lundi 17 novembre 2025

Une distribution de premier plan réunie à l'Opéra de Bordeaux rend justice à « Iolanta », ultime opéra de Tchaïkovski

Bordeaux. Opéra National. Grand Théâtre. Mercredi 12 novembre 2025 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), compagnes de Iolanta
Photo : (c) Eric Bouloumie

L’Opéra National de Bordeaux a offert une brillante première de l’ultime opéra de Tchaïkovski, Iolanta, sobrement mais efficacement mis en scène par Stéphane Braunschweig avec une remarquable distribution à quatre vingt dix pour cent non-russophone et découvrant la partition, les remarquables Claire Antoine dans le rôle-titre, Julien Henric, ardent Vaudémont, Ain Anger, impressionnant roi René aux allure d’Henry Fonda, Ariunbaatar Ganbastar, magistral médecin maure, et Vladislav Chizhov en duc de Bourgogne, les deux seuls russophones de la distribution, le tout associé à excellent chœur de l’Opéra de Bordeaux et à Orchestre National Bordeaux Aquitaine coloré et engagé à souligner les beautés de la partition, dirigé avec générosité par Pierre Dumoussaud, directeur musical désigné de l’Opéra Orchestre Normandie Rouen. Cette réussite rend d’autant plus regrettable le fait qu’il n’y ait eu que quatre représentations. Reste donc à espérer quelque reprise en France et à l’étranger 

Piot I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), compagnes de Iolanta
Photo : (c) Eric Bouloumie

Iolanta est l’ultime opéra de Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893). Composé en 1891 en un acte d’une heure trente divisé en neuf scènes d’après un conte d’Andersen, l’ouvrage, doté du numéro d’opus 69, puise sa source dans le drame Kong Renés Datter (La Fille du roi René) écrit en 1853 par le dramaturge danois Henrik Hertz (1797-1870). Ce récit fictif s’inspire des années de jeunesse du personnage historique emblématique de la ville d’Aix-en-Provence, Yolande d’Anjou (1428-1483), duchesse de Lorraine et de Bar, fille du roi René Ier d’Anjou, roi de Naples, duc de Bar et de Lorraine, comte de Provence. Elle épousera en 1445 son cousin Ferry II de Lorraine (1417-1470), comte de Vaudémont. C’est du roman de chevalerie du poète danois que le frère du compositeur, Modest Tchaïkovski, tire son livret à partir de l’adaptation russe du journaliste écrivain pétersbourgeois Vladimir Zotov (1821-1896). La création de l’opéra a été donnée au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg le 18 décembre 1892 sous la direction d’Eduard Napravnik, avec le ballet Casse-Noisette. C’est en février 1891, alors qu’il vient de triompher avec son ballet La Belle au bois dormant, qu’e Tchaïkovski reçoit du directeur des théâtres impériaux de Russie la commande d’un double projet comprenant un opéra en un acte et un ballet. Le premier deviendra Iolanta, le second Casse-Noisette, deux œuvres destinées à être données la même soirée, la création du diptyque étant prévue dix mois plus tard, en décembre 1891. La longue et difficile genèse du diptyque conduit à repousser d’une année la première représentation. Bien que nul ne précise qu’elle fut aveugle, l’héroïne devient dans l’opéra une jeune femme aveugle de naissance, ce qui incite le compositeur à un opéra entièrement tourné vers l’intérieur des personnages, donnant la primauté aux sentiments plutôt qu’à l’action, qui se déroule dans un espace clos tandis que les effectifs instrumentaux sont resserrés (trois flûtes - la troisième piccolo -, deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, deux harpes, cordes), loin des effectifs wagnériens en vogue à l’époque. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia), Claire Antoine (Iolanta), Ain Anger (René)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Ce qui devait susciter des critiques négatives qui blesseront durablement le compositeur. Il faudra attendre quelques années après sa mort pour que l’ouvrage reçoive enfin la consécration, qui viendra de l’étranger, lorsque Gustav Mahler en donnera une nouvelle production à l’Opéra de Hambourg en 1900. Mais il faudra encore attendre les années 1940 pour que l’ouvrage soit enfin programmée en Russie, non sans que les autorités soviétiques aient pris soin d’effacer toute évocation religieuse (chrétiennes et musulmanes) qui emplit l’œuvre. A l’instar de La Flûte enchantée de Mozart, compositeur que Tchaïkovski vénérait, Iolanta tient du conte initiatique relatant l’éveil à l’amour de jeunes gens, tandis que la métaphore du regard soutient une réflexion sur la vérité, les jeunes femmes des deux opéras, Pamina et Iolanta, essayant de se libérer de l’encombrante tutelle paternelle qui associe bienveillance et autorité. Prisonnière d’une cécité qu’elle ignore, Iolanta est soumise à la volonté du roi René, son père, qui, pour la protéger, la cloître dans un jardin féerique, tandis que la science d’un mage médecin et l’amour inconditionnel du chevalier Vaudémont, jeune noble sans expérience comme Tamino dans La Flute enchantée, apparaît comme une émancipation de la figure du père.

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Ain Anger (René), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha)
A l'arrière plan : Claire Antoine (Iolanta), Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Rarement programmé, peut-être en raison-même de son happy end à quelques mois avant le suicide de son auteur, l’ultime opéra de Tchaïkovski vient de faire l’ouverture de la saison 2025-2026 de l’Opéra de Bordeaux dans une scénographie dépouillée de Stéphane Braunschweig, magnifiée par une distribution exemplaire. Sur le petit plateau du Grand Théâtre de Bordeaux, le dramaturge alsacien plante un décor aseptisé, havre clos à la fois jardin et prison, grande boîte blanche et verdoyante au centre de laquelle est planté un grand lit virginal et deux parterres de roses rouges d’un côté et blanches de l’autre qui délimitent le jardin clôt où, vêtue d’une robe blanche et rongée par la mélancolie d’un désir inassouvi, vit la jeune Iolanta, sous la protection outrancière d’un père prêt à tuer quiconque révèlerait à sa fille son handicap. Dominé par la couleur verte qui, à commencer par le tapis, symbolise à la fois l’oppressant paradis où vit Iolanta et les êtres chimériques qui peuplent le Moyen-Âge de conte de fée auquel appartient le Maure guérisseur. C’est ainsi que nourrice et servantes arborent la « verte cotte » du mois de mai dont il est question dans le livret.

