dimanche 3 novembre 2024

Les splendeurs oniriques russes des Münchner Philharmoniker dirigés par Tigan Sokhiev avec le pianiste-magicien Alexandre Kantorow

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 2 novembre 2024 

Tigan Sokhiev, Münchner Philharoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Fastueux concert russe des Münchner Philharmoniker, l’un des cinq prestigieux orchestres bavarois qui a été créé en 1893, la phalange allemande était dirigée cette fois avec une énergie et un sens aigu de l’évocation par Tigan Sokhiev et en soliste un époustouflant Alexandre Kantorow dans la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov et deux bis, l’orchestre ouvrant le concert avec l’ouverture Rouslan et Ludmila de Glinka pour conclure  sur une épique et onirique Schéhérazade de Rimski-Korsakov dont Sokhiev et les Munichois ont magnifié avec délectation les moindres méandres 

Tigan Sokhiev, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Créé en 1893 par Hans Winderstein, l’Orchestre Philharmonique de Munich a eu à sa tête quelques-uns des plus grands chefs de l’histoire comme directeurs musicaux, parmi lesquels Karl Löwe, Felix Weingartner, Hans Pfitzner, Siegmund von Hausegger, Hans Rosbaud, Rudolf Kempe, Sergiu Celibidache, James Levine, Christian Thielemann, Lorin Maazel et Valery Gergiev, ce dernier ayant été limogé en mars 2022, et à qui est appelé à succéder en 2026 Lahav Shani, tandis que Gustav Mahler le dirigea pour la création de ses Symphonies 4 (1901) et 8 « des Mille » (1910) - ainsi que Bruno Walter dirigeait son Chant de la Terre quelques mois après sa mort en 1911 -, avant que la phalange crée les versions originales des Symphonies n° 6 et n° 9 d’Anton Bruckner en 1932. Six mois après son dernier concert à la Philharmonie de Paris, dirigé par le chef britannique Daniel Harding (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2024/04/bruckner-200-luxuriante-symphonie.html), le Philharmonique de Munich est revenu avec le russe Tigan Sokhiev, ex-directeur musical de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse dans un programme qui lui aura permis de chanter dans son jardin.

Alexandre Kantorow. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Ainsi, dès la courte ouverture de l’opéra Rouslan et Ludmila que Mikhaïl Glinka (1804-1857), l’auteur d’Une Vie pour le Tsar (1836) composa en 1837-1842 sur un texte adapté de Pouchkine, qui annonce l’orientalisme que l’on retrouvera de façon plus marquée encore chez Nikolaï Rimski-Korsakov en fin de programme. Assuré d’obtenir du Philharmonique de Munich ce qu’il en attendait, Sokhiev a donné de ces cinq minutes d’orchestre a dirigé avec dynamisme et vivacité une virevoltante lecture mettant en valeur le panache hallucinant de tous les pupitres, particulièrement trombones, basson et cordes graves.

Alexandre Kantorow, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Après cette chatoyante mise en bouche, le brillant pianiste français Alexandre Kantorow allait proposer un programme raccord en cette période de Toussaint et de Fête des Morts. Il se joignait tout d’abord aux Munichois pour la Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur op. 43 que Serge Rachmaninov composa en 1934. Malgré sa relative brièveté, il s’agit ici d’une œuvre parmi les plus intenses et les plus impressionnantes du genre concertant pour clavier. Créée à Baltimore le 7 novembre 1934 par l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski avec le  compositeur au piano, la Rapsodie se présente comme une suite de variations en un seul tenant sur le thème de l’ultime et plus fameux des 24 Caprices pour violon de Niccolo Paganini. Sa structure se présente néanmoins en trois mouvements à la façon d’un concerto constituée de vingt-quatre variations, chiffre correspondant au numéro d’ordre du morceau dans lequel le thème a été puisé. Bienvenu en ce jour de la Fête des Morts du calendrier chrétien, le 2 novembre, et comme il l’avait déjà fait à six reprises, le compositeur-pianiste exploite ici pour la septième fois la séquence médiévale du Dies Irae qui évoque la colère divine intégrée dans la messe des morts du rite catholique, le virtuose compositeur Rachmaninov rendant hommage au virtuose compositeur Paganini connu sous le sobriquet de « violon du diable ». Transcendant, Alexandre Kantorow, stupéfiant d’aisance et de naturel, à la fois virtuose, élégiaque, onirique, jeu dense et flexible, suscitant des sonorités généreuses au large nuancier, en un mot brillant et confondant de facilité naturelle, s’est situé hier soir sur les cimes du jeu et de l’interprétation pianistique… En bis, le vainqueur du Concours Tchaïkovski de Moscou 2019, a offert au public enthousiaste une vibrante Liebestod de Tristan und Isolde de Richard Wagner dans la transcription de Franz Liszt, puis, en ce jour des morts, une mélancolique Litanei auf das Fest aller Seelen (Litanie pour la fête de toutes les âmes) D. 343 de Franz Schubert dans un arrangement d’Alfred Cortot.

Tigan Sokhiev, Münchner Philharmùoniker et son premier violon solo Naoka Aoki. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était consacrée au chef-d’œuvre symphonique de Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) dédié à son comparse du Groupe des Cinq Mili Balakirev, la grande fresque en quatre mouvements d’inspiration moyen-orientale d’après les Mille et une Nuits composée et créée à Saint-Pétersbourg en 1888, Schéhérazade op. 35 autour de deux thèmes principaux, celui de Schéhérazade confié au violon solo et à la harpe, et celui du sultan qui revient aux cuivres. Ce qu’ont donné à entendre les Münchner Philharmoniker et son chef invité Tigan Sokhiev de cette partition qui évoque l’univers de « l’Orient et ses contes merveilleux », atteste à la fois d’une sereine homogénéité et d’une virtuosité à toute épreuve, qualités qui ont transcendé cette interprétation d’une grande sensualité de Schéhérazade aux parures merveilleusement rimskiennes, le compositeur russe étant un véritable maître de l’orchestre à l’instar de son référent Hector Berlioz, tant les sonorités somptueuses aux carnations chatoyantes ont été magnifiées par un chef chantant dans son jardin. A l’exemple du somptueux violon solo tenu par Naoka Aoki, lumineux et admirablement chantant, rappelant en de nombreux points les sonorités chatoyantes d’un Zino Francescatti, tous les pupitres de l’orchestre bavarois l’ont disputé en brio et en moirures, autant les bois (du piccolo aux bassons) et les cuivres (des cors au tuba), la harpe, la percussion et les cordes, merveilleusement équilibrées, des aigus aux graves installés à l’américaine (16-14-12-10-8). A l’issue de cette remarquable interprétation de Schéhérazade, le Philharmonique de Munich et Tigan Sokhiev ont donné à leur tour un bis, un fragment de l'opéra inachevé Gopak de Modest Moussorgski.

