qui a changé au XIXe siècle. Aujourd’hui, cela nous semble une très grande liberté, alors qu’au fond c’était une mode, une combinaison pour laquelle tout était assez naturel, et plutôt que liberté il faut dire qu’il y avait des codes très stricts pour tout ce qui concerne la musique, et avant tout ce que le public attendait. Il ne faut donc jamais considérer ce concept de liberté comme pouvant justifier tout et n’importe quoi. Parce qu’il y avait des attentes très précises, des catégories expressives et esthétiques extrêmement précises. De ce fait, aujourd’hui, cela nous semble quelque chose de très souple, mais en fait c’était extraordinairement codifié. Il s’agit d’une culture qui évidemment est si loin de nous que parfois nous en sommes étonné parce que nous ne pouvons pas imaginer une telle structure dans un opéra de Verdi, évidemment, mais à l’époque, c’était normal, parce qu’il y avait une combinaison d’éléments qui amenait le monde de l’opéra dans cette direction.
B. S. : Aujourd’hui, vous avez-vous-même une
conception de la musique qui vous est propre. Mais Ton Koopman a la sienne, Nikolaus
Harnoncourt avait la sienne, Philippe Herreweghe, Raphaël Pichon aussi… Chacun
détient donc finalement sa vérité.
R. A. : Pas précisément. Ce n’est pas que chacun a sa vérité. Aujourd’hui nous avons tous les éléments historiques pour savoir comment l’exécution musicale se déroulait à l’époque. Mais évidemment, il nous faut un pouvoir de conviction envers le public, ce qui nous conduit à ce que vous appelez la vérité de Koopman, la vérité d’Herreweghe ce qui correspond exactement à l’effort que chaque musicien fait pour rendre la musique la plus attractive possible pour le public. Evidemment, c’est l’opinion du musicien, ou c’est l’effort expressif du musicien. Mais c’est le même effort qu’un pianiste ou qu’un violoniste qui joue de la musique romantique : c’est ce que l’on dénomme l’interprétation. Nous ne pouvons pas oublier que nous savons exactement comment la musique de Bach était jouée en son temps, comme celle de Monteverdi était jouée à son époque. C’est à nous de respecter les conventions selon lesquelles cette musique était créée et jouée, c’est à nous de rendre la musique vivante. Et l’effort que nous faisons pour rendre la musique vivante est notre vérité.
B. S. : Sait-on précisément comment les instruments de musique sonnaient en leur temps ? Les copies d’anciens ne font pas forcément sonner les instruments tems que le faisaient les originaux. Est-on sûr que ce soit les bons timbres ?
R. A. : Des instruments de l’époque sont parvenus jusqu’à nous. Les copies sont faites d’après des instruments du passé qui ont survécu. Même là, de toute façon, nous disposons de quantité de traités, de documents, de renseignements sur le résultat sonore que nous pouvons obtenir un résultat sonore qui correspond vraiment à celui de l’époque.
B. S. : Quels sont vos projets ? Vous avez fait une intégrale Monteverdi, allez-vous entreprendre la même chose avec d’autres, par exemple Carlo Gesualdo ?...
R. A. : Nous avons en effet un projet autour de Gesualdo, non pas une intégrale mais autour de sa personne et de sa création. Gesualdo à Naples, les premières vingt années du XVIIe et les compositeurs qui étaient à Naples en ce temps-là, dans le cercle de Gesualdo et dans la ville. Une quinzaine de compositeurs complètement inconnus. Nous commençons les enregistrements en janvier de madrigaux de ces compositeurs, deux œuvres de chacun qui vont nous permettre de montrer que Gesualdo n’était pas un cas isolé, que son langage musical était celui de la ville de Naples. Typiquement napolitain. Gesualdo était dans la ville, donc il suivait le langage de Naples de l’époque.
B. S. : Quand on pense Italie on pense aussi à la peinture de la Renaissance et du baroque. Vous qui êtes Romain, qu’en est-il de la musique romaine ?
R. A. : Il y en a, à côté de celle de Giovanni Pierluigi da Palestrina (v.1525-1594) et de Luca Marenzio (1553-1599). Evidemment, Rome était une ville où la musique était essentiellement sacrée. Mais quand vous considérez par exemple la -figure de Corelli à Rome, Alessandro Scarlatti ou le mouvement de l’Accademia dell’Arcadia qui était très important, c’est aussi Rome. Et la musique sacrée de style romain était monumental. Donc avec des chœurs à seize, vingt-quatre voix, comme celle de Giuseppe Ottavio Pitoni (1657-1743). Rome est la ville de l’oratorio, Giacomo Carissimi (1605-1674), la création de l’opéra à Rome, Emilio de Cavalieri (1550-1602)… Le répertoire romain est considérable.