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta) et ses compagnes
Photo : (c) Eric Bouloumie

Légère, sobre, jamais écrasante ni surchargée, la musique, puissamment évocatrice, est singulièrement suggestive. Evoquant parfums, goûts, geste narratif, elle touche notablement au domaine de l’intime, avec des moyens à la fois simples et intenses, d’une inventivité orchestrale et vocale constante, laissant au chœur une place plus effacée que de coutume dans la tradition russe, pour s’attacher en priorité au dessein de personnages complexes et profonds avec une pointe d’exotisme et de surnaturel qui émane plus particulièrement du personnage du Maure magicien Ibn-Hakia, avec une harpe présente sur le plateau au début de l’opéra qui instaure d’entrée la mélancolie qui portera l’opéra entier et que souligne le cor anglais, qui ravive le souvenir de Tristan und Isolde. Dirigé de façon trop monolithique et brute par Pierre Dumoussaud, qui dispose heureusement d’une équipe de chanteurs au souffle athlétique, l’Orchestre National Bordeaux-Aquitaine parait au début peu assuré du côté de la petite harmonie, avant de s’échauffer peu à peu pour finalement s’épanouir et proposer de forts beaux moments à partir de la première apparition du médecin. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Julien Henric (Vaudémont), Vladislav Chizhov (Robert), Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), Ain Anger (René)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Si les deux chanteurs de langue russe s’imposent par la fluidité de leur locution, leurs huit partenaires étrangers à la langue de Pouchkine ne déméritent nullement. L’opéra est en effet porté par la présence rayonnante de la soprano lyrique française Claire Antoine, qui campe une Iolanta éperdue à la voix solaire et aux aigus étincelants. A ses côtés, la contralto bordelaise Lauriane Tregan-Marcuz brosse une nourrice Martha vocalement impressionnante, tandis que dans les courts rôles de Brigitte et de Laura, la soprano française Franciana Nogues et la mezzo-soprano bordelaise Astrid Dupuis imposent leurs voix colorées en dépit d’une présence étouffée par les personnages qui les entourent et les cachent. Côté masculin, la basse estonienne Ain Anger est un roi René charismatique, à la fois puissant, sensible et noble, au timbre aussi autoritaire que poignant. Le baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar excelle dans le rôle du médecin Ibn-Hakia de sa voix tranchante et souple, à l’instar du baryton russe Vladislav Chizhov, qui campe un séduisant et hautain duc de Bourgogne Robert. Généreux et passionné, le Vaudémont du ténor lyonnais Julien Henric, de sa voix naturellement puissante et sûre au timbre d’une plénitude flamboyante bouleverse par son intensité, notamment dans son duo avec Iolanta d’une bouleversante ardeur. La distribution masculine est complétée par l’excellent ténor français Abel Zamora en écuyer Alméric à la voix vigoureuse et nuancée, et l’excellente basse française Ugo Rabec, qui impressionne par sa noblesse en gardien du château Bertrand. Fort bien préparé par Salvadore Caputo, le chœur de l’Opéra de Bordeaux excelle du début à la fin du spectacle.

Bruno Serrou

samedi 15 novembre 2025

L’apocalypse post-nucléaire d’une Walkyrie de Wagner musicalement réussie de l’Opéra Bastille

Paris. Opéra Bastille. Mardi 11 novembre 2025 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Stanislas de Berbeyrac (Siegmund), Elza van den Heever (Sieglinde). 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Après la déception de Das Rheingold, beaucoup plus convaincante est la première journée de l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner à l’Opéra national de Paris dans la nouvelle production Pablo Heras-Casado / Calixto Bieito musicalement plus satisfaisante que Das Rheingold la saison dernière, direction plus dynamique et contrastée, orchestre plus léger et fruité, mais manquant encore de poésie et d’humanité, mais s’il y en avait cela formerait hiatus avec la mise en scène froide et guerrière où la notion d’amour est quasi inexistante s’il n’y avait Sieglinde et Siegmund. Wotan tue lui-même son fils, Brünnhilde tente de trucider son père, les Walkyries sont des candélabres, les images vidéos sont invasives et souvent illisibles… La distribution est d’un excellent niveau, avec trois chanteurs entendus dans cette œuvre au Théâtre des Champs-Elysées en mai dernier avec l’Orchestre de Rotterdam dirigé par Yannick Nézet-Séguin, mais peut-être un peu moins à l’aise dans le vaisseau Bastille que dans le cocon élyséen, un ardent Siegmund de Stanislas de Barbeyrac, une rayonnante Sieglinde d’Elza van den Heever et une Brünnhilde passionnée de Tamara Wilson. Christopher Maltmann a assuré en Wotan, remplaçant au dernier moment Iain Paterson. Orchestre parfait 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Günther Groissböck (Hunding), Stanislas de Berbeyrac (Siegmund)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

C’est le deuxième Ring complet que dirige Pablo Heras-Casado, et il précède de trois ans celui qu’il conduira pour la première fois dans la fosse mystique du Festspielhaus de Bayreuth. La toute première était au Teatro Real de Madrid, en pleine période de confinement de la pandémie de la Covid-19, en 2020, dans une mise en scène de Robert Carsen. « Les conditions étaient idéales pour me mesurer pour la toute première fois à un tel chef-d’œuvre, en plus dans une maison que j’adore et que je considère comme mienne. J’ai eu la chance de faire un volet par saison, chacun pour neuf représentations. Mais je ne l’ai pas encore dirigé en continu n’a pu être donné en entier en une fois. Nous avions disséminé l’orchestre dans le théâtre, percussions, harpes, cuivres aux balcons, l’orchestre divisé au milieu du public. Ce fut un vrai défi, pour les chanteurs, qui ont répété masqués, pour le public, qui nous a accompagnés masqué lui aussi alors qu’il n’avait pas vu de Ring dans le théâtre madrilène depuis un quart de siècle. Dans l’orchestre, seule une petite dizaine de musiciens l’avaient joué en entier. A Pais, c’est donc mon deuxième Ring, le troisième sera à Vienne en mai-juin 2026 pour la dernière reprise de la mise en scène d’Ersan Mondtag, puis ce seront deux cycles complets à Paris en novembre 2026, et Bayreuth en 2028.C’est le deuxième Ring complet que dirige Pablo Heras-Casado, et il précède de trois ans celui qu’il conduira pour la première fois dans la fosse mystique du Festspielhaus de Bayreuth. La toute première était au Teatro Real de Madrid, en pleine période de confinement de la pandémie de la Covid-19, en 2020, dans une mise en scène de Robert Carsen. « Les conditions étaient idéales pour me mesurer pour la toute première fois à un tel chef-d’œuvre, en plus dans une maison que j’adore et que je considère comme mienne. J’ai eu la chance de faire un volet par saison, chacun pour neuf représentations. Mais je ne l’ai pas encore dirigé en continu n’a pu être donné en entier en une fois. Nous avions disséminé l’orchestre dans le théâtre, percussions, harpes, cuivres aux balcons, l’orchestre divisé au milieu du public. Ce fut un vrai défi, pour les chanteurs, qui ont répété masqués, pour le public, qui nous a accompagnés masqué lui aussi alors qu’il n’avait pas vu de Ring dans le théâtre madrilène depuis un quart de siècle. Dans l’orchestre, seule une petite dizaine de musiciens l’avaient joué en entier. A Pais, c’est donc mon deuxième Ring, le troisième sera à Vienne en mai-juin 2026 pour la dernière reprise de la mise en scène d’Ersan Mondtag, puis ce seront deux cycles complets à Paris en novembre 2026, et Bayreuth en 2028.

