vendredi 7 février 2025

Un Götterdämmerung de feu clôt le Ring de Richard Wagner de La Monnaie de Bruxelles

Belgique. Bruxelles. Théâtre Royal de La Monnaie. Mardi 4 février 2025 

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Bryan Register (Siegfried)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Der Götterdämmerung (1) intense de bout en bout parachève le cycle du Ring des Nibelungen de Richard Wagner commencé en octobre 2023 dans une mise en scène de Romeo Castellucci (Das Rheingold / Die Walküre) et achevé en ce mois de février 2025 par Pierre Audi (Siegfried / Der Götterdämmerung), avec en constance la magnifique performance d’Alain Altinoglu et de l’Orchestre de La Monnaie, qui portent la partition sur les cimes, avec un cast homogène, un impressionnant Hagen de Ain Anger, une ardente Brünnhilde d’Ingela Brimberg, deux trios bien assortis de Nornes et de Filles du Rhin, un Gunther manquant de puissance d’Andrew Foster Williams, un Siegfried de Bryan Register convainquant mais à la voix fatiguée au troisième acte, le constant Scott Hendricks en Alberich, une Gutrune légèrement criarde d’Anett Fritsch, et la vibrante Waltraute de Nora Gubisch, tandis que le chœur se sera avéré impressionnant 

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung
Photo : (c) Monika Rittershaus

Cinq mois après Siegfried (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/09/passionnant-siegfried-theatre-de-la.html), deuxième des trois journées précédées d’un prologue Der Ring des Nibelungen que Richard Wagner composa entre 1849 et 1876, le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles conclut en apothéose un cycle qui, après maintes péripéties et un changement de metteur en scène à mi-parcours, aura maintenu en haleine deux saisons durant un public enthousiaste particulièrement à l’écoute. Il faut dire que la conception musicale aura été pour le moins fascinante. Le chef français Alain Altinoglu, directeur musical de La Monnaie depuis janvier 2016, prend un plaisir immense à partager sa conception d’une extrême vivacité, alerte et brûlante, singulièrement dynamique et tendue, terriblement dramatique tant il s’y trouve de suspens, contrastée et toujours limpide et fluide de cette partition emplie de mystères et de magies sonores et évocatrices, vision ardente du chef français qui fait que l’attention ne se relâche jamais admirablement servie en outre par des musiciens dont la virtuosité et les timbres rutilants ne cessent d’émerveiller, le plateau et la salle qu’il transporte dans les arcanes des légendes germaniques grondantes, menaçantes, comme de la lave en fusion. L’orchestre de La Monnaie est somptueux, au point que l’on ne peut que se délecter de la clarté et de la fluidité polyphoniques et de la chaleur et de la diversité des coloris. Altinoglu ménage des moments d’une splendeur inouïe, comme le récit de Waltraute, le deuxième acte en son entier, la marche funèbre dans l’acte ultime, la scène finale. Il sait également tirer profit de la pâte sonore et des timbres d’un orchestre de toute évidence heureux de jouer cette partition foisonnante dans laquelle il prend un évident plaisir à s’exprimer, le chef n’allégeant jamais les textures pour lasser ses chanteurs s’exprimer, l’acoustique précise et intimiste de la salle permettant à la fosse de s’exprimer sur toute la largeur de son nuancier sans excès ni de retenue ni de force, tandis que les pupitres solistes s’expriment pleinement, à commencer par les clarinettes, hautbois et bassons, ainsi que les cuivres, cors, tuben, trompettes et trombones confondus, les harpes et parmi les cordes les pupitres de violoncelles et de contrebasses…

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ain Anger (Hagen)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Sans renouveler le propos ni la portée multidimensionnelle du Crépuscule des dieux, la mise en scène dépouillée de Pierre Audi a le mérite d’être claire et de s’avérer d’une tangible efficacité théâtrale à dimension humaine. Tournant résolument le dos à toute tentation de relecture du livret, aux interrogations mythologiques, politiques, philosophiques, psychanalytiques au deuxième ou troisième degrés, la conception scénique se refuse à toute interprétation pour se focaliser sur la narration littérale et continue de l'histoire. Malgré l’abstraction du théâtre d’Audi, les grands moments ne manquent pas, les plus intenses étant les confrontations entre deux ou trois des protagonistes, sans pour autant contourner les mouvements de foule, dont les effectifs choraux de deuxième acte, massés dans l’ombre à contre-jour sur deux plateaux tournants se réunissant et se séparant. Après le prélude où l’on retrouve les enfants déjà présents dans Siegfried en train de dessiner les légendes du Rhin sur des vidéos de Chris Kondek projetées sur le rideau de scène, le décor de Michael Simon s’articule autour de sculptures monumentales qui surplombent le plateau et menacent les protagonistes. Audi est davantage dans la suggestion que dans la démonstration, au point de laisser à l’orchestre seul le soin d’évoquer les moments les plus forts, à l’instar de la Marche funèbre au cours de laquelle le corps de Siegfried reste au sol, tapis dans l’ombre d’un roc volumineux suspendu tel un monstre au-dessus de lui, ainsi que l’ombre de Brünnhilde qui veille sur lui, avant de disparaitre, tandis que Gutrune apparaît, s’inquiétant du sort du héros.  

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Andrew Foster-Williams (Gunther), Ain Anger (Hagen). Photo : (c) Monika Rittershaus

