vendredi 20 septembre 2024

Onirique Symphonie n° 3 de Mahler de Jukka-Pekka Saraste sans premiers violons visibles de l’Orchestre Philharmonique de Radio France

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Jeudi 19 septembre 2024

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Choeur, Maîtrise et Orchestre Philharmonique de Radio France. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Jamais eu aussi mal aux jambes pendant un concert que ce jeudi soir durant l’exécution de la Symphonie n° 3 de Gustav Mahler par l’Orchestre Philharmonique de Radio France à l’Auditorium de Radio France confiné que j’étais en bout de premier rang de balcon côté entre deux murets qui m’ont empêché de voir les premiers violons. Si bien que je n’ai pu apprécier pleinement l’interprétation à laquelle je me faisais pourtant une joie d’assister, et sans doute aurais-je mieux fait d’écouter chez moi le direct de France Musique cette convaincante réalisation 

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Radio France

Il eût pourtant été si simple lorsque le billet m’a été remis que le service de presse me prévienne que la place qui m’avait été attribuée n’était pas des meilleures, en raison de l’affluence exceptionnelle, plutôt que de m’en faire la désagréable surprise une fois rendu à ma place qui ne m’a pas permis de me plonger dans l’écoute dans les conditions physiques idoines. Confiné entre deux rambardes de béton noir cachant la totalité des effectifs des premiers violons surmontées d’une barre garde-fou à hauteur des yeux, le bas des jambes bloqué et les genoux contre le ventre, la souffrance due aux crampes a été telle qu’il m’aura été impossible de me laisser porter à la seule écoute de la plus développée, dense et polymorphe des symphonies de l’histoire de la musique, la Troisième en ré mineur composée en 1895-1896 par Gustav Mahler (1860-1911) avec sa centaine de minutes déployées en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière, comptant aussi un scherzando où intervient un cor de postillon solo dans le lointain, une voix de contralto soliste dans le Misterioso, un chœur de femmes et d’enfants dans le cinquième mouvement qui fait intervenir de nombreux soli et tutti allant d’amplifiant d’un orchestre d’une centaine de musiciens (l’effectif des cordes hier soir était de 18-16-13-11-9) dont une riche percussion encadrant deux timbaliers, et qui se termine sur l’apothéose d’un mouvement lent purement instrumental menant à l’Eden de l’Amour qui annonce le paradis spirituel chanté par la Quatrième Symphonie en sol majeur.

Gerhild Romberger, Jukka-Pekka Saraste, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Pourtant, les conditions étaient réunies pour une belle soirée de musique malgré l’absence du directeur musical du Philharmonique de Radio France, Mikko Frank, pour raison de santé, remplacé par son excellent compatriote finlandais Jukka-Pekka Saraste qui connaît bien la phalange française qu’il dirige régulièrement et avec laquelle l’entente semble sans nuages. C’est en tout cas ce qui est clairement apparu dans l’exécution de cette Troisième Symphonie de Mahler, puissante, contrastée, ardente, colorée, sonnant avec un brillant et une assurance de bon aloi.

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Choeur, Maîtrise et Orchestre Philharmonique de Radio France. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Originellement conçue en sept mouvements (le septième constituera le finale de la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de la vie terrestre, avec un morceau initial contant l’émergence de la vie qui éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, les fleurs, les animaux, l’Homme et les Anges, enfin  l’Amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie, originellement pensé comme conclusion de cette Troisième. Du chaos initial jusqu’aux déchirements de l’Amour qui conclut la symphonie en apothéose sur des battements enjoués de quatre timbales comme autant de battements de deux cœurs humains épris l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est admirablement construite, même si les diverses séquences qui s’enchevêtrent dans le premier morceau sont parfois trop sèchement différenciés, sans pour autant paraître décousus, mais les élans insufflés par Saraste portent en germes l’extraordinaire expressivité des mouvements qui suivent, y compris du menuet, passage difficile à mettre en place, avec le risque de surligner les intentions du compositeur qui entendait ménager ici une plage de repos après les déchirements et les soubresauts  qui précédent. Le somptueux scherzo avec cor de postillon obligé dans le lointain joué depuis les coulisses de l’Auditorium était onirique à souhait, les bois gazouillant avec une fraîcheur communicative, tandis que la section de cors l’accompagnait de somptueux pianissimi. L’émotion atteignait une première apnée dans le Misterioso du lied O Mensch sur un poème tiré du Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans le grave avec douceur, enveloppant la voix charnelle et expressive de la contralto allemande Gerhild Romberger émergeant pianississimo à la gauche du chef, et conduisant à la joie des Anges incarnés par les voix du Chœur de femmes et de la Maîtrise de Radio France disposés à l’aplomb de la percussion. Enfin, le finale où Saraste atteint le comble de l’émotion dans une plage de grande beauté, tour à tour contenue et exaltée, ménageant un immense crescendo venu des abysses de la terre et conduit à la plénitude de l’Amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions. L’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui célébrait l’ultime concert de son alto solo Christophe Gaugué avant son départ à la retraite, a atteint les cimes sous la direction souple et respirant large de Jukka-Pekka Saraste.

