lundi 7 octobre 2024

Théâtre des Champs-Elysées, les Wiener Philharmoniker et Daniele Gatti ont donné à la musique russe du XXe siècle un moelleux de bon aloi

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 5 octobre 2024 

Daniele Gatti, Wiener Philkharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec un programme de musique russe du XXe siècle que les Wiener Philharmoniker, hôtes privilégiés du Théâtre des Champs-Elysées, se sont produit samedi sous la direction de Daniele Gatti, directeur musical de la Staatskapelle de Dresde depuis septembre

Daniele Gatti, Wiener Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Les deux œuvres russes programmées étaient néanmoins fort éloignées l’une de l’autre, malgré leur relative proximité dans le temps puisque écrites à un quart de siècle de distance. La première raffinée et rythmiquement enlevée dans l’esprit chorégraphique, composée en 1927-1928 représentative de la période néoclassique du Russe exilé Igor Stravinski (1882-1971), l’autre plus brute de fonderie, écrit à la gloire d’un régime dictatorial qui avait conduit l’aîné à l’exil, son auteur étant le plus célèbre des compositeurs de l’ère soviétique qui eût néanmoins maille à partir avec lui toute sa vie durant, Dimitri Chostakovitch (1908-1975).

Daniele Gatti, Wiener Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Ecrit pour orchestre à cordes (huit premiers et huit seconds violons, six altos, huit violoncelles et quatre contrebasses), le ballet Apollon Musagète d’Igor Stravinski s’est avéré un choix judicieux, tant il a permis au public de jouir des sonorités d’une ductilité suprême des pupitres d’archets, avec pour konzermeister la brillante violoniste bulgare Albena Danailova, première femme à ce poste au sein d’une phalange qui n’intégra la gente féminine qu’à partir de 1998. Commande de la Fondation Coolidge pour le Festival de musique contemporaine de la Library of Congress de Washington DC, composé à Nice et en Savoie, ce ballet d’une demie heure en trois parties (Prologue, Naissance d’Apollon, Apollon et les Muses) a été créé le 27 avril 1968 par les Ballets Russes dans une chorégraphie de George Balanchine avec en soliste Serge Lifar et un ensemble instrumental dirigé par Hans Kindler. « J’écartai tout d’abord l’orchestre courant à cause de l’hétérogénéité de sa composition, écrira Stravinski. J’écartai aussi les ensembles d’harmonie dont les effets sonores ont été vraiment trop exploités ces derniers temps, et je m’arrêtais aux archets. » Gatti en a donné une lecture élégante, presque suave s’il n’y avait eu une rythmique souple et vivante suggérant habilement la danse classique, suggérant la présence de muses en tutu s’exprimant avec souplesse au sein du nouveau décor de concerts d’orchestre du Théâtre des Champs-Elysées utilisé depuis le mois dernier.

Daniele Gatti, Albena Danailova, Wiener Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur la Symphonie n° 10 en mi mineur op. 93 de Dimitri Chostakovitch que se concluait ce concert. Commencée peu après la mort de Serge Prokofiev et de Joseph Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de ce dernier, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette Dixième Symphonie s’ouvre sur un ample Moderato sombre et pessimiste qui lui instille un ton d’accablement. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’au point culminant final ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus tôt mais en plus élémentaire. Daniele Gatti, qui a disposé la phalange à l’autrichienne (premiers et seconds violons se faisant face et encadrant violoncelles et altos), a abordé  ce mouvement dramatique avec ductilité, gommant avec a propos aspérités et grincements pour exalter opportunément les chaudes sonorités de l’orchestre viennois. Ainsi, le chef italien attise des couleurs brûlantes et épanouies, ce qui permet de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos, enfin des cuivres, rutilants. Il affine ainsi le côté musique de propagande, s’attardant pour les magnifier sur les moments où le compositeur laisse couler son souffle épique. Les Wiener Philharmoniker répondent avec malléabilité aux sollicitations de leur chef invité qui tend à donner à cette messe de gloire à la révolution soviétique un tour quasi brucknérien.

Bruno Serrou

vendredi 4 octobre 2024

CD : Inestimable intégrale Gabriel Fauré Erato-Warner pour le centenaire de la mort du compositeur à découvrir impérativement

Compositeur parmi les plus représentatifs et influents de la musique française du tournant des dix-neuvième et vingtième siècles, autant par le cachet de son écriture qui lui permet d’être immédiatement identifiable, que par ses coloris et ses atmosphères, son style clair, raffiné et épuré, que par son enseignement, Gabriel Fauré est de ces musiciens auxquels l’année 1924 se sera avérée fatale, aux côtés de ses confrères Théodore Dubois, Ferruccio Busoni et Giacomo Puccini. Célébré de son vivant, malgré sa surdité survenue au début des années 1900, il aura été l’un des artistes les plus en vue de sa génération, invité par les institutions et les sociétés culturelles françaises et internationales les plus huppées de son temps et au point d’avoir droit à des funérailles nationales, événement unique pour un compositeur français.

La cantatrice Claire Croiza (1882-1946), qui créera son cycle de huit mélodies Le Jardin clos op. 106 de 1914, a décrit ainsi la rigueur légendaire de l’interprète Gabriel Fauré, même atteint de surdité : « Fauré était un vivant métronome. C’était d’autant plus frappant à la fin de sa vie, quand il était devenu sourd. Avant, il était galant homme, il aimait les jolies femmes, il faisait quelques concessions. Mais à la fin de sa vie, quand il n’entendait plus, il allait son chemin, impeccablement, sans se douter que la chanteuse avait quelques fois deux ou trois mesures d’écart avec lui, parce qu’elle ralentissait tandis que lui restait fidèle au mouvement. »