La distribution sert avec justesse la conception du chef d’orchestre et du metteur en scène. Dans l’épuisant rôle de Siegfried murissant, Bryan Register, qui n’a pas les atouts pour sa prise de rôle du remarquable Siegfried de l’heldentenor danois Magnus Vigilius, son successeur dans Götterdämmerung est son contraire, plus fragile, moins vaillant, vocalement moins sûr et moins constant, certes endurant mais montrant un fléchissement dans le troisième acte. Doté d’une bonne diction et d’une vocalité patente, le ténor états-unien éclaire les incertitudes qui assaillent Siegfried du début à la fin de l’œuvre. Face à lui, la Brünnhilde ardente et tragique, consciente des tourments et maîtresse de sa destinée, la soprano dramatique suédoise Ingela Brimberg, déjà présente dans le troisième acte de Siegfried qui chantait son premier Crépuscule des dieux, saisit par sa voix ample, ses aigus flamboyants, ses graves opulents, sa présence scénique d’une intensité impressionnante, qui lui permet de camper un Brünnhilde de noble stature, d’une féminité fragile et éperdue mais capable de décisions des plus tragiques et d’une endurance remarquable dans la scène finale saisissante d’intensité. Le tour de force de la soirée tient au personnage maléfique et terrifiant qu’est Hagen, confié à la fantastique basse estonienne Ain Anger, d’une noirceur et d’une puissance exceptionnelles qui, de son autorité froide et fielleuse tel un oiseau de proie, tient dans ses griffes la destinée des dieux, des héros et des hommes. La voix est puissante, colorée, et il émane de son personnage sombre et impérieux un charisme redoutable. Côté Gibichungen, Anett Fritsch, après avoir été Freia dans l’Or du Rhin, est une Gutrune égarée par la manipulation dont elle est victime, et si la soprano allemande a le souffle et la puissance du rôle, les aigus sont tendus au risque de s’avérer criarde, tandis que son frère Gunther, tenu par le baryton-basse britannique Andrew Foster-Williams, Donner dans Rheingold, manque de puissance et de coloration vocale, mais sa présence scénique compense cette carence. Dans le deuxième acte, on retrouve le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, dans la continuité de L’Or du Rhin et de Siegfried. Brûlante Waltraute, Nora Gubisch est une impressionnante apparition venue du Walhalla supplier sa sœur vêtue d’une armure bleu-sombre, les mains protégées par deux boucliers longilignes, complète de façon bouleversante cette affiche de solistes d’une grande cohésion à laquelle il convient d’associer les deux excellents trios de Nornes, Marvic Monreal, Iris Van Wijnen et Katie Lowe, et de Filles du Rhin, Tamara Banjesevic (Woglinde), Jelena Kordic (Wellgunde) et Christel Loetzsch (Flosshilde), ainsi que le vigoureux chœur de La Monnaie, qui répond vaillamment aux appels belliqueux de Hagen.

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Ain Anger (Hagen)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Cette mémorable soirée clôt un Anneau du Nibelung qui aura confirmé les affinités profondes d’Alain Altinoglu pour l’œuvre de Richard Wagner, transcendant quatre heures et demi durant fosse et plateau de sa conception énergique et dramatique, et de sa fluide et onirique musicalité.

Bruno Serrou

1) Jusqu'au 2 mars 2025

 

 

 


samedi 1 février 2025

Un frustrant «Rheingold» prélude au nouveau «Ring» de Richard Wagner de l’Opéra de Paris

Paris. Opéra de Paris Bastille. Mercredi 29 janvier 2025

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Eliza Boon (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O'Neill (Loge), Eve-Maud Hubeaux (Fricka), Matthew Calms (Froh), Florent Mbia (Donner)
Photo : (c) Herwig Prammer/OnP

Déception à l’issue de la première représentation du Prologue du nouveau « Ring » de l’Opéra national de Paris Bastille, Das Rheingold. Bonne direction d’acteur de Calixto Bieito, mais il ne se passe quasi rien sur le plateau deux heures et demi durant dans des décors de Rebecca Ringst soit nus avec un simple canapé les dieux assis dessus en rang d'oignons, soit un foutraque de fils et de corps IA dans le Nibelheim, le retour à la surface avec l’or rhénan substitué par Alberich chargé sur un charriot de la SNCF et la montée de Wotan et de Fricka au Walhalla sur un praticable raide comme la face nord de l’Everest. Distribution moins homogène que celle de Bruxelles, avec un Wotan (Iain Paterson remplaçant Ludovic Tézier, malade) au large vibrato et à la voix fatiguée, surtout à la fin, un Loge (Simon O’Neill) et un Mime (Gerhard Siegel) aux timbres manquant de caractère, une Erda (Marie-Nicole Lemieux) manquant étrangement de graves. Excellents Alberich (Brian Mulligan), Fricka (Eve-Maud Hubeaux), Fasolt (Kwangchul Youn), Fafner (Mika Karen) sortes de Laurel et Hardy, et frères de Wotan. La direction de Pablo Heras-Casado manque de tensions, l’Orchestre de l’Opéra n’est pas à son meilleur. Et que dire de l’énorme anneau qui tel un collier rigide d’ours enserre successivement les cous d’Alberich et de Wotan ?…  

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Iain Paterson (Wotan)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

C’est la seconde production du Ring que présente l’Opéra de Paris dans sa salle Bastille, après un cycle complet en 2010 de Philippe Jordan et Gunther Krämer repris en 2013, tandis que celle qui commence cette saison, confiée dès l'origine à Calixto Bieito, était programmée par Stéphane Lissner, parti de la direction de l’Opéra en janvier 2021, puis la crise de la Covid est arrivée, coupant les ailes de cette Tétralogie qui devait commencer en novembre 2020 sous la direction de Philippe Jordan avec déjà Iain Paterson en Wotan. Cinq saisons plus tard, la direction musicale est passée des mains de Philippe Jordan à celles de Pablo Heras-Casado avec dans l’intervalle un passage de témoin au Vénézuélien Gustavo Dudamel, ce dernier ayant démissionné entre temps, et c’est finalement le chef espagnol, ex-directeur artistique du Festival de Grenade qui s’illustre dans tous les répertoires, de Claudio Monteverdi à Péter Eötvös, qui s’est finalement vu confier la mission de mener ce nouveau Ring. Il n’en est pas à son premier Ring puisqu’il l’a déjà dirigé au Teatro Real de Madrid et qu’il est d’ores et déjà programmé par le Festival de Bayreuth pour le cycle de 2028, tandis que son nom circule à Paris pour la direction musicale de l’Opéra…

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan (Alberich) et les Filles du Rhin, Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde), Katharina Magiera (Flosshilde)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

C’est toujours une fête, autant pour les artistes que pour le public, que la promesse d’un nouvel Anneau du Nibelung pour un théâtre d’Opéra, autant pour l’ampleur du cycle wagnérien que pour ses magies sonores et visuelles, l’objectif de son auteur étant d’envoûter le monde à travers une œuvre d’art totale, c’est-à-dire à même de susciter l’intérêt autant de l’oreille que des yeux. Le préambule que constitue l’Or du Rhin, qui se déroule en quatre scènes d’une dynamique, d’une dramaturgie et d’une concision extrêmes, est le volet le plus à même de susciter le théâtre, tant il est particulièrement riche en péripéties et en lieux géographiques, signe d’un scénario de bande dessinée, l’action partant des fonds aquatiques rhénans pour se conclure au ciel, après un passage dans les abysses de la terre et à sa surface tandis que se rencontrent ondines, gnomes, géants et dieux… Vigilant à ne jamais écraser les voix auxquelles il donne la primauté, Casado gomme les arêtes vives de la partition, les élans de l’orchestre, amenuise les tensions, tandis que la conception générale affecte le dynamisme, les contrastes, les saillies et l’onirisme, globalement de vie, au point que l’attention du spectateur est plus d’une fois  prise en défaut.  