Bruno Serrou

 

jeudi 19 septembre 2024

Renversantes et immersives Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi par Raphaël Pichon et l’ensemble Pygmalion

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 18 septembre 2024

Raphaël Pichon, ensemble Pygmalion. Photo : (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

Sublime soirée d’une ardente spiritualité qu’a offerte au nombreux public de la Philharmonie de Paris particulièrement à l’écoute, comme envoûté, Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion dans les Vespro della beata Vergine de Claudio Monteverdi (1). Un moment de grâce de deux heures de musique des sphères d’une beauté céleste proprement extatique, à tomber à genoux…

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

Œuvre charnière publiée à Venise en 1610, trois ans après la création de L’Orfeo et deux ans après celle de L’Arianna, les Vespro della beata Vergine de Claudio Monteverdi (1567-1643) qui auraient été créées en la basilique Santa Barbara de Mantoue le 25 mars 1610, sont l’un des premiers monuments de l’histoire de la musique sacrée occidentale. Méditative et théâtrale à la fois, cette somme de prières mariales dans laquelle le compositeur assimile les styles ancien de la Renaissance et nouveau porteur du baroque est d’essence jubilatoire et n’hésite pas à l’expression d’une réelle sensualité sertie d’une grande virtuosité vocale alternant avec des moments aux reliefs impressionnants confiés aux instruments. Dans ses Vêpres de la Vierge, Monteverdi reprend les principales prières du rite catholique, cinq psaumes, l’hymne Ave Maris stella et le Magnificat, l’ensemble de ces pages de dévotion mariale étant dédié au souverain pontife Paul V dans la continuité du Concile de Trente qui institua la Contre-Réforme particulièrement efficiente à la cour de Mantoue où officiait alors Monteverdi comme maître de chapelle du duc Vincenzo Gonzaga. Le maître lombard fusionne prière et virtuosité, intimité et monumental, l’Eglise et le théâtre, le dépouillement de la dévotion et la complexité luxuriante.

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

« Pour moi, écrit Raphaël Pichon dans le texte de présentation de son enregistrement paru en 2023 chez Harmonia Mundi, les Vêpres sont la première œuvre cinématographique de l’histoire de la musique. Le génie dramatique de Monteverdi fait que chaque psaume (et spécialement les trois premiers) se présente comme une véritable scène d’action théâtrale. Monteverdi plante un décor, et nous permet de sentir et de ressentir, de visualiser, de toucher même la musique. Il s’engouffre dans toutes les brèches de la Contre-Réforme. Il a compris que tous les mediums doivent être embrassés pour que le texte pénètre l’auditeur et le travaille. C’est aussi ce qui justifie un tel dispositif musical car la musique des Vêpres est proprement immersive, elle se déploie dans des nappes sonores exceptionnelles. »

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

En effet, dans cette œuvre foisonnante en quinze parties associant prière et virtuosité, Monteverdi explore un espace allant de l’intime au monumental comme l’homme d’église et de théâtre qui lui permet d’exprimer son génie. La partition requiert la participation d’un chœur assez fourni pour l’époque, plus d’une vingtaine de membres (trente-trois choristes dans la version proposée ce mercredi par Raphaël Pichon) capable d’assurer jusqu’à dix parties vocales qui alterne ensembles, chœurs divisi et sept chanteurs solistes, tandis que la partie dévolue à l’orchestre désigne expressément un ou deux violons et autant de cornets à bouquin, tandis que le ripieno ou ensemble instrumental n’est pas précisé, à l’instar des antiennes en plain-chant à insérer avant les psaumes et le Magnificat qui conclut l’œuvre.

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

Les contrastes entre les moments d’intense recueillement et les plus exubérants et monumentaux, les décalages rythmiques extrêmement serrés entre les voix du chœur atteignent avec Raphaël Pichon une puissance expressive renversante, d’une extraordinaire vitalité, joyeuse et débridée, tandis que les passages au caractère intériorisé et extatique tel le chœur à huit voix qui conclut l’hymne Ave maris stella (Salut étoile de la mer), les fréquents changements de mesure magnifiés par la battue mobile et limpide de Pichon atteignent une plasticité telle qu’ils coulent avec un naturel qui conduit l’auditeur à se laisser volontiers porter à la jubilation, tandis que les musiciens de l’orchestre s’imposent et se délectent dans les passages concertants comme la Sonata a 8 sopra « Santa Maria ». Raphaël Pichon donne le juste poids et la juste pulsion requise par ce monument de la musique, alternant et fondant introspection, recueillement, ferveur, ardeur, exultation, lyrisme, jouissance sonore, sensualité de l’expression, perfection du chant, élasticité des intonations, précision instrumentale, brio de l’interprétation au sein d’une Salle Pierre Boulez dont le moindre recoin aura été utilisé pour l’exécution, la spatialisation jouant une part capitale dans la théâtralité de l’œuvre, tandis que défilait au-dessus du plateau les traductions vernaculaires des textes sacrés latins, ce qui se sera avéré particulièrement pédagogique en ces temps où le sacré chrétien est guère en faveur, chantés depuis divers endroits par des voix solaires de solistes particulièrement engagés, solides et sûrs, les sopranos Céline Scheen et Perrine Devilliers, les ténors Zachary Wilder, Robin Tritschler et Antonin Rondepierre, et les basses Nicolas Brooymans, Etienne Bazola et Renaud Brès, certains se joignant au chœur dans les ensembles, tous dialoguant de concert et soutenus par un ensemble instrumental constitué de vingt-deux musiciens répartis en deux groupes disposés en miroir autour des deux harpes, des six « basses d’archet » et de l’orgue positif central, avec à jardin les deux violons (Sophie Gent et Louis Creac’h) s’exprimant continuellement debout et sonnant comme une douzaine, aux côtés des deux flûtes et du basson, tandis que côté cour étaient disposés deux théorbes, deux cornets à bouquin, trois saqueboutes et le second orgue positif tenant aussi clavecin.

Bruno Serrou

1) Raphaël Pichon, à la tête des mêmes effectifs, reprend les Vespro della beata Vergine dimanche 22 septembre 2024 à 15h00 Opéra Royal du château de Versailles


mercredi 18 septembre 2024

Etincelant London Symphony Orchestra dirigé par un Antonio Pappano poétique avec en soliste la solaire Yuja Wang

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 16 septembre 2024

London Symphony Orchestra, Antonio Pappano. Photo : (c) Charles d’Hérouville

Dieux que le son du London Symphony Orchestra est fabuleux de brillant, de sensualité, de malléabilité, de plénitude. Aucun orchestre au monde ne peut le rivaliser. Il en a toujours été ainsi, Pierre Boulez et Claudio Abbado entre autres le savaient et s’en régalaient. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris, il l’a amplement confirmé dans un programme « Mittle Europa » associant la Pologne de Karol Szymanowski et Frédéric Chopin à la Bohême de Gustav Mahler, éblouissant de lumière sous la direction de son boss actuel Sir Antonio Pappano avec la phénoménale Yuja Wang au piano. 