Pour le centenaire de sa mort, le label Erato-Warner Classics a réuni en un inestimable coffret de vingt-six CD la totalité de ses œuvres enregistrées par ses labels mondiaux, VSM, Columbia, EMI, Virgin, Erato, interprétée par les musiciens internationaux les plus réputés dans le répertoire français, particulièrement les spécialistes de l’univers fauréen les plus éminents d’une création  couvrant tous les répertoires, du solo instrumental à l’opéra, en passant par la musique de chambre, la mélodie et la musique d’orchestre, avec les pianistes Pierre Barbizet, Jean-Philippe Collard, Eric Heidsieck, Jean Hubeau, Geneviève Joy, Jean-Claude Pennetier, Bruno Rigutto, la harpiste Marielle Nordmann, les violonistes Christian Ferras, Augustin Dumay, les violoncellistes Frédéric Lodéon, Paul Tortelier, le flûtiste Jean-Pierre Rampal, les sopranos Colette Alliot-Lugaz, Elly Ameling, Christine Barbeaux, Michèle Command, Régine Crespin, Natalie Dessay, Sabine Devieilhe, Véronique Gens, Victoria de Los Angeles, Janine Micheau, Berthe Monmart, Jessye Norman, les mezzo-sopranos Janet Baker, Frederica von Stade, Jocelyne Taillon, les ténors Ian Bostridge, Jean Dupouy, Nicolaï Gedda, Alain Vanzo, les barytons Thomas Allen, Dietrich Fischer-Dieskau, Philippe Huttenlocher, Philippe Le Roux, Camille Maurane, Gérard Souzay, la basse José van Dam, le Quatuor Parrenin, les chefs John Alldis, Daniel Barenboïm, Thomas Beecham, Michel Corboz, Charles Dutoit, Louis de Froment, Paavo Järvi, Michel Plasson, Bernard Têtu, les Orchestres Bournemouth Sinfionetta, de Paris, du Capitole de Toulouse, National de la RTF, Philharmonique de Monte-Carlo, Symphoniques de Bâle et de Berne, Musique Oblique, et incluant quatre CD consacrés à des enregistrements historiques réalisés entre 1913 et 1957 par le compositeur lui-même ainsi que par des artistes qui lui étaient proches, comme Claire Croiza évoquée plus haut, Pierre Bernac, Charles Panzéra, Maggie Teyte, Georges Thill, Ninon Vallin, Jacques Thibaud, Maurice Maréchal, Pierre Fournier, André Navarra, Annie d’Arco, Alfred Cortot, Marguerite Long, Gerald Moore, Francis Poulenc, Maurice Duruflé, le Trio Pasquier, le Quatuor Krettly, Nadia Boulanger, Piero Coppola…

Né à Pamiers dans les Pyrénées ariégeoises le 12 mai 1845, mort à Paris le 4 novembre 1924, pianiste, organiste, compositeur, pédagogue, directeur d’institution, Gabriel Fauré a été l’élève de Camille Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre à l’Ecole Niedermeyer de Paris. Il a commencé sa carrière en 1865 comme organiste de l’église Saint-Sauveur de Rennes, avant de tenir pendant trois ans, après la Commune de Paris, l’orgue de chœur de l’église Saint-Sulpice à Paris, et de remplacer Saint-Saëns comme maître de chapelle de l’église de la Madeleine dont il sera également titulaire des grandes orgues, d’abord aux côtés de Théodore Dubois en 1877, puis seul à partir de 1896. Cette même année 1896, il succède à Jules Massenet comme professeur de composition au Conservatoire de Paris, où il aura comme élèves Louis Auber, Nadia Boulanger, Georges Enescu, Charles Koechlin, Maurice Ravel, Jean Roger-Ducasse, Florent Schmitt, Emile Vuillermoz entre autres, avant de succéder à Théodore Dubois en 1905 comme directeur, réformant l’enseignement et l’organisation de l’institution de fond en comble. De 1903, année où la surdité l’atteint, à 1921, il est critique musical du quotidien Le Figaro, bien qu’il n’entende que les registres graves… En 1909, il est élu à l’Institut de France grâce au soutien de la comtesse Greffulhe, qui prit fait et cause pour le colonel Dreuyfus, dont il a fait la connaissance treize ans plus tôt et qui l’associe à la création de la Société des grandes auditions musicales en 1890, fait jouer ses œuvres et l’invite régulièrement en villégiature à Dieppe et l’initie à la musique de Richard Wagner, ce qui le conduira à lui dédier sa Pavane, « véritable portrait musical » de « Madame ma Fée ». En 1892, il devient inspecteur des conservatoires de musique en province, et se lie avec la future épouse de Claude Debussy, Emma Bardac pour la fille de qui il compose la suite pour piano à quatre mains Dolly op. 56 avant de dédier à sa mère le cycle La Bonne Chanson op. 61 sur neuf poèmes de Paul Verlaine. En 1920, à 75 ans, il prend sa retraite du Conservatoire, mais continue à soutenir les jeunes compositeurs, s’intéressant plus particulièrement aux membres du Groupe des Six (Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Taileferre). Sa mort des suites d’une pneumonie suscite des funérailles nationales en son église de la Madeleine, tandis que son corbillard l’emmène à travers les rues de Paris jusqu’au cimetière de Passy où il est inhumé.

Comme le rappelle ce coffret quasi exhaustif, Gabriel Fauré est loin d’être l’auteur du seul Requiem, arbre qui cache une forêt foisonnante tant elle est célèbre, programmée par toutes les associations de concerts possibles et imaginables, amateurs et professionnelles confondues. Musique vocale, musique de chambre, musique d’orchestre, œuvres lyriques sont emplies de pages capitales, bien au-delà des partitions emblématiques que sont aussi la Pavane pour orchestre et chœur ad libitum, la Sicilienne op.78 pour orchestre et pour violoncelle et piano, la Berceuse op. 16 pour violon et piano ou la mélodie Après un rêve. Dans le présent coffret, les œuvres sont classées et réunies par genres, avec quatre CD de pièces pour piano regroupant la Sonate, deux Mazurkas, les Romances sans paroles, Pièces brèves, Impromptus, la Ballade op. 19, les treize Nocturnes, treize Barcarolles, le Thème et Variations en ut dièse mineur, les quatre Valses-caprices et les neuf Préludes op. 103, cinq CD de musique de chambre avec les deux Sonates pour violon et piano et l’Andante en si bémol majeur, deux Sonates pour violoncelle et piano ainsi que Papillon en la majeur et la Romance en la majeur, le Quatuor à cordes, deux Quatuors avec piano, deux Quintette avec piano, le Trio pour piano, violon et violoncelle et autres pages pour diverses formations (deux violoncelles, flûte et piano, violon et piano, violoncelle et piano, flûte et harpe, harpe, piano à quatre mains dont la fantaisie Souvenir de Bayreuth et Dolly), deux volumes de partitions pour orchestre, cinq concertantes (Berceuse pour violon et orchestre, Ballade pour piano et orchestre, Elégie pour violoncelle et orchestre, Fantaisies pour flûte et orchestre et pour piano et orchestre), et cinq pour orchestre (Shylock, Dolly, la musique de scène Pelléas et Mélisande, Masques et Bergamasques et Chant funèbre pour fanfare militaire), quatre disques consacrés aux cent vingt deux mélodies pour voix et piano constituant trente-huit numéros d’opus dont deux versions de La Bonne Chanson (pour baryton et piano et pour ténor, piano et quintette à cordes), L’Horizon chimérique, Le Jardin clos, La Chanson d’Eve, Poème d’un jour et Hymne à Apollon, trois volumes de musique religieuse et chorale sacrée et profane avec trois versions du Cantique de Jean Racine, deux versions du Requiem et de la Pavane, la Messe basse, Messe de l’Association des pêcheurs de Villerville, six Motets, Sancta Mater, deux Ave Maria, deux Tantum ergo et diverses pièces sacrées, ainsi que les pages profanes que sont Les Djinns, Le Ruisseau, Caligula, La Naissance de Vénus, enfin l’œuvre lyrique en trois CD, avec la tragédie lyrique en trois actes Prométhée composée en 1900, et surtout l’absolu chef-d’œuvre qu’est le poème lyrique en trois actes Pénélope, aussi rare à la scène qu’au disque, proposé ici dans une somptueuse interprétation.

