vendredi 24 janvier 2025

Entrée nuancée de la version 1737 de «Castor et Pollux» de Rameau à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris. Palais Garnier. Lundi 20 janvier 2025 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Marc Mauillon (Pollux), Reinoud Van Mechelen (Castor)
Photo : (c) Vincent ¨Pontet

Pour le cent-cinquantenaire du Palais Garnier, l’Opéra de Paris propose l’incunable de Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Ainsi, en moins de vingt-quatre heures ai-je été conduit à faire un bon en arrière de deux cent quatre vingt huit ans entre dimanche après-midi à l’Opéra de Lille avec Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen et lundi soir à l’Opéra Garnier avec Castor et Pollux mis en scène d’un geste universaliste par Peter Sellars et le chorégraphe Carl Hunt brillamment dirigé par Teodor Currentzis à la tête de l’Orchestre et du Chœur Utopia d’une souplesse et d’une richesse de timbres impressionnantes, avec une distribution d’une réjouissante homogénéité, la voix merveilleuse de Jeanne De Bique, la chaleureuse Stéphane d’Oustrac, et surtout une remarquable fratrie constituée de Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon. Seul regret pour ma part, cette tragédie lyrique a été traitée comme une tragédie-ballet, avec d’envahissants danseurs et danseuses hip-hop dans la première partie du spectacle 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux), Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre). Photo : (c) Vincent Pontet

Troisième grand opéra de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) après Hippolyte et Aricie (1733) et Les Indes galantes (1735) et avant Les Fêtes d’Hébé (1739), Castor et Pollux est la deuxième tragédie lyrique du compositeur français, et elle est encadrée par deux de ses opéras ballets. Créé à l’Académie royale de musique alors installée théâtre du Palais-Royal à Paris le 24 octobre 1737, cet ouvrage en un prologue et cinq actes sur un livret du Grenoblois Pierre-Joseph Bernard (1708-1775) appelé Gentil-Bernard par Voltaire sera révisé en 1754, enrichi de nombreux ajouts notamment d’ariettes et soumis à quantité de coupures dans les récitatifs, tandis que le prologue est remplacé par un premier acte entièrement nouveau et que les funérailles de Castor sont déplacées au deuxième acte. Bien que cette dernière réalisation soit plus courue de nos jours, l’Opéra de Paris a porté son dévolu sur la première version. Tandis qu’en 1754 Rameau explorera les spécificités de l’opéra-ballet hérité de Lully, Rameau dans l’original de 1737 creuse jusqu'aux limites de la tragédie lyrique, ce qui rend cette première mouture plus audacieuse que la seconde. Le titre de l’œuvre réunit deux héros de la mythologie grecque, les frères jumeaux spartiates Castor, le mortel, et Pollux, l’immortel, tous deux amoureux de Télaïre, « fille du Soleil » qui n’aime que Castor. Les jumeaux ont combattu contre les armées de Lyncée qui ont tué Castor.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Jeanine De Bique (Télaïre), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ecrit en l’honneur de la paix viennoise qui mettait un terme à la Guerre de succession de Pologne opposant l’Autriche à la France, le prologue de la version originale retenue par Teodor Currentzis et Peter Sellars pour la nouvelle production de l’Opéra de Paris, le contexte international s’y prêtant, tient de l'allégorie, nus, déesse de l’amour, soumet Mars, dieu de la guerre, avec l’aide de Minerve. Les signataires de la production offrent en outre l’opportunité de faire entendre des pages de musique plus ou moins méconnues et de souligner l’aspect politique de l’œuvre. Comment mettre un terme à la guerre, comment s’extraire des cycles vertigineux de la violence, tels sont les points de vue des auteurs de l'incunable de Castor et Pollux. Dans une cité en ruine, les arts, enchaînés, s"allient pour la paix espérant contenir la violence de leur propre cœur. Ils supplient Vénus de revenir sur Terre pour séduire Mars, dieu de la guerre, et de l’enchaîner pour l’empêcher de détruire l’humanité. Ne voulant pas avoir affaire à son mari, elle demande à leur fis Cupidon de décocher sur son père une flèche d’amour. Touché par le projectile, Mars se rend au milieu des humains, si bien que pendant quelques minutes la paix règne sur la Terre. Mais les sbires de Mars prennent peur, et tirent sur Cupidon en représailles qui git en sang sur le sol… L’action de l’opéra s’ouvre sur le tombeau de Castor, fils des mortels Léda et de Tindare qui vient d’être tué par son rival Lyncée autour duquel chante un chœur de Spartiates, « Que tout gémisse, que tout s’unisse », qui précède un récitatif entre la princesse de Sparte Phébé, amie de Pollux, et la fille du Soleil, Télaïre, amante de Castor qui se lamente sur la perte de ce dernier, ce passage culminant avec l’air de Télaïre « Tristes apprêts ». Réclamant à Jupiter le droit d’aller chercher son frère aux Enfers, Pollux apprend que leur immortalité en serait changée. Le ressort principal est le dilemme moral de Pollux qui doit choisir entre l’amour et le devoir, et plutôt que de quérir l’amour de Télaïre, il préfère sauver son frère. Après moult péripéties et vas et viens aux Enfers, Castor retrouve Sparte, rejoint Télaïre pour un seul jour, tandis que Jupiter descendu du ciel, déclare finalement Castor et Pollux immortels. L’opéra se termine alors sur la fête de l’univers au cours de laquelle soleil, étoiles et planètes célèbrent la décision du dieu et accueillent les frères dans la sphère céleste où ils forment dès lors la constellation des Gémeaux… L’ennui est que la production remanie le texte tout en ne l’adaptant pas toujours à la dramaturgie de Peter Sellars et aux situations des protagonistes, ce qui forme souvent hiatus.