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Iain Paterson (Wotan), Gerhard Siegel (Mime), Simon O'Neill (Loge)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

Direction propre, geste souple et large, mais vision lisse, sans élan de Pablo Heras-Casado, comme si le chef était comme angoissé devant l’ampleur de la tâche, alors même qu’il connaît le cycle entier. Cette impression se ressent dès les premières mesures où s’élabore le fameux accord de mi bémol majeur qui se déploie au long des cent trente six mesures initiales d’où découlera le cycle entier et qui devrait se construire comme émergeant d’un véritable magma, mais l’orchestre se fait trop présent, concret, annihilant ainsi le mystère de la naissance de l’univers et de la vie qui naissent du fleuve qui va être régi par les dieux du Walhalla, l’orchestre se faisant entendre de façon concrète au lieu d’émerger petit à petit des abysses du cosmos et de l’élément liquide, tant et si bien que la rupture censée s’instaurer entre le prélude et la première scène est beaucoup moins tranchée qu’attendu. L’Orchestre de l’Opéra de Paris est moins somptueux, précis, virtuose que dans la précédente production du Ring et sa reprise, et l’on se surprend à entendre un certain nombre de décalages et imprécisions auxquels cette superbe formation orchestrale ne nous a pas habitués.

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan (Alberich), Iain Paterson (Wotan)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

Mais peut-être est-ce le manque d’unité du plateau qui réfrène le chef espagnol et l’incite à veiller à ne pas forcer les saillies de son orchestre, les rôles centraux n’ayant pas tous les moyens idoines pour passer la rampe, certains manquant même de caractère. Ainsi en est-il de Loge et de Mime, tandis que Wotan fatigue assez rapidement. Commençons par le maître des dieux, Iain Paterson, qui était prévu à l’origine du projet, en 2020, mais qui cette fois remplace Ludovic Tézier, qui devait faire sa prise de rôle qui était particulièrement attendue, mais des ennuis de santé l’ont contraint à renoncer. Le baryton-basse écossais paraît comme usé, tant le vibrato s’est élargi, le haut du spectre s’est tendu, alors que son art du récit reste indéniable, ce qui en fait heureusement un remarquable conteur, ce qui lui permet de maintenir l’intérêt grâce à un sens du discours particulièrement prenant. Face à lui, l’Alberich trop solaire du baryton états-unien Brian Mulligan, bien investi dans le personnage, s’exprimant avec sagacité mais le timbre manque d’épaisseur et la voix d’animosité, tandis que le duo de géants est déséquilibré, avec le puissant Fasolt du Sud-Coréen Kwangchul Youn au timbre coloré mais physiquement menu et portant smoking, et un Fafner, le Finlandais Mika Kares, à la voix plus contrainte et physiquement plus grand et filiforme, portant chapeau de cowboy et veste en daim frangé, si bien que côte à côte les deux géants à tailles humaines font plus ou moins penser à Laurel et Hardy. Côté ténors, le Loge du ténor néo-zélandais Simon O’Neill et le Mime de l’allemand Gerhard Siegel manquent excessivement de caractère, loin des géniaux Heinz Zednik et Graham Clarke, autant sur le plan vocal que dramatique, et de naturel dans la narration. En revanche, les dieux Froh et Donner sont parfaitement campés par le ténor canadien Matthew Cairns et le baryton Florent Mbia, ce dernier membre de la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris. Côté déesses, la plus convaincante est la noble, impérieuse, ironique et vindicative Fricka de l’excellente mezzo-soprano genevoise Eve-Maud Hubeaux au timbre charnel et à la voix sensuelle. Etonnamment, la contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux, tant attendue dans cette prise de rôle, déçoit en Erda aux graves raréfiés, au timbre trop clair, tandis que la soprano néo-zélandaise Elisa Boom n’a guère le temps d’imposer ses qualités intrinsèques en Freia. Enfin, les naïades que sont les Filles du Rhin, Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde) et Katharina Magiera (Flosshilde), forment un trio vocalement bien assorti et d’une séduisante cohésion.

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan  (Alberich)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

La direction d’acteur finement réglée par Calixto Bieito, qui ne laisse pas entrevoir la moindre piste de ses intentions futures, s’exprime dans un décor conçu par Rebecca Ringst dominé par un mur du fond gigantesque qui ne s’ouvrira qu’à la fin du spectacle pour laisser surgir le Walhalla, tandis que des dessous du plateau apparaîtront le Nibelheim, curieusement doté d'un grand masque d'Agamemnon, avec son laboratoire où s’active Mime sous la surveillance menaçante d’Alberich doté d’une sorte de data center envahi de fils de tous calibres et d’androïdes façon AI (Artificial Intelligence), Alberich s’accrochant au cou, en guise de collier, un énorme anneau forgé par son frère avant de se couvrir le chef du Tarnhelm puis le visage de masques animaliers, après une première scène se déroulant devant un rideau souple et verdâtre symbolisant les eaux du Rhin d’où sortent les Filles du Rhin vêtues de combinaisons de plongée bleues, avant qu’une imposante palissade apparaisse, figurant le refuge des dieux qui attendent assis sur un long canapé l’érection de leur palais. Au retour du Nibelheim, Wotan et Mime ramènent Alberich à la surface suivis d’un charriot type SNCF chargé d’un mince tas d’or, Wotan arrachant l’anneau du cou du nain pour le mettre autour de son propre cou, avant de le retirer pour le déposer sur le charriot, traîné par Fafner qui se retire, lorsque qu’apparaît derrière le mur qui s’efface un Walhalla monumental d’une froideur toute métallique déjà occupé par les frères de Wotan d’où descend pour y accéder un immense escalier qu’empruntent le couple Wotan / Fricka, tandis que, assis et moqueur, Loge raille les Filles du Rhin qui pleurent leur « or pur »… Mais gardons-nous de juger sur ce seul prologue des intentions du metteur en scène qui demeure ici dans le flou.