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Christopher Maltman (Wotan), Tamara Wilson (Brünnhilde)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Ouvert à tous les répertoires, du baroque au contemporain, Pablo Heras-Casado place très haut l’œuvre du compositeur saxon. « Wagner est un sommet dans ma vie. J’ai commencé à le diriger à un moment où j’avais dirigé presque tout le répertoire avant et après lui, autant dans le domaine de l’opéra que dans celui de la symphonie, dirigeant de façon obsessionnelle le répertoire romantique, et la musique radicale, révolutionnaire avant et après Wagner. C’est donc logiquement que j’ai abordé sa création, bien que me plonger dans son univers représente un énorme défi. Voilà douze ans que je dirige ses opéras, avec un projet par an. Il représente à mes yeux un sommet et il me donne chaque fois l’opportunité de me poser des questions, de douter et de remettre sur le métier ce que je cherche depuis toujours. Wagner m’est donc vital. » Fin connaisseur de la musique de Claudio Monteverdi, Pablo Heras-Casado ne peut que faire le lien entre l’Italien et l’Allemand. « Monteverdi a porté dès l’origine de l’opéra le genre à son sommet. Il a enrichi le récitatif continu avec des harmonies inimaginables à l’époque, comme le fera Wagner, avec des sonorités, des dissonances, des alliages instrumentaux inouïs. Dans Orfeo, Monteverdi a déjà ajouté un orchestre inimaginable en son temps, avec des indications très précises inédites jusqu’alors, par exemple l’utilisation des cuivres et des cordes fantastiques, dans le but de soutenir le discours dramatique, pas uniquement pour servir de fioriture. Wagner fait exactement la même chose avec son instrumentation. Dans le Ring, ce n’est pas uniquement une question d’ampleur, de faire beaucoup de bruit, il a besoin de tous ces éléments pour la narration et, comme chez Monteverdi, chaque décision musicale est justifiée par la narration. Il n’y a jamais d’air, jamais un moment gratuit pour faire plaisir à un artiste ou au public. Tout est toujours question de dramaturgie, de rythme, une obsession rhétorique afin que le texte soit organique entre l’orchestre et les chanteurs. Wagner était obsédé par ce sujet, et il ne conçoit jamais d’airs en tant que tels, pas même « Winterstürme wichen » de Siegmund, il reste constamment dans le domaine du récit, ou encore la scène du deuxième acte entre Brünnhilde et Siegmund lors de l’annonce de la mort. Ce passage tient du domaine du dialogue, malgré la beauté du moment, d’un lyrisme céleste. Wagner est obsédé par la question, faisant beaucoup de remarques sur ce sujet. Et il a raison. En tant que chef, musiciens, chanteurs, nous avons tous l’impression de plonger dans la beauté ou la grandeur de la musique, alors qu’il nous faut garder à l’esprit que nous sommes continuellement narratif. Comme chez Monteverdi. »

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Stanislas de Berbeyrac (Siegmund), Elza van den Heever (Sieglinde) 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Si dans Das Rheingold en janvier dernier, muselé par la mise en scène, Pablo Heras-Casado est passé à côté de la partition, bien que de son propre commentaire le prologue tienne plus encore de la narration que les trois volets de l’Anneau du Nibelung, le premier d’entre eux, Die Walküre, est un « authentique opéra » dont le deuxième acte dépasse à lui seul fait les quatre vingt dix minutes dominé d’entrée par un véritable juge de paix, si l’on peut dire, que constitue le grand monologue de Wotan au risque d’un long tunnel, ce qui, musicalement, n’a pas été le cas avec la direction dynamique et imagée du chef andalou. « Ce sont précisément ces moment-là que l’on aime en tant que musicien, s’enthousiasmait Heras-Casado lorsque je le rencontrais quelques jours avant la première. J’ai toujours énormément de plaisir à diriger de tels moments, à soutenir la narration, ce qui est au fond très simple avec les trombones, les tubas Wagner, les altos, les violoncelles, les contrebasses, c’est sombre mais magnifique, toute la tension qui s’accumule est ahurissante. Pour la fin de cette scène, c’est extraordinaire de maintenir le débit du discours, ces deux êtres qui ne se comprennent pas, Wotan et Brünnhilde, est la vie-même. Dans Siegfried, Wagner le fait aussi plusieurs fois, ainsi que dans le prologue de Götterdämmerung avec ses flash-backs. Toute La Walkyrie est d'une grande dynamique. Que ce soit le volet le plus populaire du cycle est donc compréhensible. Une leçon très importante d’humanité est la présence des Wälsungs Sieglinde et Siegmund, les seuls véritables représentants du genre humain suscite par leur présence-même des moments de beauté mélodique, instrumentale exceptionnels, et cette humanité qui émane de cette musique brutale, sombre, cruelle, dure, menaçante, se transforme dès qu’il s’agit des jumeaux. Avec Sieglinde et Siegmund, la beauté, l’amour sont omniprésents, il y a toujours un espace pour les sentiments vrais. Brünnhilde est de la même eau, authentique, attachante, sympathique, et à la fin, elle fait flancher Wotan, qui se préoccupe du sort de sa fille en montrant sa faiblesse et son amour. » Ainsi, dès l’orage du prélude, les éclairs transpercent l’espace Bastille avec une force spectaculaire, et l’on ne cesse de goûter le riche et dense nuancier expressif qu’Heras-Casado sollicite d’un bout à l’autre de l’œuvre, que ce soit dans les moments les plus intimes, les élans de tendresse amoureuse, les tensions les plus exacerbées mues par une direction énergique et tendue, au risque parfois d’attaques manquant de précision et de franchise.

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Elza van den Heever (Sieglinde), Stanislas de Berbeyrac (Siegmund)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Ce que conte la fosse par le biais de Heras-Casado forme hiatus avec ce que donne à voir Calixto Bieito. Après avoir plombé Das Rheingold (http://brunoserrou.blogspot.com/2025/02/un-frustrant-rheingold-prelude-au.html), entraînant le chef et l’orchestre dans une quasi léthargie, le metteur en scène castillan renouvelle la frustration du public en allant à l’encontre de ce que donne à entendre la fosse et musèle une distribution pourtant excellente. Placé dans un décor métallique post-apocalypse nucléaire de Rebecca Ringst surplombé d’un mur de niches verticales, avec au premier acte les vestiges d’un arbre et la carcasse d’un bélier ou cervidé constituent les seules traces de la nature d’où est pourtant censé émerger Siegmund pourchassé, l’action de l’acte initial se déploie sous le regard de caméras espionnant des êtres mus par la peur, écrasés par un décor de fin du monde. L’acte central se déroule dans un Walhalla transformé en centrale informatique envahie par des réseaux de câbles ramenés par les Nibelung depuis le Nibelheim et délaissés par le géant Fafner à l’issue de L’Or du Rhin, tandis que Wotan semble plus préoccupé au début du deuxième acte par les vas et viens d’un chien-robot (E-doggy) qu’il manipule pour taquiner ses visiteurs que par ce qui se passe autour de lui, tandis qu’au troisième acte, il déconnecte l’une après l’autre les Walkyries humanoïdes avant de s’occuper du sort de la même Brünnhilde qu’il isole dans une niche au sommet d’une vaste structure métallique d’une friche délabrée post-industrielle qui forme le châssis des décors de l’opéra entier. 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Tamara Wilson (Brünnhilde), Eve-Maud Hubeaux (Fricka) 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