Jean-P¨hilippe Rameau (1683-1764), Castot et Pollux. Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre), Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans un décor unique de Joëlle Aoun qui plante le cadre de l’action dans un loft où l’on voit séjour, cuisine, réfrigérateur, douche, sanitaires et balcon, qui donne tout d’abord sur des immeubles rappelant ceux de l’ouverture des Noces de Figaro dans la production de Peter Sellars dans les années 1990 (1), par le biais d’images vidéo réalisées par Alex MacInnis qui prennent de plus en plus de distance par rapport au lieu de l’action, les plans allant s’élargissant depuis l’environnement direct de l’immeuble, d’abord urbain, puis routier, un ensemble d’échangeurs d'autoroutes, un viaduc traversé par une circulation nocturne plus ou moins dense, puis des champs de bataille vus depuis des drônes, pour s’envoler dans les airs et aboutir dans la stratosphère, et au-delà de la planète Jupiter puis au sein de l’univers interstellaire, avant de revenir dans l’espace initial au dernier tableau. Pendant la première partie du spectacle, qui semble plus ou moins s’éterniser selon les moments, l’action est saturée de ballets pour le moins envahissants de postures déjà usées de mouvements saccadés et parfois vulgaires de flex dance de Carl Hunt, maître à penser de cette danse urbaine qui paraît-il renverrait le hip-hop au rang de vieillerie, plus importunes encore que ceux réglés par Bintou Dembélé en 2019 dans les Indes galantes à l’Opéra-Bastille (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/10/des-indes-galantes-de-rameau-mode-de.html), ce qui finit par interroger sur le genre précis de Castor et Pollux (s’agit-il de tragédie lyrique ou d’opéra ballet ?), fort heureusement infiniment plus discrètes dans la seconde partie du spectacle, qui, du coup, intéresse davantage tant il laisse enfin la primauté à la musique et au chant.

Jean-Philippe Rameau (

Car côté musical, le plaisir est au rendez-vous. Si d’aucuns reprochent à Jeanine De Bique une articulation plus ou moins aléatoire de la langue de Molière, j’ai pour ma part été particulièrement séduit par la beauté de son timbre, la plastique de sa ligne de chant ; sa noble stature, la crédibilité de son jeu, son engagement de chaque instant dans le rôle de Télaïre, allant crescendo dans son interprétation qui s’épanouit dans l'ariette de l’acte final, « Brillez, astres nouveaux ». Là où le bât blesse certains dans la prestation de la soprano trinidadienne est précisément contrebalancé par la performance de la mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac qui s’illustre en merveilleuse tragédienne par la clarté et la précision de son articulation dans le personnage de Phébé. Mais les héros de cette distribution sont les détenteurs des rôles titres, les jumeaux Castor et Pollux, le ténor belge Reinoud Van Mechelen campant un Castor pénétrant et raffiné à la voix idéale, au legato d’une indicible délicatesse, au timbre d’une grâce infinie mais capable de tensions bouleversantes, à qui répond le noble Pollux du baryton franc-comtois Marc Mauillon à la diction irréprochable et au timbre toujours séduisant. Les seconds rôles sont fort bien tenus, à commencer par l’excellent ténor britannique Laurence Kilsby au timbre raffiné successivement Amour, Grand Prêtre et Athlète, le Jupiter tout en nuances de la basse états--unienne Nicholas Newton, qui campe également Mars et un Athlète, la soprano russe Natalia Smirnova en Vénus et Ombre heureuse, et la soprano française Claire Antoine en Minerve et Suivante d’Hébé…

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, le chef athénien Teodor Currentzis dirige Castor et Pollux avec un sens singulièrement raffiné dans l'art de la nuance, s’appuyant pour ce faire sur un orchestre Utopia d’une dextérité exemplaire, donnant de la partition une interprétation au cordeau, les sonorités souples et colorées, le jeu précis et aux contrastes bien marqués, et j’ai été particulièrement séduit par les impressionnants pianissimi impeccablement conduits et jamais maniérés ni même exagérément tenus, il est vrai joués par des pupitres très homogènes et virtuoses, ménageant de superbes moments dans le deux derniers actes où l’oreille peut enfin être maître de l’écoute, la vue étant moins sollicitée par les ballets invasifs que dans les actes précédents. Quant au chœur, il manque assurément de dynamisme et de conviction, se faisant trop discret, il est vrai naviguant entre arrière-scène et fosse, et plus rarement sur le plateau. Plus contestable en revanche, les retouches portées sur l’orchestration de l’habile orchestrateur qu’est pourtant Jean-Philippe Rameaux, si précis dans son écriture et dans ses indications portées sur ses partitions, avec notamment une trompette dans la Chaconne du cinquième acte ou l’omniprésence d’un psaltérion et d'une harpe hors de propos dans le contexte de cet opéra.

Bruno Serrou

Opéra de Paris / Palais Garnier usqu’au 23 février 2025. Diffusion sur France Musique le 22 février 2025

1) Coffret de six DVD réunissant la trilogie Mozart / Da Ponte publié par Universal Classics / Decca


L’Orchestre de Paris et Frank Peter Zimmermann dirigés par Dima Slobodeniouk ont donné densité et poésie au long Concerto pour violon d’Elgar

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 23 janvier 2025 

Dima Slobodeniouk, Frank Peter Zimmermann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Concert au programme sans fil conducteur évident si ce n’est le lien british entre un compositeur germano-saxon fort apprécié à Londres et un compositeur anglo-saxon particulièrement marqué par ses confrères allemands, Felix Mendelssohn-Bartholdy, avec des extraits du Songe d’une nuit d’été en première partie, et Edward Elgar, avec le Concerto pour violon, beaucoup moins couru que celui pour violoncelle. Mais la musicalité inouïe de son interprète, le merveilleux Frank Peter Zimmermann, son expressivité, sa virtuosité naturelle, son archet d’une précision et d’une souplesse saisissantes ont donné de ces 55 minutes de musique, qui font de cette partition l’une des plus longues jamais écrite pour le pour violon concertant du répertoire, une ampleur inédite, l’Orchestre de Paris donnant sous la direction attentive et onirique de Dima Slobodeniouk la dimension d’une symphonie concertante. En bis, Frank Peter Zimmermann a donné un arrangement captivant du lied Le Roi des Aulnes de Franz Schubert par Heinrich Wilhelm Ernst 

Dima Slobodeniouk, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Tout d’abord, il convient de féliciter la Philharmonie de Paris de réunir de plus en plus de jeunes à ses concerts symphoniques. Celui de l’Orchestre de Paris ce jeudi a en effet compté un nombre impressionnant de jeunes gens qui se sont montrés très à l’écoute des œuvres qui étaient présentées et ont su se fondre dans le rituel des concerts classiques, retenant leur instinct naturel pour les applaudissements ne manifestant classiquement que raclements de gorge et toux intempestifs, et démontrant une concentration totale durant l’exécution des œuvres.