Antonio Pappano. Photo : (c) Charles d’Hérouville

C’est avec une page rare qu’Antonio Pappano a ouvert la soirée, l’Ouverture de concert en mi majeur op. 12 que Karol Szymanowski (1882-1937). Composée en 1904-1905, créée le 19 avril 1907 à Varsovie, révisée en 1910-1913, cette première œuvre pour orchestre du compositeur polonais qui se cherche encore à l’époque requiert la participation d’une phalange fournie (bois par trois, une clarinette basse, six cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, cymbales, grosse caisse, triangle, harpe et cordes en proportion), l’orchestration de cette partition d’une douzaine de minutes renvoyant à Une Vie de Héros de Richard Strauss, en plus « épais » et moins charnel, ainsi qu’à Richard Wagner côté cuivres. Occasion pour le LSO de briller dès le début du concert de tous ses éclats, imposant ses rutilantes sonorités dès l’abord, restant constamment limpide et chatoyant jusques et y compris dans les passages les plus telluriques.

Yuja Wang, London Symphony Orchestra, Antonio Pappano. Photo : (c) Charles d’Hérouville

Du Concerto n° 2 pour piano et orchestre en fa mineur op. 21 (1829) de Frédéric Chopin (1810-1849), Yuja Wang, toujours dans vêtue d’une robe improbable et perchée sur des talons façon échasses, a exalté les chatoiements, la magie sonore et le lustre des timbres du piano, les doigts courant sur le clavier avec une grâce, une légèreté singulière, la souplesse féline de ses mains en regard de la plénitude des sonorités et l’amplitude des contrastes que l’artiste chinoise tire du clavier. Ceux qui reprochent à Chopin son manque d’intérêt pour l’orchestre n’ont pu que regretter leur a priori tant le London Symphony a serti ses intonations chaleureuses et sensuelles à celles de l’instrument solo sous l’impulsion à la fois attentive, dynamique et tranchée d’Antonio Pappano. Toujours aussi généreuse en bis, Yuja Wang en a offert trois au grand bonheur d’un public peu avare en ovations debout, la Gnossienne n° 1 d’Erik Satie, la Valse op. 64/2 de Frédéric Chopin et le Precipitato de la Sonate n° 7 de Serge Prokofiev, ce dernier avec l’assistance d’Antonio Pappano en tourneur de pages iPad…

Antonio Pappano, London Symphony Orchestra. Photo : (c) Charles d’Hérouville

Mais c’est dans la Symphonie n° 1 en ré majeur « Titan » (1888/1903) de Gustav Mahler (1860-1911) que le London Symphony Orchestra s'est exprimé pleinement ses immenses qualités. Dans cette œuvre d’une extrême virtuosité, la phalange britannique et son chef italien se sont éclatés avec une aisance époustouflante, se délectant de toute évidence de cette musique complexe à mettre en place tant les structures sont alambiquées, faisant à la fois ressortir les lignes de force, l’architecture, l’unité à travers la multiplicité, les plans apparaissant dans leur évidence, tout en en magnifiant l’expression et en soulignant la diversité de l’inspiration, à la fois populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le phrasé, les respirations étant extraordinairement en place, Antonio Pappano ayant en outré évité le pathos et les effets trop appuyés. Son orchestre a répondu avec empressement, le servant sans broncher jusqu’aux limites de la virtuosité sans aucune faute et avec une homogénéité admirable. Les cordes sont fruitées, notamment la contrebasse solo aux sonorités douces et feutrées, les bois sont colorés et nuancés (magnifique hautbois, mais aussi flûtes, bassons et clarinettes), les cors aux sonorités colorées et profondes sont d’une assurance extraordinaire, les trompettes vaillantes, trombones et tuba au diapason. Au total, une fabuleuse leçon d’orchestre a été offerte par la première des phalanges du Royaume Uni sous la direction lyrique en enflammée de son chef attitré, Antonio Pappano, également directeur musical de Royal Opera House Covent Garden de Londres depuis vingt-deux ans.

Bruno Serrou

samedi 14 septembre 2024

L’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse ont ouvert leur saison 2024-2025 sur un hommage au grand compositeur suisse Michael Jarrell avec deux «tricheries» en créations mondiales

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 13 septembre 2024

Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse dans le dspositif de la Symphonie n° 4 de Mahler/Jarrell. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

C’est un très beau concert d’ouverture de saison que l’Ensemble Intercontemporain et son directeur musical Pierre Bleuse ont offert à la Cité de la Musique / Philharmonie de Paris vendredi 13 septembre, jour du cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg (1874-1951) dont son fondateur, Pierre Boulez (1925-2016), fut l’homme lige, ont offert, avec pour invité central Michael Jarrell (né en 1958), qui a proposé à la demande de l’EIC deux arrangements d’œuvres pour grand orchestre qui sont autant de réductions que de duperies. « Il ne suffit pas de réduire, il faut tricher », convient Michael Jarrell si l'on entend réussir un arrangement… 

Michael Jarrell et l'Ensemble Intercontmporain en répétition. Photo : (c) EIC/Philhzrmonie de Paris

Ce sont en effet deux commandes de l’Ensemble Intercontemporain réalisées par le compositeur suisse qui ont été données vendredi en création mondiale. Il s’est agi en fait de deux « arrangements », le premier de l’une de ses propres œuvres, le second de la page la plus optimiste du compositeur les plus joués du répertoire symphonique, le compositeur chef d’orchestre austro-hongrois Gustav Mahler (1860-1911), dont se réclamait volontiers le fondateur de la Seconde Ecole de Vienne. Un programme qui aura permis également aux solistes que sont les musiciens de l’EIC, dont la devise fondatrice est « Solistes Ensemble ».  

