mercredi 19 mars 2025

Onirique Pelléas et Mélisande de Claude Debussy par Antonello Manacorda et Wajdi Mouawad à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra National de Paris-Bastille. Mercredi 12 mars 2025 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande.
Photo : (c) Benoîte Fanton

Au terme de vingt ans de règne de la production de Robert Wilson, l’Opéra de Paris « ose » enfin une nouvelle approche de Pelléas et Mélisande mue par une excellente direction d’acteur de Wajdi Mouawad, et, dans la fosse, la direction poétique d’Antonello Manacorda, particulièrement à l’écoute de ses chanteurs et de son orchestre pour un Pelléas et Mélisande de Claude Debussy musicalement au cordeau. Distribution équilibrée avec les excellents Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande), remarquablement entourés de Gordon Bintner (Golaud), Jean Teitgen (Arkel), Sophie Koch (Geneviève). Direction d’acteur efficace de Wajdi Mouawad, scénographie trash avec cadavres animaliers au pied d’un praticable où s’expriment pour l’essentiel les protagonistes 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Sabine Devieilhe (Mélisande), Gordon Bintner (Golaud).
Photo : (c) Benoîte Fanton

Dans la musique de Claude Debussy, l’élément liquide est omniprésent, la mer et ses embruns mais aussi la course de la vie et des rêves des êtres sur le plateau et dans la fosse. C’est ce que met en évidence dans Pelléas et Mélisande avec une justesse et une poésie à fleur de peau le chef franco-italien Antonello Manacorda, actuel directeur artistique de la Kammerakademie de Postdam (1) membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra avec Claudio Abbado dont il était le premier violon. Chef « omnivore », excellant dans tous les répertoires, du baroque au contemporain, qu’il soit allemand, anglais, français, italien, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra National de Paris, l’une des phalanges qui connaît le mieux les arcanes du chef-d’œuvre de « Claude de France » et qu’il a déjà dirigé dans deux opéras de Mozart, Manacorda exalte avec une impressionnante maîtrise du temps et du son la dimension immémoriale de l’immense partition de Debussy, la déclamation vocale étant transcendée en chant véritable par le flux instrumental digne d’un océan respirant large dans des tempi d’une lenteur judicieuse qui permet à l’auditeur de savourer les délectables sonorités debussystes.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande.
Photo : (c) Benoîte Fanton

La Mise en scène de Wajdi Mouawad, qui avait signé à Bastille en septembre 2021 une production d’Œdipe de Georges Enesco au sein déjà d’une scénographie d’Emmanuel Clolus (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2021/09/dipe-de-georges-enesco-fait-enfin.html), particulièrement en phase avec le texte de Maeterlinck et au service de la musique de Debussy, est au plus près de l’action, avec une brillante direction d’acteur, particulièrement la violence de Golaud, les élans de Pelléas, le côté éperdu et hors du monde de Mélisande (le finale du quatrième acte est magistral, tandis qu’il ne se passe rien dans la passage où les ovins prennent le chemin de l’abattoir). Pour occuper l’espace, comme c’est trop systématiquement le cas désormais, le metteur en scène fait appel à la vidéo, qui n’apporte pas grand-chose au développement de l’action, certaines images étant en outre empruntées à Bill Viola. Les protagonistes se meuvent le plus souvent sur un praticable placé au-dessous de l’écran, ce qui permet cette scène saisissante de la tour où Mélisande apparaît comme suspendue dans les airs. A ces images onirique répondent des visions cauchemardesques, cela dès le début où tandis que Golaud ère dans la forêt, un monstre hante la scène avant-même le début du prélude, plus tard, à l’avant-scène, des équarrisseurs s’en prennent à la carcasse d’un cheval bientôt rejoint par d’autres carcasses d’animaux puis par le cadavre de Pelléas, qui, à la fin, rejoindra Mélisande libérés tous deux des affres de l’existence terrestre… Le tout ne faisant jamais obstacle à la juste expression de la partition de Debussy.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande), Jean Teitgen (Arkel), Amin Ahangaran (le Médecin).
Photo : (c) Benoîte Fanton

D’une musicalité étincelante, malgré un timbre manquant légèrement de chair, la soprano française Sabine Devieilhe est une Mélisande particulièrement touchante, bouillonnant de l’intérieur mais toute en fragilité incandescente dans sa robe d’une blancheur immuable. Face à elle, le Pelléas ardent et généreux du baryton britannique Huw Montague Rendall, qui s’impose vaillamment dans ce rôle que ce fils des chanteurs Diane Montague et David Rendall a déjà tenu l’été dernier au Festival d’Aix-en-Provence. Le Golaud perpétuellement en colère du baryton-basse canadien Gordon Bintner n’en est pas moins d’une profonde humanité, tandis que la brillante mezzo-soprano française Sophie Koch est trop clairement sous-employée dans le rôle Geneviève, aux côté de l’excellente basse française Jean Teitgen, qui campe un impressionnant Arkel. Le court rôle du Médecin est parfaitement tenu par Amin Ahangaran, membre de la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris, tandis que le petit Yniold est incarné avec allant par le jeune Vadim Majou de la Débutrie, soliste de la Maîtrise de Radio France.

Bruno Serrou

1) Paris retrouvera Antonello Manacorda, cette fois avec son orchestre brandebourgeois au Théâtre des Champs-Elysées le 30 avril prochain dans Der Freischütz de Carl Maria von Weber en version concertante

 

 

mercredi 12 mars 2025

La fabuleuse Česká Filharmonie et son directeur musical Semyon Bychkov ont enluminé deux soirées durant de leurs envoûtantes sonorités la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 10 et mardi 11 mars 2025

Philharmonie Tchèque, Semyon Bychkov
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

L’une des plus grandes formations symphoniques du monde, la Philharmonie Tchèque, a donné en début de deuxième semaine de mars 2025 deux concerts d’exception à la Philharmonie de Paris, permettant de mesurer combien deux grands symphonistes du XXe siècle, Gustav Mahler et Dimitri Chostakovitch dont le mode de la musique célèbre le cinquantième anniversaire de la mort, qui, avec le même numéro d’ordre dans leur partition respective, s'avèrent fort éloignés l’un de l’autre, en dépit de certains a priori qui ont tendance à les mettre au même degré de grandeur… 

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Le premier concert était monographique, entièrement consacré au seul Dimitri Chostakovitch (1906-1975), l’un des chevaux de bataille de son directeur musical, le Russe Semyon Bychkov, celui-là même qui introduisit dans les années 1990 le cursus symphonique de son compatriote à Paris lorsqu’il était directeur musical de l’Orchestre de Paris. Célébré pour ses inégalables interprétations du répertoire tchèque, la formation pragoise est si somptueuse qu’elle magnifie l’écriture brute et plus ou moins archaïque de Chostakovitch, confirmant ainsi qu’elle est bel et bien l’une des plus extraordinaires au monde avec deux des œuvres les plus populaires de Chostakovitch, magnifiant le sombre Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 avec la « coqueluche pop’ » Sheku Kanneh-Mason, et une Symphonie n° 5 de braise qui a notamment le mérite d’avoir clarifié et allégé le pompeux finale.

