vendredi 21 mars 2025

Livre d'images sonores onctueuses de l'Orchestre de Paris, Nathalie Stutzmann et Emmanuel Ax dans Beethoven et Wagner

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 19 mars 2025 

Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Concert rutilant de l’Orchestre de Paris mercredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé avec un plaisir de la narration particulièrement communicatif par Nathalie Stutzmann, avec un Emmanuel Ax onirique en peintre-poète dans le Concerto n° 4 de Ludwig van Beethoven, et une phalange parisienne conquérante, virtuose et somptueusement colorée dans le « Ring ohne Worte » (Anneau du Nibelung sans paroles) de Lorin Maazel d’après la Tétralogie de Richard Wagner, compositeur avec lequel l’orchestre et sa cheffe invitée excellent 

Emmanuel Ax, Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris/Philharmonie de Paris

Dans le Quatrième Concerto pour piano et orchestre en sol majeur op. 58 de Beethoven, Emmanuel Ax, à soixante-quinze ans, a exalté l’énergie et la noblesse de l’œuvre du « Titan de Bonn », se faisant poète dans le (trop bref) mouvement lent, exaltant des sonorités lumineuses de son clavier, tandis que Nathalie Stutzmann, de sa conception chambriste, ne confinait pas l’orchestre au rôle d’accompagnateur mais l’élevait bel et bien à celui de partenaire, profitant avec bonheur des somptueux pupitres solistes de l’Orchestre de Paris ainsi que de ses tutti, qui ont enveloppé le clavier de leurs timbres onctueux. Le pianiste américain d’origine ukrainienne, pourtant souvent réticent aux bis, en a offert un sans hésiter au public qui l’acclamait, exaltant encore des colorations bien dans la continuité de celles du concerto de Beethoven.

Emmanuel Ax, Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Désormais familière de Bayreuth, où elle a dirigé Tannhäuser avec grand succès, si bien qu'elle est invitée pour le cent-cinquantième anniversaire du Festspielhaus en 2026 à diriger la première production de l’histoire du Festival de Bayreuth de l’opéra de jeunesse Rienzi (1837), Nathalie Stutzmann a retrouvé en l’Orchestre de Paris une formation familière du Ring de Wagner dans lequel il a eu l’occasion de s’illustrer dès 1983 en gravant des extraits symphoniques avec son directeur de l’époque, Daniel Barenboïm, et de façon exhaustive dans la fosse du Théâtre du Châtelet en 2005-2006 sous la conduite de son directeur musical de l'époque, Christoph Eschenbach, dans une mise en scène de Robert Wilson. Aussi, à défaut d’un Ring entier, c’est une sélection des passages symphoniques parmi les « plus significatifs » réunis sous forme de suite pourtant le titre Der Ring ohne Worte par le grand chef d’orchestre états-unien Lorin Maazel (1930-2014), lui aussi éminent connaisseur de la création de Richard Wagner qu’il fut à trente ans le premier Américain à diriger dans la fosse de Bayreuth en 1960 avec Lohengrin mis en scène par Wieland Wagner. Malgré les frustrations que ressent naturellement tout wagnerolâtre, il faut reconnaître que Maazel a conçu une synthèse particulièrement réussie des treize heures du cycle entier réduites à un peu moins de soixante-quinze minutes, même si parfois les ruptures sans transitions sont excessivement sèches voire violentes. Maazel respecte l’orchestration de Wagner, et compense le plus souvent l’absence de la voix, il est vrai volontairement traitée par le compositeur tel un instrument. Tandis que Wagner lui-même avait déjà réalisé des versions de concert sans paroles de plusieurs passages de la Tétralogie, c’est en 1987, à la demande d’une maison de disques pour un enregistrement avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin - la création en concert sera donnée le 11 mai 1990 avec l’Orchestre Symphonique de Pittsburgh dont il était alors chef principal, que Maazel relève le défi de réaliser une version strictement symphonique du Ring des Nibelungen pour entraîner l’auditeur dans un authentique voyage au sein des méandres de l’orchestration foisonnante et des innombrables ramifications des leitmotive gouvernant l’œuvre entier, musique, action et personnages confondus.

Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Du prélude de Das Rheingold (L’Or du Rhin) jusqu’au finale de Der Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux), en passant par première apparition du Walhalla, descente dans le monde souterrain du Nibelheim et forge du heaume magique, le dieu du tonnerre, Donner déclenchant la foudre à l’origine de l’arc-en-ciel servant d’accès au Walhalla, errance de Sigmund, accueil de Sieglinde, fuite des jumeaux et conception de Siegfried, colère de Wotan contre Brünnhilde, Chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan et Enchantement du feu, effroi de Mime devant les questions posées par Siegfried, forge de Nothung, Murmures de la forêt, réveil, combat et mort de Fafner, lever du jour et passion de Siegfried et Brünnhilde, Voyage de Siegfried sur le Rhin, appel de Hagen à ses hommes, Siegfried et les Filles du Rhin, mort de Siegfried et Marche funèbre, immolation de Brünnhilde, retour de l’Or aux Filles du Rhin, l’essentiel est là, assemblé en vingt numéros, le flux musical s’écoulant quasi sans interruption dans le déploiement chronologique du drame. C’est en tout cas la gageure que parfaitement réussi à relever Nathalie Stutzmann, qui a porté le récit en un grandiose poème symphonique et l’Orchestre de Paris aux élans wagnériens d’une extraordinaire perfection jusqu’à l’effervescence, tenant continuellement le public en haleine, l’oreille envoûtée par de somptueuses couleurs instrumentales et des images sonores féeriques, tous les pupitres de la phalange parisienne rutilant de toute part, cordes (sous la conduite de Vera Lopatina au poste de premier violon), bois, cuivres, harpes, percussion rivalisant de timbres, de rigueur, de virtuosité.