Dans Pénélope, ode à la fidélité et à l’intrépidité, se trouve en effet le meilleur de l’auteur du Requiem. Au point qu’il a donné naissance à l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra français du XXe siècle. C’est pourquoi l’on ne peut que s’étonner qu’il soit si rarement à l’affiche. Créés à Monte-Carlo le 4 mars 1913, repris avec grand succès à Paris le 24 avril suivant lors des festivités de l’inauguration du Théâtre des Champs-Elysées, les trois actes de Pénélope exhalent une atmosphère profondément humaine, pudique, réservée, mais aussi dramatique et sensuelle. L'orchestre, auquel revient le matériau thématique, est souvent opalescent et permet à la voix de s’épanouir librement, mais il peut aussi se laisser porter par l’héroïsme du sujet, sans pour autant couvrir les voix. Le magnifique rôle de Pénélope est tout de vertu, de dignité, de l’attente obstinée dans la solitude, de la sobre grandeur a été l’apanage de Germaine Lubin, qui incarna les plus grandes Isolde et Brünnhilde que la France ait connues. Pourtant, cet ouvrage est rarement représenté, du moins en France, et il n’en existe que deux enregistrements. L’œuvre est pourtant d’une accessibilité immédiate, et l’on oublie les vers plutôt emphatiques et datés de René Fauchois - l’auteur de Boudu sauvé des eaux -, volontiers admis avec le recul du temps par le librettiste et le compositeur : quantité d’opéras sont écrits sur des textes plus faibles encore et n’en connaissent pas moins de constants succès. Quant à la partition, il est trop souvent affirmé que l’orchestration n’est pas de Fauré. En vérité, moins du cinquième de celle-ci est dû à une main étrangère, celle d’un certain Fernand Pécoud à qui le compositeur ne confia que les passages à orchestre réduit. Ce « poème lyrique », suggéré à Fauré par la cantatrice Lucienne Bréval, qui allait créer le rôle-titre, inspira au compositeur épris d'Antiquité grecque une musique aussi généreuse et envoûtante qu’originale. Dans Pénélope, Fauré emprunte au leitmotiv wagnérien qu’il adapte et simplifie et ouvre des voies nouvelles dans le traitement de la voix, mêlant récitatif, arioso accompagné et mélodie lyrique. Ici, Jessye Norman au zénith de sa carrière est la plus magnifique des Pénélope qui se puisse écouter, entourée d’une équipe de chanteurs francophones de tout premier plan qui ont fait les grands soirs de l’Opéra de Paris des années Rolf Liebermann (1973-1980), merveilleuses Jocelyne Taillon, Colette Alliot-Lugaz, Christine Barbeau et Michèle Command, extraordinaires Alain Vanzo, Philippe Huttenlocher, Jean Dupouy, José van Dam, remarquable, et François Le Roux, l’Ensemble Vocal Jean Laforge et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le tout dirigé par le chef suisse Charles Dutoit plus lyrique que théâtral, confortant ainsi l’esprit de l’œuvre.  

Pour conclure ce passionnant coffret, Warner Classics a réalisé cinq CD d’enregistrements historiques, un pour le piano, deux pour la musique de chambre, un pour la mélodie, le cinquième pour deux versions du Requiem. L’on y retrouve le compositeur au piano, ainsi que Marguerite Long, la plus représentée, et Samson François, la harpiste Lily Laskine, Jacques Thibaud et Alfred Cortot, Maurice Maréchal et Maurice Faure, Pierre Fournier et Tasso Janopoulo, André Navarra et Annie d’Arco, le Quatuor Krettly, le Trio Pasquier, l’altiste Maurice Vieux, les chanteurs Charles Panzéra, Jane Bathori, Ninon Vallin, Claire Croiza, Pierre Bernac accompagné par Francis Poulenc, George Thill, Maggie Teyte dialoguant avec le pianiste Gerald Moore…

Ont été exclus de cette intégrale, les œuvres « de prime jeunesse et académiques », des morceaux de concours et des transcriptions « dont l’apport est négligeable en regard de l’œuvre originale », selon l’éditeur, qui a également exclu les pages que le compositeur a lui-même écartées de son catalogue, le Concerto pour violon et orchestre op. 14 de 1878-1879, et Le Voile du Bonheur op. 88 de 1901.