Bruno Serrou

 

vendredi 1 novembre 2024

L’Orchestre de Paris a brillé sous la direction de Kirill Karabits, qui a serti une somptueuse étoffe sonore à une Khatia Buniatishvili apathique

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 30 octobre 2024

Kirill Karabits, Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand

Chef ukrainien remarquable de finesse, d’élégance, de précision, de bonheur de diriger (par cœur) un programme pourtant difficile à unifier, Kirill Karabits, à la tête d’un Orchestre de Paris rayonnant, sauvant par son attention soutenue et son chant chaleureux le Concerto n° 2 de Rachmaninov par une Khatia Buniatishvili distante et froide, au son étriqué, aux doigts engourdis, au point de distiller l’ennui. Ce que la pianiste géorgienne fera de nouveau dans ses bis, Sérénade (Schwanengesang) de Schubert/Liszt, une compilation de la 8e Rhapsodie hongroise de Liszt avec clusters, et un arrangement terre à terre de La bohème d’Aznavour. Une scintillante Deuxième Symphonie de Scriabine a permis à l’orchestre de s’illustrer, tandis que chaque partie était préludée par une œuvre rare, un poème symphonique très rimskien (Ange) de l’Ukrainien Théodore Akimenko et une pièce d’orchestre (Knell) puissante et créative de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh 

Khatia Buniatishvili, Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand

Devant un public conquis d’avance, Khatia Buniatishvili s’est montrée plus contrainte et moins relâchée que d’habitude, comme intimidée par la tâche qu’il lui fallait assurer devant la montagne que représente le Concerto n°2 pour piano et orchestre en ut mineur op. 18 de Serge Rachmaninov. Les mains de la pianiste géorgienne n’ont fait qu’effleurer le clavier, sans pouvoir détacher de ce dernier la moindre sonorité pleine et colorée, l’interprétation sans consistance se faisant plate lecture, sans contrastes ni nuances, annihilant tout élan et vitalité, ce qui est le comble pour l’un des concertos pour piano les plus expressifs, mélodiques et virtuoses de l’histoire du genre. Cognant moins que de coutume sur les touches du piano, elle a néanmoins vidé la célèbre partition de toute consistance, noyant sous un flot de pédales, confondant vitesse et précipitation, tandis que le son est resté étriqué et sans carnation. Heureusement pour elle, l’Orchestre de Paris a sonné de façon séduisante avec ses magnifiques solos de bois et de cors, tandis que Kirill Karabits particulièrement attentif à sa soliste, veillait à éviter tout décalage, rattrapant sans attendre tout écart. Le succès était néanmoins assuré, tant l’impact des médias « main stream » et de nombre d’institutions est puissant, et les rappels appuyés ont conduit la pianiste à donner trois bis tout aussi apathiques et monotones, la Sérénade S. 560/VII tirée du Schwanengesang de Franz Schubert arrangé pour piano seul par Franz Liszt, un pot-pourri de la huitième Rhapsodie hongroise de Franz Liszt, et pour finir dans le domaine de la variété pour célébrer le centenaire du chanteur comédien, une transcription de la chanson La bohème de Charles Aznavour…

Khatia Buniatishvili, Kirill Karabits; Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour ses débuts avec l’Orchestre de Paris, Kirill Karabits, chef principal du Bournemouth Symphony Orchestra depuis quinze ans, a remarquablement injecté souffle, unité et couleurs caractéristiques à l’orchestration des quatre œuvres programmées, donnant chair et consistance à la Symphonie n° 2 en ut mineur op. 29 d’Alexandre Scriabine. Composée en cinq mouvements en 1901 adoptant une forme cyclique tripartite (le long Andante central qualifié de « jardin des délices » est isolé), le thème initial au ton sombre exposé par la clarinette solo (magnifique prestation de Pascal Moraguès) au début de la symphonie se déployant durant les quarante minutes de l’œuvre, à l’exception de l'Allegro, pour se conclure en une parade militaire triomphale annonçant plus ou moins la maturité du compositeur russe. Cette œuvre qui connut l’échec lors de sa création à Saint-Pétersbourg le 12 janvier 1902 n’est pas l’une de ses partitions d’orchestre les plus ingénieuses, a été remarquablement servie par un Kirill Karabits sollicitant judicieusement les textures soyeuses de l’Orchestre de Paris, différenciant avec justesse les plans et les couleurs de l’orchestration, restituant grâce à un Orchestre de Paris en verve, la fluidité et la transparence contrastant à la perfection avec la compacité et la nervosité acérée de certains passages.

Kirill Karabits, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Le chef ukrainien dirigeant avec fougue et minutie, le geste ample, précis et souple tout en soutenant attentivement les solos dans chacune des œuvres aux caractères marqués, jusques et y compris les deux pages plus brèves qui ont préludé à chacune des parties du concert, à commencer par une œuvre de son compatriote Théodore Akimenko (1876-1945), élève de deux des membres du Groupe des Cinq russe, Mili Balakirev et de Rimski-Korsakov, également professeur d’Igor Stravinski à Saint-Pétersbourg qui s’exila à Prague puis en France, où il s’installa en 1928 et mourut à Nice. Le poème nocturne pour orchestre d’une douzaine de minute intitulé Ange qu’a dirigé Karabits a été composé en 1924 sur un poème éponyme de Mikhaïl Lermontov (1814-1841) et a été dédié à l’éditeur parisien Alphonse Leduc, est clairement estampillé Rimski-Korsakov par la richesse de son orchestration et sa force évocatrice. La seconde partie était ouverte par une courte page d’orchestre de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh (née en 1992), Knell (Glas) composée en 2019 mais donnée par l’Orchestre de Paris dans sa version révisée en 2023 et créée le 10 décembre de la même année lors de la remise du Prix Nobel de la Paix. Cette partition richement colorée, alliant judicieusement les traitements les plus contemporains des instruments de l’orchestre symphonique occidental aux couleurs orientales, pour évoquer l’universalité du ressenti des derniers instants de la vie à partir d’éléments liés à l’histoire de la compositrice exilée à New York, et de son pays, l’Iran. La brièveté de cette touchante partition a conduit le chef à l’enchaîner directement avec le symphonie de Scriabine, ce qui s’avèrera regrettable car, outre le fait que les deux œuvres n’avaient aucun élément commun, cela a conduit la compositrice à ne pas se rendre sur le plateau pour recueillir des applaudissements qu’elle eût méritée, malgré l’instance du chef à la trouver parmi le public pour la faire monter sur le plateau…