La direction d’acteur est si bien réglée qu’elle souligne les contre-sens, à commencer par le duo des jumeaux dans le premier acte qui se déroule sur un matelas monoplace comme pour ajouter en érotisme tandis que Hunding, sensé dormir, déambule dans ses appartements situés à l’étage, se dévêt puis se rhabille avant de darder de coups de couteau le cadavre d’un bouc pendu à un crochet, tandis que toute idée de printemps est évacuée, ou les premières scènes de l’acte II sont d’un statisme désespérant - et l’on se surprend à rêver du travail prodigieux réalisé par Patrick Chéreau pour Bayreuth en 1976-1980 autour d’un gigantesque pendule -, et fort heureusement animé par la direction d’Heras-Casado particulièrement signifiante et la maîtrise du temps, ainsi que la séduisante palette sonore de l’orchestre, tandis que Wotan qui tue son fils non sans y prendre un malin plaisir tant il insiste à enfoncer l’arme dans le corps. Et l’on se surprend à sourire au troisième lorsque, après une chevauchée des Walkyries foutraque alors que défile sur le mur un diaporama d’images psychédéliques, Brünnhilde apprend à Sieglinde qu’elle est enceinte des œuvres de Siegmund, alors qu’elle porte déjà une légère protubérance peu après la fin de l’acte précédent. Le comportement de Wotan durant ses adieux qu’il fait à sa fille bien-aimée révèle un comportement de prédateur sexuel heureux de se débarrasser d’une fille encombrante, se lançant dans une danse de joie durant ses adieux, après avoir passé un très long moment à aligner des masques à gaz et des monceaux de fils qu’il aura extrait un à un d’un volumineux sac plastique.

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Christopher Maltman (Wotan), Tamara Wilson (Brünnhilde)
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Heureusement, sous l’impulsion du chef et enveloppé par un orchestre somptueux, la distribution sort cette Walkyrie de la confusion. La distribution est en effet d’une grande homogénéité. A commencer par le magnifique couple Sigmund/Sieglinde d’une beauté éclatante de charme et de musicalité. Les timbres de Stanislas de Barbeyrac et d’Elza van den Heever se fondent l’un dans l’autre avec un naturel saisissant. La soprano sud-africaine incarne de son seul chant, long, frais, clair, souple, fluide, juvénile, d’une solidité frappante, la vérité radieuse de Sieglinde. Sa voix au grain singulièrement malléable, son expressivité extrême, l’ampleur maîtrisée de son nuancier sont proprement stupéfiantes, tandis que le ténor est tout simplement époustouflant. Voix pleine et colorée à la palette large et riche, suprêmement chantante, stature noble et juvénile, présence brûlante, le ténor français Stanislas de Barbeyrac campe un Sigmund d’exception. Avec un tel couple, le premier acte saisit musicalement, au point que tout compte fait le temps passe avec une telle rapidité que l’on sort chancelant de cet acte si couru. 

Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Christopher Maltman (Wotan) et les Walkyries. 
Photo : (c) Herwig Prammer / OnP

Tamara Wilson est une Brünnhilde impressionnante, une fois passée la première impression de son comportement que lui inflige Calixto Bieito, chevauchant de façon enfantine un bâton surmonté d’une tête de cheval en tissu. Vocalement puissante, nuancée, étincelante, la soprano états-unienne campe une Walkyrie incandescente aux aigus épanouis, ne forçant jamais sa voix, ample et pleine, au service d’une musicalité solaire. La mezzo-soprano genevoise Eve-Maud Hubeaux brosse une Fricka rigide au chant raide et sans nuances, comme son comportement de déesse moralisatrice, là où l’on espérait une déesse plus crâne et vindicative. Face à elle, le Wotan souverain mais fragile du baryton britannique Christopher Maltman, qui remplaçait dignement Iain Paterson pour camper un dieu d’altière stature, réussissant à toucher en dépit des élucubrations du metteur en scène jusque dans sa vulnérabilité vocale assumée. La basse autrichienne Günther Groissböck, dans le court rôle de Hunding, n’a eu que le temps de montrer son potentiel. La cohorte des Walkyries forme une troupe cohérente réduites scéniquement à de simples silhouettes aux têtes illuminées tels de noirs candélabres électrifiés, constituée des sopranos Louise Foor (Gerhilde), Laura Wilde (Ortlinde) et Jessica Faselt (Helmwige), des mezzo-sopranos Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Waltraute), Ida Aldrian (Siegrune), Marvic Monreal (Grimgerde) et Marie-Luise Dressen (Rossweisse), ainsi que de la contralto Katharina Magiera (Schwertleite).

Bruno Serrou


lundi 10 novembre 2025

Passionnant récital Beethoven d’Ivo Pogorelich pour Piano**** à la Philharmonie de Paris

 Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Dimanche 9 novembre 2025 

Ivo Pogorelich jouant le Nocturne op. 55/2 de Frédéric Chopin
Photo : (c) Capture d'écran Piano****

Passionnant récital monographique d’Ivo Pogorelich, jouant avec partition, à l'instr de la saison dernière, devant une salle Pierre Boulez comble de la Philharmonie de Paris produit par Piano4etoiles consacré dimanche après-midi à Ludwig van Beethoven, avec 3 grandes sonates à titres, « Pathétique », « Tempête », « Appassionata », et deux Bagatelles opp. 33/6 et 126/3. Tout en jouant avec les partitions sur le pupitre du Steinway & Sons, le pianiste croate a exalté des sonorités aux harmoniques pleines, charnues autant que lumineuses, telle la palette d’un peintre du piano auquel il donne l’immense diversité de timbres et de proportions de l’orchestre symphonique. Interprétations profondes, denses, généreuses de souffle et de variétés. La palette expressive est infinie, le chant et exaltant, empli d’humanité. En bis un somptueux Nocturne op. 5/2 de Chopin 

Ivo Pogorelich
Photo : (c) Bruno Serrou

Pour l’ouverture de sa saison 2025-2026, l’organisateur de concerts Piano 4 Etoiles a invité l’une de ses figures les plus fidèles, Ivo Pogorelich, la veille du deuxième concert de l’année, qui réunit celle qui contribua à la réputation du pianiste croate, Martha Argerich (dialoguant cette fois avec Nelson Goerner) (1), un soir du concours Chopin de Varsovie 1980 qui vit son élimination, ce qui suscita la démission de la pianiste argentine du jury. Depuis lors, Pogorelich a beaucoup changé, passant d’un être excentrique aux visions très personnelles, radicalisant sa conception des œuvres, au risque de passer pour iconoclaste. Mais s’il s’est assagi, c’est pour approfondir davantage encore sa conception des œuvres qu’il programme, leur donnant une intensité saisissante tandis que son jeu est simple, souple, direct, sans fioriture, coulant avec un infini naturel tout en pénétrant dans le piano pour lui donner le volume de couleurs et de sonorités de l’orchestre entier.