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

A l’instar de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémol majeur op. 107 est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125 de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto en quatre mouvements - les trois derniers s’enchaînant sans pause -, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch dans sa transcription allemande) qui domine l’œuvre entière, est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion, tandis que le compositeur reprend l’une des mélodies favorites de Staline connue sous le nom Suliko, en la distordant de façon lugubre et violemment ironique, démontrant ainsi que, cinq ans après la mort de son tortionnaire, Chostakovitch était loin de lui avoir pardonné… Autre fait inhabituel, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à son soliste, Semyon Bychkov n’en a pas moins sollicité la palette sonore admirablement contrastée de son orchestre, tandis que le soliste britannique Sheku Kanneh-Mason, devenu subitement quasi universellement connu à la suite de sa participation à un mariage princier diffusé en mondovision qui avait déjà donné ce même concerto à la Philharmonie avec l’Orchestre de Paris dirigé par Nathalie Stutzmann le 18 octobre 2023, est apparu toujours trop sage et son jeu impeccablement lustré au service de son Matteo Goffriller de 1700, sa conception manquant de violence, de tragique, d’humour acerbe, en un mot de caractère.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Renonçant à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 mais condamnée par les sbires staliniens au même titre que son opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, Dimitri Chostakovitch s’attela entre avril et juillet 1937 à la Cinquième Symphonie en ré mineur op. 47 qui répond au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu comme tel par le public, lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau hélas parmi les plus triviaux du compositeur russe, malgré toutes les tentatives des chefs d’orchestre d’en affiner le contenu. Semyon Bychkov, devant un pupitre vide de tout conducteur, et son somptueux orchestre pragois ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, particulièrement le cor solo (Jan Vobořil ou Andřej Vrabec ?), impressionnant de précision, de chair, d’onirisme.

Katia et Marielle Labèque, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Bruno Serrou

Merveille de pyrotechnie, technique éblouissante, pupitres rutilants d’une homogénéité et d’une sûreté exceptionnelles, cordes, bois, cuivres, percussion d’une plastique envoûtante, la Česká Filharmonie a saisi dans son second concert par son panache et la rutilance de ses timbres, exaltant une Symphonie n° 5 en ut dièse mineur de Gustav Mahler (1860-1911) magistralement dirigée par Semyon Bychkov, après un Concerto n° 10 pour deux pianos en mi bémol majeur KV 365 (316) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sans relief par les sœurs Katia et Marielle Labèque, alors qu’une symphonie de Joseph Haydn eut été mieux venue, ou un cycle de lieder de Mahler…

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque (Mahler V )
Photo : (c) Bruno Serrou

Huit semaines après la brillante prestation de l’Orchestre de Paris dirigé par le jeune chef britannique Robin Ticciati, la Philharmonie Tchèque et Semyon Bychkov ont donné de la Cinquième Symphonie en ut dièse mineur de Gustav Mahler magistrale, ardente, colorée, virtuose, d’une remarquable unité, avec un Adagietto dans le juste tempo, objectif mais chantant merveilleusement, vaillamment contrasté par dommage l’enchaînement sans pause du Rondo-Finale. L’on a su dès l’exposition du thème initial par les Tchèques, qui connaissent parfaitement l’univers mahlérien, leurs aînés ayant notamment participé à la création de la Septième Symphonie en mi mineur en 1908 sous la direction du compositeur - qui se présentait « comme trois fois étranger sur terre, comme natif de Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne et comme Juif dans le monde entier » -, le public, stratifié, a compris qu’il allait vivre un grand moment sitôt l’attaque à découvert d’une trompette solo à pitons sonnant fier et brillant, tenue par l’infaillible Walter Hofbauer, qui, tout en songeant assurément à la fin de la longue Trauermarch dans laquelle il a fort à faire puisque car c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant de se retrouver souvent à découvert par la suite, ne s’est jamais relâché jusqu’à sa phrase ultime se concluant ppp a capella à la fin de la coda. Autre performance remarquable, celle du cor solo déjà remarqué dans Chostakovitch. Il convient également de saluer le violon solo Jan Fiser, tout aussi magistral… Mais tous les pupitres seraient à féliciter, notamment la harpiste Jana Bouskova et le premier altiste Pavel Ciprys, son homologue contrebassiste Adam Honzirek, la flûtiste Naoki Sato, la hautboïste Jana Brozkova, le clarinettiste Lukas Dittrich, le bassonise Jaroslav Kubita, le tromboniste Lukas Besuch, le tubiste Jakub Chmelar, entre autres tant la totalité de la phalange pragoise s’est avérée d’une virtuosité stupéfiante, formant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion affermie par un évident bonheur de jouer ensemble. Semyon Bychkov, geste précis, souple, clair et lage sans jamais être envahissant, a judicieusement laissé une certaine liberté à ses musiciens tout en portant l’écoute du public à son comble, jusqu’au faîte de l’émotion. L’Adagietto a été interprété dans le juste tempo, l’expression s’imposant avec naturel, sans jamais sombrer dans le pathos, et la seule réserve qui puisse être fait au chef se situe dans les trop longues pauses entre les mouvements, à l’exception déjà relevée des deux derniers d’en eux justement enchaînés, ce qui a malheureusement conduit une part de l’assistance à applaudir entre les mouvements, au grand étonnement de l’ensemble des musiciens tchèques...

Bruno Serrou

 

 

 

lundi 10 mars 2025

Ravel 150 : Fabuleuse performance de Bertrand Chamayou au cœur de l’œuvre pour piano de Maurice Ravel le soir de son cent-cinquantième anniversaire à la Philharmonie

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 7 mars 2025 

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

7 mars 1875 -> 7 mars 2025… Quel plus beau présent la Philharmonie de Paris pouvait-elle faire à son public pour les 150 ans de Maurice Ravel que cette fabuleuse intégrale pour piano seul par l’éblouissant Bertrand Chamayou, qui en a offert une intégrale discographique en 2016 ? Un véritable envoûtement de cent quarante minutes par un poète-sorcier du son d’une sensibilité inouïe, qui renouvelle constamment paysages, impressions et sentiments au détour de chaque page et à l’intérieur de chaque mesure. Un moment inoubliable dont auront été témoins les 2800 spectateurs de la Philharmonie qui aura ajouté plus de deux cents sièges, et les abonnés de Medici.tv, Mezzo ainsi que du site de la Philharmonie 

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Donner en une soirée la totalité de l’œuvre pour piano seul de Maurice Raval tient de la gageure et de l’exploit. Couvrant la vie créatrice de ce pianiste compositeur, de 1892 (Sérénade grotesque) à 1917 (Le Tombeau de Couperin), orchestrateur de génie, sa création pour clavier est souvent à l’origine de ses pièces d’orchestre. Pourtant, que ce soit dans la version pianistique ou dans celle instrumentée, chaque version semble être spécifiquement née pour les deux genres. Ainsi, le piano appelle-t-il l’orchestre et l’orchestre le piano… De cette somme, Bertrand Chamayou, directeur artistique du Festival Académie Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz, port de pêche basque situé face à Ciboure, village natal de Ravel, où il a succédé à Jean-François Heisser, a donné une interprétation magistrale comme s’il s’agissait d’un immense recueil d’images et de poésie, ne cessant plus de deux heures vingt durant de renouveler le propos, véritable ensorceleur sollicitant continuellement l’imaginaire des auditeurs, dont l’attention n’aura jamais flanché tant le pianiste toulousain aura ménagé de surprises à la moindre mesure. Seule aura manqué La Valse, poème chorégraphique pour orchestre initialement composé pour piano à deux mains en 1919, dédié à la pianiste d’origine polonaise Misia Sert, puis orchestré en 1920 après une version pour deux pianos. Musique en perpétuel renouveau, technique, sonore, expressif, rythmique, spirituel, des évocateurs retours au passé jusqu’au plus novateur et porteur d’avenir, les œuvres de Maurice Ravel constituent à la fois un univers entier en tant que tel et un immense vivier sans cesse renouvelé, ce qui correspond pleinement à la geste de l'immense pianiste qu'est Bertrand Chamayou, parfaitement à l’aise dans le répertoire ravélien dont il a offert une intégrale discographique en 2019 (1), et tout ce qui entoure cette création sans pareilles qu’il connaît intimement.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