Bruno Serrou

jeudi 20 mars 2025

Le Tonhalle-Orchester Zürich et Paavo Järvi dans une alerte « Rhénane » de Schumann, un espiègle concerto grosso de György Ligeti et une création blafarde de John Adams

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 18 mars 2025 

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Merveilleuse phalange que le Tonhalle-Orchester Zürich dirigé avec élégance et vivacité par son directeur musical Paavo Järvi, dans une « Rhénane » fluide et flamboyante de Robert Schumann, après un malicieux Concert Roumain de György Ligeti tout de grâce malicieuse, précédant la première française du Concerto n° 3 pour piano et orchestre de John Adams, « After the Fall », monochrome tout en gris aux plans planes et trainant en longueur, par un pianiste, l’Islandais Víkingur Ólafsson, sans imaginaire pictural à la palette sonore atone, jouant tout en arpèges et sans le moindre accord plaqué et tenu, faisant en outre un usage modéré des pédales 

Vikingur Ólafsson (piano), Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Paavo Järvi, qui fut un excellent directeur musical de l’Orchestre de Paris de 2010 à 2016, s’illustre dans tous les répertoires, à l’exception de la création contemporaine où il choisit généralement les compositeurs les plus consensuels et le moins téméraires qui se puisse trouver, comme s’il craignait les langages et les techniques les plus complexes à régler et à mettre en place dans les temps impartis de plus en plus contraints par les timings des répétitions. Ce qui est regrettable, car à le voir diriger en concert avec une aisance et une clarté de chaque instant, tout indique qu’il est capable de briller quelles que soient styles et idées créatrices. Le programme que le chef estonien a offert cette semaine avec son Orchestre de la Tonhalle de Zürich dont il est le directeur musical depuis 2019, confirme cette impression qui ne cesse de susciter les regrets qui émane de cette brillante personnalité au potentiel évident.

Julia Becker (violon solo), Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi en est-il du choix de l’œuvre concertante donnée mardi en création française, le Concerto n° 3 pour piano et orchestre de John Adams (né en 1947) intitulé « After the Fall », c’est-à-dire à la fois Après l’Automne et Après la Chute… D’automne, il n’en est pas question, du moins à l’audition, si ce n’est de façon cachée ou alambiquée, quant à la chute… Quoi qu(il en soit, cette partition n’ajoute rien à la gloire de son auteur, si ce n’est la simplicité de la pièce qui confine à la platitude, malgré le fait que son interprète et dédicataire ait eu besoin d’une « tourneuse de pages » assise à la place du premier violon pour appuyer à temps sur le bouton égrenant les pages de la liseuse électronique placée sur le pupitre du soliste. Pour ce concerto simplissime d’environ vingt-cinq minutes, il n’a pas fallu pour le financer moins de neuf institutions-commanditaires de sept pays différents de deux continents, les San Francisco Symphony, Tonhalle-Orchester, Philharmonie de Paris, Elbphilharmonie de Hambourg, Philharmonia de Londres, Symphonique de Göteborg, Los Angeles Philharmonic, Société des Amis de la Musique de Vienne et les Wiener Symphoniker… Composé en 2024 pour le pianiste islandais Vikingur Ólafsson (le premier l’avait été pour Emmanuel Ax en 1996, le second pour Yuja Wang en 2018) censé posséder, d’après le signataire de la partition, « un éventail extrêmement large de possibilités expressives », ce que le compositeur ne met pourtant pas clairement en évidence, tandis qu’Adams se complait à citer Pierre Boulez en évoquant ce que son aîné disait du « temps des avant-gardes, de l’exploration étant définitivement passé, viendrait celui du perpétuel retour, de l’amalgame et de la citation », usages que réfutait pourtant Boulez avec la plus vive énergie. La référence boulézienne est des plus surprenantes, sinon incompréhensible, à moins que ce soit de la part d'Adams pour faire hiatus et susciter la controverse, fort inutile au demeurant tant la distance entre Adams et son aîné est abyssale, à commencer par l’univers sonore aussi contraint, terne et fermé chez l’Etats-Unien qu’il est riche, dense, ample, varié, sensuel, créatif et lumineux chez le Français. Créé le 16 janvier 2025 au Davies Symphony Hall de San Francisco par le dédicataire et le San Francisco Symphony dirigé par David Robertson, ex-collaborateur de Pierre Boulez comme directeur musical de l'Ensemble Intercontemporain, pour un orchestre comprenant trois flûte (la deuxième également flûte alto, la troisième aussi piccolo), deux hautbois, deux clarinettes, clarinette basse, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, célesta, deux harpes, percussion (tam-tam, grosse caisse, vibraphone, huit gongs) et les cordes, se présente comme un hommage à Johann Sebastian Bach, tout en étant censé puiser dans les « pulsations rythmiques rappelant Stravinski et Bartók » ainsi que « les couleurs délicates de Ravel associées à quelques expériences modernes », ce qu’il est impossible de vérifier à l'audition. Et c’est bien évidemment une page du Cantor de Leipzig que le pianiste donnera en bis à l’issue du concerto…

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich, Ivo Gass (cor solo), Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Le manque d’idées et la platitude du propos du concerto de John Adams sont apparus d’autant plus prégnants qu’il était donné après un concerto grosso que le Hongrois György Ligeti (1923-2006) composa sur le modèle du Concerto pour orchestre de son compatriote Béla Bartók, le Concert românesc (Concerto roumain) en quatre mouvements pour petit orchestre que Ligeti composa en 1951, à l’âge de 28 ans. De nationalité hongroise, le compositeur était né dans une ville de Transylvanie qui était alors passée sous le contrôle de la Roumanie, avant que la région passe à son tour sous le joug nazi auquel le Juif Ligeti réussit par miracle à échapper. En 1949, il étudiera le folklore roumain, et révisera le catalogue des œuvres de Bartók empli de transcriptions et adaptations de musiques traditionnelles particulièrement transylvaniennes. Le concerto de Ligeti est ainsi empli d’allusions aux musiques populaires roumaines, notamment en tournures harmoniques, au sein desquelles le compositeur glisse vaillamment quelques éléments de modernité rapidement détectés par les sbires communistes alors au pouvoir en Hongrie qui en interdirent la création à l’issue de la première répétition à Budapest, ville que Ligeti quitta durant les événements de 1956 pour s’installer en Autriche, tandis que l’œuvre ne sera créée que le 21 août 1971 dans une ville du Wisconsin aux Etats-Unis au nom digne d’un western, Fish Creek, par l’orchestre local dirigé par Thor Johnson, tandis que le compositeur en fera la révision dans les années 1990. Les nombreux soli de cordes et de bois ont permis aux pupitres du Tonhalle-Orchester de s’illustrer avec brio, tandis que la nature espiègle du compositeur a été mise en évidence avec bonheur par Paavo Järvi.