Bruno Serrou

dimanche 26 janvier 2025

Triomphal retour de Haendel au Théâtre du Châtelet avec un « Orlando » de grande classe

Paris. Théâtre du Châtelet. Samedi 25 janvier 2025 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Vu vendredi soir l’Orlando de Haendel présenté au Théâtre du Châtelet, que j’ai retrouvé avec plaisir après plusieurs années sans, en raison d’une programmation centrée sur un répertoire qui ne m’intéressait pas, alors que j’ai travaillé en ce lieu pendant dix ans, à l’époque où cette salle était vouée à la musique « savante » qu’elle ouvrait à tous. Le public mélomane a tant perdu l’habitude de fréquenter ce lieu que la jauge était loin d’être pleine, le soir de la deuxième représentation. Olivier Py, son directeur qui aime l’opéra au point d’écrire des livrets, a beaucoup de travail à faire s’il entend persister dans cette voie. Cet Orlando est aussi l’occasion de célébrer Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, qui s’illustrent dans cette musique à satiété, dans une mise en scène élégante de Jeanne Desoubeaux qui a pour cadre un musée des Beaux-Arts type Musée du Louvre rénové, avec en tête d’une distribution idoine Katarina Bradić et Siobhan Stagg 

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Riccardo Novaro (Zoroastre). Photo : (c) Thomas Amouroux

Lorsque le premier Maire de Paris de l'histoire moderne, Jacques Chirac, fut élu à la tête de la Ville de Paris, il voulut faire du Châtelet le navire amiral du spectacle vivant parisien, lui attribuant le nom de Théâtre Musical de Paris/Châtelet, qu'il confia au compositeur Marcel Landowski alors directeur de la musique de la Ville de Paris. L'objectif, renouveler l’image et les missions du théâtre, avec pour mission de rivaliser avec l’Opéra de Paris qui, théâtre lyrique national, était alors la tête de proue de la politique culturelle des grands rivaux du maire à l’époque, les Présidents de la République Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand, et retrouver l’esprit de cette salle voulue par Napoléon III qui avait vu au tournant des XIXe et XXe siècles des créations de spectacles d'opéra (c'est le Châtelet qui fut le cadre de la création française de Salomé de Richard Strauss) et des chorégraphies des Ballets Russes, avant de se consacrer à des grands spectacles populaires puis de se tourner vers l’opérette grand public... C’est ainsi que de 1980, avec Jean-Albert Cartier, jusqu’en 2006, année du départ de Jean-Pierre Brossman et du changement d’objectifs imposé par la majorité municipale socialiste depuis 2001 qui voulut retourner au grand spectacle populaire jugeant la programmation précédente trop élitiste, le Châtelet aura été le cadre de productions lyriques et de concerts symphoniques et de musique de chambre de tout premier plan, attirant les plus grands artistes internationaux avec des saisons à thèmes et alternant des festivals d’orchestres sur instruments modernes et festivals de formations sur instruments anciens, ainsi que des concerts réunissant grands interprètes et jeunes talents…

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Kararina Bradić (Orlando). Photo : (c) Thomas Amouroux

Après une parenthèse de près de vingt ans, Olivier Py, son directeur depuis septembre 2023, relève le défi d’en (re)faire un « théâtre musical populaire de qualité, largement ouvert au public ». La production nouvelle de l’Orlando de Haendel, co-produit avec le Théâtre du Capitole de Toulouse, renvoie ainsi aux temps des représentations au Châtelet des Orlando furioso d’Antonio Vivaldi de l’équipe Claudio Scimone / Pier Luigi Pizzi et Ercole Amante de Francesco Cavalli de Michel Corboz / Jean-Louis Martinoty en 1980, Les Indes galantes de Philippe Herreweghe / Pier Luigi Pizzi pour le tricentenaire de la naissance de Jean-Philippe Rameau en 1983, Rinaldo de Georg Friedrich Haendel de Charles Mackerras / Pier Luigi Pizzi en 1985, Euridice de Jacopo Peri par Michel Amoric / Jean-Louis Thamin en 1987, King Arthur de Henry Purcell selon William Christie / Graham Vick en 1995… C’est dans cet héritage de quarante ans que se situe l’Orlando de Haendel que le Châtelet a confié à Christophe Rousset et Jeanne Desoubeaux, avec, dans la fosse, la formation baroque que le chef claveciniste avignonnais a fondé voilà trente-cinq ans, Les Talens Lyriques, rendus célèbres dans le grand public pour sa participation en 1994 au film Farinelli de Gérard Corbiau, Golden Globe 1995 du meilleur film étranger.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Opéra en trois actes créé au King’s Theatre de Londres le 27 janvier 1733, Orlando de Haendel repose sur un livret adapté de Carlo Sigismondo Capece  (1652-1728) à partir d’un texte d’un auteur inconnu qui puise dans l’Orlando furioso de l’Arioste (1474-1533) publié en 1516 et complété en 1532, parodie de poème chevaleresque dont s’inspire l’opéra éponyme qu’Antonio Vivaldi composa en 1727 sur un livret de Grazio Braccioli (1682-1752). L’argument, qui entremêle la guerre de Charlemagne contre les Sarrasins et la folie de son chevalier favori Roland de Roncevaux vainement amoureux, conte cette passion amoureuse que le grand serviteur de l’empereur carolingien voue à l’inconstante reine Angélique, compagne du Prince Médor, lui-même aimé par l’humble bergère Dorinda. L’intervention miraculeuse du magicien Zoroastre et de sa potion magique fera tout rentrer dans l’ordre. A partir de cet argument, Jeanne Desoubeaux conçoit un spectacle dont l’action se déroule dans un musée, la présentation des œuvres, tableaux et statuaire antique, rappelant le Musée du Louvre dont l’actualité est inquiétante puisque victime de son succès qui en ronge structures et œuvres. Quatre enfants (ce vendredi ils n'étaient que trois dans la seconde partie, l’un d’eux étant soudain malade) échappés d’un groupe scolaire en sortie culturelle s’égayent dans les salles, s’émerveillant devant les tableaux, prenant des notes, avant d’être rejoints par leurs camarades de classe écoutant leur professeur sous le regard mi amusé mi inquiet du gardien Zoroastre. Leurs camarades partis, les quatre enfants, qui se sont laissé enfermer dans les salles d’exposition, imaginent les personnages sortant des œuvres d’art exposées et se retrouvant la nuit venue pour jouer l’intrigue du poème de l’Arioste revue à travers l’imaginaire puéril des enfants, incapables dans le fond de comprendre les enjeux dont il est question dans l’opéra de Haendel, jusqu’à ce qu’à la fin, les protagoniste de l’opéra retournent à la vie réelle l’aube venue et endossent les vêtements de quatre mères venues récupérer leur progéniture, le tout au sein d’une fort belle scénographie de Cécile Trémolières mettant en valeur tableaux et sculptures, et les beaux costumes d’Alex Constantino, le tout mis en valeur de façon onirique par les lumières de Thomas Coux dit Castille.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Si le spectateur en a plein les yeux, ce sont surtout ses oreilles qui sont à la fête, même celles pour qui les opéras de Haendel ne sont qu’enchaînement d’arie qui se ressemblent tous plus ou moins, à l’exception d’une seule aria, qui surpasse et fait oublier toutes les autres. Ce qui est indubitablement le cas ici, bien qu’il s’agisse assurément de l’un des ouvrages scéniques les plus accomplis du compositeur saxon, surtout du point de vue de l’orchestration. Il est à noter qu’à l’exception de Zoroastre, la distribution ne compte que des femmes, le staff artistique, qui a le libre choix, ayant opté pour une mezzo-soprano et non pas pour un contre-ténor dans le rôle-titre. Et quelle mezzo ! La brillante et endurante cantatrice serbe Katarina Bradić, qui excelle dans tous les répertoires, ici en formidable androgyne au timbre de velours, registre grave riche et profond, au cantabile savamment maîtrisé, timbre moelleux et merveilleusement équilibré qui s’étaient imposés dans leur rayonnante évidence en septembre 2023 Théâtre de La Monnaie de Bruxelles lors de la création de Cassandra de Bernard Foccroule (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), puis deux mois plus tard Salle Favart à la reprise de Macbeth de Pascal Dusapin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/cree-bruxelles-en-2019-le-macbeth.html), et en janvier 2024 Grand Théâtre de Genève pour la création de Justice d’Hèctor Parra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html). 