C’est avec le court, mais lent et expressif Prélude en la mineur créé le 28 juin 1913 au Conservatoire de Paris dans le cadre de l’épreuve de lecture à vue pour le concours de piano femmes qui sera remportée par Jeanne Leleu qui se verra dédiée la pièce que Bertrand Chamayou a ouvert sereinement son intégrale, faisant directement entrer ses auditeurs dans l’atmosphère caractéristique du compositeur basque. Il lui a enchaîné le recueil impressionniste que constituent les cinq Miroirs nés entre 1904 et 1906 qui ont été créés le 6 janvier 1906 Salle Erard par Ricardo Vines, à qui est dédié le deuxième d’entre eux, Oiseaux tristes, dans lequel Chamayou, après l’ambiance délicieusement nocturne de Noctuelles, s’est délecté de l’évocation de cet oiseau solitaire sifflant une triste mélodie avant d’être rejoint par un véritable tourbillon polyphonique de comparses ailés. Dédiée au peintre Paul Sordes, Une barque sur l’océan, que Ravel orchestra dès 1906, a atteint une dimension polychromique éblouissante, le piano sonnant tel l’orchestre admirablement restitué par Chamayou, qui en a donné la force et les élans marins, à l’instar du caricatural esprit hispanique de l’ « Aubade du bouffon » qu’est Alborada del gracioso que Ravel orchestrera en 1916 dans lequel il intègre des thèmes espagnols dans des mélodies plus alambiquées, avant de conclure dans la rêverie mystique aux sonorités voluptueuses de La vallée des cloches. Après l’interlude que représente le bref Menuet en ut dièse mineur de 1904 avec lequel Chamayou a préludé à la célèbre Sonatine composée parallèlement aux cantates pour le Prix de Rome qui furent des échecs, et créée le 17 décembre 1905 par le compositeur à Paris dans le salon de la princesse de Polignac que Chamayou aborde avec une délicieuse fraîcheur avant d’en donner toute l’agitation dans le finale, suivi des deux délicieux pastiches A la manière de de 1912 sur une idée d’Alfredo Casella, d’abord Borodine, sous-titré « valse » pour lequel Ravel puise dans la Deuxième Symphonie du Russe dans laquelle Chamayou réussit à restituer autant l’esprit du modèle que du pasticheur, ensuite Chabrier, que Ravel appréciait particulièrement, comme l’attestent des œuvres comme la Sérénade grotesque ou la Pavane pour une infante défunte où l’on retrouve la Bourrée fantasque et l’Idylle mais lequel s’impose l’humour de potache de Ravel qui pastiche un air du Faust de Gounod tel qu’aurait pu l’écrire Chabrier, ce qui permet à Chamayou d’exceller avec son caractère jovial et pince sans rire. C’est sur la pyrotechnie que constitue le triptyque Gaspard de la nuit que Chamayou a conclu la première partie de cette intégrale Ravel. Composé en 1908 tandis que le père du compositeur était sur le point de mourir d’après trois poèmes en prose extrait d recueil éponyme d’Aloysius Bertrand (1807-1841) paru en 1842, créé le 9 janvier 1909 Salle Erard à Paris par Ricardo Vines, œuvre d’une noirceur et d’une difficulté extrêmes, Ondine, qui conte l’histoire d’une nymphe séduisant un humain afin de fusionner et acquiert une âme immortelle, Le Gibet qui évoque les dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil, et Scarbo, l’une des pages les plus difficiles de tout le répertoire pianistique, qui évoque un gnome diabolique et espiègle, porteur de funestes présages qui apparaissent dans les songes des dormeurs, cycle que Chamayou expose sans effort apparent, se jouant avec naturel et simplicité de ses rythmes frénétiques, ses tempi extraordinairement rapides, sans jamais faillir, faisant oublier au public qu’il s’agissait de surmonter les extraordinaires difficulté techniques et la virtuosité requise par l’écriture singulièrement exigeante de Ravel.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Bertrand Chamayou a ouvert la seconde partie de son intégrale Ravel sur les huit Valses nobles et sentimentales dédiées à Louis Aubert, qui en donna la première audition le 9 mai 1911 Salle Gaveau à Paris. Dans ces pages qu’il orchestrera dès 1912 pour le ballet Adélaïde ou Le langage des fleurs, Ravel rend non pas hommage au « Roi de la valse » Johann Strauss II mais à un autre Viennois, Franz Schubert, auteur en 1823 de deux recueils de Valses nobles D. 969 et Valses sentimentales D. 779. Conformément à la citation du poète Henri de Régnier (1864-1936) que Ravel a portée en exergue de la partition de la version originale, Chamayou  a donné de ces pages une interprétation emplie du « plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile », donnant une fantastique envie d’entendre La Valse ultime de 1919 commencée en 1908 à l’écoute de la septième, indiquée « Moins vif », la valse la plus puissamment originale du cycle car préfigurant l’apothéose de l’apocalyptique poème chorégraphique. Autre hommage à un compositeur austro-hongrois, les deux minutes du Menuet sur le nom de Haydn composé en 1909 à l’occasion du centenaire de la mort de Joseph Haydn écrite à l’initiative de la Revue musicale de la Société internationale de Musique, qui commanda également des hommages au compositeur autrichien à Claude Debussy, Paul Dukas, Reynaldo Hahn, Vincent d’Indy et Charles-Marie Widor. Créée Salle Pleyel le 11 mars 1911 par Ennemond Trillat, l’œuvre est construite sur un motif imposé fondé sur lune anagramme musicale allemande du motif H-A-Y-D-N (si-la-ré-ré-sol) dans laquelle Chamayou évite élégamment toute mièvrerie tout en instillant une juste mélancolie. S’en est ensuivit la partition la l’œuvre pour piano de Ravel la plus ancienne qui nous soit parvenue, la Sérénade grotesque de 1893 qui ne sera créée que l’année du centenaire de la naissance de son auteur, le 23 février 1975 à New York par Arbie Orenstein. Le « grotesque » du titre provient sans doute de ses rythmes fantasques, les contrastes expressifs, le mordant de l’harmonie, que Chamayou a brillamment soulignés tout en mettant en valeur le lyrisme et la sentimentalité, les scansions, le tout influencé par la Bourrée fantasque de Chabrier. Chamayou a enchaîné avec les célèbres Jeux d’eau que Ravel dédia en 1901 à son « cher maître Gabriel Fauré », « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille » selon l’épigraphe choisi par son auteur citant Henri de Régnier, et que Ricardo Vines créa le 5 avril 1902 Salle Pleyel. Chamayou a judicieusement mis en évidence l’impressionnisme debussyste que Ravel a introduit dans cette partition « inspirée du bruit de l’eau et des sons musicaux que font entendre les jets d’eau, les cascades et les ruisseaux », tout en la rattachant de façon tout aussi justifiée à Franz Liszt et à ses Jeux d’eau à la villa d’Este. Mais c’est Chabrier qui emplit le Menuet antique, première œuvre pour piano éditée de Ravel créée le 18 avril 1898 Salle Pleyel par Ricardo Vines, son dédicataire. Ravel tenait tant à cette œuvre qu’il accepta de l’orchestrer trente ans plus tard, immédiatement après le Boléro, à la demande des éditeurs Daniel et Georges Enoch. Œuvre parmi les plus célèbres de Ravel, elle aussi orchestrée plus tard (en 1910), la Pavane pour une infante défunte composée en 1899 tandis que Ravel était l’élève de Gabriel Fauré au Conservatoire de Paris, ce qui n’empêche pas une forte influence de Chabrier. Chamayou a donné de cette œuvre douce et mélancolique une interprétation tendrement expressive et délicatement colorée, avant de conclure sur les six mouvements constituant Le Tombeau de Couperin composés pendant la Première Guerre mondiale, entre juillet 1914 et juin 1918 et dédié à la mémoire de six de ses compagnons d’armes tués au front, et qui seront créés avec grand succès le 11 avril 1919 Salle Gaveau par Marguerite Long, dédicataire et créatrice du Concerto en sol en 1932. En véritable chorégraphe, Chamayou en a donné la dimension onirique et grave tout en mettant en évidence l’hommage à la musique du Siècle des Lumières, son jeu exaltant des timbres somptueux sonnant judicieusement tel un orchestre dans les quatre pièces que Ravel orchestra à la façon d’un concerto pour orchestre en 1919, Prélude, Forlane, Menuet et Rigaudon.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Sortant de ses cent quarante minutes d’intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel aussi frais qu’au début, Bertrand Chamayou a offert en bis un arrangement pour piano d’un chœur a capella du maître de Montfort l’Amaury ample et aéré.