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

De la Symphonie n° 3 en mi bémol majeur dite « Rhénane » op. 97 composée en cinq mouvements en décembre 1850, soit neuf ans après la Quatrième, est la dernière des quatre partitions du genre laissées par Robert Schumann (1810-1856) qui concluait le concert, Paavo Järvi et son Tonhalle-Orchester ont offert une interprétation onirique et pleine d’allant, éclairée de l’intérieur par une ardente luminosité, allégeant la trame trop souvent embrumée pour magnifier les lignes et les harmonies, le tout servi par un orchestre moins fourni que celui de la symphonie de Brahms (cordes 14, 12, 10, 8, 6, bois et trompettes par deux, quatre cors, trois trombones, timbales), exaltant l’onirisme (somptueux Andante dans lequel Schumann dépeint la cathédrale de Cologne avec en son sommet le choral confié aux cuivres rutilants de l’orchestre suisse), et l’expressivité de l’œuvre tout en soulignant sa rythmique vigoureuse. Admirablement écrite, la partie des cors est favorisée, ce à quoi les quatre titulaires de la phalange zurichoise ont su tirer profit pour s’illustrer. La caractéristique majeure de Järvi qui est de veiller à la clarté et au moelleux des textures a permis de donner au mouvement lent central une limpidité quasi chambriste.

Bruno Serrou

 

 

 

 

L’immense cri contre l’antisémitisme de l’Orchestre National de Lille dirigé par Joshua Weilerstein a bouleversé la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 17 mars 2025 

Joshua Weilerstein, Dmitry Belosselskiy, Orchestre National de Lille
Photo : (c) Hugo Ponte

Lundi soir, à la Philharmonie de Paris, concert d’une force déchirante contre l’antisémitisme proposé par l’Orchestre National de Lille et son jeune chef Joshua Weilerstein avec deux partitions-cris contre la Shoa sur des textes de ceux qui en été les témoins, l’hallucinant Un Survivant de Varsovie d’Arnold Schönberg par Lambert Wilson à la voix hélas noyée dans un excès de réverbération, et le chef-d’œuvre de Dimitri Chostakovitch, la Symphonie n° 13 « Babi Yar » sur de terrifiants poèmes d’Evgueni Evtouchenko décrivant à la fois les atrocités nazies et staliniennes interprétés avec une puissance déchirante par l’extraordinaire basse ukrainienne Dmitry Belosselskiy d’une endurance à toute épreuve, et le magnifique chœur d’hommes du Philharmonia Chorus. Une soirée d’une prégnante actualité qui aurait dû faire la une des médias… s’ils n’étaient préoccupés par la « grandeur » de la chanson qui représentera la France au concours de l’Eurovision 2025… 

Lambert Wilson, Joshua Weilerstein, Orchestre National de Lille, Male Choir Philharmonia Chorus
Photo : (c) Hugo Ponte

Echo des atrocités de la Seconde Guerre mondiale et de l’antisémitisme, ce concert restera dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance d’y assister comme l’un des temps forts de la saison symphonique lilloise puis parisienne, à un moment où la détestation de ‘l’Autre » revient comme la gangrène à la face du monde. Deux chefs-d’œuvre d’une force poignante écrits comme des cris du cœur par deux compositeurs que tout sépare pourtant, l’un Juif né en Autriche et travaillant en Allemagne au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir, avant d’opter pour l’exil en Californie après être passé par Paris où il s’était reconverti à la foi de ses ancêtres, l’autre, russe acceptant plus ou moins malgré lui le régime soviétique, non-juif mais que les musiques yiddish et klezmer inspirèrent considérablement, notamment sous l’influence de deux de ses élèves au Conservatoire de Leningrad, Benjamin Fleischmann et Youri Levitine. Réunir les deux compositeurs et leurs œuvres nées du rejet des mêmes horreurs de l’Holocauste, l’un du ghetto de Varsovie l’autre de la Shoa par balles dans les fosses ukrainiennes de Babi Yar, aura été une idée lumineuse en ces temps singulièrement troublés.

Lambert Wilson, Joshua Weilerstein, Orchestre National de Lille
Photo : (c) Hugo Ponte