Bruno Serrou

26 CD « Gabriel Fauré The Complete Works ». Erato/Warner Classics 5 054197 9790. Durée : plus de 32 heures. Enregistré entre 1913 et 2016. ADD/DDD

 

 

jeudi 3 octobre 2024

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä dans une Symphonie n° 9 de Mahler impressionnante de virtuosité mais spirituellement perfectible

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 2 octobre 2024 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Magistrale leçon d’orchestre mercredi soir à la Philharmonie de Paris de la part de l’Orchestre de Paris et de son directeur musical Klaus Mäkelä dans la Neuvième Symphonie en ré majeur de Gustav Mahler, virtuose, sonnant admirablement, d’une luminosité chatoyante, mais d’une fraîcheur excessive car il y manque encore douleur, profondeur désespérée, introspection, notion d’Eternité 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Profondément marqué par la déchirante Neuvième de Mahler donnée Salle Pleyel voilà quatorze ans le 20 octobre 2010 par Claudio Abbado et « son » Orchestre du Festival de Lucerne, un Abbado rayonnant, toujours svelte et le geste élégant, écrivais-je à l’époque, mais qui se montre trop retenu dans le Rondo-Burlesque, sans doute pour mieux préparer l’hallucinant tourbillon de désespoir qui clôt le morceau. Le chef italien avait offert un Adagio final déchirant se concluant sur un Adagissimo faisant entrer de plein pied dans la douleur éternelle. Tandis que le dernier accord des cordes s’éteignait doucement dans un halo de lumière céleste, Abbado suspendit le temps en maintenant ses bras levés près de trois minutes durant, jusqu'à ce qu'un imbécile crie « basta ! » aussitôt couvert par un tonnerre d'applaudissements de dix minutes en standing ovation, tandis que les familiers de Pleyel étaient encore sous le choc de ce qu'ils venaient d'écouter, marqués à jamais.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

D’élégance et d’engagement, Klaus Mäkelä n’en  manque en aucun cas. Et cela s’entend et se voit, tant il s’engage le corps entier dans l’interprétation de cet impressionnant chef-d’œuvre. Gestique large, souple et claire, physiquement engagé, plongeant le buste dans l’orchestre, chantant avec lui, le jeune chef finlandais et son Orchestre de Paris sont dans la fusion totale, la phalange parisienne sonnant brillamment, sans le moindre écart, exaltant des sonorités scintillantes, colorées, charnelles, jusque dans les moments les plus délicats rythmiquement et techniquement, tous les pupitres rivalisant de virtuosité et d’expressivité, jouant d’un large nuancier où aucune défaillance ne point.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette interprétation remarquable suscite l’enthousiasme tant la qualité de la prestation de Klaus Mäkelä et les musiciens de l’Orchestre de Paris est convaincante. Mais aussi somptueuse soit-elle, cette conception à laquelle je ne reproche rien de bien rédhibitoire dans ce que ses interprètes en ont "dit" hier soir, si ce n’est quelques passages à vide et des défaillances dans l’unité dues notamment à des ruptures trop brutales particulièrement dans l’Andante comodo initial d’où n’émane guère de lignes de force, de déchirures abyssales. Après un Rondo-Burlesque trop retenu dans sa première partie, l’Orchestre de Paris sous l’impulsion de son directeur musical s’est illustré dans l’inexorable progression de sa dynamique explosant dans l’euphorie fébrile, le bruit et la fureur d’un crescendo assourdissant de l’orchestre entier. Plus encore que dans les deux mouvements initiaux, l’Adagio final a conduit à relever le manque de maturité indispensable pour pénétrer les arcanes spirituelles et de cette œuvre-testament certes virtuose mais surtout profonde, douloureuse, parfois au seuil d’une folie due au désespoir, avec cette notion d’Eternité qui, pour ceux qui ont eu la chance d’y assister, rend l’interprétation de Claudio Abbado à la tête de son Orchestre du Festival de Lucerne en 2010 si précieuse, sans remonter à Rafael Kubelik ou à Georg Solti avec l’Orchestre de Paris dans les années 1970. Mais il est certain que pour Mäkelä, qui dirige cette Neuvième pour la deuxième fois à la tête de l’Orchestre de Paris en quatre ans (1), ce n'est qu'une question de maturation chez ce jeune chef de moins de 30 ans qui va avoir maintes occasions de se plonger dans l'univers mahlérien, puisqu'il est le directeur musical désigné de l'orchestre le plus mahlérien du monde, celui du Het Concertgebouw d’Amsterdam.  

Bruno Serrou

1) Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris ont donné ensemble la Symphonie n° 9 de Mahler à huis-clos à la Philharmonie de Paris le 9 décembre 2020 pour une diffusion sur le site Internet de la Philharmonie de Paris durant la pandémie de la Covid-19 en remplacement de la Symphonie « Résurrection », qui nécessitait la participation de deux cantatrices solistes et d’un chœur


Captivant concert Jordi Savall de symphonistes romantiques en devenir

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 1er octobre 2024

Jordi Savall, Le Concert des Nations. Photo : (c) Bruno Serrou

Toujours passionnants Jordi Savall et son Le Concert des Nations, quel que soit le répertoire. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris, avec l'appoint de jeunes musiciens de son Académie, le chef catalan a donné un programme original de symphonies de jeunes compositeurs romantiques, deux inachevées, la Huitième de Franz Schubert et la « Zwickau » de Robert Schumann, suivies de la « Nullte » d’Anton Bruckner, un Savall toujours élégant, ardent et précis, se déplaçant avec le soutien d’une canne. Orchestre sur instruments d’époque sonnant feutré et ciselé mais pas assez étoffé côté cordes (11-9-7-6-5), malgré une impressionnante homogénéité.

Assister à un concert de Jordi Savall est toujours un enchantement spirituel, intellectuel, musical, une expérience humaine intense. Seul le chef catalan possède ce supplément d’âme qui fait toucher le ciel. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris avec son Le Concert des Nations, seize mois après une Missa solemnis de Ludwig van Beethoven d’une ardente humanité, il a donné un programme subtilement conçu, réunissant trois symphonies de compositeurs romantiques célèbres de tradition germanique composés dans leur jeune maturité, en quête de maturité mais déjà caractéristiques de leurs personnalités. C’est non pas avec une phalange symphonique moderne mais avec son orchestre d’instruments anciens Le Concert des Nations, cette fois avec un effectif de cinquante-six musiciens, qu’il a fondé en 1989 avec son épouse Montserrat Figueras. Le diapason utilisé est nettement plus bas que celui généralement utilisé, sans doute réglé sur 430 Hz, tandis que l’instrumentarium est au plus près de ceux de la première moitié du XIXe siècle, avec cordes en boyau, violoncelles et contrebasses sans pique, cuivres naturels... Le rendu sonore n’est pas toujours impeccable, mais aucune faute d’attaque ni imprécision du jeu et de son ne se sont manifestés. En outre, la disposition des pupitres de l’orchestre a permis de justes équilibres, avec les violons I et II se faisant face encadrant violoncelles et altos, contrebasses alignées derrière l’orchestre, les timbales derrière les violoncelles, les bois par deux encadrés par les deux trompettes à jardin, les quatre cors et trois trombones côté cour.  