Hidéki Nagano (piano), Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

La première partie de la soirée était vouée au concerto virtuose pour piano Reflections II - le titre anglais suggérant à la fois la pensée et le reflet - adapté en 2024 de Reflections I pour piano et orchestre de forme classique en trois mouvements alternant vif-lent-vif composé pour Bertrand Chamayou qui en a donné la création mondiale le 25 mai 2019 à la Philharmonie de Paris avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Kazuki Yamada. Au piano virtuose affrontant le bloc étoffé du grand l’orchestre de l’original s’est substitué dans ces Reflections II une version plus fluide et limpide qui rend plus saisissante encore la mobilité de l’écriture et du jeu instrumental, le temps suspendu et les éclats virtuoses, les voix étant ici plus aérées et épurées, chaque instrumentiste plus ou moins traité en soliste volubile sonnant comme plusieurs, les chatoiements de l’orchestre se faisant plus rutilants et clairs, chaque voix dialoguant et élargissant les miroitements du piano dextrement joué par un impressionnant Hidéki Nagano investi dans l’œuvre avec une stupéfiante maestria.

Pierre Bleuse, Ensemble Intervontemporain. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

Second arrangement réalisé par Michael Jarrell de la soirée, la plus lumineuse des partitions de Gustav Mahler (1860-1911), la Symphonie n° 4 en sol majeur (1892-1910) avec un effectif de cordes réduit à trois premiers et deux seconds violons, trois altos, trois violoncelles, une contrebasse, bois (trois clarinettes) et cuivres par deux (plus un trombone absent de la nomenclature de l’original mahlérien « pour tricher », le posthorn ajoutant ses couleurs comblant trompette et cor manquants), harpe, timbales et percussion, le tout sonnant de façon incroyablement proche de l’original, le tout donnant aux membres de l’Ensemble Intercontemporain l’occasion de briller, du premier violon tenu par un magistral Diego Tosi, se régalant clairement de l’alternance des deux violons dans le deuxième mouvement (In gemächlicher Bewegung. Ohne Hast - Dans un mouvement tranquille. Sans hâte), le second, symbolisant le diable, en scordatura, tandis que le Ruhevoll. Poco adagio (Paisible. Pas trop lent), mouvement lent de la symphonie, a été abordé dans le juste tempo par Pierre Bleuse, sans traîner mais avec une émotion contenue et sans pathos, tandis que le finale Das himmlische Leben : Sehr bahaglich (La vie céleste : Très confortable) a gaiment transporté au paradis avec ses sonneries de calèche enluminant la voix pleine mais souple et légèrement fruitée de l’excellente soprano française Elsa Benoit a conduit avec grâce aux vaporeuses notes conclusives confiées à la harpe tenue par Valeria Kafelnikov sur lesquelles s’éteint la symphonie, qui rebondira de plus belle avec la fanfare ouvrant la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur (1901-1902). 

Elsa Benoit (soprano), Coline Prouvost (cor anglais), Ensemble Intervontemporain en répétition. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Parid

A propos de fanfare, il convient de saluer la magnificence de la totalité des pupitres de l’Ensemble Intercontempoprain, certains renforcés par des musiciens supplémentaires (hautbois, trombone, tuba, deux violons, alto, violoncelle). La réussite de cet arrangement est telle que l’on se met à rêver à ce que pourrait faire le compositeur helvétique s’il lui était demandé une semblable réalisation de la Symphonie « Résurrection » à défaut de la Symphonie « des Mille » 

Bruno Serrou

L’enfance de Siegfried à La Monnaie de Bruxelles d'Alain Altinoglu et Pierre Audi, qui succède à Romeo Castellucci à mi-parcours du Ring, révèle le vaillant ténor Magnus Vigilius

Bruxelles. Théâtre de La Monnaie. Mercredi 11 septembre 2024 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Chaque ouverture de saison de La Monnaie de Bruxelles depuis l’ère Gérard Mortier (1981-1991) constitue un véritable événement. Un an jour pour jour après la création du dernier opéra de Bernard Foccroule à ce jour, Cassandra (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), c’est avec une passionnante production de Siegfried (1), deuxième journée de la Tétralogie de Richard Wagner, que Peter de Caluwe inaugure sa pénultième saison depuis 2007 à la tête de l’un des théâtre lyriques les plus audacieux d’Europe. Après Das Rheinglod, le prologue, et Die Walküre, première journée mis en scène par Romeo Castellucci, l’Opéra national bruxellois poursuit une aventure qui se conclura en février prochain avec Der Götterdämmerung (2) avec un nouveau staff scénique sous la conduite du metteur en scène franco-libanais Pierre Audi, actuel directeur du Festival d’Aix-en-Provence qui sauve ainsi un projet de grande envergure en réactualisant une réalisation antérieurement conçue pour Amsterdam. Autant le souligner sans attendre, la surprise a été grande de voir une quantité inattendue de sièges vides en cette soirée de première, ce qui est fort regrettable compte tenu de l’exceptionnelle réussite de cette production, tant sur le plan scénique que théâtral, orchestral que vocal. L’adage qui veut que les absents ont toujours torts, s’avère exact cette fois encore, tant il se trouve dans cette production de moments de grâce rares dont il eût été regrettable de sa priver…

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Magnus Vigilius (Siegfried), Peter Hoare (Mime). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