Ivo Pogorelich
Photo : (c) Bruno Serrou

A l’instar de sa première apparition à la Philharmonie dans le cadre de Piano Quatre Etoiles voilà tout juste un an (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/entre-ciel-et-terre-ivo-pogorelich.html), c’est de nouveau un récital entre ciel et terre qu’Ivo Pogorelich a donné à entendre dimanche. Une main gauche solide et légère à la fois, marquant à la perfection l’assise rythmique et harmonique, une main droite fruitée et onirique, jouant sur le ton de la confidence, alternant onirisme, lyrisme et tragédie avec un sens extraordinaire du discours, sur le ton de la confidence d’une intense humanité qui suscite une attention de chaque instant de la part du public. Cette fois, il avait opté pour un récital monographique consacré à Ludwig van Beethoven, dont il a choisi trois des plus célèbres sonates à titre, PathétiqueLa Tempête et Appassionata, ponctuées de deux pages moins populaires du maître de Bonn extraites de deux de ses trois cahiers de Bagatelles, offrant ainsi un parcours à travers un quart de siècle de la création pianistique beethovenienne, commençant en 1798 et terminant en 1824. Les affinités du musicien croate avec la musique du compositeur allemand sont évidentes, et ce n’est pas en vain qu’il creuse les arcanes de cette somme qu’il considère à juste titre avoir ouvert l’école moderne du piano que développera quelques années plus tard un Franz Liszt. D’entrée, la Sonate n° 8 en ut mineur op. 13 « Pathétique » de 1798-1799, la première des sonates à titre de Beethoven, Pogorelich pénètre dans un univers herculéen d’une énergie impressionnante, puissamment chantant mais toujours pourvu d’un nuancier infini, tant il ménage aussi des moments d’une densité évocatrice, illustrant avec une vérité absolue les mots du compositeur musicologue écossais Donald Tovey (1875-1940) écrits en 1931 cités par Michel Le Naour dans le programme de salle, « Rien de si puissant, ni de si tragiquement passionné n’avait été imaginé dans la musique pour piano ». Avec le deuxième volet du triptyque de Sonates pour piano op. 31 tandis que la surdité l’atteint douloureusement et contre laquelle il se bat héroïquement qui ouvre à la modernité beethovénienne par son audace et la liberté de forme et d’expression, la fameuse n° 17 en ré mineur op. 31/2 de 1802, Ivo Pogorelich offre une « Tempête » d’une intériorité bouleversante et d’une diversité vertigineuse qu’électrise le geste dramatique d’une singulière humanité tant le bouillonnement et les méandres méditatifs sont plus méditatifs que physiques. La seconde partie du récital a réuni deux des vingt-quatre Bagatelles de Beethoven. D’abord la sixième, Allegretto quasi andante en  ré majeur, du premier cahier op. 33 de 1802 à laquelle le pianiste croate donne toute sa portée poétique avec son nuancier d’une ampleur ahurissante, puis la troisième des six Bagatelles op. 126Andante en mi bémol majeur de 1824, qui, sous les doigts de Pogorelich, relève littéralement du rêve éveillé, tant le chant du piano résonne comme une voix humaine. C’est avec l’héroïque et sombre Sonate n° 23 en fa mineur op. 57 « Appassionata » de 1804/1805 que Pogorelich a conclu son récital, donnant ainsi un tour théâtral à la soirée, exacerbant un déchaînement de passions, jouant avec un naturel stupéfiant, le geste économe tout en sortant du clavier des sonorités d’une densité et une variété de timbres et de nuances, de la tendre introspection à l’explosion soudaine de violence, de tourments et de fureur, tandis qu’il illumine chaque variation du mouvement central à laquelle il donne ses justes couleurs et intentions, se jouant d’un bout à l’autre avec une aisance stupéfiante de toutes les difficultés techniques, ce qui lui permet de donner au Presto final un tournoiement qui ne cesse de s’emballer tout en étant incroyablement maîtrisé.

Ivo Pogorelich
Photo : (c) Bruno Serrou

Au terme de ce récital magistral, Ivo Pogorelich a renoncé à Beethoven pour conclure avec un bis tiré de son répertoire favori, Frédéric Chopin, avec le Nocturne en mi bémol majeur op. 55/2 de 1844, lento sostenuto auquel le pianiste croate a donné le tour d’une mélodie infinie d’une profonde et introspective nostalgie mue par le sentiment de vouloir se retirer du monde.

Bruno Serrou

1) Ivo Pogorelich et Martha Argerich sont programmés dans le même concert par Piano 4 Etoiles le 3 mai 2026 à la Philharmonie de Paris avec le Quatuor à cordes de la Staatskapelle de Berlin dans les deux Concertos pour piano de Frédéric Chopin

 

samedi 8 novembre 2025

La Damnation de Faust d’Hector Berlioz célèbre au Théâtre des Champs-Elysées la Marguerite de Victoria Karkacheva

Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 6 novembre 2025 

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust. Victoria Karkacheva (Marguerite), Benjamin Bernheim (Faust)
Photo : (c) Vincent Pontet

Jeudi soir au Théâtre des Champs-Elysées, la deuxième représentation d’une nouvelle production - la première pour le nouveau directeur du TCE, Baptiste Charroing -, de La Damnation de Faust d’Hector Berlioz, n’a pas servi au mieux cette grande partition, d’abord à cause de l’orchestre Les Siècles, aux attaques et aux intonations peu sûres et au chef Jakob Lehmann, dont la vision est sans élans, ni onirique ni romantique. La distribution pèche par une élocution française peu compréhensible, un Méphistophélès monochrome et brut de fonderie de Christian Van Horn, le Faust de Benjamin Bernheim, qui faisait ses débuts dans le rôle, pas toujours ferme dans le registre aigu, et la Marguerite heureusement nuancée de Victoria Karkacheva mais à la voix manquant d’assurance dans les registres extrêmes. Reste la mise en scène de Silvia Costa, sans relief et mettant trop systématiquement Faust et Marguerite à l’horizontale. Seule originalité, un orchestre dans la fosse en première partie qui se retrouve sur le plateau en seconde partie sur un praticable derrière l’action, Faust s’exprimant alors parfois seul depuis la fosse… 

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust. Benjamin Bernheim (Faust)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ouvrage tenant non pas de l’opéra mais de la musique à programme avec voix obligées, La Damnation de Faust n’a pas été envisagée par Hector Berlioz pour la scène. Créée en concert le 6 décembre 1846 à l’Opéra-Comique, la partition s’avère de ce fait délicate à représenter. D’autant que, dans la mouture initiale, les Huit Scènes de Faust d’après le Faust de Goethe traduit par Gérard de Nerval, il s’agit d’une suite de tableaux qui n’ont pas de lien entre eux. Cette œuvre tient de ce fait davantage de l’oratorio profane dramatique plutôt que du théâtre lyrique. Hector Berlioz ne l’a d’ailleurs jamais dirigée ni vue représentée sous quelque forme opératique que ce soit, et il a fallu attendre près d’un quart de siècle après sa mort pour que l’œuvre soit montée par un théâtre, l’Opéra de Monte-Carlo en 1893.