Jordi Savall, Le Concert des Nations. Photo : (c) Bruno Serrou

En première partie du concert, deux œuvres de même nomenclature nées de l’esprit de deux compositeurs âgés de moins de vingt-quatre ans, Franz Schubert et Robert Schumann. Le programme débutait sur la partition la plus connue du programme, sinon populaire, la Symphonie n° 8 en si mineur « Inachevée » D. 759 (1822) du Viennois. Jordi Savall a donné de cette œuvre dont seuls les deux premiers mouvements sont complets une interprétation toute en fines nuances, à la tête d’un Concert des Nations aux bois chaudement colorés. Infiniment moins courue, la Symphonie en sol mineur « Zwickau » WoO 29 dont Robert Schumann interrompit la genèse au terme du second morceau et dont seul le mouvement initial fut joué du vivant de son auteur, dans sa ville natale de Zwickau sous la direction de son futur beau-père, Friedrich Wieck, le 18 novembre 1832, soit neuf ans avant la conception de ce qui sera sa première vraie symphonie, « Le printemps ». Schumann effectue des retouches, particulièrement l’orchestration et supprime l’introduction lente, et ajoute un second mouvement, qui ne sera jamais joué du vivant de son auteur, seul le mouvement initial sera néanmoins exécuté le 18 février 1833 à Schneeberg puis le 29 avril de la même année au Gewandhaus de Leipzig. « Ma symphonie m’a fait beaucoup d’amis parmi les plus grands connaisseurs de l’art », écrira Schumann ç sa mère deux mois plus tard. Pour les deux derniers mouvements, seules quelques esquisses trop fragmentaires subsistent, et Il faudra attendre 1972 pour une première édition des mouvements initiaux qui sera révisée en 2014. C’est cette version qu’a retenue Jordi Savall.

La seconde partie était entièrement vouée à une symphonie sans numéro d’ordre d’Anton Bruckner d’une durée égale à la somme des deux pages qui ont précédé l’entracte. La Symphonie en ré mineur « Nullte » WAB 100. Il ne d’agit pas d’un essai proprement dit, contrairement à Schumann, mais la démonstration du manque de toute confiance en son talent du maître de chapelle de l’église Saint Florian de Linz, qui écoutait toujours le dernier à qui il montrait ses partitions au point d’aller à l’encontre de ses convictions, au point de dénaturer la quasi-totalité de ses propres symphonies. Cette symphonie » 0 » n’est pas une symphonie d’études, contrairement à la Symphonie en fa mineur « 00 » WAB 99 de 1863, deux œuvres qui ne seront créées toutes deux que le 12 octobre 1924 dans le cadre du même concert à Klosterneuburg (Basse Autriche) pour le centenaire de la naissance de leur auteur, qui l’avait désavouée après que son professeur de composition, Otto Kitzler (1834-1915), lui ait déclaré que son travail n’était « pas vraiment inspiré ». Composée six ans plus tard, la « 0 » aurait en fait dû porter le numéro 2, puisqu’elle a été conçue après la Symphonie n° 1 en ré mineur de 1866 et ce qui allait devenir sa « vraie » Symphonie n° 2 en ut mineur (1872). Bruckner, qui toute sa vie a pensé que les compétents savait mieux que lui, comme le remarquait le chef d’orchestre autrichien Georg Tintner (1917-1999), fut dévasté lorsque Otto Dessoff (1835-1892), chef d’orchestre du Philharmonique de Vienne, le questionna sur le premier mouvement, « Mais où est le thème principal ? » Si bien que lorsqu’en 1895 Bruckner révise ses symphonies en vue de publication, il déclare que cette symphonie « ne compte pas », et écrit sur la page de garde « annullirt » (« annulé »), remplaçant l’indication « Nr 2 » par le symbole « ∅ » assimilé au chiffre zéro, ce qui dut à la symphonie le surnom de « Die Nullte ». La partition autographe est datée du 12 septembre 1869, et pas la moindre page n’a été récupérée par Bruckner pour une œuvre postérieure. Réalisée par Josef V. von Wöss (1863-1943), la première édition date de 1924, tandis que l’édition critique de Leopold Nowak (1904-1991) a été publiée en 1968. De caractère sacré, le mouvement initial est mû par un ostinato dont le concept sera repris dans le premier mouvement de la Symphonie n° 3 en ré mineur, tandis que le Scherzo, plus aéré et souple que ceux qui suivront annonce Chostakovitch, mais la dynamique est plus élancée et suave.

Jordi Savall, Le Concert des Nations. Photo : (c) Bruno Serrou

A l’instar de la première partie de la soirée, la Symphonie en fa mineur de Bruckner a été interprétée avec poésie et des tempi allants, mue par une vigoureuse énergie aux arêtes vives et juvéniles mais empreinte d’une délicatesse d’orfèvre. La rythmique impulsée par Savall est toujours aussi impressionnante de tenue, de raffinement, de cœur, le tout propulsé par une acuité rythmique exemplaire insufflée par la conception d’une profonde humanité de Jordi Savall. A la fin du concert, tandis que la salle l’ovationnait, le chef catalan a pris le micro pour rappeler la jeunesse de Schubert et de Schumann lorsqu’ils composèrent les symphonies données en début de programme, avant de lancer un appel pour que les « jeunes d’Israël et de Gaza puissent faire de la musique et non pas tuer des êtres humains ».