Bruno Serrou

1) Warner Classics / Erato

dimanche 9 mars 2025

Remarquable concert de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et son nouveau directeur musical, Tarmo Peltokoski, avec en soliste la brillante violoncelliste Sol Gabetta

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 4 mars 2025 

Tarmo Peltokovski, Orchestre National du Capitole de Toulouse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Impressionnant concert de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et de son jeune chef finlandais Tarmo Peltokoski, direction aérée, précise, gestique ciselée, tout en souplesse et en maîtrise, laissant l’orchestre respirer, cela dès le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, jusqu’à une « Titan » de Mahler au cordeau, chantant à pleins poumons, après un prolifique moment concertant avec une émouvante et lumineuse Sol Gabetta dans Schelomo d’Ernest Bloch et en bis Prayer pour violoncelle et orchestre du même Bloch 

Tarmo Peltokovski, Orchestre National du Capitole de Toulouse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Comme le confirme le concert donné mardi avec un programme franco-helvèto-autrichien du tournant XIXe-XXe siècles (1888-1916), l’Orchestre National du Capitole de Toulouse a bien de la chance depuis sa réforme en 1968 sous l’égide de Michel Plasson, grand défenseur de la musique française comme la postérité l’atteste par le biais de plus d’une centaine de disques. Après trente-cinq ans de présence, le chef français cède la place en 2003 à un jeune chef ossète, Tugan Sokhiev, qui porte la phalange occitane à un niveau supérieur encore, élargissant son répertoire pendant ses quinze années de direction musicale à partir de 2008 jusqu’en 2022, suite à sa double démission de ses fonctions à Toulouse et au Théâtre du Bolchoï de Moscou suscitée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Désormais, c’est le chef finlandais Tarmo Peltokoski, né avec le siècle, qui en est le chef titulaire, faisant ainsi perdurer la lignée des grands directeurs d’orchestre finlandais. Directeur musical de la formation toulousaine depuis septembre dernier, Peltokoski prouve d’ores et déjà qu’il est le digne héritier de ceux qui l’ont précédé à ce poste, et combien orchestre et chef sont en osmose totale.

Sol Gabetta, Orchestre National du Capitole de Toulouse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Ce qui a été mis en évidence dès la délectable introduction à la flûte puis aux bois du Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy. Œuvre délicate à dompte tant les équilibres sont raffinés et l’expression onirique et captivante, véritable juge de paix en matière instrumentale, orchestrale, en précision, expressivité. L’œuvre concertante a été la partition la plus fameuse d’Ernest Bloch Schelomo (Salomon), « rhapsodie hébraïque » pour violoncelle et orchestre avec laquelle le compositeur genevois a conclu son Cycle hébraïque en 1915-1916 dont la création a été donnée le 3 mai 1917 au Carnegie Hall de New York sous la direction d’Artur Bodanzky et, en soliste Hans Kindler, violoncelliste hollandais qui avait participé en 1912 à Berlin à la création de Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg. Dialoguant en parfaite intelligence avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse avivé avec magnificence et sensibilité mais sans aucun pathos par la direction soigné de Tarmo Peltokoski, Sol Gabetta, qui connaît intimement cette œuvre qu’elle a brillamment enregistrées (1), a porté avec une intensité bouleversante magnifiée par une palette sonore d’une chaleur, d’une diversité de coloris et de nuances. En bis, soliste et orchestre ont donné avec ferveur une autre pièce hébraïque de Bloch pour violoncelle et orchestre, Prière, andante moderato d’inspiration ashkénaze extrait du triptyque From Jewish Life composé en 1924 pour Hans Kindler.  

Tarmo Peltokovski, Orchestre National du Capitole de Tououse
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Tarmo Peltokoski s’est montré particulièrement à l’aise dans l’univers mahlérien, dirigeant avec allant et une extrême précision dans l’expression de ses gestes souples et aérés, au point que l’Orchestre a respiré avec un naturel extrême dans cette œuvre d’une extrême virtuosité. Le jeune chef finlandais est de toute évidence en parfaite intelligence dans cette musique complexe à mettre en place tant les structures sont complexes, mettant à la fois en relief les lignes de force, l’architecture, l’unité à travers la pluralité, la multiplicité des plans apparaissant en toute clarté, tout en soulignant l’hétérogénéité de l’inspiration, à la fois populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le phrasé, les respirations étant extraordinairement en place, le chef finlandais évitant a en outré pathos et effets trop appuyés. Son orchestre a répondu avec empressement, suivant son chef sans broncher jusqu’aux limites de la virtuosité sans aucune faute et avec une homogénéité exemplaire. Les cordes sont sûres, et brûlantes moelleuses (belles sonorités de la contrebasse solo, des altos et des violoncelles), les bois sont colorés et admirablement nuancés (magnifique hautbois, mais aussi flûtes, bassons, clarinettes), cors onctueux, une première trompettes vaillantes, trombones et tuba au diapason. L’Orchestre National du Capitole de Toulouse conforte avec son nouveau directeur musical, Tarmo Peltokovski sa place parmi les meilleures phalanges d’Europe acquise en cinquante-sept ans d’existence et trois directeurs musicaux.

Bruno Serrou

1) 1 CD Sony Classical 88883762172 

mercredi 5 mars 2025

Touchant hommage de ses pairs au compositeur Bruno Ducol mort voilà un an

 Paris. Salle Edouard Colonne. Vendredi 14 février 2025

Concert bouleversant le 14 février, Salle Edouard Colonne dans le XIIIe arronbdissement de Paris, archi-comble en hommage au compositeur Bruno Ducol mort le 11 janvier 2024 à l'âge de soixante-quatorze ans. 

Etsuko Chida
Photo : (c) Bruno Serrou

Peu de ses confrères compositeurs étaient présents, malgré les annonces faites sur les médias sociaux, pas davantage de confrères journalistes, en revanche quelques-uns de ses interprètes favoris dans plusieurs de ses œuvres. 

Jean-Claude Pennetier
Photo : (c) Bruno Serrou

Avec les pianistes Jean-Claude Pennetier, Alain Louvier, également compositeur dans deux de ses propres paritions pour piano, Louise Bessette, Jonas Vitaud, les violoncellistes Alexis Descharmes, membre du Quatuor Diotima, et Raphaël Merlin

Mathieu Marie, Orlando Bass, Laura Holm
Photo : (c) Bruno Serrou

Les flûtistes Odile Renault, François Picard, la kotoïste Etsuko Chida, la chanteuse Laura Holm, qui, avec le pianiste Orlando Bass, a donné la création mondiale de l’œuvre ultime de Bruno Ducol, l’humble et tragique Entre regard et silence resté inachevé sur le pupitre du compositeur à sa mort, donné en cette soirée bouleversante avec une émotion partagée par Laura Holm, Orlando Bass et le comédien Mathieu Marie, soirée organisée avec une touchante attention par son épouse, Annie Ducol, avec la participation discrète mais émouvante de leurs enfants.