Bruno Serrou

 

 

mardi 29 octobre 2024

Poignant et sublime «Picture the day like this» de George Benjamin et Martin Crimp à l’Opéra-Comique dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

Paris. Opéra-Comique. Festival d'Automne. Salle Favart. Lundi 28 octobre 2024 

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Anna Prohaska (Zabelle), Marianne Crebassa (la Femme).
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Œuvre d’un désespoir abyssal et d’une errance mortifère d’une femme qui espère trouver un « bouton/bonheur » afin de ressusciter son enfant mort soudainement. Picture the day like this de George Benjamin est un drame lyrique asphyxiant de douleur et d’affliction. Une partition dont on ne sort pas indemne après audition. Avec une déchirante Marianne Crebassa en tête d’une brillante distribution dirigée par le compositeur et dans la fosse des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France au cordeau

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Cameron Shahbazi (l'Amant), Marianne Crebassa (la Femme), Beate Mordal (l'Amante). Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

George Benjamin, celui qu’Olivier Messiaen imaginait être Mozart réincarné au même âge lorsqu’il le découvrit adolescent, est devenu quarante-cinq ans plus tard l’un des compositeurs les plus fascinants de notre temps. Chacune de ses œuvres nouvelles entre sans attendre parmi les chefs-d’œuvre de notre temps, au point que ces dernières années il a été le centre de rétrospectives majeures à Londres, Tokyo, Bruxelles, Strasbourg, Berlin et Madrid. Mais c’est en France que le compositeur britannique reçoit ses commandes les plus importantes, l’événement fondateur étant le Festival d’Automne à Paris 2006. Cette année-là en effet, la manifestation fondée par Michel Guy en 1972 et sa directrice musique Joséphine Markovits lui commandaient son premier opéra, Into the Little Hill pour soprano, contralto et quinze instruments créé le 22 novembre 2006 en l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille (qui porte aujourd’hui le nom d’Olivier Messiaen) par Anu Komsi, Hilary Summers et l’Ensemble Modern de Francfort dirigé par Franck Ollu. Le librettiste en était Martin Crimp, les deux créateurs allant collaborer pour les trois opéras suivants, Written on Skin (2012) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2014/07/dvd-written-on-skin-de-george-benjamin.html), Lessons in Love and Violence (2018) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/10/le-poignant-opera-lessons-in-love-and.html), et Picture a day like this, qui vient de faire l’objet de sa première parisienne à l’Opéra-Comique, l’un de ses sept coproducteurs. Initié par le Festival d’Aix-en-Provence, qui en a donné la création le 5 juillet 2023 dans le petit Théâtre du Jeu de Paume avec la même équipe artistique, à l’exception des instrumentistes, puisque des membres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France se sont substitués à ceux du Mahler Chamber Orchestra…

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Marianne Crebassa (la Femme), John Brancy (l'Artisan). 
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Une fois de plus, à l’instar des trois précédents ouvrages scéniques, c’est dans le cadre du Festival d’Automne que Picture a day like this (Imaginez une journée comme celle-ci) a été donné pour la première fois à Paris, à l’Opéra-Comique, après l’avoir été à Londres et Strasbourg et avant Luxembourg, Cologne et Naples. Dans cette œuvre fondamentalement pessimiste, George Benjamin et Martin Crimp puisent une fois de plus dans divers récits populaires venus de plusieurs cultures, comme La Chemise de l’Homme Heureux de Léon Tolstoï ou le texte bouddhiste du Dharmapada, pour conter l’errance d’une Femme qui a perdu son jeune enfant, événement tragique qu’elle pourrait cependant abolir si elle venait à rencontrer quelqu’un qui puisse témoigner d’un bonheur authentique. « Trouve une seule personne en ce monde, et arrache un bouton de sa manche. Fais-le avant la nuit et ton enfant reviendra à la vie. » Cette phrase que trouve dans un livre la Femme qui vient de perdre son fils « à peine avait-il commencé à faire des phrases complètes qu’il est mort », tandis qu’elle n’arrive pas à se résoudre au deuil, suscite le véritable chemin de croix que représente l’opéra. Ainsi, au cours de cette seule journée, à la façon de Reigen de Philippe Boesmans dans un autre contexte (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html), l’héroïne enchaîne les rencontres, ici six personnages en sept étapes ou scènes (sept étant le chiffre parfait) qui auraient toutes les raisons d’être heureux, mais qui n’y parviennent pas. La Femme (soprano) croisera ainsi un couple d’amants (soprano/contreténor), dont l’amour se révèle hypocrite et mensonger, un artisan (ténor) couvert de boutons qui pratique l’automutilation, une compositrice (soprano) adulée et son assistant (contreténor) qui souffrent d’anxiété permanente, un collectionneur d’œuvres d’art (ténor) en quête d’amour, qui, à l’instar de Barbe-Bleue dans l’opéra de Bartók, ouvre enfin la porte de l’Eden détenu par Zabelle (mezzo-soprano), un être qui ressemble à la Femme tant elle a été elle-même victime du malheur qu’elle découvre dans le jardin enchanté qu’elle s’est construit où des fleurs reprennent vie et qui la conduisent à reprendre enfin espoir et à se demander « pourquoi pas mon fils ? », mais Zabelle lui apprend qu’elle est heureuse parce qu’elle n’existe pas et qui finit par lui donner le bouton tant désiré. « Je me suis retrouvée où ça a commencé, conclut la Femme - mon enfant était étendu sur son petit lit d’enfant. […] Cette page est arrachée du grand livre des morts - perforée par le chagrin - cousue avec du fil humain - personne ne peut le modifier. Maintenant comprends-tu ?... »