Bruno Serrou 

 

 

lundi 30 septembre 2024

Les Brigands de Jacques Offenbach mode queers de Barrie Kosky à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris-Palais Garnier. Jeudi 26 septembre 2024

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. L'arrivée de l'ambassafe espagnole. Photo : (c) Agathe Poupeney

« Y a des gens qui se dis’nt Espagnols/Et qui n’sont pas du tout Espagnols…/Nous, nous sommes de vrais Espagnols,/Ça nous distingue des faux Espagnols ». De l’opéra-bouffe Les Brigands de Jacques Offenbach, l’Opéra de Paris propose une approche transgressive et conformiste de drag’ queens mise en scène lourdingue de Barry Kosky. Seul tableau bien venu, l’apparition des Espagnols… Orchestre flamboyant dirigé avec allant par Stefano Montonari, distribution en faisant des tonnes avec une certaiune élégance néanmoins sous l’impulsion de Marcel Beekman à la voix puissante 

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Photo : (c) Agathe Poupeney

Au tournant des années 1867-1869, tandis que sa Grande Duchesse de Gerolstein est à l’affiche du Théâtre des Variétés, Jacques Offenbach s’est attelé à la genèse Les Brigands, avec la complicité du fameux binôme de librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Un temps interrompue en raison de la genèse de La Périchole, qui allait être créé le 6 octobre 1868, la conception des Brigands s’avère compliquée, et il faut attendre octobre 1869 pour que l’œuvre aboutisse avant d’être créée au Théâtre des Variétés le 10 décembre suivant. Une décennie plus tard une seconde version est proposée au Théâtre de la Gaîté le 25 décembre 1878, incluant un quatrième tableau.

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Antoinette Dennefeld Fracoletto), Marcel Beekman Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella). Photo : (c) Agathe Poupeney

Pour sa douzième représentation In loco, l’œuvre ayant fait son entrée à Garnier en 1931, donnée soixante-deux ans plus tard à l’Opéra-Bastille par la troupe des Deschiens, c’est la version première que propose l’Opéra de Paris au palais Garnier, celle de 1869, à laquelle ont été ajoutés des dialogues réactualisés par le dramaturge Antonio Cuenca Ruiz associés à un monologue écrit par l’humoriste « performeuse » Sandrine Sarroche, qui tient le rôle du ministre du Budget Antonio avec des blagues lourdingues visant Michel Barnier, Bruno Le Maire et autres ministres sans le moindre recul humoristique - le maillon faible de la production tant elle semble ne pas croire à ce qu’elle dit d’une voix peu audible. Le sujet prête à tous les déguisements possibles, et le metteur en scène australien ne se prive pas pour en jouer et en abuser, se situant dans la ligne de ses confrères qui se plaisent à pérenniser dans l’opéra-bouffe l’esprit de l’opérette et de la gaudriole, depuis les Branquignols et les Deschiens, jusqu’à Jérôme Savary et Olivier Py (avec les inévitables cornettes de l’ordre des Filles de la Charité), plongeant quant à lui dans l’univers des drag queens qui n’a plus rien de subversif tant il est en vogue désormais, au point d’être devenu un divertissement proposé par une chaîne de télévision du service public intitulé Drag Race France. Tant et si bien qu’il faut un long moment pour commencer à rire de bon cœur, tant la charge sexuelle est excessive durant les deux tiers du spectacle, avec ces traits surlignés au transgenre désormais invasif, LGBTIQA+. Il n’y a rien à redire quant à la qualité de la production, sorte de carnaval bigarré et déjanté façon gay pride. Côté fosse, l’orchestration s’avère par instants un brin trop épais et trop sonore. L’action se situe dans un vieux théâtre dont les éléments de décors viennent des réserves de magasins voisins utilisés en fonction des scènes laissant libre une grande partie du plateau où s’expriment un nombre assez considérable de personnages, choristes, danseurs, acrobates, figurants, tandis que des toiles peintes délimitent l’espace de jeu en fonction des péripéties de la narration animée par une compagnie de coupe-jarrets au demeurant sympathiques.

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Mathias Vidal le Prince de Mantoue), Doris Lamprecht (la Marquise), Hélène Schneiderman (la Duchese). Photo : (c) Agathe Poupeney

A la tête de cette équipe de brigands bigarrée qui passent leur temps à se travestir et à changer d’identité, le queer Falsacappa tenu par Marcel Beekman façon clone de la drag queen Divine, égérie du cinéaste états-unien John Waters, avec son front dégarni tel un clown blanc, ses maquillages outranciers, ses perruques choucroutes aux couleurs chamarrées, et sa robe moulante rouge à paillettes d’or et à large volant perché sur des talons-échasses, ce qui lui permet de déployer un humour trash qui passe heureusement sans trop de difficulté tant le ténor néerlandais, aussi brillant chanteur que flamboyant comédien, s’exprimant en souplesse, avec une autorité naturelle et une certaine tenue tant ses gestes et son expression demeurent à la frange de la vulgarité, tandis que sa voix est riche, ample et flexible, capable de diversifier couleurs et tons avec habileté. Sous sa coupe, la distribution s’égaye avec bonheur, surtout dans la seconde partie du spectacle. A commencer par le délicieux couple Fiorella, fille de Falsacappa, Fragoletto tenu par la soprano Marie Perbost et la mezzo-soprano Antoinette Dennefeld, voix puissante et saine à l’élocution claire, l’inénarrable Comte de Gloria-Cassis de Philippe Talbot à la ligne de chant exemplaire qui porte de façon éblouissante la scène la plus réussie du spectacle entier, le tableau espagnol avec son pompeux décorum étincelant chargé de bondieuseries hispaniques, ainsi que l’ineffable infante de la contralto gabonaise Adriana Bignagni Lesca à la voix de velours, et dans les courts rôles du Chef des carabiniers et du Baron de Campotasso somptueusement distribués, Laurent Naouri à la voix de stentor et à un Yann Beuron toujours excellent, tous deux terminant en caleçon blanc, le premier le buste recouvert d’un marcel le second d’une chemise, tandis que Mathias Vidal, Eric Huchet et Franck Leguérinel s’imposent respectivement en Prince de Mantoue, Domino et Barbavano.