Arnold Schönberg, avec Igor Stravinski et Olivier Messiaen, est l’un des compositeurs les plus religieux du XXe siècle. Il a toujours affirmé son judaïsme, même à l’époque de sa conversion au christianisme luthérien, mais surtout après, allant jusqu’à embrasser et promouvoir le sionisme et l’idée de terre d’Israël. En 1932, il écrit le livret et compose son grand opéra Moses und Aron qui restera inachevé et ne sera créé qu’en 1957, en 1937, il projette une symphonie pour orchestre en quatre mouvements dotés de titres apologiques du peuple juif. Du 1er au 8 septembre 1938, il composait de Kol Nidre, commande de la synagogue de New York, prière de réconciliation récitée le jour du Grand Pardon (Yom Kippour). Neuf ans plus tard, sous l’impact effroyable des massacres nazis et du récit d’un des rares rescapés du ghetto de Varsovie, il écrira l’œuvre-cri concentrée en huit minutes d’une intensité phénoménale Un Survivant de Varsovie qui se termine sur le chant du Schema Israël qui émerge soudain comme une expression grandiose d’espérance et de foi. Enfin, en 1948, c’est la concrétisation de l’événement tant attendu par Schönberg, la création de l’Etat d’Israël. Toutes ses dernières œuvres sont déterminées par cet événement dont il ne saurait dissocier les dimensions spirituelles de la dimension nationale. En avril 1949, il met en musique Dreimal tausend Jahre op.50a qui célèbre la résurrection de Jérusalem et les chants depuis longtemps oubliés annonçant le retour de Dieu. En mai-juin, il commence sans l’achever Israel exists again, dont il signe cette fois les paroles. Il dédie à l’Etat d’Israël le De Profundis (Psaume 130) op. 50b pour chœur a capella publié par les Editions musicales d’Israël à Tel Aviv. Au printemps 1951, il est nommé président d’honneur de l’Académie de Musique d’Israël à Jérusalem. Seul l’âge avancé et sa santé l’empêcheront de se rendre en Terre promise… Conçu pour récitant, qui conte en anglais le récit fait par un survivant du ghetto de Varsovie à Schönberg, qui en a écrit le texte, le compositeur n’utilisant la langue allemande contaminée par le génocide que pour évoquer les ordres des sbires nazis, chœur d’hommes et orchestre (bois par deux, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, percussion, harpes, cordes), A Survivor from Warsaw op. 46 a été compos » en douze jours au cours de l’été 1947 à la suite d’une commande de la Fondation Serge Koussevitzki et créé le 4 novembre 1948 à Albuquerque dans l’Etat du Nouveau Mexique. L’intensité de l’interprétation de l’Orchestre National de Lille a d’entrée révélé un chef de grand style, dont la lumineuse simplicité et la gestique claire et sans effets impose avec naturel la force, la conviction, la générosité solaire du jeune directeur musical de la phalange nordique, l’Etats-Unien Joshua Weilerstein, violoniste de formation, fils du violoniste pédagogue fondateur du célèbre Quatuor de Cleveland Donald Weilerstein et frère de la brillante violoncelliste Alisa Weilerstein. Le texte était servi par le comédien Lambert Wilson, qui s’illustre souvent dans ce rôle de récitant, et dont l’élan généreux et passionné a incidemment été amoindri par une réverbération trop prononcée qui a noyé sa voix dans un écho trop prononcé, tandis que naturellement exposées, les voix d’hommes de l’excellent Philharmonia Chorus venu de Londres ont exalté le Shalom Israël au point de susciter une émotion si vive que l’on a pu surprendre quelques spectateurs essuyer des larmes…

Dmitri Bolesselskiy, Joshua Weilerstein, Orchestre National de Lille, Male Choir Philhrmonia Chorus
Photo : (c) Hugo Ponte

Face aux huit minutes d’une intensité rare de A Survivor from Warsaw d’Arnold Schönberg (1875-1951), la Symphonie n° 13 pour basse, chœur de basses et orchestre en si bémol mineur op. 113 « Babi Yar » de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) a fait figure de plat de résistance. Cette grande partition-témoignage d’une heure qui confine au chef-d’œuvre, dénonçant le fléau que constitue l’antisémitisme, créée à Moscou le 18 décembre 1962 par Vitali Gromadski, le Chœur d’hommes de l’Etat Soviétique, le Chœur de l’Institut Gnessin, l’Orchestre Philharmonique de Moscou dirigés par Kirill Kondrachine, dans des conditions rocambolesques (les deux basses contactées successivement ayant été priée le jour-même du concret de ne pas l'interpréter et Evgueni Mravinski, pourtant proche du compositeur, ayant refusé de la diriger, cédant aux pressions politiques. Le régime soviétique trouvait en effet les poèmes trop « crus » et trop « juifs », et avait demandé à Chostakovitch une révision de la symphonie entière. La partition originale fut mise à l’index jusqu’à la mort du compositeur mais une version « autocensurée » par le poète lui-même fut néanmoins enregistrée par Kirill Kondrachine en 1967 à Moscou pour le compte des disques Melodya. Cette œuvre tient en fait davantage de la cantate que de la symphonie puisque chacun de ses mouvements fait appel à la voix, omniprésente, et illustre sur cinq poèmes d’Evgeni Evtouchenko (1933-2017), qui reste comme l’un des premiers humanistes à s’être élevé en Union Soviétique contre le système et pour la défense de la liberté d’expression, tandis qu’il continuait à se battre jusqu’à la fin de sa vie contre les exactions russes en Tchétchénie. Chostakovitch s’est attaché tout d’abord à son poème Babi Yar publié en 1961 dans la Literatournaïa Gazeta où le poète dénonce les atrocités nazies de la Shoa par balles qui, non loin de Kiev, auront froidement abattu plus de trente-trois mille personnes, hommes, femmes, enfants mêlés. Ce poème ouvre la symphonie et lui donne son titre, et les quatre mouvements suivants se fondent sur autant de sonnets d’Evtouchenko, le caustique Humour, la louange aux femmes russes le Magasin, les Terreurs quotidiennes suscitées par les totalitarismes et l’apologie du courage de ceux qui crient et persistent dans l’expression de leurs opinions, dans la Carrière. Ces cinq parties forment un véritable cycle unifié par un même matériau thématique et traitant de l’histoire, du quotidien et de la mentalité soviétiques. Joshua Weilerstein en a donné une interprétation magistrale. Impressionnante de grandeur et de retenue, humble et sensible,  à la tête d’un orchestre répondant avec dextérité et un sens de la nuance et de la couleur impressionnant, digne des grandes phalanges internationales.  Tout en nuances et profondeur, marquant chaque intonation, suscitant au cordeau le moindre départ, démultipliant sa battue et ses regards en direction des divers pupitres de sa phalange lilloise, le jeune chef états-unien a su solliciter avec autant d’égard que de flamme les voix somptueuses d’hommes réunies pour l’occasion, le londonien Philharmonia Chorus, majestueux, puissant, engagé, et la basse ukrainienne, solide, puissante, vivant littéralement son texte, Dmitry Belosselskiy, placé devant le chef, entre les premiers et seconds violons. Tension, émotion du finale qui s'éteint sur la mélopée du violon solo (Ayako Tanaka) dialoguant avec son alter ego des altos (Elsa Benabdallah) ont résonné dans une salle rendue silencieuse emportée par l’émotion. Une soirée bouleversante à marquer d’une pierre blanche. Seul regret, l’absence des surtitres dans la symphonie, sans doute due à l’absence d’accord avec les ayant-droit du poète russe.