Dima Slobodeniouk, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Une fois n’est pas coutume, le concerto aura occupé la seconde partie du concert de la semaine de l’Orchestre de Paris, qui a commencé son programme par une demie heure de page d’orchestre. Des onze numéros que comptent les deux opus réunis, seuls cinq mouvements de la musique de scène de Felix Mendelqsohn-Bartholdy (1809-1847) pour la comédie de William Shakespeare Le Songe d’une nuit d’été opp. 21 et 61 ont été proposés, dont les plus fameux, l’Ouverture (op. 21) créée en 1827 qui occupait à elle seule le tiers de cette première partie, et de l’op. 61 de 1843 à la demande du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV le Scherzo (n° 1) et la Marche nuptiale (n° 9) et deux pages intercalées, l’Intermezzo (n° 5) et le Nocturne (n° 7). A la tête de l’Orchestre de Paris qu’il connaît bien, Dima Slobodeniouk qui s’est déjà produit plusieurs fois à sa tête, l’Orchestre de Paris a joué en toute limpidité de ses qualités intrinsèques, sollicité par le souffle lyrique insufflé par des gestes larges et précis du chef russe, silhouette distinguée et concentré au service de la seule musique, sans jamais se mettre en avant auprès du public par quelque excès de mouvements que ce soit.

Frank Peter Zimmermann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Dans le même esprit que le soliste, délicat, fluide, souple, exaltant un nuancier dense et amplement coloré, d’une musicalité subtile, Frank Peter Zimmermann a donné une interprétation d’une grande sensibilité du long Concerto pour violon et orchestre en si mineur op. 61 composé en 1909-1910. Sa présence rayonnante, sa vive intelligence permettant de saisir la moindre arcane de la partition dans laquelle le compositeur s’est mis tout entier, attentif à en attiser les moindres variations, le violoniste allemand a donné une interprétation sans faiblesse, annihilant les longueurs de l’œuvre tirant de son Stradivarius « Lady Inchiquin » de  1711 ex-Fritz Kreisler, créateur et dédicataire du concerto d’Elgar, sur lequel s’exprime superbement le classicisme épuré de Frank Peter Zimmermann, qui éblouit par la sobriété et l’autorité de son jeu, la pureté de sa sonorité. Fondée sur une technique si parfaite qu’elle confine au funambulisme, la virtuosité souple et naturelle et la musicalité rayonnante de Zimmermann suscitent un chant féerique, des pianissimi d’une tendresse délicieuse et d’une précision au cordeau (fabuleux Andante, où Zimmermann magnifie la citation du Tristan de Wagner), tandis que son jeu et sa sonorité se déploient par le biais d’un archet d’une pureté prodigieuse au service d’une grande liberté tant intellectuelle que spirituelle qui lui permet une simplicité surnaturelle. Finesse du timbre, légèreté de l’archet, sobriété du jeu, pureté d’exécution mettent en valeur les propriétés des œuvres qu’il joue, les élans lyriques et passionnés du concerto d’Elgar, que le violoniste conduit à la perfection dans l’Allegro molto en souveraine intelligence avec le chef et l’orchestre jusqu’à la plus touchante nostalgie avant de conclure dans une coda triomphale. Tant et si bien que Frank Peter Zimmermann a donné de lied Erlkönig (Le Roi des Aulnes) de Franz Schubert (1797-1828) une impressionnante paraphrase pour violon seul réalisée par Heunrich Wilhelm Ernst (1814-1865).

Bruno Serrou

mardi 21 janvier 2025

Un idyllique « Montag aus Licht » (Lundi de Lumière) en cinq scène (sur douze) de Karlheinz Stockhausen par Le Balcon de Maxime Pascal a enchanté l’Opéra de Lille

Lille (Nord). Opéra de Lille. Dimanche 19 janvier 2025 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Depuis 2018, Le Balcon  et son directeur artistique Maxime Pascal se sont engagés dans la première production réalisée en France de l’intégralité du cycle consacré aux sept jours de la semaine de Karlheinz Stockhausen, Licht, auquel il consacra vingt-cinq ans de sa vie, à raison d’un opéra par an, avec l’Opéra Comique, puis la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris, pour Donnerstag (1977-1980, 1981), Samstag (1977-1983, 25 mai 1984 ) et Dienstag (1977-1991, 28 mai 1993), Sonntag (1997-2002, créé en 2011, réalisé à la Philharmonie les 19 et 20 novembre 2023). L’Opéra de Lille, qui accueille Le Balcon en résidence, s‘est associé à cet imposant projet en donnant la création de Freitag (1991-1994, 12 septembre 1996) en 2022, et vient de donner des scènes de Montag, première étape de la création de ce volet dont l’intégralité sera proposée la saison prochaine à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne 2025. Il ne restera plus alors qu’à monter Mittwoch (1995-1997, 30 novembre 1998) et Sonntag (1997-2002, créé en 2011) 