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Autre personnage travesti, cette fois conformément à la création en 1733, Medoro est campé de façon tout aussi convaincante par à la mezzo-soprano états-unienne Elizabeth DeShong dont la présence rayonnante, le sens du théâtre en péréquation avec sa voix soyeuse au service d’un jeu d’un naturel impressionnant. Entendue entre autres à Genève dans Alcina de Haendel dans le rôle de Morgane en février 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/02/geneve-alcina-de-haendel-tonifiee-par.html) et dans Elias de Mendelssohn-Bartholdy à la Philharmonie de Paris en décembre 2023 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/eblouissant-elias-de-mendelssohn.html), la soprano australienne Siobhan Stagg est une Angelica altière au timbre solaire et son jeu est d’une grande vérité dramatique,  tandis que, de sa voix fruitée et flexible aux aigus rayonnants, la soprano italienne Giulia Semenzato entendue à Innsbruck dans Il matrimonio secreto de Cimarosa en août 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/08/il-matrimonio-secreto-de-cimarosa-dans.html), dans Ercole Amante (Vénus, Bellezza et Cinzia) de Cavalli en novembre 2019 au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/11/passionnant-ercole-amante-de-cavalli.html), Idomeneo (Ilia) de Mozart à Genève en février 2024 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/energique-et-fragile-idomeneo-de-mozart.html) et dans Tolemeo (Seleuce) de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/energique-tolemeo-de-haendel-de.htmlincarne une Dorinda élégiaque à la vocalité agile et aux aigus incandescents, tandis que l’unique chanteur de la troupe, le baryton italien Riccardo Novaro entendu notamment dans la trilogie Mozart / Da Ponte à la Monnaie de Bruxelles en février 2020 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2020/02/a-bruxelles-le-theatre-de-la-monnaie.html), s’échauffe peu à peu pour incarner un Zoroastre de sa voix agile et constante.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Dans la fosse au plancher surélevé à mi-hauteur, Christophe Rousset mène l’œuvre avec force et passion, veillant avec vigilance aux équilibres les plus fins entre les pupitres et dans les rapports fosse/scène, jouant en virtuose de son fabuleux instrument aux timbres délectables et aux sonorités polychromes d’une chaleur envoûtante qu’est son ensemble Les Talens Lyriques au riche nuancier. Le chef et son orchestre ont pris la mesure de la salle du Châtelet, dialoguant en parfaite intelligence avec les chanteurs, qu’ils soutiennent et enveloppent avec une attention chaleureuse et fusionnelle lorsque les instruments et les voix sont en entière collusion dans la partition, chaque pupitre chantant de concert avec les protagonistes vocaux avec une souplesse et une sagacité à toute épreuve.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando. Photo : (c) Thomas Amouroux

Reste à espérer que le public mélomane retrouve en nombre au plus vite le chemin du Châtelet afin que l’opéra réintègre le plus possible les ors de ce beau théâtre.