C’est un Siegfried d’une vigoureuse jeunesse que le metteur en scène franco-libanais présente, un adolescent qui se défait sans états d’âme des contraintes du monde qui le réfrènent, le menacent et pèsent lourdement sur lui. Pierre Audi a succédé à mi-parcours à Castellucci dont la production a été jugée trop dispendieuse en cette période de crise économique post-pandémie auquel se confronte le spectacle vivant. Peter de Caluwe aura ainsi pu voir son rêve de Ring s’accomplir en proposant au public du Théâtre de La Monnaie le cycle complet avant la fin de son mandat. Pour ce faire, il a fait appel au metteur en scène franco-libanais dont il fut un proche collaborateur à l’Opéra d’Amsterdam avant de prendre la direction de l’Opéra de Bruxelles. Dans une scénographie minimaliste d’essence universelle qui s’avèrera particulièrement efficace de Michael Simon, Audi brosse le parcours initiatique d’un héros, qui passe en trois actes d’une heure chacun de l’enfance insouciante à l’âge d’homme en découvrant la peur en passant par l’adolescence conquérante et vindicative qui se rit des dieux et des monstres. Ainsi, le prélude est illustré par une vidéo présentant des plans rapprochés d’enfants d’aujourd’hui dessinant naïvement la mythologie du Walhalla, tandis qu’apparaît un décor industriel intemporel remarquablement éclairé par Valerio Tiberi qui met en évidence l’universalité du propos, le plateau étant coupé en son centre par une grande lance de néon pendant des cintres, tandis que sur un praticable est installée une forge côté cour et sur le plateau, côté jardin, le laboratoire-cuisine du Nibelung Mime avec au centre dragons et jeux d’enfants géants renvoyant les spectateurs à leur propre enfance. A l’instar de Wagner qui interrompit soudain la genèse du Ring à la fin du deuxième acte pendant douze ans pour composer Tristan und Isolde et Die Meistersinger von Nürnberg, introduisant dans l’acte final quantité d’idées musicales nouvelles, Audi donne à son héros, dès le moment où il annihile le pouvoir du Voyageur en brisant sa lance, la conscience d’un jeune adulte acquise à travers les déceptions, les violences, les espoirs, depuis le moment où il reforge l’épée Nothung jusqu’à la découverte de l’amour, en passant par le combat avec le dragon Fafner, la traitrise du « père adoptif » et les vaines tentatives de Wotan pour retenir sa propre destinée, une maturité subite qu’il acquiert pleinement lorsqu’il comprend que le chevalier dormant qu’il s’apprête à réveiller « n’est pas un homme », passage d’autant plus signifiant qu’à cet endroit-même, Alain Altinoglu fait sonner l’orchestre de façon prodigieuse, atteignant une fluidité, une transparence, une texture polychrome d’une prégnante sensualité d’où émergent des cordes divisi d’une luminosité et d’une sensibilité évanescente.  

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Peter Hoare (Mime), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Emoustillé par son directeur musical, qui veille aux équilibres, soulignant la moindre inflexion, l’orchestre de La Monnaie crée le lien entre les différentes étapes-épreuves de l’apprentissage de Siegfried jusqu’au seul et bref moment où il atteindra la connaissance et la maitrise de son propre destin, qu’il perdra dès le premier acte du Crépuscule des dieux. Un orchestre fourmillant de détails sous la direction à la précision d’horloger mue par une sensibilité et une musicalité exemplaires, cordes, bois, cuivres, percussion rivalisant en timbres et en virtuosité, Alain Altinoglu mettant en valeur autant le brio des individualités que l’homogénéité de l’ensemble d’une parfaite cohésion, faisant sonner à plein les tutti les plus puissants qui restent constamment clairs, tranchants, audibles, ne couvrant jamais les chanteurs, jusqu’aux passages les plus intimistes et précis.

Richard Wagner (1813-1883), SiegfriedGábor Bretz (Der Wanderer), Scott Hendricks (Alberich). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Ce Siegfried est d’autant plus convainquant que la distribution est d’une grande cohésion. Dans le rôle-titre, une authentique révélation, le ténor solide et endurant que j’avoue avoir découvert en cette mémorable soirée en la personne de Magnus Vigilius. Chanteur danois au patronyme de consul romain, il a la voix souple et éclatante, le timbre, l’âge et le physique du rôle. Il en a également l’intelligence, passant de l’innocence à la conscience avec un naturel confondant, ce qui donne à l’œuvre sa force conquérante. Magnus Vigilius a tout ce convient au rôle, timbre, constance, musicalité, théâtralité, présence, silhouette de jeune homme, sens de la comédie. Pour sa première apparition dans le rôle, qu’il aurait chanté à pleine voix durant toutes les répétitions, il sait se ménager pour atteindre sans encombre le bout de ce rôle, sans doute le plus exigeant de tout le répertoire lyrique, évitant l’air de rien de chanter toutes les notes du redoutable air de la forge du premier acte pour apparaître en pleine forme de sa voix de lumière éblouissant comme le soleil que Brünnhilde redécouvre à son réveil durant le long baiser de son demi-frère, partageant avec elle des aigus éclatants. Le ténor britannique Peter Hoare est un Mime de la dimension des Heinz Zednik et Graham Clark, comédien chanteur ahurissant dans sa gestique et ses mimiques qui accompagnent son timbre aigres doux, claudiquant et piaillant d’impatience de façon stupéfiante de vérité. D’une endurance à toute épreuve, le Wanderer du baryton basse hongrois Gábor Bretz est saisissant de noblesse, de vulnérabilité et de renoncement, et l’on ne peut qu’être séduit par l’onctuosité de son timbre et l’égalité de sa ligne de chant sur toute l’ampleur de son nuancier, la clarté de son élocution qui lui permettent de brosser un Wotan d’une tristesse bouleversante conforme à sa sombre silhouette qui affronte au deuxième acte son double fielleux qu’est le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, tandis que la basse allemande Wilhelm Schwinghammer est un Fafner à la puissance et à l’ambitus impressionnants. Les trois rôles féminins, assez court, sont vaillamment tenus. Brünnhilde de noble stature, la soprano suédoise Ingela Brimberg brille par sa féminité fragile et éperdue qui prend peu à peu conscience qu’elle quitte son statut de déesse pour celui d’être humain puis de femme amoureuse. Voix sombre et expressive, la mezzo-soprano française Norah Gubisch est une Erda d’une touchante humanité, tandis que l’Oiseau de la forêt est dédoublée entre une ballerine couverte de plumes et la soprano états-unienne Liv Redpath aux aigus aériens.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

