Compositeur
parmi les plus représentatifs et influents de la musique française du tournant
des dix-neuvième et vingtième siècles, autant par le cachet de son écriture qui
lui permet d’être immédiatement identifiable, que par ses coloris et ses
atmosphères, son style clair, raffiné et épuré, que par son enseignement, Gabriel
Fauré est de ces musiciens auxquels l’année 1924 se sera avérée fatale, aux
côtés de ses confrères Théodore Dubois, Ferruccio Busoni et Giacomo Puccini. Célébré
de son vivant, malgré sa surdité survenue au début des années 1900, il aura été
l’un des artistes les plus en vue de sa génération, invité par les institutions
et les sociétés culturelles françaises et internationales les plus huppées de
son temps et au point d’avoir droit à des funérailles nationales, événement
unique pour un compositeur français.
La cantatrice Claire Croiza (1882-1946), qui
créera son cycle de huit mélodies Le
Jardin clos op. 106 de 1914, a décrit ainsi la rigueur légendaire de l’interprète
Gabriel Fauré, même atteint de surdité : « Fauré était un vivant métronome.
C’était d’autant plus frappant à la fin de sa vie, quand il était devenu sourd.
Avant, il était galant homme, il aimait les jolies femmes, il faisait quelques
concessions. Mais à la fin de sa vie, quand il n’entendait plus, il allait son
chemin, impeccablement, sans se douter que la chanteuse avait quelques fois deux
ou trois mesures d’écart avec lui, parce qu’elle ralentissait tandis que lui restait
fidèle au mouvement. »
Pour le centenaire de sa mort, le label Erato-Warner
Classics a réuni en un inestimable coffret de vingt-six CD la totalité de ses œuvres
enregistrées par ses labels mondiaux, VSM, Columbia, EMI, Virgin, Erato, interprétée
par les musiciens internationaux les plus réputés dans le répertoire français, particulièrement
les spécialistes de l’univers fauréen les plus éminents d’une création couvrant tous les répertoires, du solo instrumental
à l’opéra, en passant par la musique de chambre, la mélodie et la musique d’orchestre,
avec les pianistes Pierre Barbizet, Jean-Philippe Collard, Eric Heidsieck, Jean
Hubeau, Geneviève Joy, Jean-Claude Pennetier, Bruno Rigutto, la harpiste Marielle
Nordmann, les violonistes Christian Ferras, Augustin Dumay, les violoncellistes
Frédéric Lodéon, Paul Tortelier, le flûtiste Jean-Pierre Rampal, les sopranos Colette
Alliot-Lugaz, Elly Ameling, Christine Barbeaux, Michèle Command, Régine
Crespin, Natalie Dessay, Sabine Devieilhe, Véronique Gens, Victoria de Los
Angeles, Janine Micheau, Berthe Monmart, Jessye Norman, les mezzo-sopranos Janet
Baker, Frederica von Stade, Jocelyne Taillon, les ténors Ian Bostridge, Jean
Dupouy, Nicolaï Gedda, Alain Vanzo, les barytons Thomas Allen, Dietrich Fischer-Dieskau, Philippe Huttenlocher, Philippe Le Roux, Camille Maurane, Gérard
Souzay, la basse José van Dam, le Quatuor Parrenin, les chefs John Alldis, Daniel
Barenboïm, Thomas Beecham, Michel Corboz, Charles Dutoit, Louis de Froment,
Paavo Järvi, Michel Plasson, Bernard Têtu, les Orchestres Bournemouth
Sinfionetta, de Paris, du Capitole de Toulouse, National de la RTF, Philharmonique
de Monte-Carlo, Symphoniques de Bâle et de Berne, Musique Oblique, et incluant
quatre CD consacrés à des enregistrements historiques réalisés entre 1913 et
1957 par le compositeur lui-même ainsi que par des artistes qui lui étaient
proches, comme Claire Croiza évoquée plus haut, Pierre Bernac, Charles Panzéra,
Maggie Teyte, Georges Thill, Ninon Vallin, Jacques Thibaud, Maurice Maréchal,
Pierre Fournier, André Navarra, Annie d’Arco, Alfred Cortot, Marguerite Long, Gerald
Moore, Francis Poulenc, Maurice Duruflé, le Trio Pasquier, le Quatuor Krettly,
Nadia Boulanger, Piero Coppola…
Né à Pamiers dans les Pyrénées ariégeoises le
12 mai 1845, mort à Paris le 4 novembre 1924, pianiste, organiste, compositeur,
pédagogue, directeur d’institution, Gabriel Fauré a été l’élève de Camille
Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre à l’Ecole Niedermeyer de Paris. Il a commencé
sa carrière en 1865 comme organiste de l’église Saint-Sauveur de Rennes, avant
de tenir pendant trois ans, après la Commune de Paris, l’orgue de chœur de l’église
Saint-Sulpice à Paris, et de remplacer Saint-Saëns comme maître de chapelle de
l’église de la Madeleine dont il sera également titulaire des grandes orgues, d’abord
aux côtés de Théodore Dubois en 1877, puis seul à partir de 1896. Cette même
année 1896, il succède à Jules Massenet comme professeur de composition au
Conservatoire de Paris, où il aura comme élèves Louis Auber, Nadia Boulanger, Georges