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

samedi 25 janvier 2025

Au Grand Théâtre de Genève, Salomé belle-fille déjantée d’un milliardaire hôte futur de la Maison Blanche dirigée avec maestria par Jukka-Pekka Saraste

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 22 janvier 2025

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé), Gábor Bretz (Hérode)
Photo : (c) Magali Dougados

Le Grand Théâtre de Genève présente une Salomé de Richard Strauss somptueusement dirigée pour la première fois par l’enthousiasmant Jukka-Pekka Saraste à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande aux couleurs chatoyantes, avec de brillants Hérode (John Daszak), Jochanaan (Gábor Bretz), Narraboth (Matthew Newlin), Herodias (Tanja Ariane Baumgartner), Page (Ena Pongrac), quintette de Juifs, une Salomé féline mais criarde (Olesya Golovneva). Convaincante direction d’acteurs mais des points de vue contestables du metteur en scène Kornél Mundruczó qui transpose l’action à New York dans une sorte de Trump Tower où festoie Hérode-Donald, qui va jusqu’à violer sa belle-fille dans le réduit où est enfermé le prophète… Tandis que dans la scène finale les ouvertures de la tête du Baptiste sont pénétrées par sept Salomé… 

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Photo : (c) Magali Dougados

Parmi les témoins qui ont assisté à la première représentation autrichienne de Salomé, dirigée par Strauss au Stadttheater de Graz le 16 mai 1906, sont toujours cités les noms de Gustav Mahler, Giacomo Puccini, Alexander Zemlinsky, Arnold Schönberg et ses disciples Alban Berg, Anton Webern et Egon Wellesz entre autres, ainsi que des écrivains comme Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler, le scénographe Alfred Roller, il est un nom qui est généralement négligé, celui d’Adolph Hitler, ce que Richard Strauss rappelait en 1939, lorsqu’il apprit que toute représentation de sa Salomé était interdite sur tout le territoire du Reich, il écrit à son neveu, le chef d’orchestre Rudolf Moralt, qu’en 1934, à Bayreuth, Hitler lui parla à l’issue de la première de Parsifal qu'il venait de diriger. « L’idée que Salomé serait une ballade juive ne manque pas de sel. Le chancelier du Reich en personne a dit à mon fils, à Bayreuth, que Salomé était l’une de ses premières expériences dans le domaine de l’opéra, et qu’il avait obtenu l’argent du trajet pour aller assister à la première de Graz en sollicitant sa famille. Ce n’est pas une blague !!! » A n’en pas douter, comme le suppute Richard Strauss, c’est certainement la scène des Juifs qui aura à la fois le plus séduit et le plus choqué le futur Führer, malgré la teneur musicale annonciatrice du dodécaphonisme de ce passage… A ce propos, Strauss rappelait à Stefan Zweig alors qu’ils travaillaient tous deux sur Die schweigsame Frau (La Femme silencieuse) qu’ « en écrivant Salomé, je voulais faire du brave Jean-Baptiste plus ou moins un bouffon : pour moi un homme qui prêche ainsi dans le désert et qui par surcroît se nourrit de sauterelles a quelque chose d’indescriptiblement comique. Et c’est seulement parce que j’avais déjà persiflé les cinq juifs et copieusement caricaturé le père Hérode que j’ai dû me limiter pour le Baptiste, selon les lois du contraste, au ton philistin et maître d’école de quatre cors. »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé)
Photo : (c) Magali Dougados

Certes, côté mise en scène, il faut libérer le premier authentique chef-d’œuvre scénique de Richard Strauss qui lui permit de faire bâtir sa villa de Garmisch-Partenkirchen, de ses clichés scénographiques, avec citerne centrale obligée enfermant le dernier prophète chargé de la venue du Messie, mais peu de conceptions sortant de cette proposition ont réussi à convaincre au point de prévaloir entre la création de l’œuvre au Staatsoper de Dresde le 9 décembre 1905 jusque dans les années 2000. La proposition du Grand Théâtre de Genève transpose l’action dans un décor et des costumes contemporains conçus par Monika Korpa, un vaste hall aux murs couverts de teck et de dorures avec rivières de lumière et vidéo-surveillance d’un très grand appartement new-yorkais occupant le sommet d’un building huppé où montent de temps à autres les cris de manifestants ou d’émeutiers hurlant dans les rues alentour, tandis que l’on assiste aux agapes de cette société de parvenus autour d’une longue table richement ornée. Sur ce hall donnent deux portes dotées de hublots qui permettent d’élargir l’action, celle côté jardin ouvrant sur la remise où est retenu Jochanaan, longue silhouette dégingandée à la chevelure indomptée, tandis que, actualisation oblige, Hérode adopte plus ou moins la stature et le comportement d’un certain Donald Trump, et que le page d’Herodias est un être androgyne (ou transgenre si l’on adopte la terminologie en vogue), robes courtes blanches pour les femmes, costumes trois pièces cravates pour les hommes et veste blanche pour les serviteurs, la décollation du Baptiste se faisant hors de portée de vue dans le cagibi du fond, et la tête coupée n’étant pas apportée à Salomé sur un plarteau mais apparaissant sans chevelure sous forme de sculpture géante de laquelle sept Salomé sortent et entrent sur le plateau par les yeux, les oreilles et le nez durant la scène finale, soulignant l'obsession de la jeune fille tandis qu’Hérode s’affole au sommet du crâne avant de hurler l’ordre de « tuer cette femme »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. John Daszak (Hérode) et les cinq Juifs
Photo : (c) Magali Dougados

Quant à la danse, il serait peut-être bon que les metteurs en scène et chorégraphes qui se voient confiés l’ouvrage se plongent dans les écrits de Richard Strauss, même si leur mission est assurément la créativité donc l’obligation de proposer une conception personnelle et non pas de respecter dévotement les recommandations des auteurs. En effet, ce qu’ont donné à voir Kornél Mundruczó et Csaba Molnar est plutôt trash, allant jusqu’au viol effectif de Salomé par son beau-père devant les yeux de sa mère, là où le compositeur refusait tout aspect « théâtral ». « Pas de flirt avec Hérode, précisait-il à un metteur en scène en 1930, pas de comédie près de la citerne de Jochanaan. Juste un moment d’arrêt près de la citerne sur le dernier trille. La danse devrait être purement orientale, aussi sérieuse et mesurée que possible, et parfaitement décente, comme si elle était exécutée sur un tapis de prière. Le mouvement ne doit devenir plus soutenu qu’avec l’ut dièse mineur, et la dernière mesure à 2/4 devrait présenter une légère insistance orgiaque. »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé) et ses six doubles
Photo : (c) Magali Dougados

Sur le plan musical, la soirée est réjouissante. Depuis l'estrade de la fosse, Jukka-Pekka Saraste donne à l’orchestre le rôle central qui agréerait au compositeur. De cet opéra de l’obsession, avec Narraboth qui ne songe qu’à Salomé, Salomé à Jochanaan, Jochanaan à sa haine pour Hérode, les Juifs par leur dogme religieux, Hérode par Salomé, Hérodias par son envie de vengeance et, pour finir, Salomé par la tête tranchée de Jochanaan, le chef finlandais explore avec la centaine de musiciens (Strauss réalisa une version pour soixante-cinq instrumentistes pour la fosse de l’Opéra de Graz) de l’Orchestre de la Suisse Romande réussit à dépeindre avec art cette sombre pathologie de tous les personnages qui, tel un flot de savoir, révèle ce qui est tapi dans le cœur et dans l’esprit des protagonistes avant même qu’ils en aient conscience. Saraste anime avec nuance et intensité dramatique un orchestre qui se plaît à relever les défis de la partition de Strauss, ne craignant pas de prendre quelque risque, particulièrement côté cuivres.