B. S. : Le jouez-vous ?
R. A. : Oui. Nous l’avons beaucoup joué. Nous nous sommes consacrés à Marenzio, qui fait partie de notre répertoire… Je ne suis pas un grand défenseur de la musique de Palestrina que je trouve de bonne facture mais pour la polyphonie il y a des choses encore plus intéressantes que les siennes. Marenzio et Palestrina sont les deux musiciens qui se confrontaient à la fin du XVIe siècle.
B. S. : La papauté avait une grande influence sur eux.
R. A. : Rome était en effet la capitale de l’Etat pontifical.
C’est pourquoi que la musique qui y était produite et donnée était surtout
d’essence sacrée. Pourtant, à Rome, il n’y avait pas vraiment la musique sacrée
au sens propre du terme, mais la musique d’église qui était essentielle pour la
liturgie, et la plus grande partie était plutôt de la musique profane chantée
et jouée dans les églises. Surtout au XVIIe siècle, le style a
complètement changé, ce qui fait que la musique est devenue un élément qui
contribuait à la fréquentation des églises par des gens qui allaient non à la
messe mais pour écouter la musique. C’est pourquoi les églises étaient se
battaient pour travailler avec les meilleurs musiciens et les meilleurs
compositeurs.
B. S. : Donnez-vous des concerts en tant que
claveciniste, organiste, où uniquement comme chef d’orchestre ?
R. A. : J’exerce toujours en effet mes activités
d’instrumentiste. Pas souvent, mais je joue encore. C’est une façon
d’équilibrer mon travail. C’est-à-dire que travailler le clavecin est encore un
moment à part dans l’apprentissage de compositeurs et d’œuvres que je ne connais
pas. C’est aussi un moment pendant lequel je me relaxe, me calme un peu, me
dédie à une dimension de mon travail un peu plus personnelle.
B. S. : Quand vous travaillez une œuvre nouvelle, est-ce à la table ou avec un instrument à proximité ?
R. A. : J’ai un clavecin dans mon studio. Un instrument flamand à double clavier. Je le joue pour travailler, pas pour mes concerts, car il est donc difficile à transporter. Nous avons la chance de pouvoir disposer de bons instruments partout, donc transporter un clavecin est un peu compliqué et finalement inutile.
B. S. : Quels sont vos projets en Espagne ?
R. A. : Nous avons entrepris voilà deux ans l’intégrale des madrigaux de Monteverdi au Liceu de Barcelone. Nous avons un rendez-vous tous les ans. Cette année 2024 nous serons à Barcelone le 10 juin, Gérone le 8 juin. Et encore les 24 et 25 juin. Cette année sont programmés le quatrième Livre, ainsi que le troisième Livre à Alicante, Barcelone et Ténériffe.
B. S. : La musique espagnole fait-elle partie de vos investigations ?
R. A. : Je connais effectivement la musique espagnole, surtout celle pour clavier. Je n’ai pas une très grande connaissance de la musique d’ensembles. J’ai un peu travaillé en 1991-1992 avec Jordi Savall, m’associant à son ensemble comme claveciniste dans ses programmes de musique espagnole. C’est là où j’ai pratiqué un peu ce répertoire, mais elle ne fait pas vraiment partie de mon champ d’investigation. J’ai joué avec Savall les Vespri de Monteverdi, je l’ai suivi à plein temps pendant deux ou trois ans avec Monteserrat Figueras, des concerti de musique espagnole.
B. S. : Continuez-vous à chercher de nouvelles partitions ?
R. A. : Constamment ! Comme je vous l’ai dit pour le programme napolitain de ce disque autour de Gesualdo. J’ai profité de la Covid-19 pour visiter virtuellement les bibliothèques on line du monde. Cette activité m’a conduit à lire les éditions de près de trois cent cinquante madrigaux pour finir par en sélectionner trente. Si vous considérez que dans un livre de madrigaux il y a une vingtaine de pièces, il faut savoir se dire « ça c’est mieux, ça c’est intéressant, ça, ça l’est moins »…
B. S. : Vous consacrez-vous à
l’enseignement ?
R. A. : Je l’ai fait dans le passé, mais pas en ce moment. D’abord, je suis à la retraite, je n’ai donc plus le droit d’enseigner dans un conservatoire. Mais il m’arrive de temps à autres de donner quelques masters classes, en Italie, en France, mais ce n’est pas régulier.
Je dédie ce texte à mon amie Magdalena Zuradzka, claveciniste, docteur ès-musicologie, spécialiste du seicento italien, professeur de musicologie à l'Université Jagiellonian de Cracovie