La réussite de ce Siegfried suscite une vive impatience pour la suite et fin de ce Ring signé de deux metteurs en scène aux conceptions opposées, Der Götterdämmerung à partir du 4 février 2025.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 4 octobre 2024

2) Du 4 février au 2 mars 2025

 

samedi 31 août 2024

Georgia Koumentakou (violon) et Marion Deschamps (flûte) ont brillamment conclu le festival Musicorum de Bruxelles pour jeunes musiciens de talent

Bruxelles. Festival Musicorum. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Salle des concerts. Vendredi 30 août 2024

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

Voilà tout juste un an, je publiais dans ces colonnes le compte-rendu d’un concert où je venais de découvrir au plus chaud de l’été le talent extraordinaire d’une toute jeune violoniste belge d’origine gréco-polonaise de onze ans, Georgia Koumentakou (1), dans le cadre d’un récital avec le pianiste Philippe Ivanov (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/08/georgia-koumentakou-violoniste-de-onze.html). Son succès fut tel que les organisateurs de la manifestation bruxelloise fondée en 1986 par l’abbé Jacques Van der Biest et animée avec passion par Marjana Mandi avec la collaboration pour la programmation de la pianiste de renom Eliane Reyes l'ont réinvitée, cette fois comme Premier Prix moins de treize ans du Concours Breughel 2024, manifestation partenaire du festival qui invite chaque année le vainqueur lors de son concert de clôture. Contrairement à sa prestation de 2023, ce n’est pas « en sonate » qu’elle se produisait dans le cadre de ces concerts de midi d’une cinquantaine de minutes mais « en concerto » avec orchestre, partageant l’affiche avec une flûtiste belge de trois ans son aînée, Marion Deschamps.

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

En douze mois, Georgia Koumentakou a acquis une maturité saisissante. Sa personnalité est toujours aussi solaire, son tempérament lumineux, sa technique étincelante de naturel et de précision, son jeu éblouissant, le tout au service d’une musicalité d’une profondeur, d’une générosité, d’une spontanéité qui dit la maturité de cette jeune musicienne et son envie de partager son art avec le plus grand nombre. Avec un violon désormais entier au lieu du trois-quarts sur lequel elle s’était produite l’an dernier, un instrument français de grande qualité du célèbre luthier angevin Patrick Robin prêté par la Fondation Roi Baudouin avec le soutien du Fund Strings for Talents, joué avec un archet réalisé par le canadien Emmanuel Bégin qui lui a été offert par l’entremise de son professeur Erik Sluys, la jeune et brillante artiste est la tête pensante et les bras d’un véritable trio d’excellence. En un an, Georgia Koumentakou ne cesse de développer ses dons comme l’atteste son palmarès qui s’est étoffé d’un Premiers prix du 11e Concours International de violon Micka de Prague qui lui a valu le commentaire suivant du président du jury Václav Hudeček : « Georgia Koumentakou est un grand talent, comme si elle était née sur scène avec un violon », tout en continuant à se produire en concert et étant l’élève de master classes de Boris Garlitzki et d’Aylen Pritchin. Sa passion pour la musique, son exigence artistique, son bonheur de jouer et de partager particulièrement communicatif, la plastique somptueuse de sa sonorité incitent clairement Georgia Koumentakou à servir au plus haut degré d’excellence son art.

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

Accompagnée avec tact par l’Orchestre Nuove Musiche, du nom du recueil de madrigaux et d’arie pour voix et basse continue de Giulio Caccini (1551-1618) publié à Florence en 1602, et son directeur musical Eric Lederhandler qui l’a fondé en 1992, Georgia Koumentakou a brillé dans le Concerto pour violon et orchestre en mi majeur BWV 1042 de Jean-Sébastien Bach, donnant à cette œuvre à la puissante architecture de brûlantes sonorités renvoyant aux couleurs polychromes de l’original vivaldien (le concerto « Il favorito » op. 11/2 RV 277) dans lequel le compositeur saxon a puisé ouvertement le matériau de ce second concerto pour violon, la richesse contrapuntique et l’écriture dense aux amples développements caractéristiques du maître de Köthen. En musicienne accomplie, Georgia Koumentakou a magistralement mis en évidence la somptuosité du chant, les amples respirations mélodiques, plus particulièrement dans le mouvement lent où elle a su tirer les larmes d’un public littéralement envoûté par son interprétation d’une éblouissante expressivité, sans excès de gestes et d’intentions, restant en permanence dans l’esprit classique. Au point que l’on ne pouvait que regretter que ce sublime Adagio e piano sempre en ut dièse mineur n’ait pas été précédé de l’Allegro initial dans lequel elle eût assurément excellé, à en juger de la rutilante vivacité de sa conception du finale Allegro assai en mi majeur dont le brio de l’écriture soliste a été servi avec un allant d’une plastique irradiante et d’une sereine agilité.