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Beate Mordal (le Compositeur), Cameron Shahbazi (son Assistant), Marianne Crebassa (la Femme). Photo : (c) S. Brion / Opéara-Comique

La création parisienne de Picture the day like this confirme l’évidence, la paire George Benjamin et Martin Crimb constitue bel et bien l’une des équipes compositeur/librettiste les plus inspirés de l’histoire de l’art lyrique, de la vaine des Monteverdi / Giovanni Francesco Busenello, Lully / Molière, Mozart / Da Ponte, Richard Strauss / Hugo von Hofmannsthal. En moins de soixante-dix minutes, leur quatrième ouvrage en commun enchaîne sept scènes d’une force psychologique et d’une efficacité dramatique étourdissantes dont l’action est focalisée sur le personnage central et se déploie dans un temps et dans un espace indéterminés. Les deux auteurs ont une fois de plus fait appel à Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma pour la mise en scène, tandis que le vidéaste Hicham Berrada illustre de façon merveilleusement onirique le jardin, d’Eden de Zabelle. La musique de Benjamin se fond dans le texte de façon fusionnelle, et se densifie sans jamais se faire impénétrable, entrant dans la chair de l’auditeur qui ressent de façon pénétrante la moindre inflexion de la partition qui exhale la douleur la plus déchirante, le compositeur dirigeant lui-même un ensemble formé de vingt-trois musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France (flûte avec un usage magnétique d’une flûte à bec, hautbois, trois clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, trombone, deux percussionnistes, harpe, célesta, deux violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse), qui jouent cette partition avec une virtuose et lumineuse intensité, chaque pupitre s’imposant en authentique chambriste et, dans les tutti, avec la puissance et l’énergie d’une phalange symphonique.

George Benjamin (né en 1960), Picture the day like this. Marianne Crebassa (la Femme) 
Photo : (c) S. Brion / Opéra-Comique

Le rôle de la Femme a été précisément conçu pour la voix et pour la personnalité de la brillante mezzo-soprano héraultaise Marianne Crebassa, qui campe de sa voix de velours une déchirante Femme, rôle qu’elle habite littéralement dès les premières mesures de l’opéra, après un prologue silencieux, elle sort de l’ombre pour de porter à l’avant-scène d'où elle expose a capella sa douleur incommensurable de son chant velouté : « No sooner had my child started to speak / whole sentences / than he had died. » (A peine mon enfant avait-il commencé à parler / en phrases complètes / qu’il est mort). La structure du livret conduit à une suite de duos et de trios, à commencer par les somptueuses envolées lyriques des amants campés par la soprano Beate Mordal et le contreténor Cameron Shahbazi dans la deuxième scène, jusqu’à la fantastique scène du jardin féerique avec la magnétique soprano Anna Prohaska, chacun de ces chanteurs participant à d’autres scènes sous d’autres aspects, les amants revenant dans la quatrième scène sous les traits de la compositrice et de son assistant, tandis que l’excellent baryton John Brancy est successivement l’impressionnant Artisan de la scène trois et un Collectionneur détaché du monde dans la cinquième scène.

Bruno Serrou

Rappelons que la création de Picture the day like this de George Benjamin dans cette même production au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2023 a fait l’objet d'une captation et d’une retransmission sur la chaîne de télévision Arte et sur France Musique, ainsi que d’une publication sur CD chez Nimbus Records avec la même distribution mais un orchestre différent, le Mahler Chamber Orchestra. Pour voir la captation vidéo, cliquer sur ce lien : https://youtu.be/SXRW5-rHLjg?si=BuYnJk7mvVmLYwM6

 

lundi 21 octobre 2024

Court mais fastueux concert du Lucerne Festival Orchestra dirigé par son « patron » Riccardo Chailly et en soliste le raffiné violoniste Daniel Lozakovich

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 18 octobre 2024

Lucerne Festival Orchdestra, Riccardo Chailly, Daniel Lozakovich. Photo : (c) Bruno Serrou

Virtuose et charnel Lucerne Festival Orchestra en communion totale à la Philharmonie de Paris avec son directeur musical Riccardo Chailly, successeur de son compatriote Claudio Abbado, refondateur de la phalange lacustre en 2003. Une formation éblouissante dont tous les pupitres sont des solistes aimant à se produire ensemble. Ce soir, dialoguant avec tact avec Daniel Lozakovich au son chaud et plein et au nuancier infini, mais concevant de façon trop lente le Concerto pour violon de Jean Sibelius suivi d’un long et somptueux bis, la Ballade de la Sonate op.27/3 d’Eugène Ysaÿe… Perfection absolue des Danses symphoniques de Serge Rachmaninov. En bis l’orchestre a donné un Scherzo de jeunesse de Rachmaninov

Riccardo Chailly, Lucerne Festival Orchestra
Photo : (c) Patrick Hürlimann/Lucerne Festival et Charles d'Herouville/Philharmonie de Paris

C’est avec le Lucerne Festival Orchestra dont il est directeur musical depuis 2016 parallèlement au Teatro alla Scala de Milan et son orchestre depuis 2017, que Riccardo Chailly s’est produit vendredi à la Philharmonie de Paris, dans un court programme heureusement prolongé par un bis à la fin de chacune des eux parties. Le Lucerne Festival Orchestra est l’un des derniers orchestres que Claudio Abbado a fondés (ou refondé, pour être plus précis dans le cas qui nous occupe) en 2003, sur la base de musiciens du Mahler Chamber Orchestra rejoints par des solistes prestigieux et des membres d’illustres phalanges européennes (Philharmonique de Berlin, de Vienne, etc.). A la mort du chef milanais, c’est son jeune et brillant confrère letton Andris Nelsons, directeur musical du Boston Symphony Orchestra, qui a assuré l’intérim pendant deux ans, entre la mort de Claudio Abbado le 20 janvier 2014 et l’arrivée d’un autre chef milanais, Riccardo Chailly. Cette fois, c’est avec le violoniste suédois de 23 ans, Daniel Lozakovich et son Stradivarius « ex-Sancy » de 1713 que lui prête la Fondation LVMH que la somptueuse phalange lacustre s’est produite à Paris.