Bruno Serrou


vendredi 14 février 2025

Brûlante « Semele » de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 11 février 2025 

Georg Friedrich Haendel (168-1759), Semele. Pretty Yende, Alice Coote, Niamh O'Sullivan
Photo : (c) Vincent Pontet

Onze ans jour pour jour après la production Marc Minkowski / David McVicar reprise en 2010, le Théâtre des Champs-Elysées propose en coproduction avec le Covent Garden de Londres une nouvelle production de l’opéra anglais Sémélé de Georg Friedrich Haendel mis en scène avec élégance par Oliver Mears, dirigé et joué avec plus d’allant que de coutume par Emmanuelle Haïm à la tête de son excellent Le Concert d’Astrée, et une distribution fort équilibrée, avec à sa tête Pretty Yende, Ben Bliss (Jupiter), Alice Coote (vindicative et puissante Junon) 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Semele. Pretty Yende (Semele)
Photo : (c) Vincent Pontet

Composé par Georg Friedrich Haendel en un mois entre les 3 juin et 4 juillet 1743, Sémélé n’est pas un opéra au sens strict du terme. Ecrit sur un texte en anglais, avec un effectif de chanteurs réduit, cet ouvrage se situe en effet à mi-chemin de l’oratorio et du théâtre lyrique dans le catalogue du compositeur saxon. Le sujet de cette œuvre en trois actes créée sous forme concertante est puisé dans les Métamorphoses d’Ovide, et permet à Haendel de donner libre cours à sa verve théâtrale, oscillant entre ironie et sérieux. Mère de Dionysos, dieu de la vigne, du vin, de la fertilité, de la fête et du théâtre, Sémélé est l’une des maîtresses de Zeus/Jupiter. Déjà utilisé en 1707 par John Eccles (1668-1735), le livret de William Congreve (1670-1729) développé par Alexander Pope (1688-1744) s’encre naturellement dans le genre opéra, s’agissant non pas d’un sujet biblique mais de tragédie grecque. Sémélé, fille du roi de Thèbes Cadmus, doit épouser Athamas, fils d’Eole et d’Enarété, mais elle partage un amour coupable avec Jupiter. Cherchant l’immortalité, elle se laisser manipuler par Junon, l’épouse du maître des dieux, en lui faisant croire que pour devenir immortelle, elle devait lui faire promettre d’apparaître devant elle paré de ses attributs, la foudre, si bien qu’elle précipite sa propre perte, réduite en cendres par le dieu. C’est néanmoins sous forme d’oratorio que Haendel donne la création de Sémélé voyant l’opportunité de le présenter dans le cadre des concerts de carême du Covent Garden de Londres en février 1744, et, pour ce faire, l’adapte pour le présenter à la manière d’un oratorio, avec une présence chorale peu habituelle dans les opéras de Haendel. Ce stratagème déplaît aux organisateurs de la série, qui s’attendaient à un sujet biblique, au point de réduire le nombre de représentations à quatre, les amours de Sémélé tenant davantage de la mythologie grecque que de la judéo-chrétienne. De plus, chanté en anglais, Sémélé irrite les partisans de l’opéra italien, au point que l’œuvre fut qualifié d’oratorio manqué. La partition de Haendel atteste d’une inventivité amplement supérieure à ses opéras, avec récitatifs accompagnés, arie aux élans d’une sensualité tangible élargis en duos, trios, ensembles, da capo brusquement interrompus, audaces harmoniques, chœurs qui annoncent Gluck et Mozart…

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Semele. Pretty Yende (Semele), Ben Bliss (Jupiter)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ce que propose Oliver Mears, actuel directeur du Covent Garden de Londres, coproducteur du spectacle, transforme le sujet en lutte de classes, transposant bien évidemment l’action à l’heure plus ou moins contemporaine, dans l’enceinte d’un hôtel huppé mêlant style art déco et années 1950, voire 1960-1970 pour le meuble stéréo, dont le personnel, vêtu des uniformes de leurs fonctions dans l’établissement, représente les humains, tandis que les dieux, plus richement dotés, constituent la clientèle. Jupiter est le propriétaire de l’établissement, et il considère le personnel comme un terrain de chasse malgré la vigilance de sa femme, Junon. Ce scénario permet de resserrer l’action en un lieu unique, l’Olympe étant symbolisé par le hall de l’hôtel où trône une immense cheminée qui se retrouve également à l’étage, tandis que dans les combles, Somnus, vieux sommelier drogué, s’égaye au milieu d’un monceau de bouteilles vides, tandis que Sémélé est enceinte des œuvres de Jupiter, ce qui conduit ce dernier à lui jurer de tenir son vœu alors que sa jalouse épouse incite Sémélé à lui demander de lui apparaître avec ses atours divins, ce qui va causer sa mort par consumation dans la cheminée non sas avoir donné naissance à Dionysos, auprès de qui une jeune fille se substitue à sa mère.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Semele
Photo : (c) Vincent Pontet

Mue par une direction d’acteur qui donne une crédibilité naturelle au comportement des protagonistes, la distribution est d’une grande homogénéité. Pretty Yende est une Sémélé idéale, belcantiste à souhait, virtuosité vocale offrant une pyrotechnie flamboyante, présence rayonnante, saisissante comédienne. Junon à la voix opulente et au timbre de braise, Alice Coote est une magistrale harpie, Brindley Sherratt est  un brillant Somnus, mais il manque de graves dans le rôle du Grand Prêtre Cadmus, le contre-ténor italien Carlo Vistoli campe une Athamas de classe doué d’une technique de chant irréprochable, Niamh O’Sullivan est une Ino charmante au timbre ardent, Marianna Hovanisyan une Iris à la voix souple et aux aigus rayonnants. Brillant comédien, Ben Bliss est un Jupiter puissant à la voix harmonieuse. Le chœur du Concert d’Astrée est irréprochable.

Georg Friedrich Haendel (168-1759), Semele
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, le Concert d’Astrée est particulièrement homogène, avec des pupitres précis et virtuoses, bien que dirigé de façon trop étale par sa directrice fondatrice Emmanuelle Haïm, qui comme souvent, élague les contrastes et les dynamiques, veillant trop attentivement à ne pas couvrir les chanteurs au risque d’un élan dramatique un rien trop fade.  

Bruno Serrou

mardi 11 février 2025

Le 35e Festival Présences de Radio France a réuni autour de la touchante figure d'Olga Neuwirth un florilège de compositeurs de premier plan qui auront attiré plus de 8000 spectateurs en six jours

Paris. Maison de la Radio, Auditorium et Studio 104 (ex-Messiaen) ; Philharmonie de Pais, Salle Pierre Boulez. Mercredi 5, jeudi 6, vendredi 7, samedi 8 et dimanche 9 février 2025 

L'Autrichienne Olga Neuwirth est l’un des compositeurs les plus créatifs et anticonformistes de notre temps. Regard ardent, geste nerveux, générosité à fleur de peau, écorchée vive, éternelle révoltée contre les injustices de la société, femme singulièrement énergique, fine, hypersensible, artiste engagée cherchant à élargir l’univers de la musique savante, Olga Neuwirth à qui le Festival Présences de Radio France a consacré son édition 2025, aura malheureusement été absente en raison de problèmes de santé de sa mère. Figure majeure de la création musicale de ce début du XXIe siècle, elle est l’enfant terrible de la musique autrichienne contemporaine. Le verbe nerveux à l’élocution douce et claire malgré un débit précipité, elle s’ouvre avec clairvoyance à tous les sujets de son temps. Faite de rupture, de failles, de contrastes, de plans séquences, d’une énergie souvent emprunte de mélancolie, sa musique lui ressemble. « Le compositeur dans la société est question de caractère, de personnalité : le musicien doit-il se mêler de ce qui se passe aujourd’hui, ce qui est très prenant, ou lui faut-il se retirer du monde ? L’utopie de l’art consiste dans la création d’un univers entre deux mondes, pas d’en créer un troisième, il se doit d’être dans le hic et nunc ».

Olga Neuwirth (née en 1968) à sa table de travail
Photo : (c) Rui Camilo

Née le 4 août 1968 à Graz (Autriche), Olga Neuwirth séduit par sa singularité artistique, son courage politique (elle a salué le public viennois ruban noir au poignet après la nomination de Jörg Haider au poste de chancelier), l’énergie et l’enthousiasme qui frappent dès l’abord ceux qui la rencontrent. A 55 ans, elle est aussi l’un des plus engagés, s’intéressant à l’actualité du monde et à tous les modes d’expression artistique, cinéma, littérature, théâtre, danse. Lorsque je la rencontrais pour la première fois, en 2011, elle s’avouait sans amertume « un peu apatride, vivant trois semaines ici, un mois là. Je viens de passer un an à New York. Aujourd’hui, je m’arrête trois mois à Paris. Cette ville offre la possibilité de s’explorer soi-même, de s’inventer, la liberté de protester et de manifester son désaccord avec l’establishment. Ce qui n’est pas le cas dans les autres capitales européennes. Il est pourtant de plus en plus difficile en France de trouver un contre-monde, et il est triste de voir la France se laisser submerger par l’intolérance, la xénophobie, la violence de l’économie. Je pourrais mentionner nombre d’artistes français. » Apprenant par la presse qu’elle venait de se faire attribuer le Grand Prix national autrichien 2010, le propriétaire de son appartement lui donna sur le champ son congé prétextant que sa condition de musicienne ne pouvait lui garantir des revenus suffisamment stables pour assurer le paiement de ses loyers. « C’est dire combien les artistes sont considérés en Autriche », remarquait-elle alors.