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Pour sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Lille, Caroline Sonrier a tenu à y donner une partie de l’ultime travail que le chef d’orchestre Maxime Pascal et son ensemble Le Balcon ont élaboré durant leur résidence dans l’enceinte du théâtre lyrique de la capitale des Flandres françaises depuis la saison 2022-2023, Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Le projet de Maxime Pascal remonte à dix-huit ans, avec pour chronologie de production celle de la création de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, autant classiques que populaires, s’enthousiasmait en 2018 Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé entre 1977 et 2003 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Karlheinz Stockhausen en personne. Tous ont participé à la création du cycle entier », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de Lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Après Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983) en 2019, Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, Donnerstag au Licht (Jeudi de Lumière) en 2021, Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière) (1991-1994) en novembre 2022 à l’Opéra de Lille repris à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne, et Sonntag aus Licht à la Cité de la Musique et à la Philharmoinie de Paris en novembre 2023, Le Balcon poursuit sa progression a sein du cycle d’opéras Licht de Stockhausen consacré aux sept jours de la semaine avec Montag aus Licht (Lundi de Lumière). Il ne reste plus dès lors qu'une journée (Mittwoch aus Licht) pour conclure l’ensemble en 2028, selon le calendrier établi depuis l’origine par les porteurs du projet, Maxime Pascal et Le Balcon. Après Jupiter (Jeudi) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.htm), Saturne (Samedi) dédié à l'union mystique de Michaël et Eve (http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/fascinant-et-hypnotique-le-rituel.htmlMars (Mardi), et Vénus, son savoir et sa raison (Vendredi, voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html), Lundi est une sorte de rituel musical de vénération de la mère, de la naissance et de la renaissance de l’Humanité, le jour d’Eve, la Mère cosmique symbole de la fertilité, de la séduction, de la sensualité. Sa couleur exotérique est le vert vif et ses couleurs ésotériques sont l’opale et l’argent. La journée se focalise sur le côté féminin de l’existence, sur la naissance. Le lundi est le jour de la lune, traditionnellement associée au féminin, face au soleil, considéré comme masculin, l’astre du jour étant symbole de fertilité tandis que celui de la nuit représente le culte du pouvoir productif de la nature, de la sagesse instinctive et des perceptions obscures, elle est aussi la forme démoniaque du principe féminin, la force aveugle d’éclipse, de destruction, de peur primordiale telle que personnifiée par la déesse grecque Hécate, image que Stockhausen évite ces aspects au profit d’une vision positive, créatrice et revigorante.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Composé en 1984-1988 en trois actes précédés d’un Salut et suivis d’un adieu, Montag aus Licht est dans l’ordre de genèse le troisième volet du cycle d’opéras Licht. La partition est écrite pour vingt-et-un solistes comprenant quatorze voix, six instrumentistes et un acteur auxquels s’ajoutent des mimes, un chœur mixte, une maîtrise et un « orchestre moderne ». Pour sa production, Le Balcon a porté les effectifs à quatorze solistes, sept enfants solistes, vingt-et-une comédiennes, chœur mixte, chœur de filles, chœur d’enfants et « orchestre moderne ». L’œuvre a été créée à la Scala de Milan le 7 mai 1988 dans une mise en scène de Michael Bogdanov, des décors de Chris Deyer et des costumes de Mark Thompson, le compositeur étant à la diffusion sonore. Les deux dernières scènes du deuxième acte intitulé Deuxième enfantement d’Eve et les trois scènes du troisième acte titré Magie d’Eve, qui ont été présentées le week-end dernier à Lille.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

L’acte deux de Montag aus Licht au milieu duquel a commencé la représentation présentée à Lille le week-end dernier, compte trois scènes, et se subdivise en sous-scènes ou « situations », la Deuxième naissance d’Eve, Cortège des filles, Fertilisation avec morceau de piano, Renaissance et La chanson d’Eve. L’action conduit à assister à la naissance de sept garçons représentant chacun un jour de la semaine, tous musicalement surdoués à qui Cœur de basset apprend la musique qui « seule peut sauver le monde ». Ce sont ces deux derniers points qui ont été présentés à Lille, suivis du troisième acte entier, qui comprend quatre « situations », La magie d’Eve, Message, La Capture de l’enfant, Enlèvement. Cet acte final s’ouvre sur Eve qui interroge son miroir sur son degré de beauté par rapport à ses semblables, tandis que des femmes surviennent pour annoncer la venue d’un musicien de grande beauté. Il s’agit d’Ave, double inversé d’Eve, joueuse de flûte, les deux personnages s’associant pour jouer un duo cor de basset/flûte. Attirés par la présence d’Ave, les enfants surviennent et le joueur de flûte leur apprend à son tour la musique, ce qui les conduit à s’éloigner d’Eve. Ave et les enfants atteignent les mondes supérieurs et, disparaissant dans les nuages, se transforment en oiseaux chantants, tandis qu’Eve, vieillissante, se métamorphose en montagne… Entre les sept enfants et le miroir juge de la plastique des femmes, Stockhausen a assurément songé au conte des frères Grimm Blanche Neige, à sa marâtre de reine jalouse et aux sept nains. Le tout forme un spectacle de deux heures sur les trois heures trente que dure Montag aus Licht. Pour Maxime Pascal, deus machina de ce projet follement audacieux mais génial d’offrir les quelques vingt-trois heures de spectacle, Montag aus Licht est l’un des ouvrages du cycle les plus complexes à monter, si l’on tient à restituer le chaos originel dans lequel la déesse Eve enfante une multitude de créatures incroyables » (Les Inrockuptibles, 15 janvier 2025).

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

Silvia Costa, qui a déjà participé au cycle dans Freitag aus Licht en 2022 à l’Opéra de Lille, la metteur en scène italienne, qui signe également scénographie et costumes, propose un Montag aus Licht onirique, situé dans un japon imaginaire tout en évocation fantasmée, avec un imposant phare marin faisant songer à un Mont Fuji auquel il est accédé par un escalier en colimaçon en haut duquel est installée une femme enceinte qui domine l’action, assise de bout en bout telle un bouddha féminin, immobile et lumineuse, symbole maternel universel, tandis qu’au milieu de l’ère de jeu une piste de cirque est le point central de l’action délimitée côté jardin par une clôture en bois peinte en blanc d’où émerge l’imposante tuyauterie d’une fontaine tandis qu’une autre plus complexe sort d’un mur côté cour. La conception est en totale cohérence avec l’œuvre et la pensée du compositeur, tandis que des projections vidéo de Nieto et de Claire Pedot, ramène le spectateur dans la réalité d’une nature luxuriante digne d’un jardin d’Eden saturé de vie, en parfaite cohérence avec les projections sonores immersives réalisées par Florent Derex, qui, authentique instrumentiste, joue de chants d’oiseaux, de murmures de forêts, de courses de ruisseaux, de bruits industriels exprimés par le biais de trois claviers électroniques tenus par Bianca Chillemi, Sarah Kim et Alain Muller. Eve polycéphale, Iris Zerdoud joue sa part en virtuose accomplie de son cor de basset s’exprimant avec lui comme si elle usait de son propre langage naturel d’expression, sous le nom de « cœur de basset », comme le confirme le grand cœur argenté planté au-dessus de sa tête, tandis que, face à elle, Claire Luquiens campe Ave en tirant de sa flûte des sonorités d’une variété et d’une plénitude impressionnantes. Autres cors de basset, ceux de Busi et de Busa, extensions du personnage d’Eve, initiatrices des jeunes garçons, brillamment tenus par Alice Caubit et Joséphine Besançon. Autre part d’Eve, Muschi incarnée par la soprano Pia Davila a le timbre céleste, la diction parfaite, et sa ligne de chant singulièrement souple est idéalement adaptée aux difficultés de la partition. Les sept jeunes solistes du Trinity Boys Choir de Croydon (bourg londonien) impressionnent par leur maîtrise vocale et de la scène, à l’instar des membres du Jeune Chœur des Hauts-de-France, tandis que le Chœur de l’Orchestre de Paris s’illustre par sa grande cohésion, sa maîtrise de l’espace et de sa pigmentation vocale.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Montag aus Licht
Photo : (c) Hervé Escario