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Laurent Naouri (le Chef des carabiniers), Yann Beuron (le Baron de Campotasso). Photo : (c) Agathe Poupeney

A l’instar de la mise en scène, le spectacle ne traîne pas côté musique, Stefano Montaniri menant l’ensemble à bout de bras et en manche de chemise dégradée de gris depuis la fosse sans le moindre temps mort. La direction du chef italien est enlevée avec souplesse et énergie, l’Orchestre de l’Opéra de Paris, rutilant, réalisant un sans-faute malgré les tempi soutenus du chef italien. Les chœurs sont également à saluer par leur homogénéité, leur engagement et la précision de leur jeu qui trahit une réelle délectation à s’exprimer sur la scène comme autant de personnages bigarrés.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 12 octobre 2024. Le spectacle sera repris à la fin de la saison à Garnier du 26 juin au 12 juillet 2025

dimanche 22 septembre 2024

260 projecteurs pour un "Tristan und Isolde" d’ombre et de lumière au Grand Théâtre de Genève

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Dimanche 15 septembre 2024

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan). 
Photo : (c) Carole Parodi

Chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre, Tristan und Isolde de Richard Wagner est l’opéra de l’Amour absolu. Le drame est dans les cœurs et seule l’âme s’exprime. Nulle nécessité de dramaturgie ici. Tout est suggéré par l’orchestre et la voix. Au Grand Théâtre de Genève, Marc Albrecht et Michael Thalheimer proposent un beau Tristan pour ce qui s’avère la production-phare de l’institution lyrique genevoise

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Kristina Stanek (Brangäne), Gwyn Hughes Jones (Tristan). Photo : (c) Carole Parodi 

Pour le retour de l’ouvrage vingt ans après sa dernière production, c’est un Tristan und Isolde de Richard Wagner allégorique et chambriste que le Grand Théâtre de Genève propose comme première production de sa saison 2024-2025. La mise en scène de Michael Thalheimer est centrée sur la direction d’acteurs avec une scénographie réduite à des rangées de projecteurs face public. Direction musicale onirique et fluide de Marc Albrecht que l’on eût aimée plus tendue et tragique, prenant néanmoins toute sa force dans le troisième acte, avec un Orchestre de la Suisse Romande parfait de cohésion et de précision. Tristan endurant de Gwyn Hughes Jones (acte final hallucinant), superbe Isolde d’Elisabet Strid, remarquables Brangäne de Kristina Stanek et Kurwenal d’Audun Iversen, roi Marke un peu raide mais impressionnant de Tareq Nazmi.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan). 
Photo : (c) Carole Parodi

Faite d’ombre et de lumière, la scénographie de Henrik Ahr est d’essence minimaliste, figurant la nuit protectrice et le néant qu’appellent le couple d’amants, dominé par un mur de projecteurs jouant avec le crépuscule mû par diverses formes géométriques avant d’être brièvement totalement allumé à l’aplomb d’un plateau nu, le metteur en scène ayant choisi « d’éviter tout ce qui est inutile » pour que le public puisse mieux s’abandonner « à une œuvre qui ose prendre son temps ». Ainsi, sur le plateau, pas le moindre accessoire ni aucune trace pouvant suggérer un lieu, nul vaisseau, seule une estrade mobile qui s’élève et s’abaisse permet aux protagonistes de prendre de la hauteur, notamment à la fin du premier acte lorsque le navire emmenant Isolde aux roi Marke approche des Cornouailles, mais nulle forêt, nul vestige de Karéol, pas même une table ni une chaise, rien que de l’épure d’où seule émerge une corde tirée tour à tour par Isolde puis par Tristan. Porteur de quelques deux cent soixante spots, le mur lumineux ne cesse d’éblouir le spectateur, l’intensité variant du jaune pâle au blanc éclatant à contrario de l’intensité du drame, jusqu’à aveugler carrément à la mort d’Isolde, qui expire sur le cadavre de Tristan, au point de rendre invisible le climax ultime de l’œuvre. Ainsi, le metteur en scène peut concentrer le drame sur l’intensité du jeu et des attitudes d’une plastique évanescente des personnages qui ne se rencontrent et ne se touchent jamais, le seul lien charnel entre les amants étant le regard, jusqu’à ce qu’Isolde trouve Tristan agonisant vingt minutes avant la fin.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Audun Iversen (Kurwenal), Tareq Nazmi (Le Roi Marke), Gwyn Hughes Jones (Tristan), Kristina Stanek (Brangäne), Elisabet Strid (Isolde). Photo : (c) Carole Parodi

Toute la place a donc été laissée à la musique, autant aux chanteurs qu’à l’orchestre, le spectateur étant souvent invité de fermer les yeux pour échapper à l’aveuglement des projecteurs. Fosse et plateau sont au diapason, s’imposant d’égale façon, sous l’impulsion poétique et nuancée de Marc Albrecht. Remarquablement équilibré malgré, l’Orchestre de la Suisse Romande brille de tous ses feux sous la direction précise et onirique du chef allemand, tandis que, dans le premier acte, le chœur d’hommes de l’Opéra genevois est parfait. Albrecht rend particulièrement fluides les voix instrumentales dans leur prodigieuse diversité, en donnant à la formation suisse la consistance de la musique de chambre tout en assurant la densité et l’étoffe d’une phalange opulente par une richesse des coloris d’une constance et d’un chatoiement de tout instant, mettant en valeur tous les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande, avec un lyrisme à fleur de peau, tour à tour et à la fois sombre, profond, lumineux, jaillissant. Sur la scène, une troupe de chanteurs d’une grande homogénéité. Jouant de la nuance et du registre de l’émotion, de l’amour éperdu d’une grande intensité, le valeureux Tristan du ténor gallois Gwyn Hughes Jones qui s’échauffe peu à peu, ménageant un peu trop sa voix dans l’acte central pour s’assurer dans l’acte final de sa pérennité vocale ce qui lui permet de se donner sans réserve dans cette heure fabuleuse de musique que constitue l’agonie d’une force dramatique à couper le souffle souligné par un chant à la projection d’une intensité brûlante. Face à lui, la soprano dramatique suédoise Elisabet Strid est une magnifique Isolde, autant physiquement que vocalement. L’intensité dramatique de son incarnation est stupéfiante, son regard habité, sa gestique naturelle, ses élans spontanés attestent à la fois d’une compréhension totale du rôle et une direction d’acteur d’une rare efficacité. La voix est solide, colorée, merveilleusement chantante, le timbre radieux, le nuancier large et épanoui, la diction exemplaire. Déchirante et fiévreuse, sa Liebestod bouleverse par sa force dramatique. Nul doute, cette cantatrice se situe dans la lignée des grandes Isolde suédoises, d’Astrid Varnay et Birgit Nilsson à Nina Stemme, en passant par Berit Lindholm, Catarina Ligendza… 