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

mercredi 19 mars 2025

Onirique Pelléas et Mélisande de Claude Debussy par Antonello Manacorda et Wajdi Mouawad à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra National de Paris-Bastille. Mercredi 12 mars 2025 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande.
Photo : (c) Benoîte Fanton

Au terme de vingt ans de règne de la production de Robert Wilson, l’Opéra de Paris « ose » enfin une nouvelle approche de Pelléas et Mélisande mue par une excellente direction d’acteur de Wajdi Mouawad, et, dans la fosse, la direction poétique d’Antonello Manacorda, particulièrement à l’écoute de ses chanteurs et de son orchestre pour un Pelléas et Mélisande de Claude Debussy musicalement au cordeau. Distribution équilibrée avec les excellents Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande), remarquablement entourés de Gordon Bintner (Golaud), Jean Teitgen (Arkel), Sophie Koch (Geneviève). Direction d’acteur efficace de Wajdi Mouawad, scénographie trash avec cadavres animaliers au pied d’un praticable où s’expriment pour l’essentiel les protagonistes 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Sabine Devieilhe (Mélisande), Gordon Bintner (Golaud).
Photo : (c) Benoîte Fanton

Dans la musique de Claude Debussy, l’élément liquide est omniprésent, la mer et ses embruns mais aussi la course de la vie et des rêves des êtres sur le plateau et dans la fosse. C’est ce que met en évidence dans Pelléas et Mélisande avec une justesse et une poésie à fleur de peau le chef franco-italien Antonello Manacorda, actuel directeur artistique de la Kammerakademie de Postdam (1) membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra avec Claudio Abbado dont il était le premier violon. Chef « omnivore », excellant dans tous les répertoires, du baroque au contemporain, qu’il soit allemand, anglais, français, italien, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra National de Paris, l’une des phalanges qui connaît le mieux les arcanes du chef-d’œuvre de « Claude de France » et qu’il a déjà dirigé dans deux opéras de Mozart, Manacorda exalte avec une impressionnante maîtrise du temps et du son la dimension immémoriale de l’immense partition de Debussy, la déclamation vocale étant transcendée en chant véritable par le flux instrumental digne d’un océan respirant large dans des tempi d’une lenteur judicieuse qui permet à l’auditeur de savourer les délectables sonorités debussystes.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande.
Photo : (c) Benoîte Fanton

La Mise en scène de Wajdi Mouawad, qui avait signé à Bastille en septembre 2021 une production d’Œdipe de Georges Enesco au sein déjà d’une scénographie d’Emmanuel Clolus (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2021/09/dipe-de-georges-enesco-fait-enfin.html), particulièrement en phase avec le texte de Maeterlinck et au service de la musique de Debussy, est au plus près de l’action, avec une brillante direction d’acteur, particulièrement la violence de Golaud, les élans de Pelléas, le côté éperdu et hors du monde de Mélisande (le finale du quatrième acte est magistral, tandis qu’il ne se passe rien dans la passage où les ovins prennent le chemin de l’abattoir). Pour occuper l’espace, comme c’est trop systématiquement le cas désormais, le metteur en scène fait appel à la vidéo, qui n’apporte pas grand-chose au développement de l’action, certaines images étant en outre empruntées à Bill Viola. Les protagonistes se meuvent le plus souvent sur un praticable placé au-dessous de l’écran, ce qui permet cette scène saisissante de la tour où Mélisande apparaît comme suspendue dans les airs. A ces images onirique répondent des visions cauchemardesques, cela dès le début où tandis que Golaud ère dans la forêt, un monstre hante la scène avant-même le début du prélude, plus tard, à l’avant-scène, des équarrisseurs s’en prennent à la carcasse d’un cheval bientôt rejoint par d’autres carcasses d’animaux puis par le cadavre de Pelléas, qui, à la fin, rejoindra Mélisande libérés tous deux des affres de l’existence terrestre… Le tout ne faisant jamais obstacle à la juste expression de la partition de Debussy.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Huw Montague Rendall (Pelléas), Sabine Devieilhe (Mélisande), Jean Teitgen (Arkel), Amin Ahangaran (le Médecin).
Photo : (c) Benoîte Fanton

D’une musicalité étincelante, malgré un timbre manquant légèrement de chair, la soprano française Sabine Devieilhe est une Mélisande particulièrement touchante, bouillonnant de l’intérieur mais toute en fragilité incandescente dans sa robe d’une blancheur immuable. Face à elle, le Pelléas ardent et généreux du baryton britannique Huw Montague Rendall, qui s’impose vaillamment dans ce rôle que ce fils des chanteurs Diane Montague et David Rendall a déjà tenu l’été dernier au Festival d’Aix-en-Provence. Le Golaud perpétuellement en colère du baryton-basse canadien Gordon Bintner n’en est pas moins d’une profonde humanité, tandis que la brillante mezzo-soprano française Sophie Koch est trop clairement sous-employée dans le rôle Geneviève, aux côté de l’excellente basse française Jean Teitgen, qui campe un impressionnant Arkel. Le court rôle du Médecin est parfaitement tenu par Amin Ahangaran, membre de la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris, tandis que le petit Yniold est incarné avec allant par le jeune Vadim Majou de la Débutrie, soliste de la Maîtrise de Radio France.