Daniel Lozakovich, Lucene Festival Orchestra
Photo : (c) Patrick Hürlimann/Lucerne Festival et Charles d'Herouville/Philharmonie de Paris

Plus encore que son cursus de sept symphonies, Jean Sibelius (1865-1957) est universellement célébré pour son unique partition concertante, œuvre emblématique du fondateur de la musique finlandaise. L’intemporel Concerto pour violon et orchestre Op. 47 est en effet la plus courue des œuvres du genre du XXe siècle notamment en France, où elle mit du temps à s’imposer, au point d’effacer le déchirant Concerto « à la mémoire d’un ange » (1935) d’Alban Berg (1885-1935). C’est la version définitive de cette œuvre composée en 1903-1904 et révisée en 1905, version créée à Berlin par Karel Halir sous la direction de Richard Strauss à la tête de son orchestre de l’Opéra d’Etat de Berlin dont il était le directeur général depuis 1898, qui a naturellement été retenue. Le violoniste suédois Daniel Lozakovich s’y est avéré lumineuse et poétique, donnant de ce chef-d’œuvre du répertoire violonistique une interprétation plus chantante que dramatique, d’une grâce et d’une fraîcheur singulière en regard des lectures vertigineuses, saisissante par leur tension hallucinante, ce qui n’a pas empêché cette conception plus intériorisée d’atteindre une densité et une maîtrise sonore et technique stupéfiantes, dialoguant avec un orchestre rutilant de nuances et de couleurs. Violoniste remarquable d’aisance et d’expressivité, musicien à la technique infaillible au service d'une ardente musicalité, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - magistrales transitions entre fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’artiste suédois a suscité un silence quasi mystique au public, qui en a eu carrément le souffle coupé par ce qu’il entendait et voyait. Authentique compagnon de route dans ce dialogue fusionnel avec la violoniste, Riccardo Chailly lui a façonné un partenariat orchestral somptueux au tissu onctueux. Les quatre cors ont été éblouissants d’évocation et de carnation, donnant une incroyable profondeur de champs au chant du violon. Concentré et particulièrement à l'écoute de Daniel Lozakovich, l’Orchestre du Festival de Lucerne dans ses propres soli et tutti a déployé des plages d’une beauté scintillante et d’une puissance impressionnante. En bis, Lozakovich a donné une impressionnante interprétation de la Sonate pour violon en ré mineur « Ballade » op. 27/3 (1923) qu’Eugène Ysaÿe (1858-1931) a dédiée à son confrère roumain Georges Enescu.

Riccardo Chailly, Lucerne Festival Orchdesra
Photo : (c) Patrick Hürlimann/Lucerne Festival et Charles d'Herouville/Philharmonie de Paris

Les brillantes trente-cinq minutes des Danses symphoniques op. 45 de Serge Rachmaninov (1873-1943) qui occupaient seule la seconde partie de la courte soirée. Créées à Philadelphie début 1941, cette suite de danses est la dernière partition pour orchestre de Serge Rachmaninov. Du premier des trois mouvements, le LFO a exalté l’énergie, les rythmes trépidants, subtilement ponctués par hautbois (Lucas Macias Navarro) et clarinette (Thomas Holzmann) solos qui ont merveilleusement évoqué l’élan pastoral, tandis que le saxophone excellemment tenu par Femke Ijlstra a remarquablement introduit la nostalgie qui imprègne la mélodie que le compositeur lui a réservée. Dans l’Andante, la valse a permis au cor anglais tenu par Miriam Pastor d’exposer la somptueuse plastique de ses sonorités. Ponctué de citations macabres du Dies Irae, qui aura hanté Rachmaninov sa vie entière et qui revient ici sous diverses formes rythmiques et harmoniques auquel fait ici écho un second thème religieux, tiré cette fois de la liturgie orthodoxe, le dernier mouvement a été servi par les musiciens du LFO dans sa diversité sonore et expressive, la formation se libérant totalement de l’ample finale sans jamais saturer l’espace par la puissance d’une orchestration massive amplifiée par une percussion certes tonitruante mais cette fois sans la moindre trace de prosaïsme. En bis, Riccardo Chailly a présenté le Scherzo pour orchestre en ré mineur écrit par un Rachmaninov de quatorze ans, œuvre dansante et vive à l’écriture déjà virtuose, où bois et cordes mènent le bal.

Bruno Serrou

vendredi 18 octobre 2024

Le « cri » fabuleux du jubilée de l'Arditti Quartet à la Cité de la Musique en quête inextiguible d'inouï

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Auditorium. Jeudi 17 octobre 2024

Photo : (c) Bruno Serrou

Concert jubilée à la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique de l’Arditti String Quartet, le plus grand quatuor d’archets dédié à la création contemporaine : fondé en 1974 par le violoniste britannique Irvine Arditti, il a en effet créé plusieurs centaines d’œuvres des plus grands compositeurs de notre temps. Pour le concert de son demi-siècle d’existence, le Quatuor Arditti a programmé trois œuvres en création d’autant de jeunes femmes (Diana Soh, Cathy Milliken, Chaya Czernowin) confrontées à une œuvre-phare, le fantastique Quatuor n° 3 « Grido » (« cri » en italien) d’Helmut Lachenmann écrit pour les Arditti en 2001. Un fabuleux moment offert au public parisien d’un immense compositeur pour quatre musiciens de génie. Le concert était dédié au deuxième de ses violoncellistes, qui en fut membre pendant vingt-six ans, de 1979 à 2005, l’immense Rohan de Saram, mort à 85 ans le 29 septembre dernier.