La réussite de ce spectacle idyllique est telle que nous attendons avec hâte sa complétude qui sera présentée à la Philharmonie de Paris l’automne prochain

Bruno Serrou

 

lundi 20 janvier 2025

Mystique récital de Barbara Hannigan et Bertrand Chamayou Cité de la Musique

Paris. Cité de la Musique. Grande Salle. Samedi 17 janvier 2025 

Barbara Hannigan, Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Vivifiant mais trop court concert Barbara Hannigan / Bertrand Chamayou samedi soir à la Cité de la Musique trentenaire réunissant les splendides Chants de Terre et de Ciel composés en 1938 par Olivier Messiaen pour sa femme Justine Delbos à la naissance de leur fils Pascal, suivi du mystique Poème-Nocturne (1911) et du prométhéen Vers la flamme (1914) pour piano d’Alexandre Scriabine, préludant au cycle de neuf mélodies en finnois Jumalattaret (Déesses) (2012) de l’Etatsunien John Zorn (né en 1953), qui, après trois premiers volets convenus, devient plus aventureux par la suite, avec jeux sur les cordes, clusters, sonorités chatoyantes,, ligne de chant plus libre et ornée. L’entente soprano/pianiste est cordiale voire fusionnelle 

Barbara Hannigan, Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Il est des récitals de mélodies qui sont de véritables bijoux. L’affiche est si prometteuse sur le papier, tant et si bien que l’on est séduit avant même d’y assister, et le résultat se situe au-delà des espérances, au point de faire oublier à l’auditeur épris d’inouï qu’il écoute des pages plus ou moins conformistes. C’est ce qu’ont offert samedi la merveilleuse soprano canadienne Barbara Hannigan et le génial pianiste français Bertrand Chamayou, même si l’on savait à l’avance que le temps de déplacement pour se rendre sur les lieux du concert allait être beaucoup plus long que le concert lui-même. Malgré l’exigence du programme, qui ne donnait pas dans l’ordinaire de ceux généralement proposés par les têtes d’affiche des Liederabend, la Grande Salle de la Cité de la Musique était fort remplie. Ce qui démontre combien les programmes « grand public » ne sont pas seuls à même d’attirer les foules, y compris avec des divas. C’est en effet avec les Chants de Terre et de Ciel d’Olivier Messiaen (1908-1992) que le duo Hannigan-Chamayou, qui a enregistré l’œuvre au disque (1), a ouvert la soirée. Créé à l’Ecole Normale de Musique de Paris le 23 janvier 1939 par la soprano dramatique Marcelle Bunlet, créatrice des Poèmes pour Mi (1937) et des Harawi  (1946), et le compositeur au piano, ce cycle de six mélodies pour soprano et piano d’une trentaine de minutes a été composé en 1938 sur des poèmes du compositeur, qui évoque ici ses émotions personnelles d’une paternité nouvelle, à l’occasion de la naissance de son fils Pascal, et son intense spiritualité catholique. D’où la présence d’onomatopées, de babillages de nourrisson, d’évocations surréalistes, de questionnements sur la foi, le tout dans un assortiment de mots plus ou moins déconcertant dont la fonction est de donner consistance au chant dans chacun des volets du cycle, Bal avec Mi (pour ma femme), Antienne du silence (pour le jour des Anges gardiens), Danse du bébé-pilule (pour mon petit Pascal), Arc-en-ciel d’innocence (pour mon petit Pascal), Minuit pile et face (pour la mort), Résurrection (pour le jour de Pâques). La voix lumineuse de Barbara Hannigan, portée par son talent naturel d’actrice conversant avec le piano riche en timbre et en nuances de Bertrand Chamayou, a donné de ces Chants toute leur teneur tour à tour badine, extatique, spirituelle, méditative.

Barbara Hannigan, Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

En guise d’interludes entre deux cycles de mélodies, Bertrand Chamayou a interprété seul de façon admirablement raffinée, faisant sonner son Steinway avec une souplesse tout en exaltant d’amples sonorités toutes en résonances, deux sublimes pièces pour piano seul d’Alexandre Scriabine (1872-1915), le mystique Poème-Noctune op. 61 (1911) et l’extraordinaire Vers la flamme op. 72 (1914).

Barbara Hannigan, Bertrand Chamayou
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

 Rejoint par Barbara Hannigan, tous deux se sont lancés dans le second cycle de mélodies de la soirée, cette fois d’un compositeur vivant, le musicien polyvalent new-yorkais (saxophoniste, clarinettiste, pianiste, claviers électroniques, jazzman, improvisateur, bruitiste, world music, trash, etc., etc., etc.) John Zorn (né en 1953) et ses Jumalattaret (Déesses). Composées en 2012, ces neuf mélodies entourées d’une Ouverture et d’un Postlude, se fondent sur des extraits de l’épopée finlandaise du Kalevala rendue célèbre sous nos latitudes par Jean Sibelius, et chantent la gloire de neuf déesses issues du chamanisme sami. De ce véritable kaléidoscope de divinités, Barbara Hannigan a brossé d’authentiques portraits généreusement différenciés, autant vocalement que théâtralement, en faisant de véritables saynètes d’opéra miniatures, que ce soit les plus convenues, comme les deux premières, ou les plus libres d’inspiration et de témérité (relative), où elle impose sa maîtrise exceptionnelle de la conduite du chant en toutes circonstances, à l’instar du piano de Bertrand Chamayou, qui se libère petit à petit du carcan imposé dès l’Ouverture, pour s’exprimer joyeusement sitôt que le compositeur se fait plus téméraire, jouant des clusters et des cordes dans le coffre du Steinway avec habileté.  