Bruno Serrou

1) Paris retrouvera Antonello Manacorda, cette fois avec son orchestre brandebourgeois au Théâtre des Champs-Elysées le 30 avril prochain dans Der Freischütz de Carl Maria von Weber en version concertante

 

 

mercredi 12 mars 2025

La fabuleuse Česká Filharmonie et son directeur musical Semyon Bychkov ont enluminé deux soirées durant de leurs envoûtantes sonorités la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 10 et mardi 11 mars 2025

Philharmonie Tchèque, Semyon Bychkov
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

L’une des plus grandes formations symphoniques du monde, la Philharmonie Tchèque, a donné en début de deuxième semaine de mars 2025 deux concerts d’exception à la Philharmonie de Paris, permettant de mesurer combien deux grands symphonistes du XXe siècle, Gustav Mahler et Dimitri Chostakovitch dont le mode de la musique célèbre le cinquantième anniversaire de la mort, qui, avec le même numéro d’ordre dans leur partition respective, s'avèrent fort éloignés l’un de l’autre, en dépit de certains a priori qui ont tendance à les mettre au même degré de grandeur… 

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Le premier concert était monographique, entièrement consacré au seul Dimitri Chostakovitch (1906-1975), l’un des chevaux de bataille de son directeur musical, le Russe Semyon Bychkov, celui-là même qui introduisit dans les années 1990 le cursus symphonique de son compatriote à Paris lorsqu’il était directeur musical de l’Orchestre de Paris. Célébré pour ses inégalables interprétations du répertoire tchèque, la formation pragoise est si somptueuse qu’elle magnifie l’écriture brute et plus ou moins archaïque de Chostakovitch, confirmant ainsi qu’elle est bel et bien l’une des plus extraordinaires au monde avec deux des œuvres les plus populaires de Chostakovitch, magnifiant le sombre Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 avec la « coqueluche pop’ » Sheku Kanneh-Mason, et une Symphonie n° 5 de braise qui a notamment le mérite d’avoir clarifié et allégé le pompeux finale.

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

A l’instar de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémol majeur op. 107 est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125 de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto en quatre mouvements - les trois derniers s’enchaînant sans pause -, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch dans sa transcription allemande) qui domine l’œuvre entière, est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion, tandis que le compositeur reprend l’une des mélodies favorites de Staline connue sous le nom Suliko, en la distordant de façon lugubre et violemment ironique, démontrant ainsi que, cinq ans après la mort de son tortionnaire, Chostakovitch était loin de lui avoir pardonné… Autre fait inhabituel, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à son soliste, Semyon Bychkov n’en a pas moins sollicité la palette sonore admirablement contrastée de son orchestre, tandis que le soliste britannique Sheku Kanneh-Mason, devenu subitement quasi universellement connu à la suite de sa participation à un mariage princier diffusé en mondovision qui avait déjà donné ce même concerto à la Philharmonie avec l’Orchestre de Paris dirigé par Nathalie Stutzmann le 18 octobre 2023, est apparu toujours trop sage et son jeu impeccablement lustré au service de son Matteo Goffriller de 1700, sa conception manquant de violence, de tragique, d’humour acerbe, en un mot de caractère.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Renonçant à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 mais condamnée par les sbires staliniens au même titre que son opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, Dimitri Chostakovitch s’attela entre avril et juillet 1937 à la Cinquième Symphonie en ré mineur op. 47 qui répond au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu comme tel par le public, lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau hélas parmi les plus triviaux du compositeur russe, malgré toutes les tentatives des chefs d’orchestre d’en affiner le contenu. Semyon Bychkov, devant un pupitre vide de tout conducteur, et son somptueux orchestre pragois ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, particulièrement le cor solo (Jan Vobořil ou Andřej Vrabec ?), impressionnant de précision, de chair, d’onirisme.

Katia et Marielle Labèque, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Bruno Serrou

Merveille de pyrotechnie, technique éblouissante, pupitres rutilants d’une homogénéité et d’une sûreté exceptionnelles, cordes, bois, cuivres, percussion d’une plastique envoûtante, la Česká Filharmonie a saisi dans son second concert par son panache et la rutilance de ses timbres, exaltant une Symphonie n° 5 en ut dièse mineur de Gustav Mahler (1860-1911) magistralement dirigée par Semyon Bychkov, après un Concerto n° 10 pour deux pianos en mi bémol majeur KV 365 (316) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sans relief par les sœurs Katia et Marielle Labèque, alors qu’une symphonie de Joseph Haydn eut été mieux venue, ou un cycle de lieder de Mahler…

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque (Mahler V )
Photo : (c) Bruno Serrou

Huit semaines après la brillante prestation de l’Orchestre de Paris dirigé par le jeune chef britannique Robin Ticciati, la Philharmonie Tchèque et Semyon Bychkov ont donné de la Cinquième Symphonie en ut dièse mineur de Gustav Mahler magistrale, ardente, colorée, virtuose, d’une remarquable unité, avec un Adagietto dans le juste tempo, objectif mais chantant merveilleusement, vaillamment contrasté par dommage l’enchaînement sans pause du Rondo-Finale. L’on a su dès l’exposition du thème initial par les Tchèques, qui connaissent parfaitement l’univers mahlérien, leurs aînés ayant notamment participé à la création de la Septième Symphonie en mi mineur en 1908 sous la direction du compositeur - qui se présentait « comme trois fois étranger sur terre, comme natif de Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne et comme Juif dans le monde entier » -, le public, stratifié, a compris qu’il allait vivre un grand moment sitôt l’attaque à découvert d’une trompette solo à pitons sonnant fier et brillant, tenue par l’infaillible Walter Hofbauer, qui, tout en songeant assurément à la fin de la longue Trauermarch dans laquelle il a fort à faire puisque car c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant de se retrouver souvent à découvert par la suite, ne s’est jamais relâché jusqu’à sa phrase ultime se concluant ppp a capella à la fin de la coda. Autre performance remarquable, celle du cor solo déjà remarqué dans Chostakovitch. Il convient également de saluer le violon solo Jan Fiser, tout aussi magistral… Mais tous les pupitres seraient à féliciter, notamment la harpiste Jana Bouskova et le premier altiste Pavel Ciprys, son homologue contrebassiste Adam Honzirek, la flûtiste Naoki Sato, la hautboïste Jana Brozkova, le clarinettiste Lukas Dittrich, le bassonise Jaroslav Kubita, le tromboniste Lukas Besuch, le tubiste Jakub Chmelar, entre autres tant la totalité de la phalange pragoise s’est avérée d’une virtuosité stupéfiante, formant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion affermie par un évident bonheur de jouer ensemble. Semyon Bychkov, geste précis, souple, clair et lage sans jamais être envahissant, a judicieusement laissé une certaine liberté à ses musiciens tout en portant l’écoute du public à son comble, jusqu’au faîte de l’émotion. L’Adagietto a été interprété dans le juste tempo, l’expression s’imposant avec naturel, sans jamais sombrer dans le pathos, et la seule réserve qui puisse être fait au chef se situe dans les trop longues pauses entre les mouvements, à l’exception déjà relevée des deux derniers d’en eux justement enchaînés, ce qui a malheureusement conduit une part de l’assistance à applaudir entre les mouvements, au grand étonnement de l’ensemble des musiciens tchèques...

