Paris. Philharmonie.
Cité de la Musique. Auditorium. Jeudi 17 octobre 2024
Photo : (c) Bruno Serrou
Concert jubilée à la Philharmonie de
Paris/Cité de la Musique de l’Arditti String Quartet, le plus grand quatuor
d’archets dédié à la création contemporaine : fondé en 1974 par le violoniste
britannique Irvine Arditti, il a en effet créé plusieurs centaines d’œuvres des
plus grands compositeurs de notre temps. Pour le concert de son demi-siècle
d’existence, le Quatuor Arditti a programmé trois œuvres en création d’autant
de jeunes femmes (Diana Soh, Cathy Milliken, Chaya Czernowin) confrontées à une
œuvre-phare, le fantastique Quatuor n° 3
« Grido » (« cri » en italien) d’Helmut Lachenmann écrit pour les Arditti en 2001. Un fabuleux
moment offert au public parisien d’un immense compositeur pour quatre musiciens
de génie. Le concert était dédié au deuxième de ses violoncellistes, qui en fut
membre pendant vingt-six ans, de 1979 à 2005, l’immense Rohan de Saram, mort à
85 ans le 29 septembre dernier.
Photo : (c) Bruno Serrou
Créateur d’une trentaine d’œuvres nouvelles
par an, modèle du Quatuor Diotima actif depuis 1996, d’un an postérieur au
Chronos Quartet créé en 1973 en Californie par David Harrington à l’audience
plus grand public car moins regardant côté innovation, le Quatuor Arditti a été
fondé en
1974 par le violoniste Irvine Arditti (né en 1953), alors étudiant à la Royal
Academy of Music de Londres avec trois confrères, le Quatuor Arditti a
travaillé très tôt en étroite collaboration avec les compositeurs, s’imposant
rapidement comme l’une des formations majeures dans le domaine de la musique
contemporaine, à l’instar de ses aînés états-uniens du Quatuor LaSalle actif de
1946 à 1987 avec l’indestructible Walter Levine. « La direction de l’Académie
m’avait demandé de réunir un quatuor d’archets pour un concert donné en
l’honneur de Krzysztof Penderecki », se souvient Irvine Arditti dont l’intérêt pour
la musique contemporaine «
remonte aux années 1960, à l’écoute d’Olivier Messiaen, Iannis Xenakis en 1966,
Karlheinz Stockhausen, György Ligeti en 1968… »
Connus
pour aimer les œuvres techniquement les plus ardues, occupant une niche en
musique de chambre où les maîtres classiques dominent, donnant au moins une
fois leur chance à tous compositeurs d’entendre leur musique jouée dans des
conditions optimales, les musiciens du Quatuor Arditti ont vite vu affluer les
propositions de compositeurs d’écrire pour leur formation. « Le premier a été
notre compatriote Jonathan Harvey », rappelait Irvine Arditti
lorsque je l’interviewais en octobre 2017. Une véritable collaboration avec les
compositeurs a suivi, tout au long du processus de création. Ainsi, grâce à
l’ensemble, les techniques de jeu des cordes ont considérablement évolué durant
le dernier demi-siècle. « Peut-être est-ce le compositeur allemand Helmut Lachenmann qui a le
plus développé la technique, selon Irvine Arditti. Nous avons
travaillé avec lui de façon très fouillée pour devenir les interprètes idéaux
de sa musique. Mais la musique n’est pas une question de techniques de jeu. De
nombreux compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’être
intéressants. ».