Bruno Serrou

1) 1 CD Alpha Classics, avec Poèmes pour Mi et La mort du Nombre (avec Charles Sy et Vilde Frang)

 

samedi 18 janvier 2025

Pierre Boulez 100 : L’Orchestre National de France a rendu un hommage somptueux à Pierre Boulez à la Philharmonie sous la direction magistrale de Thomas Guggeis

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 17 janvier 2025 

Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : (c) DG

Soirée hommage à Pierre Boulez, Philharmonie de Paris, de l’Orchestre National de France dirigé de main de maître par le chef allemand Thomas Guggeis, avec une création mondiale de Maelström (Hommage à Boulez) de Philippe Manoury à partir du matériau de Notation VIII non orchestré, précédant les cinq Notations achevées de Boulez (I-IV, VII) données de façon énergique et fluide, suivies de l’acte I de Die Walküre de Richard Wagner, que Boulez a si bien servie au Festival de Bayreuth de 1976 à 1980 avec Patrice Chéreau dans le « Ring du Centenaire », en plus avec un Sigmund ressemblant au sien (Peter Hofmann), ici un ardent Klaus Florian Vogt et une magnifique Sieglinde de Johanni van Oostrum, avec à leur côté un impressionnant Hunding de Falk Struckmann, devant un Orchestre National de France éclatant, une section de violoncelles de toute beauté, parmi d’autres merveilles instrumentales transportées par la vison de braise du chef, héros de la soirée

Thomas Guggeis, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

L’on sait les relations de Pierre Boulez avec les deux formations orchestrales de Radio France, particulièrement avec le plus ancien, l’Orchestre National de France, qui fut la première phalange symphonique française qu’il dirigea au point qu'elle est devenue sa formation parisienne favorite, jusqu’à ce que son ami Daniel Barenboïm soit nommé à la tête de l’Orchestre de Paris en 1975. Témoignent de cette relation privilégiée avec l’ONF plusieurs enregistrements discographiques, en particulier deux versions du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky réalisées en 1963, l’une live au Théâtre des Champs-Elysées, l’autre en studio, ou de la Sinfonia de Luciano Berio, son exact contemporain dont le centenaire est étonnamment négligé en France où il fut pourtant très présent de son vivant. Mais dès le 18 juillet 1950, c’est le compositeur qui était programmé, avec la création de Le Soleil des eaux pour soprano, ténor, basse, chœur et orchestre sous la direction de Roger Désormière, chef référent de Pierre Boulez, œuvre dont la RTF avait créé la version originale le 1er avril 1948 à l’initiative d’Henri Dutilleux alors responsable des illustrations musicales de la radio du service public. A la fin des années 1980, le National avait confié au fondateur de l’Ensemble Intercontemporain les « opérations spéciales », le dirigeant notamment à ce titre lors de l’inauguration de la Pyramide du Louvre le 3 juillet 1988, avant de diriger en 1990 une nouvelle version de son Soleil des eaux dans le cadre du Festival d’Avignon. C’est donc tout naturellement que l’ONF a été associé aux célébrations du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, dans un programme remarquablement conçu, tour à tour le compositeur, le promoteur des jeunes compositeurs, et le chef d’orchestre qui, à force de se plonger dans les grandes partitions de ses compositeurs du passé favoris, devint un éminent orchestrateur.  

Philippe Manoury, Thomas Guggeis, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur une partition nouvelle du compositeur le plus proche de Pierre Boulez, qui le considérait comme son fils spirituel qu’il écoutait volontiers dans sa propre quête de l’évolution continue de l’outil informatique et de l’électroacoustique en temps réel, Philippe Manoury (né en 1952), que s’est ouvert le concert. Intitulée Maelström (Hommage à Boulez), cette œuvre pour grand orchestre composée entre septembre et mi-octobre 2024 à la suite d’une commande de Radio France, puise son matériau dans le recueil des Notations pour orchestre de son dédicataire, la Huitième sur laquelle ce dernier travaillait au moment de sa mort en dépit de sa cécité qui l'empêchait de lire, écrire et diriger. En fait, ce volet du cycle pour orchestre était complet et son auteur était en train de l’orchestrer, si bien que le projet initial de Philippe Manoury a été de parachever cette grande page d’orchestre. Lorsque je l’interrogeais en 2000 sur la genèse de cette seconde version des Notations et sur son choix de la réaliser dans le désordre plutôt que de parachever la Cinquième, Boulez me précisait : « Simplement parce que je souhaitais travailler sur un mouvement lent. La cinquième Notation est un autre mouvement lent, et je l’ai totalement écrite en petite partition [particelle], mais il me reste encore à la reporter au propre, si bien que je n’ai plus désormais qu’à réaliser les sixième et huitième Notations, deux mouvements rapides. Je vais mettre la cinquième de côté pour réaliser la sixième, puis je retournerai probablement à la cinquième, enfin je m’attacherai à la huitième. » Bref, la genèse de ce cycle est un véritable maelström, qui démontre combien ce cycle était capital aux yeux de son auteur.