Photo : (c) Bruno Serrou

Créateur d’une trentaine d’œuvres nouvelles par an, modèle du Quatuor Diotima actif depuis 1996, d’un an postérieur au Chronos Quartet créé en 1973 en Californie par David Harrington à l’audience plus grand public car moins regardant côté innovation, le Quatuor Arditti a été fondé en 1974 par le violoniste Irvine Arditti (né en 1953), alors étudiant à la Royal Academy of Music de Londres avec trois confrères, le Quatuor Arditti a travaillé très tôt en étroite collaboration avec les compositeurs, s’imposant rapidement comme l’une des formations majeures dans le domaine de la musique contemporaine, à l’instar de ses aînés états-uniens du Quatuor LaSalle actif de 1946 à 1987 avec l’indestructible Walter Levine. « La direction de l’Académie m’avait demandé de réunir un quatuor d’archets pour un concert donné en l’honneur de Krzysztof Penderecki », se souvient Irvine Arditti dont l’intérêt pour la musique contemporaine « remonte aux années 1960, à l’écoute d’Olivier Messiaen, Iannis Xenakis en 1966, Karlheinz Stockhausen, György Ligeti en 1968… »

Connus pour aimer les œuvres techniquement les plus ardues, occupant une niche en musique de chambre où les maîtres classiques dominent, donnant au moins une fois leur chance à tous compositeurs d’entendre leur musique jouée dans des conditions optimales, les musiciens du Quatuor Arditti ont vite vu affluer les propositions de compositeurs d’écrire pour leur formation. « Le premier a été notre compatriote Jonathan Harvey », rappelait Irvine Arditti lorsque je l’interviewais en octobre 2017. Une véritable collaboration avec les compositeurs a suivi, tout au long du processus de création. Ainsi, grâce à l’ensemble, les techniques de jeu des cordes ont considérablement évolué durant le dernier demi-siècle. « Peut-être est-ce le compositeur allemand Helmut Lachenmann qui a le plus développé la technique, selon Irvine Arditti. Nous avons travaillé avec lui de façon très fouillée pour devenir les interprètes idéaux de sa musique. Mais la musique n’est pas une question de techniques de jeu. De nombreux compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’être intéressants. ».

Diana Soh (née en 1984) et le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou

Invité pour des concerts et des master-class dans le monde entier, le Quatuor Arditti a une discographie impressionnante avec près de trois cents CD et DVD, parmi lesquels l’extraordinaire Helikopter-Streichquartett extrait de l’opéra Mittwoch aus Licht de Karlheinz Stockhausen embarqués (et enregistrés) en 1995 dans quatre hélicoptères Alouette III en vol pilotés par autant de pilotes de l’armée de l’air néerlandaise. En 1999, le Quatuor Arditti remportait le prix Musique Ernst von Siemens, premier et seul quatuor à cordes à avoir reçu ce prix à ce jour. Énumérer les créations du groupe serait fastidieux, avec vingt à cinquante partitions nouvelles par an depuis cinquante ans pour atteindre le chiffre phénoménal de quatre cents créations mondiales pour un répertoire de plus de mille deux cents œuvres, de Georges Aperghis à Iannis Xenakis, en passant par Louis Andriessen, Luciano Berio, Philippe Boesmans, John Cage, Elliott Carter, James Dillon, Hugues Dufourt, Pascal Dusapin, Philip Glass, Georg Friedrich Haas, Jonathan Harvey, Klaus Huber, Philippe Hurel, Betsy Jolas, Philippe Manoury, Olga Neuwirth, Maurice Ohana, Wolfgang Rihm, Rebecca Saunders, Giacinto Scelsi, Salvatore Sciarrino, Karlheinz Stockhausen… Citer tous les compositeurs qui leur sont redevables engendrerait une bien trop longue litanie digne d’un bottin londonien au temps où ce type de publication était encore édité…

Au cours des années, les pupitres titulaires ont changé, mais Irvine Arditti reste l’indéfectible leader. Le violoniste britannique est aujourd’hui entouré de son confrère arménien Ashot Sarkissjan, de l’altiste brésilien Ralf Ehlers et du violoncelliste allemand Lucas Fels. Parmi les œuvres dont Irvine Arditti est le plus fier d’être à l’origine avec son ensemble figurent Tetras de Xenakis et Grido de Lachenmann. « C’est peut-être Lachenmann qui a le plus développé les techniques de jeu du quatuor à cordes et nous les avons travaillées avec lui dans leurs moindres détails pour les comprendre et devenir ses interprètes idéaux, me disait Irvine Arditti en 2017. La musique n’est en aucun cas une question de techniques de jeu mais il faut les assimiler pour jouer la musique contemporaine. Néanmoins, nombre de compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’écrire une musique intéressante. »

Chaya Czernowin (née en 1957) etc le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme proposé par les Arditti ce 17 octobre confirme combien Helmut Lachenmann est la référence absolue de la création musicale contemporaine. Aujourd’hui âge de 88 ans (il aura 89 ans le 27 novembre), il est à l’instar d’un Schönberg et d’un Stockhausen l’un des parangons de la modernité musicale germanique, l’un de ceux qui ont le plus apporté à la musique des cent dernières années. C’est en effet à l’aune de son troisième quatuor à cordes que les trois œuvres en création ont résonné. Toutes étaient proposées en première partie, entièrement dévolue à la création musicale au féminin. Trois compositrices de trois nationalités et esthétiques différentes ont été choisies par le Quatuor Arditti pour célébrer son jubilée. La compositrice d’origine singapourienne vivant à Paris, Diana Soh (née en 1984) a conçu pour l'occasion And those who were seen dancing (Et ceux que l’on avait vu danser), citation attribuée à Friedrich Nietzsche (« Et ceux que l’on voyait danser étaient jugés fous par ceux qui n’entendaient pas la musique ») qui a inspiré une partition d’un grande concision rebondissant avec vivacité entre chacun des musiciens, qui font entendre leurs voix prolongeant ainsi les sons de leurs instruments, jouant à la fois sur la musique populaire et sur la musique la plus complexe, « cette ‘’chose’’ folle et impossible produite par les compositeurs et quelques interprètes ‘’demeurés’’ » (Diana Soh) qui inspire une écriture vive aux rythmes particulièrement allant, ainsi que des sonorités énergiques et percussives. Autre partition en création mondiale, d’une temporalité plus développée tant il y manque de souffle et d’inventivité, Ezov (Moss) du nom de la plante ezov (mousse) de l’Israélienne Chaya Czernowin (née en 1957), dont le matériau sonore et technique reflète les particularités de la mousse, organisme simple, de petite taille, végétatif, sans tissus de soutien solides. Entre ces deux premières mondiales, le Quatuor Arditti a donné la création française de In Speak (En parlant) de l’Australienne Cathy Milliken (née en 1955), membre fondateur en 1980 de l’Ensemble Modern de Francfort-sur-le-Main dont elle est la hautboïste. Cette pièce au caractère onirique fait aussi appel à la voix des instrumentistes, qui expose des fragments du poème Octopus Rehearsal de Matthew McDonald que la compositrice glisse dans la trame sonore de l’ensemble qui se densifie peu à peu en phases se faisant plus clairement compréhensibles dans la section centrale dont l’énergie cinétique portée à son zénith conclut l’œuvre de façon abrupte sur un « jet d’archet ».