Diana Soh (née en 1984) et le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou
Invité pour des concerts et des master-class dans le monde entier, le
Quatuor Arditti a une discographie impressionnante avec près de trois cents CD
et DVD, parmi lesquels l’extraordinaire Helikopter-Streichquartett
extrait de l’opéra Mittwoch aus Licht de
Karlheinz Stockhausen embarqués (et enregistrés) en 1995 dans quatre
hélicoptères Alouette III en vol pilotés par autant de pilotes de l’armée de
l’air néerlandaise. En 1999, le Quatuor Arditti remportait le prix Musique
Ernst von Siemens, premier et seul quatuor à cordes à avoir reçu ce prix à ce
jour. Énumérer les créations du groupe serait fastidieux, avec vingt à
cinquante partitions nouvelles par an depuis cinquante ans pour atteindre le
chiffre phénoménal de quatre cents créations mondiales pour un répertoire de
plus de mille deux cents œuvres, de Georges Aperghis à Iannis Xenakis, en
passant par Louis Andriessen, Luciano Berio, Philippe Boesmans, John Cage, Elliott
Carter, James Dillon, Hugues Dufourt, Pascal Dusapin, Philip Glass, Georg
Friedrich Haas, Jonathan Harvey, Klaus Huber, Philippe Hurel, Betsy Jolas,
Philippe Manoury, Olga Neuwirth, Maurice Ohana, Wolfgang Rihm, Rebecca Saunders,
Giacinto Scelsi, Salvatore Sciarrino, Karlheinz Stockhausen… Citer tous les
compositeurs qui leur sont redevables engendrerait une bien trop longue litanie
digne d’un bottin londonien au temps où ce type de publication était encore édité…
Au cours des années, les pupitres titulaires ont changé, mais Irvine
Arditti reste l’indéfectible leader. Le violoniste britannique est aujourd’hui
entouré de son confrère arménien Ashot Sarkissjan, de l’altiste brésilien Ralf
Ehlers et du violoncelliste allemand Lucas Fels. Parmi les œuvres dont Irvine Arditti est le plus fier d’être à l’origine
avec son ensemble figurent Tetras de
Xenakis et Grido de Lachenmann. « C’est
peut-être Lachenmann qui a le plus développé les techniques de jeu du quatuor à
cordes et nous les avons travaillées avec lui dans leurs moindres détails pour les
comprendre et devenir ses interprètes idéaux, me disait Irvine Arditti en 2017. La musique n’est en aucun cas une
question de techniques de jeu mais il faut les assimiler pour jouer la musique
contemporaine. Néanmoins, nombre de compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne
les empêche pas d’écrire une musique intéressante. »
Chaya Czernowin (née en 1957) etc le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou
Le programme proposé par les Arditti ce 17 octobre confirme combien Helmut Lachenmann est la référence absolue de la création musicale contemporaine. Aujourd’hui
âge de 88 ans (il aura 89 ans le 27 novembre), il est à l’instar d’un Schönberg
et d’un Stockhausen l’un des parangons de la modernité musicale germanique, l’un
de ceux qui ont le plus apporté à la musique des cent dernières années. C’est
en effet à l’aune de son troisième quatuor à cordes que les trois œuvres en
création ont résonné. Toutes étaient proposées en première partie, entièrement
dévolue à la création musicale au féminin. Trois compositrices de trois
nationalités et esthétiques différentes ont été choisies par le Quatuor Arditti
pour célébrer son jubilée. La compositrice d’origine singapourienne vivant à
Paris, Diana Soh (née en 1984) a conçu pour l'occasion And those who were seen dancing (Et ceux que l’on avait vu danser), citation
attribuée à Friedrich Nietzsche (« Et ceux que l’on voyait danser étaient
jugés fous par ceux qui n’entendaient pas la musique ») qui a inspiré une partition
d’un grande concision rebondissant avec vivacité entre chacun des musiciens,
qui font entendre leurs voix prolongeant ainsi les sons de leurs instruments, jouant
à la fois sur la musique populaire et sur la musique la plus complexe, « cette
‘’chose’’ folle et impossible produite par les compositeurs et quelques
interprètes ‘’demeurés’’ » (Diana Soh) qui inspire une écriture vive aux
rythmes particulièrement allant, ainsi que des sonorités énergiques et percussives.
Autre partition en création mondiale, d’une temporalité plus développée tant il
y manque de souffle et d’inventivité, Ezov
(Moss) du nom de la plante ezov (mousse) de l’Israélienne Chaya Czernowin (née
en 1957), dont le matériau sonore et technique reflète les particularités de la
mousse, organisme simple, de petite taille, végétatif, sans tissus de soutien solides.
Entre ces deux premières mondiales, le Quatuor Arditti a donné la création
française de In Speak (En parlant) de l’Australienne Cathy
Milliken (née en 1955), membre fondateur en 1980 de l’Ensemble Modern de
Francfort-sur-le-Main dont elle est la hautboïste. Cette pièce au caractère
onirique fait aussi appel à la voix des instrumentistes, qui expose des
fragments du poème Octopus Rehearsal de
Matthew McDonald que la compositrice glisse dans la trame sonore de l’ensemble
qui se densifie peu à peu en phases se faisant plus clairement compréhensibles dans
la section centrale dont l’énergie cinétique portée à son zénith conclut l’œuvre
de façon abrupte sur un « jet d’archet ».