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust
Benjamin Bernheim (Faust). Photo : (c) Vincent Pontet

Cette particularité octroie une totale liberté au metteur en scène qui s’y attache. En effet, ce denier peut ainsi donner libre cours à son imaginaire. Cela d’autant plus aisément qu’il est décemment impossible de se référer à quelque tradition que ce soit ou d’évoquer un quelconque respect de la volonté du compositeur. En tout cas, chacun peut y voir midi à sa porte, et évoquer à partir de cette œuvre sa propre vision de l’enfer. Ce qui n’est pas le franchement cas de ce que donne à voir la nouvelle production du Théâtre des Champs-Elysées en association avec le Palazzetto Bru Zane de Venise. C’est un savant docteur plus jeune qu’il le croit dès l’abord qui affronte le diable dans un posture le plus souvent couchée que debout que donne à voir Silvia Costa, qui place d’entrée un lit au beau milieu du plateau et qui y restera jusqu’à l’extinction des feux à la fin de la représentation, tandis que Marguerite apparaît, disparaît puis réapparait par l’entremise d’une trappe conduisant sous les combles. D’entrée, tandis que l’aube point sur les plaines de Hongrie, Faust apparaît en tenue de nuit, son lit encombré de peluches, avant d’enfiler des vêtements sortis d’un tas informe, grignote un fond d’assiette dans un coin de la cuisine de son studio, écoute la Danse des paysans sous un casque tout en noircissant un parchemin alors qu’émerge d’un poste de radio des grésillements qui parasitent l’exécution de la Marche hongroise

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust
Benjamin Bernheim (Faust), Christian Van Horn (Méphistophélès)
Photo : (c) Vincent Pontet

Un Faust adolescent que Méphistophélès n’a même pas besoin de revigorer en lui donnant la jeunesse qu’il lui promet s’il signe le pacte qu’il lui soumet. Pendant que résonnent les chants des Fêtes pascales dans le lointain, Faust déroule un diaporama de vieilles photos de famille, la scène de l’auberge où l’emmène Méphistophélès est emplie d’enfants qui miment des buveurs qui chantent hors champ, et jouent avec des souris en cage durant la Chanson du rat, animal qu’ils maltraitent ensuite pendant l’exécution de la fugue. La seconde partie, beaucoup plus courte, se déroule dans un tribunal, les musiciens de l’orchestre sur une tribune, les choristes au pied de celle-ci, tout le monde en tenue de magistrats et d’avocats, tandis que le lit reste immuablement planté au centre de la scène. La Course à l’abîme n’est évoquée que par des sauts de puce des deux protagonistes mâles centraux, Faust s’agitant seul dans la fosse désertée par l’orchestre, avant l’apothéose finale où Méphistophélès apparaît tenant un enfant par la main avant de s’endormir bercé par Marguerite… 

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust
Victoria Karkacheva (Marguerite), Christian Van Horn (Méphistophélès), Benjamin Bernheim (Faust)
Photo : (c) Vincent Pontet

La pauvreté des décors desservis en outre par des lumières grises, la tristesse des costumes, l’inertie des chanteurs, solistes et choristes réunis dans un même manque de caractérisation, délaissés par une direction d’acteur utopique laissant chacun des protagonistes dans le désarroi, ne sont pas même compensés par la musicalité d’ensemble. 

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust
Victoria Karkacheva (Marguerite), Benjamin Bernheim (Faust)
Photo : (c) Vincent Pontet

Pour sa prise de rôle, l’excellent ténor franco-suisse Benjamin Bernheim, qui a la vocalité, la puissance et l’héroïsme du rôle, semble comme contraint par les carences de la direction d’acteur de la metteuse en scène d’origine italienne pour exprimer pleinement la nature du personnage et le sens du texte, pas toujours compréhensible, tandis que face à lui la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva campe une Marguerite solaire, confiante, aimante mais que Silvia Costa se plaît à placer dans des situations déstabilisantes, la faisant sortir d’une trappe en rampant, la dissimulant sous une longue couverture noire avant de la faire déambuler sur le plateau telle un spectre désarticulé. 

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust.
Victoria Karkacheva (Marguerite), Choeur de Radio France
Les Siècles, Jakob Lehmann (direction)
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans le court rôle de Brander, le baryton bordelais Thomas Dolié, malgré un timbre chaleureux, propose une Chanson du rat peu compréhensible. La déception vient surtout de la basse new-yorkaise Christian Van Horn, voix trop grande et trop rustique qui ne s’adonne pas à la subtilité, ne parvenant pas à pas exprimer la diversité des intentions de cette figure infernale, ce qui ne lui permet pas de rendre justice aux artifices dont use et abuse Méphistophélès, brossant un diable monolithique, ni grinçant, ni ironique, ni tentateur, ni grivois. 

Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust.
Victoria Karkacheva (Marguerite), Maîtrise et Choeur de Radio France, Jakob Lehmann, Les Siècles
Photo : (c) Vincent Pontet

A l’instar du Chœur de Radio France, qui, préparé par Lionel Sow et Joël Soichez, chante continuellement sur le même ton, quels que soient situations et rôles que lui réserve Berlioz, qu’ils soient soldats, ivrognes, anges ou démons, heureusement avivés par la Maîtrise de Radio France préparée par Sofi Jeannin et Marie-Noëlle Maerten, plus sontanée. Côté orchestre, l’évidence depuis plusieurs mois, est que Les Siècles manque indéniablement de la présence de son fondateur, François-Xavier Roth, du moins à chacune de ses prestations auxquelles j’ai pu assister. Ce n’est en tout cas pas Jakob Lehmann qui aura brillé à sa tête, dirigeant l’ensemble de La Damnation de Faust de façon plane, gommant saillie, variété rythmique, tensions, élan, flamme (pas même infernale), éclats, nivelant couleurs, tensions, reliefs, tandis que les attaques instrumentales manquent généralement de franchise et de précision.

Bruno Serrou

jeudi 30 octobre 2025

CD : Brillantes « Visions de l’Amen » d’Olivier Messiaen par Michel Béroff et Marie-Josèphe Jude

Deux éminents spécialistes de l’œuvre pour piano d’Olivier Messiaen, Michel Béroff, qui fit la connaissance du compositeur en 1961 avant d’en devenir l’élève, et Marie-Josèphe Jude formant dans la vie un couple à l’instar des créateurs, Olivier Messiaen et sa seconde épouse, Yvonne Loriod, publient chez un nouvel éditeur (1), émanation d’une salle de concerts à la programmation aussi inventive que téméraire et ouverte à toutes les époques et écoles, la Scala de Paris l’un des recueils les plus représentatifs du répertoire pour deux pianos du XXe siècle, Visions de l’Amen.