Enescu, Charles Koechlin, Maurice Ravel, Jean Roger-Ducasse, Florent Schmitt,
Emile Vuillermoz entre autres, avant de succéder à Théodore Dubois en 1905 comme
directeur, réformant l’enseignement et l’organisation de l’institution de fond
en comble. De 1903, année où la surdité l’atteint, à 1921, il est critique
musical du quotidien Le Figaro, bien
qu’il n’entende que les registres graves… En 1909, il est élu à l’Institut de
France grâce au soutien de la comtesse Greffulhe, qui prit fait et cause pour
le colonel Dreuyfus, dont il a fait la connaissance treize ans plus tôt et qui
l’associe à la création de la Société des grandes auditions musicales en 1890,
fait jouer ses œuvres et l’invite régulièrement en villégiature à Dieppe et l’initie
à la musique de Richard Wagner, ce qui le conduira à lui dédier sa Pavane, « véritable portrait
musical » de « Madame ma Fée ». En 1892, il devient inspecteur
des conservatoires de musique en province, et se lie avec la future épouse de
Claude Debussy, Emma Bardac pour la fille de qui il compose la suite pour piano
à quatre mains Dolly op. 56 avant de
dédier à sa mère le cycle La Bonne
Chanson op. 61 sur neuf poèmes de Paul Verlaine. En 1920, à 75 ans, il
prend sa retraite du Conservatoire, mais continue à soutenir les jeunes
compositeurs, s’intéressant plus particulièrement aux membres du Groupe des Six
(Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc,
Germaine Taileferre). Sa mort des suites d’une pneumonie suscite des
funérailles nationales en son église de la Madeleine, tandis que son corbillard
l’emmène à travers les rues de Paris jusqu’au cimetière de Passy où il est
inhumé.
Comme le rappelle ce coffret quasi exhaustif,
Gabriel Fauré est loin d’être l’auteur du seul Requiem, arbre qui cache une forêt foisonnante tant elle est célèbre, programmée par toutes les associations de
concerts possibles et imaginables, amateurs et professionnelles confondues. Musique
vocale, musique de chambre, musique d’orchestre, œuvres lyriques sont emplies
de pages capitales, bien au-delà des partitions emblématiques que sont aussi la
Pavane pour orchestre et chœur ad libitum, la Sicilienne op.78 pour orchestre et pour violoncelle et piano, la Berceuse op. 16 pour violon et piano ou la
mélodie Après un rêve. Dans le
présent coffret, les œuvres sont classées et réunies par genres, avec quatre CD
de pièces pour piano regroupant la Sonate,
deux Mazurkas, les Romances sans paroles, Pièces brèves, Impromptus, la Ballade op. 19,
les treize Nocturnes, treize Barcarolles, le Thème et Variations en ut dièse mineur, les quatre Valses-caprices et les neuf Préludes op. 103, cinq CD de musique de chambre
avec les deux Sonates pour violon et
piano et l’Andante en si bémol majeur,
deux Sonates pour violoncelle et piano ainsi
que Papillon en la majeur et la Romance en la majeur, le Quatuor à cordes, deux Quatuors avec piano, deux Quintette avec piano, le Trio pour piano, violon et violoncelle et
autres pages pour diverses formations (deux violoncelles, flûte et piano,
violon et piano, violoncelle et piano, flûte et harpe, harpe, piano à quatre
mains dont la fantaisie Souvenir de
Bayreuth et Dolly), deux volumes
de partitions pour orchestre, cinq concertantes (Berceuse pour violon et orchestre, Ballade pour piano et orchestre, Elégie pour violoncelle et orchestre, Fantaisies pour flûte et orchestre et pour piano et orchestre), et cinq pour orchestre (Shylock, Dolly, la musique de scène Pelléas
et Mélisande, Masques et Bergamasques
et Chant funèbre pour fanfare
militaire), quatre disques consacrés aux cent vingt deux mélodies pour voix
et piano constituant trente-huit numéros d’opus dont deux versions de La Bonne Chanson (pour baryton et piano
et pour ténor, piano et quintette à cordes), L’Horizon chimérique, Le
Jardin clos, La Chanson d’Eve, Poème d’un jour et Hymne à Apollon, trois volumes de musique religieuse et chorale sacrée
et profane avec trois versions du Cantique
de Jean Racine, deux versions du Requiem
et de la Pavane, la Messe basse, Messe de l’Association des pêcheurs de Villerville, six Motets, Sancta Mater, deux Ave Maria,
deux Tantum ergo et diverses pièces
sacrées, ainsi que les pages profanes que sont Les Djinns, Le Ruisseau, Caligula, La Naissance de Vénus, enfin l’œuvre lyrique en trois CD, avec la
tragédie lyrique en trois actes Prométhée
composée en 1900, et surtout l’absolu chef-d’œuvre qu’est le poème lyrique en
trois actes Pénélope, aussi rare à la
scène qu’au disque, proposé ici dans une somptueuse interprétation.