Bruno Serrou

 

 

 

lundi 10 mars 2025

Ravel 150 : Fabuleuse performance de Bertrand Chamayou au cœur de l’œuvre pour piano de Maurice Ravel le soir de son cent-cinquantième anniversaire à la Philharmonie

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 7 mars 2025 

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

7 mars 1875 -> 7 mars 2025… Quel plus beau présent la Philharmonie de Paris pouvait-elle faire à son public pour les 150 ans de Maurice Ravel que cette fabuleuse intégrale pour piano seul par l’éblouissant Bertrand Chamayou, qui en a offert une intégrale discographique en 2016 ? Un véritable envoûtement de cent quarante minutes par un poète-sorcier du son d’une sensibilité inouïe, qui renouvelle constamment paysages, impressions et sentiments au détour de chaque page et à l’intérieur de chaque mesure. Un moment inoubliable dont auront été témoins les 2800 spectateurs de la Philharmonie qui aura ajouté plus de deux cents sièges, et les abonnés de Medici.tv, Mezzo ainsi que du site de la Philharmonie 

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Donner en une soirée la totalité de l’œuvre pour piano seul de Maurice Raval tient de la gageure et de l’exploit. Couvrant la vie créatrice de ce pianiste compositeur, de 1892 (Sérénade grotesque) à 1917 (Le Tombeau de Couperin), orchestrateur de génie, sa création pour clavier est souvent à l’origine de ses pièces d’orchestre. Pourtant, que ce soit dans la version pianistique ou dans celle instrumentée, chaque version semble être spécifiquement née pour les deux genres. Ainsi, le piano appelle-t-il l’orchestre et l’orchestre le piano… De cette somme, Bertrand Chamayou, directeur artistique du Festival Académie Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz, port de pêche basque situé face à Ciboure, village natal de Ravel, où il a succédé à Jean-François Heisser, a donné une interprétation magistrale comme s’il s’agissait d’un immense recueil d’images et de poésie, ne cessant plus de deux heures vingt durant de renouveler le propos, véritable ensorceleur sollicitant continuellement l’imaginaire des auditeurs, dont l’attention n’aura jamais flanché tant le pianiste toulousain aura ménagé de surprises à la moindre mesure. Seule aura manqué La Valse, poème chorégraphique pour orchestre initialement composé pour piano à deux mains en 1919, dédié à la pianiste d’origine polonaise Misia Sert, puis orchestré en 1920 après une version pour deux pianos. Musique en perpétuel renouveau, technique, sonore, expressif, rythmique, spirituel, des évocateurs retours au passé jusqu’au plus novateur et porteur d’avenir, les œuvres de Maurice Ravel constituent à la fois un univers entier en tant que tel et un immense vivier sans cesse renouvelé, ce qui correspond pleinement à la geste de l'immense pianiste qu'est Bertrand Chamayou, parfaitement à l’aise dans le répertoire ravélien dont il a offert une intégrale discographique en 2019 (1), et tout ce qui entoure cette création sans pareilles qu’il connaît intimement.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