L’on sent combien l’influence d’Helmut Lachenmann  est prégnante dans les générations qui suivent la sienne, et la présence du chef-d’œuvre du maître jette une ombre opaque dès les premières notes. Chez le compositeur allemand se manifeste la volonté de pousser les instruments jusque dans leurs ultimes retranchements, les cordes dans les nuances les plus extrêmes. Au-delà de la démarche expérimentale, cette œuvre donne à entendre une vision du monde, d’une grande humanité mais sans aucune concession. Composée en 2000-2001 pour le Quatuor Arditti dont chacun des membres de l’époque a reçu la dédicace à titre personnel, est le troisième volet du triptyque que le compositeur allemand a consacré à ce jour au genre - il conviendrait d’y associer la Tanzsuite mit Deutschlandlied pour orchestre et quatuor à cordes de 1979-1980. Chacun porte un titre (Gran Torso, 1972, Reigen seliger Geister, 1989, et Grido), et marque une étape importante dans la création de leur auteur. De ce troisième quatuor, Lachenmann a tiré en 2004 une version pour orchestre à cordes qu’il a intitulée Double (Grido II). Dans Grido, le passé ne se présente pas sous forme d’une quelconque réminiscence, mais de façon subliminale. Le processus utilisé par Lachenmann est un combat non-linéaire, non-discursif qui suscite un nouvel éclat. Lachenmann le saisit en puisant dans son propre terreau, qui inclut consciemment le passé. Comme il le dit lui-même, « il y a une grande différence entre regarder en arrière - ce qui est parfois nécessaire - et revenir - ce que je n’ai jamais fait. Seuls les gens qui pensent  de façon très superficielle peuvent être déçus par mon évolution. Ils veulent me voir à un certain endroit, mais ils ne peuvent déjà plus m’y trouver. Cela m’amuse. Et j’espère. » 

Helmut Lachenmann (né en 1935) testant la résonance du dos du violon et de l'archet à côté de leur propriétaire, Irvine Arditti. Photo : DR, archives du Quatuor Arditti

A propos d’un accord d’ut majeur qui apparaît (avec des fluctuations micro tonales) dans ce troisième quatuor, Lachenmann remarque : « Je suis tout à fait d’accord pour ne pas stigmatiser immédiatement un regard sur le passé comme un pas en arrière. J’ai ainsi pu citer dans mon dernier quatuor l’accord d’ut majeur - qui sonne à la fois de façon comparable et différemment dans la Création de Haydn et dans l’ouverture des Maîtres-Chanteurs de Wagner -, en l’invoquant en somme stylistiquement à contretemps. Il rappelle tout ce qu’il représentait jadis sans qu’alors on s’interroge ; il est étranger et peut en même temps faire l’objet d’une expérience nouvelle. Voilà ce que je nommerais une utilisation dialectique de ce qui est ancien et usé - d’un coup cet ut majeur redevient vierge. C’est justement en m’emparant de ce qui semble connu que je veux trouver quelque chose que je ne connais pas encore. Car j’entends sortir de mon ego, de cet obscur grenier rempli de réflexes conditionnés. » Comme l’écrit le musicologue Péter Szendy, c’est en élargissant progressivement le spectre et les méthodes de la « musique concrète instrumentale », que Lachenmann est passé de l’idée d’une dialectique du matériau, dont il s’agit pour lui de faire apparaître et de déconstruire les connotations (ou l’aura, selon l’expression de Lachenmann), vers l’utilisation critique d’objets de la tradition, le défi consistant alors à faire sentir une tension entre ce que le compositeur nomme « magie » des sons et leur inscription dans l’œuvre comme un travail de l’intellect, dont la fonction, sinon la mission, est de briser ladite magie de l’immédiateté sonore.

Dans cette œuvre dont ils sont les dépositaires, les Arditti ont tout simplement hypnotisé le public de ce jeudi soir. Magnifiquement joué par les quatre archets, avec une précision incroyable et un bonheur évident, coulant avec infiniment de naturel tel un grand classique, cette œuvre capitale du XXIe siècle de près d’une demie heure s’est écoulée à la vitesse de la lumière. Les sonorités feutrées et charnelles à la fois, d’un grand « confort », des Arditti ont instillé à cette œuvre bruitiste la dimension d’un grand classique, dans la descendance des derniers quatuors de Beethoven, dans l’invention, surtout lorsque l’œuvre s’éteint tandis que les archets voltigent sur les cordes. Le classicisme de l’œuvre culte est devenu si évident que les passages avec les archets frottant sur diverses parties du corps et des cordes des instruments n’a pas même suscité de sourires dans la salle, contrairement à ce qui aurait pu être, me souvenant d’une soirée de janvier 2013 Salle Pleyel où je distinguais derrière moi que derrière moi un spectateur glisser à son voisin qu’il avait cru entendre Frankenstein ou quelque bande son de film d’horreur... 

Comme l'a constaté Irvine Arditti à la fin du concert devant un public qui réclamait un bis, impossible de jouer autre chose après un chef-d'oeuvre tel que le Quatuor n° 3 « Grido » d’Helmut Lachenmann...