Olga Neuwirth (née en 1968) 
Photo : (c) Radio France / Christophe Abramowitz

Disciple de Tristan Murail, soutenue par Pierre Boulez, Olga Neuwirth a toujours été attirée par la culture française autant sur le plan musical, avec l’IRCAM, l’Ensemble Intercontemporain, le Festival d’Automne, que littéraire (Georges Pérec, Raymond Roussel) et cinématographique. « Je pourrais mentionner nombre d’artistes français. J’ai toujours été intriguée et inspirée par l’immense diversité de votre culture, noble ou populaire, rustre ou élégante. » Fascinée par le son, qu’elle découvre naturellement au contact de son père, Harry Neuwirth (1939-2023), pianiste de jazz réputé avant d’en creuser plus tard les arcanes avec Tristan Murail à l’IRCAM, Luigi Nono et Helmut Lachenmann, elle a commencé à jouer d’un instrument à sept ans avec la trompette, instrument auquel elle est contrainte de renoncer à seize ans à la suite d’un accident qui lui brise la mâchoire. Après sa rencontre avec le compositeur allemand Hans Werner Henze (1926-2012), et fuyant une première fois l’Autriche, elle se rend à San Francisco, où elle étudie la composition, les arts plastiques et le cinéma, soutenant son mémoire de maîtrise sur la musique du film d’Alain Resnais L’amour à mort. C’est dire combien elle aime le cinéma et regrette que les réalisateurs ne s’intéressent pas à la musique qu’ils traitent comme un complément sans lui porter de réflexion. C’est pourquoi, dit-elle, les compositeurs se bousculent pour composer pour des films muets. « Il m’a fallu faire des choix au risque de me disperser, reconnait-elle. Mais, lorsque je compose, le temps se déroule dans mon esprit comme un film, découpage en séquences, rythme, répartition des densités, tandis que je déploie mes couleurs dans l’espace tel le peintre dispose de sa palette, avec ou sans l’appui de l’électronique. » La reconnaissance vient à Olga Neuwirth en 1991, lorsque Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature 2004, la choisit pour réaliser avec elle deux courts opéras pour les Wiener Festwochen, Körperliche Veränderungen et Der Wald. « Je travaille avec des écrivains qui outrepassent les limites, comme Pérec, Melville, Jelinek, qui travaillent la langue comme un matériau. La transformation du monde passe par celle du langage. » De 1997 à 2000, avec Jelinek, elle élabore à Venise l’Opéra Bählamms Fest d’après Leonora Carrington, et, à Trieste, Lost Highway d’après le film David Lynch. Gérard Mortier, qui  l'a invitée dès 1998 à Salzbourg, lui commande pour l’Opéra de Paris-Bastille un opéra revisitant Don Giovanni, Der Fall Hans W. sur le thème de la pédophile inspiré par le procès d’un pédiatre carinthien... Mais, le projet dont la création était prévue en 2007 avorta. « Mortier ne m’a pas donné d’explication, s’étonnait-elle. Peut-être a-t-il trouvé le thème trop explosif : le plus grand tabou sexuel est l’enfant. » Pas d’explication non plus lorsque l’Opéra du Rhin, pourtant coproducteur, refusa au dernier moment de monter Bählamms Fest en 1999. Entre 2006 et 2011, Olga Neuwirth élabore pour Berlin l’opéra American Lulu qui réinterprète la Lulu de Frank Wedekind et d’Alban Berg. « Un sujet toujours d’une prégnante actualité. Le livret diffère dans le troisième acte, la comtesse Geschwitz, qui n’est pas assassinée, part sous un faux nom et son amour pour Lulu demeure indestructible. » En décembre 2019, le public de l’Opéra d’Etat de Vienne lui réservait un vif succès lors de la création de son Orlando d’après Virginia Woolf qui lui valut d’être la première femme à avoir assisté à la création d’un ouvrage en ce lieu mythique de l’histoire de l’art lyrique.

Quatuor Diotima
Photo : (c) Bruno Serrou

Régulièrement invitée par le Festival d’Automne à Paris, dont elle est l’un des hôtes privilégiés depuis 1994, le Festival Présences de Radio France lui aura consacré son édition 2025 avec dix œuvres programmées en six jours, dont deux créations mondiales et cinq premières auditions françaises. Absent de Paris mardi, jour de l’ouverture de Présences pour cause de Crépuscule des dieux de Richard Wagner à La Monnaie de Bruxelles (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/02/un-gotterdammerung-de-feu-clot-le-ring.html), la première soirée à laquelle j’ai pu assister était le cadre du deuxième concert, qui, d’entrée, restera dans la mémoire des spectateurs présents comme l’un des sommets de cette édition, un grand moment de musique de chambre offert par le Quatuor Diotima, qui, devant un Auditorium archi-comble, remplaçait le Quatuor Arditti, le premier violon Irvine Arditti étant souffrant. Le genre quatuor est réputé exigeant, voire élitiste, autant pour les compositeurs que pour les quatre archets et pour le public. Pourtant, le succès était bel et bien au rendez-vous, autant sur le plan de la créativité que du résultat artistique et de la réception des œuvres par le public. Un programme légèrement modifié, Corps animal pour quatuor à cordes et ondes Martenot de Grégoire Lorieux n’ayant pu être donné, mais de bout en bout exigeant et passionnant tant le propos des compositeurs ménage surprises, couleurs, fertilité technique et harmonique. Pas un instant de relâchement, dans les œuvres des aînés, Pierre Boulez (1925-2016) dans deux formants de son Livre pour quatuor, et l’œuvre ultime en création posthume d’Alain Moëne (1942-1924), qui fut l’un des premiers programmateurs du festival Présences, jusqu’aux compositeurs de la génération d’Olga Neuwirth que sont Misato Moshizuki (née en 1969) et Dieter Ammann (né en 1962). Pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, le Quatuor Diotima publiait chez Naïve l’enregistrement de l’intégrale amendée par son auteur du Livre pour quatuor. C’est dire combien chaque interprétation des Diotima de ce qui restera comme l’œuvre la plus développée du compositeur a valeur de témoignage gravé dans le marbre, un moment de grâce pure. Cette fois, en deux fois dix minutes, le Livre, qui rend expressément hommage au poète Stéphane Mallarmé et au compositeur viennois Anton Webern (1883-1945) dont il a cinq fois la durée moyenne de chacune des œuvres, a servi de référence aux deux parties du programme, les formants 1A et 1B en première lieu, et les formants 3A, 3B et 3C. Comme qui chante et parle à la fois, tel est le titre poétique de l’œuvre posthume d’Alain Moëne emplie de mélancolique rêverie qu’il a dédiée à son ami Alain Bancquart (1934-2022). En remplacement de l’œuvre Grégoire Lorieux, les Diotima ont proposé des pages de Misato Mochizuki et de Dieter Ammann. De la compositrice nippone, deux extraits de Brains, dont les Diotima ont créé la première partie dans le cadre du festival Présences 2017, Boids de 2018 et Boids Again de 2019-2020, qui se fondent sur des études scientifiques d’oiseaux et de poissons se déplaçant en bancs, comme les étourneaux dans les airs et les maquereaux dans les mers, tandis que le Quatuor à cordes n° 2 « Distanzenquartett » d’Ammann, qui a été créé à Bâle le 23 avril 2009 par le Quatuor Amar, sonne comme un imposant instrument à archet doté de seize cordes, avec des harmoniques complexes obtenues par tuilages sonores, rythmiques, d’agrégats et de variations d’intensité. D’une durée de dix-huit minutes, le troisième quatuor à cordes d'Olga Neuwirth In the realms of the unreal (Dans les royaumes de l’irréel), titre tiré du long récit de Henry Daiger (1892-1973), s’impose comme un authentique chef-d’œuvre depuis sa création le 15 janvier 2010 Cité de la Musique par le Quatuor Arditti dans le cadre de la Biennale de quatuors à cordes. Les Diotima ont donné de cette « musique de la catastrophe » (Olga Neuwirth) une interprétation d’une intense luminosité, jouant avec une limpidité tenant du classicisme, entre éclats d’inventions liés à des sous-textes littéraires qui cimentent la partition qui fait entendre tous les sons, possibles et impossibles, attendus et inouïs, qu’est capable de produire un quatuor d’archets d’où émergent des éléments anxiogènes évoquant des danses anciennes, un fragment du lied inachevé Die Götter Griechenlands de Franz Schubert ainsi que d’œuvres d’Olga Neuwirth elle-même, qui rend aussi hommage à sa grand-mère dont le initiales correspondent aux notes la (Alfreda) et sol (Gallowitsch). Le tout a été interprété par le Quatuor Diotima avec une maîtrise de la couleur, du rythme, de l’archet, une vélocité technique et une souplesse magistrales, les quatre musiciens ayant fait leurs ces œuvres pleines d’invention au point de donner l’impression de les avoir toujours jouées.