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Les six doubles de Salomé sortant de la tête de Jochanaan
Photo : (c) Magali Dougados

Sur le plateau, la soprano russe Olesya Golovneva est une Salomé féline, fébrile, opiniâtre, mais la voix est tendue au point d’émettre une certaine acidité dans l’aigu qu’elle tend à crier. Le baryton-basse hongrois Gábor Bretz est un Jochanaan fataliste, vocalement impressionnant doté de graves amples et sûrs, le ténor britannique John Daszak au timbre bien trempé et puissant campe un hallucinant Hérode, la mezzo-soprano allemande Tanja Ariane Baumgartner une Herodias majestueuse et vindicative, le ténor états-unien Matthew Newlin un Narraboth solide et séduisant, la mezzo-soprano croate Ena Pongrac un excellent page d’Herodias, les cinq Juifs (Michael J. Scott, Alexander Kravets, Vincent Ordonneau, Emanuel Tomljenovic et Mark Kurmanbayev également premier soldat), ainsi que les deux Nazaréens (Nicolai Elsberg également second soldat, et Rémi Garin) et le Cappadocien (Peter Boekeun Cho) complètent la distribution de remarquable façon.

Bruno Serrou

 

 

vendredi 24 janvier 2025

Entrée nuancée de la version 1737 de «Castor et Pollux» de Rameau à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris. Palais Garnier. Lundi 20 janvier 2025 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Marc Mauillon (Pollux), Reinoud Van Mechelen (Castor)
Photo : (c) Vincent ¨Pontet

Pour le cent-cinquantenaire du Palais Garnier, l’Opéra de Paris propose l’incunable de Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Ainsi, en moins de vingt-quatre heures ai-je été conduit à faire un bon en arrière de deux cent quatre vingt huit ans entre dimanche après-midi à l’Opéra de Lille avec Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen et lundi soir à l’Opéra Garnier avec Castor et Pollux mis en scène d’un geste universaliste par Peter Sellars et le chorégraphe Carl Hunt brillamment dirigé par Teodor Currentzis à la tête de l’Orchestre et du Chœur Utopia d’une souplesse et d’une richesse de timbres impressionnantes, avec une distribution d’une réjouissante homogénéité, la voix merveilleuse de Jeanne De Bique, la chaleureuse Stéphane d’Oustrac, et surtout une remarquable fratrie constituée de Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon. Seul regret pour ma part, cette tragédie lyrique a été traitée comme une tragédie-ballet, avec d’envahissants danseurs et danseuses hip-hop dans la première partie du spectacle 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux), Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre). Photo : (c) Vincent Pontet

Troisième grand opéra de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) après Hippolyte et Aricie (1733) et Les Indes galantes (1735) et avant Les Fêtes d’Hébé (1739), Castor et Pollux est la deuxième tragédie lyrique du compositeur français, et elle est encadrée par deux de ses opéras ballets. Créé à l’Académie royale de musique alors installée théâtre du Palais-Royal à Paris le 24 octobre 1737, cet ouvrage en un prologue et cinq actes sur un livret du Grenoblois Pierre-Joseph Bernard (1708-1775) appelé Gentil-Bernard par Voltaire sera révisé en 1754, enrichi de nombreux ajouts notamment d’ariettes et soumis à quantité de coupures dans les récitatifs, tandis que le prologue est remplacé par un premier acte entièrement nouveau et que les funérailles de Castor sont déplacées au deuxième acte. Bien que cette dernière réalisation soit plus courue de nos jours, l’Opéra de Paris a porté son dévolu sur la première version. Tandis qu’en 1754 Rameau explorera les spécificités de l’opéra-ballet hérité de Lully, Rameau dans l’original de 1737 creuse jusqu'aux limites de la tragédie lyrique, ce qui rend cette première mouture plus audacieuse que la seconde. Le titre de l’œuvre réunit deux héros de la mythologie grecque, les frères jumeaux spartiates Castor, le mortel, et Pollux, l’immortel, tous deux amoureux de Télaïre, « fille du Soleil » qui n’aime que Castor. Les jumeaux ont combattu contre les armées de Lyncée qui ont tué Castor.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Jeanine De Bique (Télaïre), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ecrit en l’honneur de la paix viennoise qui mettait un terme à la Guerre de succession de Pologne opposant l’Autriche à la France, le prologue de la version originale retenue par Teodor Currentzis et Peter Sellars pour la nouvelle production de l’Opéra de Paris, le contexte international s’y prêtant, tient de l'allégorie, nus, déesse de l’amour, soumet Mars, dieu de la guerre, avec l’aide de Minerve. Les signataires de la production offrent en outre l’opportunité de faire entendre des pages de musique plus ou moins méconnues et de souligner l’aspect politique de l’œuvre. Comment mettre un terme à la guerre, comment s’extraire des cycles vertigineux de la violence, tels sont les points de vue des auteurs de l'incunable de Castor et Pollux. Dans une cité en ruine, les arts, enchaînés, s"allient pour la paix espérant contenir la violence de leur propre cœur. Ils supplient Vénus de revenir sur Terre pour séduire Mars, dieu de la guerre, et de l’enchaîner pour l’empêcher de détruire l’humanité. Ne voulant pas avoir affaire à son mari, elle demande à leur fis Cupidon de décocher sur son père une flèche d’amour. Touché par le projectile, Mars se rend au milieu des humains, si bien que pendant quelques minutes la paix règne sur la Terre. Mais les sbires de Mars prennent peur, et tirent sur Cupidon en représailles qui git en sang sur le sol… L’action de l’opéra s’ouvre sur le tombeau de Castor, fils des mortels Léda et de Tindare qui vient d’être tué par son rival Lyncée autour duquel chante un chœur de Spartiates, « Que tout gémisse, que tout s’unisse », qui précède un récitatif entre la princesse de Sparte Phébé, amie de Pollux, et la fille du Soleil, Télaïre, amante de Castor qui se lamente sur la perte de ce dernier, ce passage culminant avec l’air de Télaïre « Tristes apprêts ». Réclamant à Jupiter le droit d’aller chercher son frère aux Enfers, Pollux apprend que leur immortalité en serait changée. Le ressort principal est le dilemme moral de Pollux qui doit choisir entre l’amour et le devoir, et plutôt que de quérir l’amour de Télaïre, il préfère sauver son frère. Après moult péripéties et vas et viens aux Enfers, Castor retrouve Sparte, rejoint Télaïre pour un seul jour, tandis que Jupiter descendu du ciel, déclare finalement Castor et Pollux immortels. L’opéra se termine alors sur la fête de l’univers au cours de laquelle soleil, étoiles et planètes célèbrent la décision du dieu et accueillent les frères dans la sphère céleste où ils forment dès lors la constellation des Gémeaux… L’ennui est que la production remanie le texte tout en ne l’adaptant pas toujours à la dramaturgie de Peter Sellars et aux situations des protagonistes, ce qui forme souvent hiatus.