Dans Pénélope,
ode à la
fidélité et à l’intrépidité, se trouve
en effet le meilleur de l’auteur du Requiem.
Au point qu’il a donné naissance à l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra français
du XXe siècle. C’est pourquoi l’on ne peut que s’étonner qu’il soit
si rarement à l’affiche. Créés à Monte-Carlo le 4 mars 1913, repris avec
grand succès à Paris le 24 avril suivant lors des festivités de l’inauguration
du Théâtre des Champs-Elysées, les trois actes de Pénélope exhalent une atmosphère profondément humaine, pudique,
réservée, mais aussi dramatique et sensuelle. L'orchestre, auquel revient le
matériau thématique, est souvent opalescent et permet à la voix de s’épanouir
librement, mais il peut aussi se laisser porter par l’héroïsme du sujet, sans
pour autant couvrir les voix. Le magnifique rôle de Pénélope est tout de vertu, de dignité, de
l’attente obstinée dans la solitude, de la sobre grandeur a été l’apanage de
Germaine Lubin, qui incarna les plus grandes Isolde et Brünnhilde que la France
ait connues. Pourtant, cet ouvrage est rarement représenté, du moins en France,
et il n’en existe que deux enregistrements. L’œuvre
est pourtant d’une accessibilité immédiate, et l’on oublie les vers plutôt emphatiques
et datés de René Fauchois - l’auteur de Boudu
sauvé des eaux -, volontiers admis avec le recul du temps par le
librettiste et le compositeur : quantité d’opéras sont écrits sur des textes
plus faibles encore et n’en connaissent pas moins de constants succès. Quant à
la partition, il est trop souvent affirmé que l’orchestration n’est pas de
Fauré. En vérité, moins du cinquième de celle-ci est dû à une main étrangère, celle
d’un certain Fernand Pécoud à qui le compositeur ne confia que les passages à
orchestre réduit. Ce « poème lyrique », suggéré à Fauré par la cantatrice Lucienne
Bréval, qui allait créer le rôle-titre, inspira au compositeur épris
d'Antiquité grecque une musique aussi généreuse et envoûtante qu’originale. Dans
Pénélope, Fauré emprunte au leitmotiv
wagnérien qu’il adapte et simplifie et ouvre des voies nouvelles dans le
traitement de la voix, mêlant récitatif, arioso accompagné et mélodie lyrique. Ici,
Jessye Norman au zénith de sa carrière est la plus magnifique des Pénélope qui
se puisse écouter, entourée d’une équipe de chanteurs francophones de tout
premier plan qui ont fait les grands soirs de l’Opéra de Paris des années Rolf
Liebermann (1973-1980), merveilleuses Jocelyne Taillon, Colette Alliot-Lugaz,
Christine Barbeau et Michèle Command, extraordinaires Alain Vanzo, Philippe
Huttenlocher, Jean Dupouy, José van Dam, remarquable, et François Le Roux, l’Ensemble
Vocal Jean Laforge et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le tout dirigé par le chef suisse Charles Dutoit plus lyrique que théâtral, confortant
ainsi l’esprit de l’œuvre.
Pour conclure ce passionnant coffret, Warner
Classics a réalisé cinq CD d’enregistrements historiques, un pour le piano,
deux pour la musique de chambre, un pour la mélodie, le cinquième pour deux
versions du Requiem. L’on y retrouve
le compositeur au piano, ainsi que Marguerite Long, la plus représentée, et Samson
François, la harpiste Lily Laskine, Jacques Thibaud et Alfred Cortot, Maurice
Maréchal et Maurice Faure, Pierre Fournier et Tasso Janopoulo, André Navarra et
Annie d’Arco, le Quatuor Krettly, le Trio Pasquier, l’altiste Maurice Vieux, les
chanteurs Charles Panzéra, Jane Bathori, Ninon Vallin, Claire Croiza, Pierre
Bernac accompagné par Francis Poulenc, George Thill, Maggie Teyte dialoguant avec le pianiste Gerald Moore…
Ont été exclus de cette intégrale, les œuvres
« de prime jeunesse et académiques », des morceaux de concours et des
transcriptions « dont l’apport est négligeable en regard de l’œuvre originale »,
selon l’éditeur, qui a également exclu les pages que le compositeur a lui-même écartées
de son catalogue, le Concerto pour violon
et orchestre op. 14 de 1878-1879, et
Le Voile du Bonheur op. 88 de 1901.
Bruno Serrou
26 CD « Gabriel
Fauré The Complete Works ». Erato/Warner Classics 5 054197 9790. Durée :
plus de 32 heures. Enregistré entre 1913 et 2016. ADD/DDD