L’on sent combien l’influence d’Helmut Lachenmann est prégnante dans les générations qui suivent
la sienne, et la présence du chef-d’œuvre du maître jette une ombre opaque dès
les premières notes. Chez le compositeur allemand se manifeste la
volonté de pousser les instruments jusque dans leurs ultimes retranchements,
les cordes dans les nuances les plus extrêmes. Au-delà de la démarche
expérimentale, cette œuvre donne à entendre une vision du monde, d’une grande
humanité mais sans aucune concession. Composée
en 2000-2001 pour le Quatuor Arditti dont chacun des membres de l’époque a reçu
la dédicace à titre personnel, est le troisième volet du triptyque que le
compositeur allemand a consacré à ce jour au genre - il conviendrait d’y
associer la Tanzsuite mit Deutschlandlied
pour orchestre et quatuor à cordes de 1979-1980. Chacun porte un titre (Gran Torso, 1972, Reigen seliger Geister, 1989,
et Grido), et marque une étape
importante dans la création de leur auteur. De ce troisième quatuor, Lachenmann
a tiré en 2004 une version pour orchestre à cordes qu’il a intitulée Double (Grido II). Dans Grido,
le passé ne se présente pas sous forme d’une quelconque réminiscence, mais de façon subliminale. Le
processus utilisé par Lachenmann est un combat non-linéaire, non-discursif qui suscite un nouvel éclat. Lachenmann le saisit en puisant dans son propre terreau,
qui inclut consciemment le passé.
Comme il le dit lui-même, « il y a une grande différence entre regarder en arrière
- ce qui est parfois nécessaire - et revenir - ce
que je n’ai jamais fait. Seuls les gens qui pensent de façon très superficielle
peuvent être déçus par mon évolution. Ils veulent me voir à un certain endroit, mais ils ne peuvent déjà plus m’y trouver. Cela m’amuse. Et j’espère. »
Helmut Lachenmann (né en 1935) testant la résonance du dos du violon et de l'archet à côté de leur propriétaire, Irvine Arditti. Photo : DR, archives du Quatuor Arditti
A propos d’un accord d’ut majeur qui
apparaît (avec des fluctuations micro tonales) dans ce troisième quatuor, Lachenmann
remarque : « Je suis tout à fait d’accord pour ne pas stigmatiser immédiatement
un regard sur le passé comme un pas en arrière. J’ai ainsi pu citer dans mon
dernier quatuor l’accord d’ut majeur - qui sonne à la fois de façon comparable
et différemment dans la Création de Haydn
et dans l’ouverture des Maîtres-Chanteurs de
Wagner -, en l’invoquant en somme stylistiquement à contretemps. Il rappelle
tout ce qu’il représentait jadis sans qu’alors on s’interroge ; il est étranger
et peut en même temps faire l’objet d’une expérience nouvelle. Voilà ce que je
nommerais une utilisation dialectique de ce qui est ancien et usé - d’un coup
cet ut majeur redevient vierge. C’est justement en m’emparant de ce qui semble
connu que je veux trouver quelque chose que je ne connais pas encore. Car j’entends
sortir de mon ego, de cet obscur grenier
rempli de réflexes conditionnés. » Comme l’écrit le musicologue Péter Szendy,
c’est en élargissant progressivement le spectre et les méthodes de la « musique
concrète instrumentale », que Lachenmann est passé de l’idée d’une dialectique
du matériau, dont il s’agit pour lui de faire apparaître et de déconstruire les
connotations (ou l’aura, selon
l’expression de Lachenmann), vers l’utilisation critique d’objets de la tradition,
le défi consistant alors à faire sentir une tension entre ce que le compositeur
nomme « magie » des sons et leur inscription dans l’œuvre comme un travail de
l’intellect, dont la fonction, sinon la mission, est de briser ladite magie de
l’immédiateté sonore.
Dans cette œuvre dont ils sont les dépositaires, les Arditti ont tout
simplement hypnotisé le public de ce jeudi soir. Magnifiquement
joué par les quatre archets, avec une précision incroyable et un bonheur
évident, coulant avec infiniment de naturel tel un grand classique, cette œuvre
capitale du XXIe siècle de près d’une demie heure s’est écoulée à la
vitesse de la lumière. Les sonorités feutrées et charnelles à la fois, d’un
grand « confort », des Arditti ont instillé à cette œuvre bruitiste
la dimension d’un grand classique, dans la descendance des derniers quatuors de
Beethoven, dans l’invention, surtout lorsque l’œuvre s’éteint tandis que les archets
voltigent sur les cordes. Le classicisme de l’œuvre culte est devenu si évident
que les passages avec les archets frottant sur diverses parties du corps et des
cordes des instruments n’a pas même suscité de sourires dans la salle, contrairement
à ce qui aurait pu être, me souvenant d’une soirée de janvier 2013 Salle Pleyel
où je distinguais derrière moi que derrière moi un spectateur glisser à son
voisin qu’il avait cru entendre Frankenstein ou quelque bande son de film d’horreur...
Comme l'a constaté Irvine Arditti à la fin du concert devant un public qui réclamait un bis, impossible de jouer autre chose après un chef-d'oeuvre tel que le Quatuor n° 3 « Grido » d’Helmut Lachenmann...
Bruno Serrou