C’est avec le court, mais lent et expressif Prélude en la mineur créé le 28 juin 1913 au Conservatoire de Paris dans le cadre de l’épreuve de lecture à vue pour le concours de piano femmes qui sera remportée par Jeanne Leleu qui se verra dédiée la pièce que Bertrand Chamayou a ouvert sereinement son intégrale, faisant directement entrer ses auditeurs dans l’atmosphère caractéristique du compositeur basque. Il lui a enchaîné le recueil impressionniste que constituent les cinq Miroirs nés entre 1904 et 1906 qui ont été créés le 6 janvier 1906 Salle Erard par Ricardo Vines, à qui est dédié le deuxième d’entre eux, Oiseaux tristes, dans lequel Chamayou, après l’ambiance délicieusement nocturne de Noctuelles, s’est délecté de l’évocation de cet oiseau solitaire sifflant une triste mélodie avant d’être rejoint par un véritable tourbillon polyphonique de comparses ailés. Dédiée au peintre Paul Sordes, Une barque sur l’océan, que Ravel orchestra dès 1906, a atteint une dimension polychromique éblouissante, le piano sonnant tel l’orchestre admirablement restitué par Chamayou, qui en a donné la force et les élans marins, à l’instar du caricatural esprit hispanique de l’ « Aubade du bouffon » qu’est Alborada del gracioso que Ravel orchestrera en 1916 dans lequel il intègre des thèmes espagnols dans des mélodies plus alambiquées, avant de conclure dans la rêverie mystique aux sonorités voluptueuses de La vallée des cloches. Après l’interlude que représente le bref Menuet en ut dièse mineur de 1904 avec lequel Chamayou a préludé à la célèbre Sonatine composée parallèlement aux cantates pour le Prix de Rome qui furent des échecs, et créée le 17 décembre 1905 par le compositeur à Paris dans le salon de la princesse de Polignac que Chamayou aborde avec une délicieuse fraîcheur avant d’en donner toute l’agitation dans le finale, suivi des deux délicieux pastiches A la manière de de 1912 sur une idée d’Alfredo Casella, d’abord Borodine, sous-titré « valse » pour lequel Ravel puise dans la Deuxième Symphonie du Russe dans laquelle Chamayou réussit à restituer autant l’esprit du modèle que du pasticheur, ensuite Chabrier, que Ravel appréciait particulièrement, comme l’attestent des œuvres comme la Sérénade grotesque ou la Pavane pour une infante défunte où l’on retrouve la Bourrée fantasque et l’Idylle mais lequel s’impose l’humour de potache de Ravel qui pastiche un air du Faust de Gounod tel qu’aurait pu l’écrire Chabrier, ce qui permet à Chamayou d’exceller avec son caractère jovial et pince sans rire. C’est sur la pyrotechnie que constitue le triptyque Gaspard de la nuit que Chamayou a conclu la première partie de cette intégrale Ravel. Composé en 1908 tandis que le père du compositeur était sur le point de mourir d’après trois poèmes en prose extrait d recueil éponyme d’Aloysius Bertrand (1807-1841) paru en 1842, créé le 9 janvier 1909 Salle Erard à Paris par Ricardo Vines, œuvre d’une noirceur et d’une difficulté extrêmes, Ondine, qui conte l’histoire d’une nymphe séduisant un humain afin de fusionner et acquiert une âme immortelle, Le Gibet qui évoque les dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil, et Scarbo, l’une des pages les plus difficiles de tout le répertoire pianistique, qui évoque un gnome diabolique et espiègle, porteur de funestes présages qui apparaissent dans les songes des dormeurs, cycle que Chamayou expose sans effort apparent, se jouant avec naturel et simplicité de ses rythmes frénétiques, ses tempi extraordinairement rapides, sans jamais faillir, faisant oublier au public qu’il s’agissait de surmonter les extraordinaires difficulté techniques et la virtuosité requise par l’écriture singulièrement exigeante de Ravel.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Bertrand Chamayou a ouvert la seconde partie de son intégrale Ravel sur les huit Valses nobles et sentimentales dédiées à Louis Aubert, qui en donna la première audition le 9 mai 1911 Salle Gaveau à Paris. Dans ces pages qu’il orchestrera dès 1912 pour le ballet Adélaïde ou Le langage des fleurs, Ravel rend non pas hommage au « Roi de la valse » Johann Strauss II mais à un autre Viennois, Franz Schubert, auteur en 1823 de deux recueils de Valses nobles D. 969 et Valses sentimentales D. 779. Conformément à la citation du poète Henri de Régnier (1864-1936) que Ravel a portée en exergue de la partition de la version originale, Chamayou  a donné de ces pages une interprétation emplie du « plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile », donnant une fantastique envie d’entendre La Valse ultime de 1919 commencée en 1908 à l’écoute de la septième, indiquée « Moins vif », la valse la plus puissamment originale du cycle car préfigurant l’apothéose de l’apocalyptique poème chorégraphique. Autre hommage à un compositeur austro-hongrois, les deux minutes du Menuet sur le nom de Haydn composé en 1909 à l’occasion du centenaire de la mort de Joseph Haydn écrite à l’initiative de la Revue musicale de la Société internationale de Musique, qui commanda également des hommages au compositeur autrichien à Claude Debussy, Paul Dukas, Reynaldo Hahn, Vincent d’Indy et Charles-Marie Widor. Créée Salle Pleyel le 11 mars 1911 par Ennemond Trillat, l’œuvre est construite sur un motif imposé fondé sur lune anagramme musicale allemande du motif H-A-Y-D-N (si-la-ré-ré-sol) dans laquelle Chamayou évite élégamment toute mièvrerie tout en instillant une juste mélancolie. S’en est ensuivit la partition la l’œuvre pour piano de Ravel la plus ancienne qui nous soit parvenue, la Sérénade grotesque de 1893 qui ne sera créée que l’année du centenaire de la naissance de son auteur, le 23 février 1975 à New York par Arbie Orenstein. Le « grotesque » du titre provient sans doute de ses rythmes fantasques, les contrastes expressifs, le mordant de l’harmonie, que Chamayou a brillamment soulignés tout en mettant en valeur le lyrisme et la sentimentalité, les scansions, le tout influencé par la Bourrée fantasque de Chabrier. Chamayou a enchaîné avec les célèbres Jeux d’eau que Ravel dédia en 1901 à son « cher maître Gabriel Fauré », « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille » selon l’épigraphe choisi par son auteur citant Henri de Régnier, et que Ricardo Vines créa le 5 avril 1902 Salle Pleyel. Chamayou a judicieusement mis en évidence l’impressionnisme debussyste que Ravel a introduit dans cette partition « inspirée du bruit de l’eau et des sons musicaux que font entendre les jets d’eau, les cascades et les ruisseaux », tout en la rattachant de façon tout aussi justifiée à Franz Liszt et à ses Jeux d’eau à la villa d’Este. Mais c’est Chabrier qui emplit le Menuet antique, première œuvre pour piano éditée de Ravel créée le 18 avril 1898 Salle Pleyel par Ricardo Vines, son dédicataire. Ravel tenait tant à cette œuvre qu’il accepta de l’orchestrer trente ans plus tard, immédiatement après le Boléro, à la demande des éditeurs Daniel et Georges Enoch. Œuvre parmi les plus célèbres de Ravel, elle aussi orchestrée plus tard (en 1910), la Pavane pour une infante défunte composée en 1899 tandis que Ravel était l’élève de Gabriel Fauré au Conservatoire de Paris, ce qui n’empêche pas une forte influence de Chabrier. Chamayou a donné de cette œuvre douce et mélancolique une interprétation tendrement expressive et délicatement colorée, avant de conclure sur les six mouvements constituant Le Tombeau de Couperin composés pendant la Première Guerre mondiale, entre juillet 1914 et juin 1918 et dédié à la mémoire de six de ses compagnons d’armes tués au front, et qui seront créés avec grand succès le 11 avril 1919 Salle Gaveau par Marguerite Long, dédicataire et créatrice du Concerto en sol en 1932. En véritable chorégraphe, Chamayou en a donné la dimension onirique et grave tout en mettant en évidence l’hommage à la musique du Siècle des Lumières, son jeu exaltant des timbres somptueux sonnant judicieusement tel un orchestre dans les quatre pièces que Ravel orchestra à la façon d’un concerto pour orchestre en 1919, Prélude, Forlane, Menuet et Rigaudon.

Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Sortant de ses cent quarante minutes d’intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel aussi frais qu’au début, Bertrand Chamayou a offert en bis un arrangement pour piano d’un chœur a capella du maître de Montfort l’Amaury ample et aéré.

Bruno Serrou

1) Warner Classics / Erato