Composées à Paris pendant l’Occupation allemande en 1943 en réponse à une commande de la cinéaste Denise Tual (1906-2000) pour les Concerts de la Pléiade dans le cadre desquels elles ont été créées le 10 mai 1943, Visions de l’Amen, première œuvre du compositeur à exploiter le concept de thème cyclique qui évoque ici la Création, « très lent, mystérieux et solennel », sont une véritable profession de foi  en temps de guerre. Il s’agit d’une grande fresque en sept volets (chiffre symbolique de la Création en six jours suivis du repos divin, donc de la perfection céleste dans les religions monothéistes) dont le compositeur puise l’idée dans ses grands cycles d’orgue de l’avant-guerre, précède d’un an un autre grand cycle pour piano, solo cette fois, Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, contient quantité d’exemples de l’organisation rythmique propre à Messiaen (pédales rythmiques simples et doubles, rythmes non-rétrogradables, hindous, etc.), stylisation du langage des oiseaux, accords résonnant avec usage particulier des pédales, ainsi que ses sept modes de transposition limitée - ici surtout le mode 2 également dominant dans les Vingt Regards - qu’il cristallisera moins d’un an plus tard avec la parution de son ouvrage théorique, Technique de mon langage musical, et qu’il développera jusqu’à la fin de sa vie. Messiaen a nettement différencié la mission de chaque piano, précisant avoir confié au premier « les difficultés rythmiques, les grappes d’accords, tout ce qui est vélocité, charme et qualité du son », et au second « la mélodie principale, les éléments thématiques, tout ce qui réclame émotion et puissance » (2). Comme toujours chez Messiaen, la foi catholique s’épanouit en une « vision cosmique » dans laquelle étoiles et oiseaux ont une part centrale au sein de méditations religieuses, comme le précise la partition qui cite l’écrivain critique littéraire Ernest Hello (1828-1885) : « Amen, parole de la Genèse, qui est l’Apocalypse de l’ouverture. Amen, parole de l’Apocalypse, qui est la genèse de la consommation »

Quoi que formant un couple dans la vie depuis plus de vingt ans, les deux interprètes réunis dans ce disques, Michel Béroff et Marie-Josèphe Jude, affirment des tempéraments fort distincts, sinon opposés mais toujours complémentaires, ce qui suscite une interprétation riche par sa dense variété de couleurs, de rythmes et d’intentions, car, plutôt que de se confronter, ils se complètent admirablement, leur jeu et l’ample diversité des timbres se superposant magnifient la complémentarité des registres mis en résonance par le compositeur. Dès l’exposition du thème de la Création dans l’Amen initial, Marie-Josèphe Jude fait émerger avec ductilité l’auditeur d’un univers sombre magnifiquement humain, tandis que Michel Béroff vivifie peu à peu la lumière polaire des aigus cristallins du clavier, jusqu’à jubiler dans le tourbillon farouche des étoiles et de la « planète à l’anneau ». L’Amen du Désir bruit dans une douceur pure, conduisant au chant somptueux des Anges, des Saints et des oiseaux avant le déchaînement de l’Amen du Jugement qui prélude à l’extase débridée de la grande page finale, la plus développée du cycle, l’Amen de la Consommation où l’énergie charnelle de Marie-Josèphe Jude est enluminée par les carillons multicolores et aériens qui s'épanouissent sous les doigts de Michel Béroff.

Bruno Serrou

1 CD Scala Music SMU021. Durée : 46 mn  41 sec. Enr. : juillet 2024. DDD

1) La Scala, qui n’a rien à voir sinon le « clin d’œil » volontaire avec le Teatro alla Scala de Milan, est présente dans deux villes françaises, Paris, 13, boulevard de Strasbourg 75010 Paris, et Avignon sous le nom de La Scala Provence, 3 rue Pourquery de Boisserin 84000 Avignon

2) A noter qu’à la création du recueil, le compositeur, qui tenait le second piano, avait confié le premier clavier à son élève Yvonne Loriod, qu’il allait épouser en 1961

lundi 27 octobre 2025

Berio 100. L’Ensemble Intercontemporain a célébré le jour des 100 ans de Luciano Berio avec les « Folk Songs » et quatre œuvres d’autant de jeunes compositrices

Paris. Philharmùonie de Paris, Festival d'Automne à Paris. Cité de la Musique. Salle des concerts. Vendredi 24 octobre 2025 

Ensemble Intercontemporain, Vembayi Kaziboni (direction)
Photo : (c) : Anne-Elise Grosbois

Pour célébrer le centenaire Luciano Berio le jour-même de sa naissance, la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique et le Festival d’Automne à Paris vendredi 24 octobre ont fait appel à l’Ensemble intercontemporain dirigé de main de maître par Vimbayi Kaziboni, dans les séduisants mais pas vraiment représentatifs Folk Songs, joués superbement par les sept instrumentistes de l’EIC mais plus récités que chantés par la soprano Sarah Aristidou fort courue ces temps-ci par « la contemporaine » qui concluait un concert dominé par les compositrices utilisant à fond l’outil informatique, Eva Reiter, flûtiste à bec et gambiste de formation auteur de Irrlicht, avec usage par les musiciens du langage parlé, de tuyaux, tubes, suivi de deux créations, la première française de Sara Glojnarić, Pure Bliss au matériau multiple et puissant, et deux créations mondiales, la première de Cauldron of Mania, pièce coup de poing de Ni Zheng, la seconde S.M.B (South Memphis, Bitch) de Zara Ali. Quatre pièces où l’influence des « muzak » mode est prononcée, pour rappeler assurément combien Berio était reconnu par les pop’ stars. Concert long, doublant le temps indiqué dans le programme de salle, à cause de changements de plateau interminables meublés par Clara Iannotta, programmatrice de la musique du Festival d’Automne interviewant en anglais les trois compositrices présentes 

Sarah Aristidou (soprano), Ensemble Intercontemporain, Vembayi Kaziboni (direction)
Photo : (c) : Anne-Elise Grosbois

Proposer un concert-hommage à Luciano Berio le soir-même de son centième anniversaire était en soi une brillante initiative. Le confier à l’Ensemble Intercontemporain aussi, la formation ayant entretenu avec le maître italien d’excellentes relations dès sa fondation en 1976 par Pierre Boulez, qui l’avait précédemment appelé à ses côtés au moment de la création de l’IRCAM (1974-1980) où il a supervisé l’élaboration de la fameuse 4X inventée par son ami Giuseppe di Giugno, et sous la proposition conjointe de la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique et le Festival d’Automne à Paris, dont il a été régulièrement l’hôte (1). Mais, parmi la centaine d’œuvres laissées par Berio, n’y avait-il pas plus représentatif que le cycle de onze Folk Songs composé en 1964 pour sa femme de l’époque, la cantatrice Cathy Berberian ? Certes, Berio avait un faible pour la chanson populaire, mais il était possible en ce cas de choisir parmi d’autres pièces, comme Coro. Sous la direction experte de Vimbayi Kaziboni, les sept musiciens de l’Ensemble Intercontemporain ont donné de cette « anthologie de documents populaires » (Berio) en provenance d’Amérique du Nord, d’Arménie (d’où Cathy Berberian était originaire), d’Auvergne, d’Azerbaïdjan et d’Italie une interprétation précise et expressive de leurs sonorités solaires, chantant davantage que la soprano franco-chypriote Sarah Aristidou, à qui il souvent fait appel ces derniers temps pour se produire dans les concerts de musique des XXe et XXIe siècles, mais qui aura plus récité que chanté ces pages qui appellent et contiennent pourtant quantité de mélodies.