Jean-P¨hilippe Rameau (1683-1764), Castot et Pollux. Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre), Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans un décor unique de Joëlle Aoun qui plante le cadre de l’action dans un loft où l’on voit séjour, cuisine, réfrigérateur, douche, sanitaires et balcon, qui donne tout d’abord sur des immeubles rappelant ceux de l’ouverture des Noces de Figaro dans la production de Peter Sellars dans les années 1990 (1), par le biais d’images vidéo réalisées par Alex MacInnis qui prennent de plus en plus de distance par rapport au lieu de l’action, les plans allant s’élargissant depuis l’environnement direct de l’immeuble, d’abord urbain, puis routier, un ensemble d’échangeurs d'autoroutes, un viaduc traversé par une circulation nocturne plus ou moins dense, puis des champs de bataille vus depuis des drônes, pour s’envoler dans les airs et aboutir dans la stratosphère, et au-delà de la planète Jupiter puis au sein de l’univers interstellaire, avant de revenir dans l’espace initial au dernier tableau. Pendant la première partie du spectacle, qui semble plus ou moins s’éterniser selon les moments, l’action est saturée de ballets pour le moins envahissants de postures déjà usées de mouvements saccadés et parfois vulgaires de flex dance de Carl Hunt, maître à penser de cette danse urbaine qui paraît-il renverrait le hip-hop au rang de vieillerie, plus importunes encore que ceux réglés par Bintou Dembélé en 2019 dans les Indes galantes à l’Opéra-Bastille (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/10/des-indes-galantes-de-rameau-mode-de.html), ce qui finit par interroger sur le genre précis de Castor et Pollux (s’agit-il de tragédie lyrique ou d’opéra ballet ?), fort heureusement infiniment plus discrètes dans la seconde partie du spectacle, qui, du coup, intéresse davantage tant il laisse enfin la primauté à la musique et au chant.

Jean-Philippe Rameau (

Car côté musical, le plaisir est au rendez-vous. Si d’aucuns reprochent à Jeanine De Bique une articulation plus ou moins aléatoire de la langue de Molière, j’ai pour ma part été particulièrement séduit par la beauté de son timbre, la plastique de sa ligne de chant ; sa noble stature, la crédibilité de son jeu, son engagement de chaque instant dans le rôle de Télaïre, allant crescendo dans son interprétation qui s’épanouit dans l'ariette de l’acte final, « Brillez, astres nouveaux ». Là où le bât blesse certains dans la prestation de la soprano trinidadienne est précisément contrebalancé par la performance de la mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac qui s’illustre en merveilleuse tragédienne par la clarté et la précision de son articulation dans le personnage de Phébé. Mais les héros de cette distribution sont les détenteurs des rôles titres, les jumeaux Castor et Pollux, le ténor belge Reinoud Van Mechelen campant un Castor pénétrant et raffiné à la voix idéale, au legato d’une indicible délicatesse, au timbre d’une grâce infinie mais capable de tensions bouleversantes, à qui répond le noble Pollux du baryton franc-comtois Marc Mauillon à la diction irréprochable et au timbre toujours séduisant. Les seconds rôles sont fort bien tenus, à commencer par l’excellent ténor britannique Laurence Kilsby au timbre raffiné successivement Amour, Grand Prêtre et Athlète, le Jupiter tout en nuances de la basse états--unienne Nicholas Newton, qui campe également Mars et un Athlète, la soprano russe Natalia Smirnova en Vénus et Ombre heureuse, et la soprano française Claire Antoine en Minerve et Suivante d’Hébé…

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, le chef athénien Teodor Currentzis dirige Castor et Pollux avec un sens singulièrement raffiné dans l'art de la nuance, s’appuyant pour ce faire sur un orchestre Utopia d’une dextérité exemplaire, donnant de la partition une interprétation au cordeau, les sonorités souples et colorées, le jeu précis et aux contrastes bien marqués, et j’ai été particulièrement séduit par les impressionnants pianissimi impeccablement conduits et jamais maniérés ni même exagérément tenus, il est vrai joués par des pupitres très homogènes et virtuoses, ménageant de superbes moments dans le deux derniers actes où l’oreille peut enfin être maître de l’écoute, la vue étant moins sollicitée par les ballets invasifs que dans les actes précédents. Quant au chœur, il manque assurément de dynamisme et de conviction, se faisant trop discret, il est vrai naviguant entre arrière-scène et fosse, et plus rarement sur le plateau. Plus contestable en revanche, les retouches portées sur l’orchestration de l’habile orchestrateur qu’est pourtant Jean-Philippe Rameaux, si précis dans son écriture et dans ses indications portées sur ses partitions, avec notamment une trompette dans la Chaconne du cinquième acte ou l’omniprésence d’un psaltérion et d'une harpe hors de propos dans le contexte de cet opéra.

Bruno Serrou

Opéra de Paris / Palais Garnier usqu’au 23 février 2025. Diffusion sur France Musique le 22 février 2025

1) Coffret de six DVD réunissant la trilogie Mozart / Da Ponte publié par Universal Classics / Decca