Ensemble Modern, Franck Ollu
Photo : (c) Bruno Serrou

Les concerts se suivent mais n’ont pas toujours le même attrait. Ce qui est le propre d’un festival, direz-vous… Après l’extraordinaire concert du Quatuor Diotima, Présences recevait l’excellent Ensemble Modern de Francfort dirigé par son ex-corniste Franck Ollu, dans un programme hélas guère convaincant, pas même l’œuvre d’Olga Neuwith, Eleanor, malgré sa portée humaniste et pacifiste puisqu’il s’agit d’un hommage à Martin Luther King et à Elsa Cayat, psychanalyste seule femme victime de l’attentat islamiste contre la rédaction de Charlie Hebdo, la guitare électrique et la batterie ainsi que la voix de la chanteuse pop’ plutôt que blues étant trop envahissantes par rapport aux instruments de l’orchestre et leur jeu trop contraint en regard de la nature de la musique qu’elles sont censées représenter. Mais le maillon le plus contestable a été Brutal pour grand ensemble du Mexicain Aquiles Lázaro (né en 1989) donné en création mondiale : impossible de ne pas penser aux Tontons flingueurs et leur alcool fortement frelaté…

Manna Ito, Barbara Vignudelli, Tamara Stefanovich, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique et Choeur de Radio France, André de Ridder
Photo : (c) Bruno Serrou

Le concert de jeudi était un hommage à Luciano Berio (1925-2003), dont le monde célèbre le centenaire, et c’est judicieusement qu’il a été décentralisé à la Philharmonie de Paris dans la Salle Pierre Boulez, un proche de Berio, investie par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par le chef allemand André de Ridder, Generalmusikdirektor du Théâtre de Fribourg-en-Brisgau, avec en solistes la pianiste Tamara Stefanovich (la seconde pianiste étant curieusement restée dans l’anonymat), les sopranos Manna Ito et Barbara Vignudelli, le Chœur de Radio France dirigé par Roland Hayrabedian, directeur-fondateur de Musicatreize. L’œuvre la plus puissante et originale était la plus ancienne, le Magnificat de Luciano Berio, exact contemporain et ami de Pierre Boulez né comme lui en 1925, composé en 1949. Cette partition en huit parties d’inspiration liturgique créée à Turin en 1971 requiert un ensemble de seize instruments avec une contrebasse pour seule représentante de la famille des cordes, deux pianos, deux cantatrices solistes et chœur mixte. Durant l’exécution de cette pièce aux effectifs originaux, un silence religieux s’est maintenu le petit quart d’heure de sa durée tenant l’auditoire comme en état de suffocation, saisi par l’ampleur, la beauté, la dimension inattendue de ce qu’il était en train de découvrir pour la plupart. S’ensuivait Locus… doublure… solus, œuvre pour piano et ensemble de tendance plus ou moins répétitive d’Olga Neuwirth créée le 8 septembre 2001 sous la direction de Pierre-André Valade, « est constitué de sept mouvements explorant plusieurs aspects du jeu du piano, les timbres du soliste étant complétés par un ’’double’’, le clavier échantillonneur, qui élargit l’univers du piano avec des micro-tons, tandis que l’ensemble explore de la même façon un vaste espace musical. Le matériau est en constante évolution, de sorte que l'oreille de l'auditeur est entraînée dans ce qui peut être une expérience intrigante et déroutante » (Pierre Boulez). Après l’entracte, la création mondiale d’une imploration pour orchestre (bois et cuivres par trois, quatre cors, tuba, quatre percussionnistes, harpe, piano, cordes) en trois parties enchaînées de Michael Levinas (né en 1949) au titre sublime, Cantique des larmes, avec une formule descendante inconsolable confiée aux cuivres, prélude d’une dizaine de minutes aux trente-cinq minutes de Rendering (Rendu) pour grand orchestre réalisée en 1989/1990 par Luciano Berio à partir de fragments de la Xe Symphonie en ré majeur D 936A de Franz Schubert que le compositeur italien a assemblés à sa façon en trois mouvements autour du timbre du célesta avec une gravité nonn dénuée d’humour. L’interprétation qu’en a donnée André de Ridder aura manqué de contrastes, de force narrative et de dynamique, les tempi étant trop étirés et la palette sonore apparaissant un rien fade à côté des enregistrements qu’en ont réalisé Riccardo Chailly avec l’Orchestre du Théâtre de la Scala de Milan et David Robertson avec l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise.

Matthias Pintscher, Orchestre National de France, Maîtrise de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Le compositeur chef d’orchestre allemand Matthias Pintscher, qui a été une décennie durant, jusqu’en juin 2023, le directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, a dirigé en deux jours les deux orchestres de Radio France. Tout d’abord l’Orchestre National de France dans un programme quasi monographique consacré à Olga Neuwirth, avec trois de ses œuvres. En premier lieu, la création mondiale de Tombeau I, vibrant hommage à Pierre Boulez pour orchestre et échantillonneur avec des citations wagnériennes de la Marche funèbre du Crépuscule des dieux et des fragments de Parsifal qui a précédé une partition au titre improbable Keyframes for a Hippogriff - Musical calligrams in memoriam Hester Diamond composé en 2018 pour contreténor (le puissant Andrew Watts), chœur d’enfants (excellente Maîtrise de Radio France) et orchestre et, pour finir, Trurliade-zone zero pour percussion et orchestre créé à Lucerne le 27 août 2016 dirigé par Susanna Mälkki avec en soliste Victor Hanna, œuvre a priori un peu foutraque mais impressionnante et particulièrement inventive pour quatre percussionnistes, dont l’impressionnante Adelaïde Ferrière en solo. Seule exception du programme, une quatrième pièce, donnée en création mondiale, Clameurs pour orgue seul de Michael Levinas par la brillante Vera Nikitine, organiste et compositrice.