Bruno Serrou

 

 

 

 

jeudi 17 octobre 2024

Impressionnante première avec l’Orchestre de Paris du chef ouzbek Aziz Shokhakimov

Paris. Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. Mercredi 16 octobre 2024

Orchestre de Paris, Aziz Shokhakimov. Photo : (c) Bruno Serrou

Orchestre de Paris étincelant cette semaine sous la direction brillante et souple d’un chef de tout premier plan qui le dirigeait pour la première fois, le directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg Aziz Shokhakimov, dans un programme ouvert sur l’exquise Sorcière du Midi de Dvořák et conclue par le melting-pot qu’est la Symphonie n° 5 de Chostakovitch où le chef a mis en valeur les meilleurs moments tout en assumant avec brio les nombreux moments de trivialité. Concerto pour violoncelle n° 2 de Thierry Escaich taillé sur mesure pour Gautier Capuçon égal à lui-même. Remplaçant au pied levé le chef prévu à l’origine, le tchèque Petr Popelka, l’ouzbek Aziz Shokhakimov a fait des débuts forts convaincants avec l’Orchestre de Paris dans le programme initialement prévu couvrant trois siècles de musique, du XIXe au XXIe siècles, deux compositeurs slaves, Antonin Dvořák et Dimitri Chostakovitch, encadrant un français, Thierry Escaich.

Aziz Shokhakimov. Photo : Capture d'écran (c) Philharmonie de Paris

Tout à la joie de son retour au pays après son séjour de trois ans aux Etats-Unis d’où il rapporte notamment sa Symphonie n° 9 « du Nouveau Monde » et son Quatuor à cordes « Américain », Antonin Dvořák (1841-1904) compose en 1896 quatre poèmes symphonique dans lesquels il célèbre mythologie et légendes de la Bohême inspirés de poèmes de son compatriote Karol Jaromir Erben (1811-1870). Dans la foulée Composant cette partition lyrique dans la foulée de l’impressionnante série de poèmes symphoniques Opus 107 à 110 illustrant des textes d’Erben, Dvořák composera l’opéra Rusalka, évocation de la forêt de Bohême saisissante d’onirisme et de fraîcheur, gorgée d’atmosphères mystérieuses, angoissantes et lugubres, mais aussi bucoliques, tendres et voluptueuses. La Sorcière du Midi est le deuxième volet de la série. Ce poème conte l’histoire d’une mère que les cris de son enfant perturbe au point qu’elle le menace de faire appel à la terrifiante sorcière Polednice, équivalent féminin du père Fouettard, qui épouvante autant l’enfant que la mère qui se bat pour le protéger, au point que les douze coups de midi sonnés, la sorcière disparaît sans être parvenue à enlever l’enfant. Les quinze minutes e l’œuvre se termine dans tout l’éclat d’un orchestre scintillant de lumière. Somptueusement orchestrée, l’on trouve dans cette évocation de la nature des couleurs beethoveniennes (la nature de la Pastorale mais aussi le rythme pointé de trois petites notes renvoyant aux quatre de la Cinquième), et surtout Richard Wagner avec ses leitmotive, ses transitions abruptes, le traitement particulier des cuivres. Le chef ouzbek

Aziz Shokhakimov; Mohamed Hiber, Eich Chijiiwa, Gautier Capuçon, Thierry Escaich, Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Après quelques modifications de plateau, la coqueluche du public Gautier Capuçon donnait la première exécution française du deuxième concerto pour violoncelle de Thierry Escaich (né en 1965) qu’il a créé à Leipzig le 16 mars 2023 avec l’Orchestre du Gewandhaus dirigé par Andris Nelsons qui répond au beau titre évocateur Les Chants de l’aube. La partition compte classiquement trois mouvements, dotés ici de noms évocateurs, Des rayons et des ombres (Andante con moto), Le rivage des chants (Andantino) et Danse de l’aube (Poco adagio - Allegro molto), ce finale donnant son titre à l’œuvre et qui fait écho au double concerto de durée comparable qu’Escaich a écrit pour les frères Capuçon, Miroirs d’ombre créé en 2006 à Liège avec l’Orchestre National de Lille. Chaque mouvement est relié au précédent par une cadence du soliste. A l’instar de plusieurs partitions, l’opéra Claude créé à l’Opéra de Lyon en 2013 étant la plus saillante, Escaich puise ici dans les écrits de Victor Hugo à qui il emprunte son titre, Les Rayons et les Ombres, cycle de poèmes de 1840. L’on retrouve ici pèle mêle des encrages dans l’histoire de l’instrument, du baroque à la première moitié du XXe siècle, influences de Jean-Sébastien Bach à Béla Bartók, tandis que s’intègrent des éléments de musiques africains et de chant grégorien fondus à des échos de jazz dans le morceau central. 

Thierry Escaich (piano), Gautier Capuçon (violoncelle) durant leur bis derrière l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Comme le reconnaissait le compositeur à sa création, ce concerto est d’essence lyrique, l’instrument soliste jouant sur la diversité de ses timbres, utilisant toutes les capacités techniques de jeu, con arco, pizzicati, ponticello et des harmoniques appelant la flûte, ainsi que des contrastes de registres, de l’aigu au grave, tandis que le finale, introduit de façon pacifiée, se conclut sur un enchaînement de rythme de danses intense et vifs. Prenant un plaisir serein à jouer cette œuvre, dialoguant en bonne intelligence avec un orchestre rutilant, Gautier Capuçon a servi avec enthousiasme la partition de Thierry Escaich, avec qui il a joué en bis une transcription pour violoncelle et piano de l’air de Dalila « Mon cœur s’ouvre à ta voix » extrait de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns.

Aziz Shokhakimov, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était entièrement occupée par la Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47, la plus populaire du cursus des quinze symphonies de Chostakovitch. Conçue un an après l’affaire de Lady Macbeth du district de Mtsensk dont la production du Bolchoï de Moscou suscita la fureur de Staline, écrite en trois mois en 1937, créée le 21 novembre de la même année à Leningrad par l’Orchestre Philharmonique de la ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette œuvre se veut selon son auteur « la réponse du compositeur à de justes critiques ». Il faut dire qu’à l’époque de sa genèse, l’Union soviétique est sous le boisseau de la terreur des purges staliniennes, dont des proches de Chostakovitch seront victimes, comme le metteur en scène Vsevolod Meyerhold persécuté dès 1930, dix ans avant d’être exécuté, la sœur du compositeur déportée en Sibérie, le beau-frère interrogé… Tant et si bien que le compositeur préfère renoncer à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 pour s’atteler sans attendre à la Cinquième, qui répondra au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré le finale qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu par le public lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans outrance, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau parmi les plus triviaux du compositeur russe. Shokhakimov et l’Orchestre de Paris ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points convaincante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, notamment le violon solo invité, Mohamed Hiber.

Bruno Serrou