Marion Deschamps, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde soliste de ce concert de clôture du festival Musicorum a été la flûtiste de quinze ans Marion Deschamps, qui donnait pour l’occasion son tout premier concert soliste avec orchestre. Elle aussi est une musicienne à l’avenir prometteur. Elève de Bernard Lange au Conservatoire de Verviers, ainsi que de Denis-Pierre Gustin, flûte solo de l’Orchestre National de Belgique, et de Lieve Goosens, flûte solo de l’Orchestre Philharmonique de Liège, lauréate (Troisième Prix) du Concours national Raymond Micha 2023, la jeune musicienne aime à se produire en musique de chambre et au sein de formations orchestrales. L’on sait combien Mozart n’appréciait guère la flûte, du moins si l’on se fie à ses mots assassins souvent cités : « Il faut que j’écrive incessamment pour cette flûte que je ne puis souffrir ». Pour autant, il n’en livra pas moins deux concertos au début de l’année 1778 durant son séjour à Mannheim, le premier long et difficile d’exécution, le second étant une transcription de concerto pour hautbois, ainsi qu’un Concerto pour flûte et harpe composé la même année à Paris. En marge de ces pages, Mozart a laissé l’Andante en ut majeur KV 315 et le Rondo en ré majeur KV 373 d’une grande économie de moyens mais d’un onirisme tendre. Ce sont ces deux dernières pièces que Marion Deschamps a proposées vendredi midi. Jouant elle aussi avec humilité et élégance un instrument aux sonorités pleines et chaleureuses, la flûtiste belge a séduit le public par son interprétation remarquablement chantante et fruitée à laquelle un rien de fluidité supplémentaire eût ajouté à la grâce qui a émané de son souffle d’une engageante plénitude. L’Orchestre Nuove Musiche lui a serti avec diligence un écrin orchestral allégé mais tangible et attentif à soutenir la soliste qui se mesurait pour la toute première fois à un orchestre entier.

Entrée des Musées Royaux des Beaux Arts de Bruxelles pavoisée aux couleurs du festioval Musicorum. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre Nuove Musiche et son directeur fondateur Eric Lederhandler ont conclu le programme avec des pages célébrissimes de Georges Bizet, la seconde suite que le compositeur français a tirée de sa musique de scène en vingt-sept numéros pour un ensemble de vingt-six musiciens pour le drame en trois actes et cinq tableaux d’Alphonse Daudet L’Arlésienne créé à Paris Théâtre de Vaudeville en 1872. Cette seconde suite compte quatre numéros, Pastorale, Intermezzo, Menuetto qui précèdent la fameuse Farandole reprenant la chanson que tous les petits français chrétiens entonnent aux pieds de la crèche habitée de santons de Provence, « De bon matin j’ai rencontré le train,/De trois grands Rois qui allaient en voyage… » dont le finale superpose deux airs provençaux, La Marche des Rois rejointe sous forme de canon par la Danse du Cheval fou, le tout exposé au fifre et à la clarinette repris par l’orchestre entier sur un rythme ostinato de tambourin en un mouvement enivrant fondant les deux thèmes qui se superposent en une véritable allégresse instrumentale. Etait-ce l’acoustique trop sèche de la salle qui aura amenuisé les résonances et la polychromie instrumentale ainsi que les rebonds rythmiques, la vision globale de l’orchestre et de son chef est apparue un rien trop raide et pas assez flamboyante, d’où le saxophone a su néanmoins extraire ses sonorités de braise et son expression mélancolique, le tout affaiblissant l’évocation des climats, des parfums et de la carnation provençaux, ce qui n’a pas empêché le public de réagir chaleureusement pour exprimer le plaisir suscité par ce qu’il venait d’entendre.

Bruno Serrou

1) Parmi les prochains concerts de Georgia Koumentakou, le 11 octobre à Bruxelles, Palais Royal à 11h00 avec la pianiste Katsura Mizumoto et à Zaventem, Skyhall à 22h00 avec le violoncelliste Jorge Gimenez, artiste en résidence à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Le 29 mars 2025 à AMUZ d'Anvers, le Concerto n° 1 pour violon et orchestre de Max Bruch

 

 

mardi 27 août 2024

CD : « Surgir », impressionnant hommage en douze œuvres de la Radio de Cologne (WDR Köhln) au compositeur français Hugues Dufourt pour ses 80 ans

Compositeur, musicologue, philosophe, esthéticien né à Lyon le 28 septembre 1943, Hugues Dufourt est l’un des grands penseurs de sa génération. La musique de cet agrégé de philosophie entré au CNRS en 1973, généreuse, sincère, profonde, est le reflet de sa touchante personnalité. Le compositeur entre dans le son pour s’y immerger et en jouir à satiété, au point de s’enfermer avec lui dans une caisse de résonance façon timbales dont il ne tient pas à  s’arracher. A 80 ans, il apparaît plus jeune que jamais, avec son regard d’enfant étonné. Dufourt est un franc-tireur, quoiqu’un temps proche du mouvement spectral de Gérard Grisey, Michaël Levinas et Tristan Murail, formant avec eux le collectif L’Itinéraire dont aura la responsabilité de 1976 à 1981. La grande forme aux vigoureuses pulsions dramatiques est pour lui le seul question artistique qui vaille.

Hugues Dufourt (né en 1943). Photo : (c) Bastille Musique/WDR

D’où des œuvres aux vastes proportions où le temps se dilate plus ou moins au cœur de larges et bouillonnantes respirations aux opulents et denses mouvements se renouvelant constamment, mues par des accords flottant au ralenti, grondant en permanence telle la lave en fusion au point de ne n’engendrer à aucun moment une quelconque impression de longueur. Il faut dire que la palette sonore de Dufourt est d’une ampleur et d’une diversité prodigieuse, dont la polychromie se déploie dans l’art d’engendrer les timbres les plus inouïs digne de tous les grands peintres de la création, particulièrement de ceux, fort nombreux, dont il se sent proche, de Bruegel à Pollock, de Tiepolo à Rothko. Créateur infatigable, Hugues Dufourt ne cesse de composer et de se renouveler. Beaucoup jouée en terres germaniques, davantage qu’en France, sa musique est riche à foison et ne cesse de fasciner. L’art de ce maître de la grande forme aux résonances abondantes, aux harmonies somptueuses et à l’énergie éruptive s’éteignant subitement pour laisser place à de grandes plages apaisées, qui s’exprime pleinement avec la percussion et le grand orchestre.

Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

C’est précisément ce que confirme en le développant le somptueux coffret proposé par l’éditeur berlinois Bastille Musique (bm) en collaboration avec la WDR (Westdeutsche Rundfunk) de Cologne, commanditaire et créateur de la majorité des pages réunies dans un boitier à la présentation graphique aussi originale qu’énigmatique de trois CD enveloppés dans une boite de carton brut partiellement recouverte au recto d’une étiquette blanche illustrée d’un énorme numéro d’ordre - « 27 » - qui correspond apparemment à la chronologie des parutions de l’éditeur prussien, tandis que le nom du compositeur français et le titre du disque sont discrètement inscrits en haut du boitier…

Hugues Dufourt (*1943), manuscrit de L'Enclume du rêve d'après Chillida (2022). Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

Sept premières mondiales sur les douze œuvres enregistrées et composées entre 1980 et 2022, telle est le parcours éminemment représentatif de l’art fascinant, à la fois exigeant, profond et d’une enivrante expressivité, d’Hugues Dufourt. Surgir (1980-1984) qui ouvre et donne son titre à l’album, est la partition la plus ancienne du coffret, la première grande page d’orchestre (bois et cuivres par quatre, cinq percussionnistes pour trente-six instruments) de Dufourt qui avait suscité à sa création à Paris l’un des plus fameux scandales de l’histoire de la musique déclenchant une symphonie de sifflets de plus d’une demie heure, tandis que la plus récente est L’Enclume du rêve d’après Chillida de 2022, deux œuvres pour grand orchestre à quarante ans de distance. Au centre du coffret, le cycle pour ensembles de chambre inspiré des quatre continents des fresques de Giambattista Tiepolo (1696-1770) peintes en 1751-1753 pour la décoration de la Résidence de Würzburg composé entre 2004-2005 et 2015-2016 (L’Afrique d’après Tiepolo, L’Asie d’après Tiepolo, L’Europe d’après Tiepolo, L’Amérique d’après Tiepolo) dans lequel Hugues Dufourt développe l’idée d’« instabilité morphologique du son » et dont les quatre vingt douze minutes occupent un CD entier. S’ajoutent à ce cursus deux pièces pour piano et orchestre (L’Origine du monde de 2004 et On the wings of the morning: the pornography of death de 2011-2012, premier grand concerto pour piano de Dufourt, fruit d’une commande de la WDR pour le pianiste Nicolas Hodges, qui tient ici la partie soliste, ainsi que l’intégralité des pages avec guitare électrique (1986-2022) (1), instrument qui peut surprendre de la part d’un compositeur qui s’exprime principalement avec un instrumentarium traditionnel. Ces douze œuvres sont le reflet de la passion du compositeur pour les arts plastiques et pour l’Antiquité, Tiepolo, Gustave Courbet (l’Origine du monde), Henri  Matisse (L’atelier rouge d’après Matisse), la sculpture (L’Enclume du rêve d’après Chillida et ses « ramifications de métal torturé »), l’art grec antique (On the wings of the morning), la photographie (Hommage à Charles Nègre) et pour la littérature (L’Île sonnante). Contrairement à ce que suggèrent les titres, la musique de Dufourt n’est jamais descriptive, mais traduit émotions et impressions suscitées par l’ombre et la lumière, le chatoiement des couleurs et des timbres, la matière, la perspective, profondeur de champs et reliefs, tensions et détentes, le tout avec un art consommé du timbre et des spécificités des instruments de l’orchestre qu’il connaît intimement. Permanence dans la totalité des pièces réunies ici, à l’exemple de L’Asie d’après Tiepolo de 2008-2009 avec parmi la percussion rins japonais, gongs des Philippines, de l’Opéra de Pékin et de Thaïlande. Une musique raffinée, parfois planante, moirée, spacieuse (La Cité des saules dédiée au guitariste compositeur Claude Pavy), exotique avec une influence rock évoquée par mugissements et pleurs (L’Île sonnante), mystérieuse et bruissant (le concerto L’Enclume du rêve d’après Chillida), mais vertébrée qui donne à l’auditeur envie de se laisser porter par son flux voluptueux, son extrême mobilité et sa gestion du temps singulière.

Enregistré live à Baden-Baden, Cologne et Witten, ce  passionnant programme, qui s’adresse à tous les mélomanes tant la musique d’Hugues Dufourt est d’une force et d’une expressivité saisissantes, est défendu avec virtuosité, élan et assurance par de merveilleux musiciens réunis au sein des Ensemble Recherche, Nikel et Remix, et du WDR Sinfonieorchester dirigés par Sylvain Cambreling, Mariano Chiacchiarini, Johannes Kalitzke, Peter Rundel, Ilan Volkov avec en solistes Yaron Deutsch (guitare électrique) et Nicolas Hodges (piano).

Bruno Serrou

3 CD Bastille Musique BM27 EAN 4270003477253. Durée : 4h 03mn 10s. Enregistrements : 2009-2023. DDD (www.bastillemusique.com)

1) Hommage à Charles Nègre pour sextuor (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, vibraphone et guitare électrique, 1986), L’Île sonnante pour percussion et guitare électrique (1990), La Cité des saules pour guitare électrique et transformation du son (1997), L’Atelier rouge d’après Matisse pour guitare électrique, piano, saxophones et percussion (2019-2020) et L’Enclume du rêve d’après Chillida pour guitare électrique et orchestre de chambre (2022)