Ensemble Intercontemporain, Vembayi Kaziboni (direction)
Photo : (c) : Anne-Elise Grosbois

Pour rappeler combien Berio s’intéressait aux jeunes générations, se plaisant à enseigner partout dans le monde, attirant les compositeurs de tous genres, de la musique la plus inventive à la pop’ music en passant par l’électroacoustique et l’électronique. Le Festival d’Automne, dont la section musique a toujours été dirigée par une femme, Joséphine Markovits jusqu’à son décès en avril 2024, la compositrice Clara Iannotta depuis lors. Quatre partitions de ces jeunes femmes ont précédé les Folk Songs de Berio qui clôturaient la soirée. A commencer par Irrlicht (Feu follet) de la compositrice, flûtiste à bec, gambiste belge née à vienne en 1976 Eva Reiter interprète autant musique ancienne et contemporaine, notamment en tant que membre des ensembles Klangforum Wien et Ictus dont elle est conseillère artistique, et professeur de composition à la Musik und Kunst Privatuniversität de Vienne et le travail d’ensemble au Mozarteum de Salzbourg, et, depuis cette année, associée au cursus de l’IRCAM. Sa pièce Irrlicht d’une dizaine de minutes pour neuf instrumentistes (flûte, trompette, trombone, accordéon, percussion, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et électronique a été créée à Graz (Autriche) dans le cadre du festival Musikprotokoll le 6 octobre 2012 par Klangforum dirigé par Clement Power. L’élément moteur de la partition est une étude sur la différenciation des sons, modifiés soit à leur apparition (attaques, transitions, consonances), soit au moment de leur extinction (coupures, extinctions plus ou moins rapides), ainsi que d’un phrasé inspiré par les sonorités et les mélodies de la voix humaine, le tout obtenu par des alliages de sonorités et plus ou moins insolites obtenues par divers techniques de jeu et de captations du son, tandis que de façon de plus en plus claire les instrumentistes jouent de leurs voix parlée exprimant des phonèmes avant de remplacer leurs instruments par tubes et tuyaux, de triturer les sons de leurs instruments, les modes de jeux, les bruits de clefs, de bouche et leurs capacités percussives, mais l’usage et la démonstration trop instants finissent pas lasser l’auditeur


 
Ensemble Intercontemporain, Vembayi Kaziboni (direction)
Photo : (c) : Anne-Elise Grosbois

La compositrice serbe Sara Glojnarić (née à Zagreb en 1991) vivant à Leipzig s’inspire plus ouvertement de la pop’ music, menant une réflexion sur les particularismes esthétiques de cette dernière, ses implications sociopolitiques. Récipiendaire de plusieurs prix, dont l’Ernst von Siemens Förderpreiss 2023, professeur de composition dans plusieurs universités européennes, elle était représentée vendredi par Pure Bliss (Pur Bonheur) pour ensemble de seize instruments (flûte, hautbois, clarinette, basson, saxophone alto, cor, trompette, trombone, deux percussionnistes, piano, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) et électronique composé en 2022 et donné par l’Ensemble Intercontemporain en première audition française. Créée au Konzerthaus de Vienne dans le cadre du Festival Wien Modern le 17 novembre 2022 par l’ensemble Klangforum Wien dirigé par Tim Anderson, cette page de moins d’un quart d’heure au matériau protéïforme, brut et surpuissant, est polymorphe, puisant inspiration et style dans des courants esthétiques épars qui engendrent intensité et éclat trop violents. Car, à l’instar des musiques mercantiles, celle que crée Sara Glojnarić ne donne pas dans la dentelle, au point de se faire aussi assourdissante et linéaire que le genre dont elle s’inspire (l'ambitus de la dynamique se réduit à un écart variant de ff à ffff), tandis que le finale de la pièce est laissé à la discrétion du chef, Vimbayi Kaziboni ayant conclu vendredi sur Feelings (1976) de Nina Simone (1933-2003).

Ensemble Intercontemporain, Vembayi Kaziboni (direction)
Photo : (c) : Anne-Elise Grosbois

Née à Pékin et vivant à San Diego en Californie, la compositrice chinoise Ni Zheng (née en 1997) a donné en création mondiale Cauldron of Mania (Chaudron de la manie) pour ensemble amplifié de dix instruments (flûte, clarinette, clarinette contrebasse, trombone, deux percussionnistes, alto, deux violoncelles, contrebasse) et électronique, l’œuvre la plus significative des quatre créations de la soirée. Commande de l’Ensemble Intercontemporain à cette spécialiste de la musique électroacoustique, cette œuvre sombre d’une douzaine de minutes est à la fois sensuelle, douloureuse, et plus encore lugubre faisant entendre coups, gémissements, cri qui se déploie durant toute l’exécution de la pièce, « pleurant la mort et l’impossibilité de pleurer », les instruments exprimant des gémissements doux et persistants de mutilé, de supplicié, des images qui hantent la compositrice, tandis que la musique, tendue, déchirée, d’une tension continue trahit l’angoisse, la rage, le chagrin, la honte chevillées au corps et assombrissant l’âme, les textures sonores disloquées, la pulsation insistante de l’incantation et de la répétition engendrent à l’écoute une douloureuse et violente impression d’effondrement, de vertige, de dissolution, l’auditeur étant transporté dans l’indicible désolation.

Ensemble Intercontemporain, Vembayi Kaziboni (direction)
Photo : (c) : Anne-Elise Grosbois

Seconde création mondiale, commande de l’Ensemble Intercontemporain, S. M. B (South Memphis, Bitch) (Memphis Sud, Salope) pour ensemble de dix instruments (deux flûtes, deux bassons, deux cors, percussion, clavier MIDI, alto, violoncelle) et électronique de Zara Ali (née en 1995), qui dépeint la sinistre menace qui pèse actuellement sur sa ville natale, Memphis Tennessee, qui vit la naissance du blues, du gospel, du rock ‘n’roll, du rockabilly, de la soul, de la country et ou Elvis Presley vécut et mourut, désormais menacée par les velléités d’Elon Musk qui, par le biais de l’érection d’une usine de calcul intensif, sont sur le point d’asphyxier les habitants de sud de la ville en les faisant respirer des milliers de tonnes d’oxyde d’azote, de formaldéhyde et de particules fines. Elève de Georg Friedrich Haas à la Musikhochschule de Detmold, installée en Allemagne, lauréate des PrIx Felix Mendelssohn-Bartholdy (2022) et Gaudeamus (2023), compositrice en résidence de l’Internationale Ensemble Modern Akademie (2022-2023) et du Theater Beilefeld (2024-2026), Zara Ali, usant du système de collages cher à Berio, allie dans cette œuvre à l’instar de toute sa création, une continuité entre arts populaires et savants, mimant ici l’esthétique et l’esprit du Memphis horror rap en hommage au groupe de hip hop de Memphis Three 6 Mafia à l’origine du genre. Des voix se mêlent au discours, échos des confrontations entre les petites communautés et une entité abstraite en train d’émerger à Memphis.

Bruno Serrou

1) A titre personnel, le premier contact direct que j’ai eu avec lui, c’était au Châtelet, alors que j’en étais dramaturge le 10 octobre 1984 durant une soirée du Festival d’Automne à Paris dans ce théâtre, où étaient donnés sous forme de diptyque ses Passaggio et A-Ronne sur des livrets d’Edoardo Sanguineti, avec l’Ensemble Musique Vivante dirigé par son directeur-fondateur Diego Masson, mis en scène par Claude Régy avec en soliste la soprano June Card