Luc Héry (violon solo), Philippe Manoury, Thomas Guggeis, Orchestfre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

Philippe Manoury, à qui il avait été demandé d’achever Notations VIII, en a tiré l’idée de son propre Maelström en création au début de ce concert du 17 janvier dans lequel il fait plusieurs citations, partant d’un matériau issu de cette huitième Notation (un intervalle de quarte tourbillonnant sur lui-même tel que conçu par Boulez mais transformé en quinte), mais aussi de Béla Bartók (Musique pour cordes, percussion et célesta) et de Richard Wagner (le Ring) clairement perceptibles, à contrario de la pensée boulézienne qui était réfractaire à cet exercice. Il me disait, en 1998 : « J’ai horreur de cela. Si vous pensez à Luciano Berio, ce sont chez lui des collages. J’ai dirigé plusieurs fois sa Sinfonia, et je trouve qu’il utilise la citation d’une façon extraordinairement astucieuse, élégante et enlevée. Je ne serais pas capable d’en faire autant. Je suis incapable de m’approprier quelque chose, ou plutôt de laisser quelqu’un s’exprimer à ma place. Ou alors mes citations sont extrêmement remaniées, si bien que l’on ne peut plus les identifier comme telles. En particulier dans Dialogue de l’ombre double, j’ai non pas cité mais évoqué Berio, évoqué Stockhausen, mais avec des éléments impossibles à percevoir. Dans Rituel in memoriam Bruno Maderna, j’ai évoqué Igor Stravinsky. Personne ne s’en aperçoit, car c’est un élément infime qui, dans l’original, ne dure qu’une mesure. Il faut donc être capable de le repérer. Et ça, oui, j’aime beaucoup. Dans Notations, à un moment donné, je fais une fausse citation d’Alban Berg, chez qui j’emprunte des intervalles qui s’en rapprochent, mais cela n’a rien à voir, finalement. Ce genre d’emprunt, oui, quelquefois, je laisse passer dans une pièce ce qui a donné une certaine couleur à un passage ou une intention, mais cela reste à l’état d’intention, de transposition, d’absorption. » Il n’en demeure pas moins que cette pièce d’un peu plus de cinq minutes est remarquable d’intensité, d’onirisme sonore et une rythmique serrée sollicités par un orchestre virtuose qui suscite une véritable fête pour les oreilles, ce qui laisse espérer que Philippe Manoury finira par obtenir l'autorisatuon de compléter l’orchestration de Notation VIII au plus tôt.

Thomas Guggeis, Orchestre National de France. Dispositif des Notations de Pierre Boulez
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur l’idée d’un développement pour orchestre de son cycle de douze Notations pour piano composé en 1945 que Pierre Boulez, qui avait tout juste vingt ans lors de la conception de cette première mouture, entreprit trente-cinq ans plus tard de composer son grand-œuvre symphonique des Notations pour orchestre, projet qui allait l’accaparer en partie jusqu’à la fin de sa vie, terminant les quatre premières en 1980 et la septième en 1998. « En fait, j’aurais dû réaliser les deux versions de Notations de façon plus rapprochée, convenait-il (1). Le projet remonte à Bayreuth, dans les années 1976-1977, au moment du Ring du Centenaire. Comme les préparatifs de cette production étaient très accaparants, il ne m’était guère possible de me concentrer sur autre chose. Si bien que, me retrouvant subrepticement en présence de ces pièces pour piano que quelqu’un m’avait remises, les ayant moi-même perdues à la suite d’un concours de circonstances, je me suis dit : ''Puisque je n’ai pas la liberté d’inventer et composer quelque chose de nouveau, je vais orchestrer ces pièces.'' Et lorsque j’ai commencé à les instrumenter, j’ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser un grand orchestre pour des morceaux ne durant qu’une trentaine de secondes, en dépit d’Alban Berg et de ses Altenberg-Lieder dont chacun des quatre volets ne dépasse pas deux pages. Mes Notations pour piano ne sont pas exagérément longues non plus, mais elles dépassent largement les trente secondes, parfois les deux minutes. C’est ainsi que j’ai commencé à élaborer la version pour orchestre, tout en me rendant compte qu’il me fallait les élargir. Et plus j’avance dans mon travail, plus je les élargis. La septième Notation est plus longue que les autres, la troisième par exemple, la cinquième sera beaucoup plus longue encore, si bien que j’éprouve infiniment de plaisir à retrouver ce vieux matériau, comme si j’avais retrouvé une graine que je replantais avant d’assister à son épanouissement. » Lorsque je lui faisais remarquer que plus il avançait dans son travail plus la durée de ses notations s’allongeait, il répliquait : « C’est vrai. Probablement je sais de mieux en mieux déduire d’une idée préexistante. » (1) Le compositeur laisse à ses confrères chefs d'orchestre la latitude de choisir l’ordre d’exécution des pièces, les chiffres ne constituant en fait qu’un indice. « Chaque interprète peut suivre l’ordre qu’il veut, m’assurait Boulez. Mais il y a des ordonnancements meilleurs que d’autres, du moins pour le moment. Parce que la pièce numéro deux conclut mieux la série que la numéro quatre, si bien que l’on termine la plupart du temps par la deuxième Notation. Mais Daniel Barenboïm a dirigé les Notations I, VII, II, III et IV lors de la création de la septième à Chicago en janvier 1999. » Thomas Guggeis a opté pour son exécution de ces dix-huit minutes de musique extraordinairement fertile dans l’ordre I (Fantasque), VII (Hiératique), IV (Rythmique), III (Très modéré), II (Très vif (Strident)). Mais à chaque fois c’est bel et bien la première qui est donnée en ouverture, car comme le constatait le compositeur « elle met dans l’ambiance ». Devant une salle comble, à l’exception de rares spectateurs d’âge mûr qui ont quitté la salle en cours de route, les Notations ont été jouées dans un silence trahissant une concentration extrême de l’écoute d’une œuvre en cinq mouvements d’une beauté et d’une richesse stupéfiantes interprétée avec une expressivité confondante, et l’on a pu que regretter, depuis le parterre, que l’orchestre ait été disposé à plat, comme sur le plateau de l’Auditorium de Radio France et celui du Théâtre des Champs-Elysées, plutôt que réparti sur des estrades de diverses hauteurs selon la coutume de la Philharmonie pour les orchestres symphoniques, ce qui aurait permis de suivre avec délectation le travail des nombreux pupitres.