Ensemble Linea, Jean-Philippe Wurtz
Photo : (c) Bruno Serrou

En guise de bouquet final, Présences se concluait sur deux grands concerts. Le premier était donné Studio 104, ex-Salle Messiaen, par l’excellent Ensemble Linea basé à Strasbourg de Jean-Philippe Wurtz, élève de Péter Eötvös, dans des œuvres fort séduisantes. Tout d’abord de l’Argentine Rocío Cano Valiño (née en 1991), élève de Franck Bedrossian, qui avec son concerto pour contrebasson et ensemble donné en création mondiale avec en soliste Antoine Pecqueur, membre de Linea, intitulé Fanguyo, titre tiré du langage populaire argentin désignant un enchevêtrement, à l’instar du mouvement initial, Embroyo, tandis que les deux suivants, Tramoya et Bandaya signifient respectivement triche et malin. Autant de termes qui exposent l'atmosphère de chaque volet de l’œuvre. C’est dire l’humour et le caractère jovial que doivent communiquer les interprètes, qui s’en sont donné à cœur joie, prenant un malin plaisir à tirer de leurs instruments des sonorités réjouissantes. Le Suédois Jacob Mühlrad (né en 1991) proposait en création mondiale Heliopause pour ensemble qui se réfère au vent solaire qui, dans le pays natal de l'auteur, disparaît à la frontière bloqué par le milieu interstellaire, ce qui conduit le compositeur à opposer à de longues plages harmoniques plusieurs fois transposées des formules constituées de notes répétées et de motifs tourbillonnants évoquant le vent de façon onirique. Avec Twin Conapts, autre création, Aurélien Dumont (né en 1980) propose une sorte de labyrinthe évoquant une demeure hyper connectée décrite dans un roman de science-fiction dans lequel le compositeur mêle des instruments d'époques différentes, flûte traversière Renaissance, cor anglais, contrebasson baroque, cor en fa/cor naturel, trombone/sacqueboute, théorbe/guitare électrique, clavecin/synthétiseur, un percussionniste, violon, alto, violoncelle, contrebasse. Ces trois créations mondiales conduisaient à l’œuvre référence du concert, le remarquable Un Posto nell’acqua (Une place dans l’eau) qu’Olga Neuwirth a composé en 2009 d’après le Moby Dick de Herman Melville, écrivain états-unien qui allait inspirer à la compositrice autrichienne quatre partitions majeures, The Outcast (La Paria) créé à l’Opéra de Mannheim en 2012 et donné à la Philharmonie de Paris le 26 février 2022 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/la-grande-fresque-le-banni-outcast.html), Encantadas pour ensembles spatialisés et électronique (2014-2015) et O Melville! en 2016. Créée à Amsterdam le 10 décembre 2009 par Klangforum Wien dirigé par Sylvain Cambreling, Un Poco nell’acqua est empli de l’univers marin cher à Melville qu'Olga Neuwirth a elle-même vécue en se rendant au cap Nord et en observant des baleines depuis une île du Massachussetts aux Etats-Unis, concevant un véritable poème symphonique marin où l’on entend les mouvements de la mer, les bruissements de la nature, l’ampleur de l’espace illimité, les cris d’oiseaux, les sons de mats, de poulies, réels et déformés tel un rêve, d’où émergent des chants de matelots et des réminiscences de la mort d’Isolde du Tristan und Isolde de Richard Wagner.  

Ming Wang, Tristan Murail, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

L’ultime concert du Festival Présences a réuni dimanche en fin d’après-midi l’Orchestre Philharmonique de Radio France et le magicien Matthias Pintscher, qui dirigeait son second concert de créations en deux jours, après celui de l’Orchestre National de France la veille au soir. Ouvert sur une page d’orchestre du regretté Fausto Romitelli (1963-2004) trop tôt disparu, Spazio-Articolazione (Articulation Spatiale) pour grand ensemble amplifié donnée en première exécution française trente-quatre ans après sa création à Sienne tandis qu’il était l’élève de Franco Donatoni (1927-2000), œuvre déjà impressionnante qui va au-delà d’un travail d’élève comme trop de ses compagnons qui n’arrivaient pas à se défaire du style de leur maître au point d’être groupés sous le sobriquet de « donatonini », le jeune Romitelli y associant musique spectrale et spatialisation. Varié et exigeant, le programme se poursuivait avec trois brillants concertos en créations mondiales pour autant d’instruments solistes différents. Le premier pour un instrument chinois, œuvre magistrale de Tristan Murail (né en 1947), l’un des maîtres d’Olga Neuwirth, au titre poétique Le Livre des Merveilles - Concerto pour guzheng, cordes, clavier et électronique qui illustre l’ouvrage éponyme de Marco Polo publié en 1298 décrivant pour la première fois en Occident la vie en Extrême-Orient, où Murail enseigne depuis une décennie au Conservatoire de Shanghaï. C’est à la suite d’une demande de cette institution de concevoir une œuvre consacrée à un instrument traditionnel chinois qu’est né ce concerto pour le guzheng, cithare de table dotée de vingt-et-une cordes reposant sur un chevalet mobile qui se joue des deux mains, la droite pinçant les cordes et la gauche réalisant des glissandi et contrôlant le vibrato. Brillamment joué par la virtuose chinoise Ming Wang, l’œuvre est en perpétuel mouvement, aucun thème gouvernant le discours dont la cohérence est assurée par le seul guzheng, tandis que l’orchestre dépeint maints paysages, qui invitent l’auditeur à un voyage sonore sans cesse renouvelé. 

Beatrice Rana, Eric Montalbetti, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Le deuxième concerto était pour un instrument beaucoup plus courant sous nos latitudes, puisqu’il était voué au piano. En fait, son auteur, Eric Montalbetti (né en 1968), ex-délégué-artistique de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, a écrit son Concertino pour piano et orchestre pour une formation Mozart enrichie de quelques instruments comme la clarinette basse, le bugle, le trombone basse, deux percussionnistes et le célesta, qu’il a conçu comme un ‘Omaggio a Luciano Berio (Hommage à Luciano Berio) pour le centenaire de la naissance du compositeur italien que son cadet français considère comme une figure tutélaire de sa propre création qui associe de façon subtile et continuellement renouvelée harmonies sérielles et modales, tandis que l’instrument soliste chante à satiété, avec trilles, arpèges, et que la structure enchaîne trois mouvements inversés, lent-vif-lent, la merveilleuse Beatrice Rana donnant à chacun son caractère propre, délicatement tragique pour le premier, suivi d'un énergique et joyeux Scherzo, pour conclure sur un Adagietto introspectif et élégiaque

David Guerrier, Matthias Pintscher, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Le troisième concerto était signé par Olga Neuwirth, et était dédié à la trompette, instrument que la compositrice connaît à la perfection, puisqu’elle songeait à en devenir une virtuose jusqu’à son accident évoqué au début de ce compte-rendu. Composée en 2004-2006, révisée en 2007, fruit d’une commande de Radio France pour la version avec orchestre qui a été créée le 19 octobre 2008 à Cologne par Marco Blaauw et l’Ensemble MusikFabrik dirigé par Christian Eggen. Le titre de ce concerto, « …Miramondo multiplo… », renvoie à une sculpture cinétique du Gruppo T fondé par quatre artistes italiens en 1959 « par le prisme de laquelle on voit le monde sous un jour toujours changeant, un peu à la manière d’un kaléidoscope » (Olga Neuwirth). Outre le jeu et les sonorités de grands trompettistes de jazz, dans le style et la couleur, on retrouve plusieurs citations d’œuvres de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), et une chanson de Stephen Sondheim (1930-2021), Send in the Clowns que Neuwirth aimait à jouer enfant avec sa trompette. Il résulte de ces associations une œuvre dense et impressionnante magnifiée par le sorcier David Guerrier, qui a choisi de jouer de deux trompettes dont un piccolo dotées de palettes plutôt que de pistons, donnant ainsi plus de couleurs et d’épaisseur aux sonorités de l’instrument soliste.

Georges Aperghis (né en 1946). Photo : DR

L’an prochain, en février 2026, l’indispensable festival Présences de Radio France aura pour figure centrale le grand compositeur franco-grec Georges Aperghis, maître incontesté du théâtre musical et des sonorités de la langue et du verbe à travers les entités abstraites que sont les phonèmes, qui passera le cap de ses quatre-vingts ans le 23 décembre prochain.

Bruno Serrou