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan).
Photo : (c) Carole Parodi 

Pour sa prise de rôle, la mezzo-soprano allemande Kristina Stanek campe une Brangäne d’exception, intensément dramatique et vraie, la voix est pleine et chaude, d’un velours exemplaire, la ligne de chant d’une perfection absolue, et l’on ne peut que regretter que, chantant depuis le balcon, la voix soit excessivement couverte par l’orchestre dans son second appel du deuxième acte. Autre prise de rôle, la basse belge Tareq Nazmi est un Roi Marke légèrement engoncé et roide, mais sa voix a la profondeur et la noblesse requises par le personnage dont il dit tout de la personnalité complexe mêlant colère contenue, douleur profonde, déception et ressentiment face à la trahison, tandis que l’impressionnant baryton norvégien Audun Iversen est un Kurwenal trépident qui s’exprime pleinement dans un hallucinant troisième acte, et que le ténor français Julien Henric offre un Melot mordant et vindicatif, alors que les trois rôles plus furtifs du matelot/berger et du timonier sont impeccablement tenus par le ténor Emanuel Tomlienovic et le baryton Vladimir Kazakov. 

Bruno Serrou

 

 

 

 

vendredi 20 septembre 2024

Onirique Symphonie n° 3 de Mahler de Jukka-Pekka Saraste sans premiers violons visibles de l’Orchestre Philharmonique de Radio France

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Jeudi 19 septembre 2024

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Choeur, Maîtrise et Orchestre Philharmonique de Radio France. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Jamais eu aussi mal aux jambes pendant un concert que ce jeudi soir durant l’exécution de la Symphonie n° 3 de Gustav Mahler par l’Orchestre Philharmonique de Radio France à l’Auditorium de Radio France confiné que j’étais en bout de premier rang de balcon côté entre deux murets qui m’ont empêché de voir les premiers violons. Si bien que je n’ai pu apprécier pleinement l’interprétation à laquelle je me faisais pourtant une joie d’assister, et sans doute aurais-je mieux fait d’écouter chez moi le direct de France Musique cette convaincante réalisation 

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Radio France

Il eût pourtant été si simple lorsque le billet m’a été remis que le service de presse me prévienne que la place qui m’avait été attribuée n’était pas des meilleures, en raison de l’affluence exceptionnelle, plutôt que de m’en faire la désagréable surprise une fois rendu à ma place qui ne m’a pas permis de me plonger dans l’écoute dans les conditions physiques idoines. Confiné entre deux rambardes de béton noir cachant la totalité des effectifs des premiers violons surmontées d’une barre garde-fou à hauteur des yeux, le bas des jambes bloqué et les genoux contre le ventre, la souffrance due aux crampes a été telle qu’il m’aura été impossible de me laisser porter à la seule écoute de la plus développée, dense et polymorphe des symphonies de l’histoire de la musique, la Troisième en ré mineur composée en 1895-1896 par Gustav Mahler (1860-1911) avec sa centaine de minutes déployées en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière, comptant aussi un scherzando où intervient un cor de postillon solo dans le lointain, une voix de contralto soliste dans le Misterioso, un chœur de femmes et d’enfants dans le cinquième mouvement qui fait intervenir de nombreux soli et tutti allant d’amplifiant d’un orchestre d’une centaine de musiciens (l’effectif des cordes hier soir était de 18-16-13-11-9) dont une riche percussion encadrant deux timbaliers, et qui se termine sur l’apothéose d’un mouvement lent purement instrumental menant à l’Eden de l’Amour qui annonce le paradis spirituel chanté par la Quatrième Symphonie en sol majeur.

Gerhild Romberger, Jukka-Pekka Saraste, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Pourtant, les conditions étaient réunies pour une belle soirée de musique malgré l’absence du directeur musical du Philharmonique de Radio France, Mikko Frank, pour raison de santé, remplacé par son excellent compatriote finlandais Jukka-Pekka Saraste qui connaît bien la phalange française qu’il dirige régulièrement et avec laquelle l’entente semble sans nuages. C’est en tout cas ce qui est clairement apparu dans l’exécution de cette Troisième Symphonie de Mahler, puissante, contrastée, ardente, colorée, sonnant avec un brillant et une assurance de bon aloi.

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Choeur, Maîtrise et Orchestre Philharmonique de Radio France. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Originellement conçue en sept mouvements (le septième constituera le finale de la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de la vie terrestre, avec un morceau initial contant l’émergence de la vie qui éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, les fleurs, les animaux, l’Homme et les Anges, enfin  l’Amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie, originellement pensé comme conclusion de cette Troisième. Du chaos initial jusqu’aux déchirements de l’Amour qui conclut la symphonie en apothéose sur des battements enjoués de quatre timbales comme autant de battements de deux cœurs humains épris l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est admirablement construite, même si les diverses séquences qui s’enchevêtrent dans le premier morceau sont parfois trop sèchement différenciés, sans pour autant paraître décousus, mais les élans insufflés par Saraste portent en germes l’extraordinaire expressivité des mouvements qui suivent, y compris du menuet, passage difficile à mettre en place, avec le risque de surligner les intentions du compositeur qui entendait ménager ici une plage de repos après les déchirements et les soubresauts  qui précédent. Le somptueux scherzo avec cor de postillon obligé dans le lointain joué depuis les coulisses de l’Auditorium était onirique à souhait, les bois gazouillant avec une fraîcheur communicative, tandis que la section de cors l’accompagnait de somptueux pianissimi. L’émotion atteignait une première apnée dans le Misterioso du lied O Mensch sur un poème tiré du Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans le grave avec douceur, enveloppant la voix charnelle et expressive de la contralto allemande Gerhild Romberger émergeant pianississimo à la gauche du chef, et conduisant à la joie des Anges incarnés par les voix du Chœur de femmes et de la Maîtrise de Radio France disposés à l’aplomb de la percussion. Enfin, le finale où Saraste atteint le comble de l’émotion dans une plage de grande beauté, tour à tour contenue et exaltée, ménageant un immense crescendo venu des abysses de la terre et conduit à la plénitude de l’Amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions. L’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui célébrait l’ultime concert de son alto solo Christophe Gaugué avant son départ à la retraite, a atteint les cimes sous la direction souple et respirant large de Jukka-Pekka Saraste.

Bruno Serrou