Klaus Florian Vogt, Johanni van Oostrum, Thomas Guggeis, Falk Struckmann, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

Heureusement, pour la seconde partie de ce somptueux hommage à Pierre Boulez, les musiciens de l’Orchestre National de France ont bénéficié des praticables de diverses hauteurs, pour la premier acte de Die Walküre, première journée de la Tétralogie que Pierre Boulez dirigea cinq étés de suite depuis la « fosse sacrée » du Festspielhaus de Bayreuth de 1976 à 1980 en proposant à Wolfgang Wagner, petit-fils du compositeur alors directeur du festival, le nom de Patrice Chéreau avec qui il allait bouleverser l’opéra contemporain en le faisant entrer dans l’œuvre de Richard Wagner tout en dépoussiérant la partition tandis que son jeune metteur en scène donnait un coup de pied dans la tradition dramaturgique de l’opéra wagnérien. Ce que Pierre Boulez avait d’ailleurs déjà fait de 1966 à 1970 avec la production en ce même Festspielhaus de Parsifal dans la mise en scène de Wieland Wagner, l’aîné des petits-fils du sorcier de Bayreuth. « Lorsque Bayreuth me proposa pour la première fois de diriger le Ring, se souvenait Boulez, j’ai tout d’abord contacté Ingmar Bergman, dont Igor Stravinsky m’avait parlé avec flamme, puis Peter Brook, que j’ai connu à Londres, et Peter Stein, que j’avais rencontré en Allemagne. Bergman détestait Wagner, Brook l’institution lyrique en général à la suite d’expériences désagréables, Stein ne put s’entendre avec Wolfgang Wagner... Je n’avais aucune idée de l’existence du jeune Patrice Chéreau, puisque je ne vivais plus à Paris depuis plusieurs années. » (1) Ce sera Michel Guy, fondateur du Festival d’Automne à Paris alors Secrétaire d’Etat à la Culture, qui lui recommandera Patrice Chéreau, et lorsque Pierre Boulez le proposera à Wolfgang Wagner en lui demandant si « deux Français pour un centenaire cela ne fait pas trop », le directeur du Festival de Bayreuth lui répondra : « Quand il y a du talent, je ne regarde pas à la nationalité. » (1) Ce ne sera pas la même réussite qui attendra Boulez à Bayreuth lorsqu'il y retournera vingt-quatre ans plus tard, en 2004. « Après la Tétralogie, le seul projet qui faillit m’attirer de nouveau à Bayreuth a été Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. » (1) Mais ce fut sur une ultime production de Parsifal que Pierre Boulez fit ses adieux à Bayreuth le 23 août 2005, sans le savoir encore, puisque ce ne sera qu’après avoir acquis la certitude que le metteur en scène, Christoph Schlingensief, se refusera d’amender sa conception consternante du « festival scénique sacré », il décidera de se retirer de la production qui devait être reprise l’été suivant, sans lui. « J’ai commencé à Bayreuth avec Parsifal, je vais arrêter avec Parsifal », déclara-t-il à l’AFP. « Richard Wagner est peut-être énervant, convenait Boulez en 1983, par moments on peut dire ''c’est un mégalomaniaque'', etc., mais au moins son ambition est grande, ses conquêtes sont fascinantes, et elles se retrouvent dans toutes ses œuvres. C’est ce qui nous attire vers lui, ce qui nous fait accepter des côtés dont on pourrait fort bien se passer, y compris ses écrits qui ne sont tout de même pas le sommet de la littérature mondiale. Verdi, c’est comme si l’on me demandait d’aimer Victorien Sardou ou La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas. Cela m’échappe complètement, même si je ne puis dire que je lirais tout le temps Tête d’Or ou La Ville de Paul Claudel, ou que je me tienne continuellement sur ces hauteurs… » (1)

Klaus Florian Vogt, Johanni van Oostrum, Thomas Guggeis, Falk Struckmann, Orchestre National de France
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est une interprétation d’une force dramatique exceptionnelle qui a été offerte du premier acte de Die Walküre qu'a offerte l’Orchestre National de France sous la direction bouillonnante de force musicale et d’authenticité dramatique du jeune trentenaire Thomas Guggeis, par ailleurs diplômé en mécanique quantique, actuel directeur général de la musique de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main après avoir débuté comme assistant de Daniel Barenboïm à l’Opéra d’Etat de Berlin. Sa connaissance de l’œuvre est d’une évidence telle que le drame tout entier découle de la musique sans nécessiter l’appoint de la moindre source visuelle, cela dès l’orage initial qui conduit les jumeaux Wälsung, Sigmund et Sieglinde, à se retrouver dans la demeure de leur ennemi juré, Hunding. Dès les premières notes de l’orchestre, l’auditeur est emporté par la vague symphonique qui ne le lâchera que l’ultime accord d’un optimisme conquérant éteint. L’ONF a sonné une heure et cinq minutes durant de tous ses feux, avec une précision et une virtuosité à toute épreuve, une partition il est vrai connue de nombre de ses musiciens qui l’ont joué notamment dans la fosse du Théâtre du Châtelet sous la direction de Sir Jeffrey Tate voilà vingt-et-un ans, mais la vision du chef bavarois est infiniment plus puissante et théâtrale que celle de son aîné britannique, et il bénéficie en outre d’une distribution idoine, avec un beau Sigmund, le ténor allemand Klaus Florian Vogt au physique digne de celui du Sigmund de Boulez, Peter Hofmann, à la voix claire, sûre et endurante, faisant totalement sien le rôle, à l’instar de sa Sieglinde, la soprano sud-africaine Johanni van Oostrum, à la voix rayonnante au nuancier aussi large et impressionnant que son ambitus vocal et que la vérité de son jeu, tandis que le (trop) court rôle de Hunding, son violent mari, est tenu par un impressionnant Falk Struckmann. Une soirée de magie pure, digne de celui qu’elle honorait, le géant de la musique des derniers trois-quarts de siècles, Pierre Boulez, aussi essentiel à l’évolution de la musique occidentale que les Monteverdi, JS Bach, Beethoven, Berlioz, Liszt, Wagner, Debussy, Mahler, Schönberg…

Bruno Serrou

1) Toutes les citations publiées dans ce texte sont extraites de mon livre d’entretiens avec Pierre Boulez, « Entretiens de Pierre Boulez, 1983-2013, par Bruno Serrou » paru en 2017 aux Editions Aedam Musicae (272 pages, 22,00 €)