jeudi 7 décembre 2023

Entretien : Claudio Monteverdi et Rinaldo Alessandrini, maîtres madrigalistes

CD : Entretien autour de la publication chez Naïve en onze CDs de la remarquable intégrale des neuf livres de madrigaux de Claudio Monteverdi par Rinaldo Alessandrini et son Concerto Italiano

Rinaldo Alessandrini. Photo : DR

Claveciniste, organiste, pianofortiste, chef d’orchestre et de chœur italien, Rinaldo Alessandrini est à 63 ans l’un des plus éminents spécialistes des répertoires des XVIIe et XVIIIe siècles, plus particulièrement du seicento italien. En 1984, il fonde à cette fin l’ensemble vocal et instrumental Concerto Italiano universellement célébré pour ses remarquables exécutions de madrigaux de la fin de la Renaissance, Orlando di Lasso, Luca Marenzio, Girolamo Frescobaldi, répertoire dans lequel il a commencé son activité, faisant ses débuts à Rome avec La Calisto de Francesco Cavalli, et de musique baroque, de Bach et Haendel à Mozart et Vivaldi, dont il a enregistré pour Naïve opéras et concertos, certains n’ayant plus été joués depuis trois siècles. En 1993 paraît chez le même éditeur leur premier volume de madrigaux de Monteverdi, le Livre IV, entreprise qu’il achève en 2022 avec le Livre VII. Il aura donc fallu vingt-neuf ans à Rinaldo Alessandrini et son Concerto Italiano pour graver l’intégralité des neuf livres, le dernier étant posthume, allant du chant et de la poésie purs emplis d’affetti des années 1587-1592, à une forme proprement théâtrale du huitième livre publié en 1638. J’ai rencontré Rinaldo Alessandrini pour le magazine Scherzo de Madrid à l’occasion de la publication chez Naïve de cette somptueuse intégrale réunie en un coffret de onze CDs. En voici la version originale française 

Bruno Serrou : Vous avez décidé de devenir musicien sur le tard. Vous étiez un adolescent de 14 ans, l’âge auquel généralement les enfants se détournent de la musique classique… 

Rinaldo Alessandrini : J’ai commencé à m’y intéresser vraiment au moment où je suis entré à l’université. A 14 ans, la musique m’attirant un peu, j’ai commencé à étudier le piano, mais ce n’était pas avec l’idée de devenir musicien. J’ai attendu de terminer le lycée et de faire mon service militaire, obligatoire à l’époque. Ce n’est donc qu’en revenant à la vie civile que me suis dit qu’il me fallait me décider. Et j’ai choisi la musique. J’avais vingt ans. J’ai bien fait d’attendre, parce que je me suis retrouvé avec des amis musiciens avec qui j’ai partagé mon temps, mon travail. Nous avons tous commencé ensemble, et j’ai décidé de m’inscrire au Conservatoire d’Amsterdam.

B. S. : Avez-vous pensé dès le début à la musique ancienne ? 

R. A. : Oui. J’avais mon professeur de piano à Rome, et à Amsterdam je suivais les cours de clavecin de Ton Koopman.

B. S. : Etes-vous allé à Amsterdam pour Ton Koopman ?

R. A. : Il fallait impérativement aller à Amsterdam parce qu’à l’époque il n’y avait rien d’intéressant en Italie pour le clavecin. J’avais rencontré Ton Koopman dans quelques stages qu’il avait donnés en Italie. Je lui ai demandé s’il était possible d’aller à Amsterdam, ce n’était donc pas très compliqué. Quand on est jeune on se persuade rapidement que l’on peut prendre un train de nuit pour arriver de bon matin à Amsterdam et assister à des cours, et retourner à Rome le lendemain.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a attiré vers la musique ancienne ?

R. A. : Mon professeur de piano était étonné par le fait que j’adorais jouer Bach, Mozart plutôt que Chopin. Il y avait donc en moi, dès cette époque, quelque chose qui me conduisait naturellement vers un tel choix. Et à cette époque, le son du clavecin me plaisait beaucoup. Après, il y a eu une combinaison un peu particulière parce que à l’époque, en 1980, la musique baroque avait commencé à exploser en Italie. Les musiciens de ma génération parlaient souvent de ce mouvement, nous étions très engagés dans ce discours-là. Notre intérêt était très fort.

B. S. : En Italie, à l’aube du mouvement baroque, il y avait Claudio Scimone et ses I Musici…

R. A. : Oui, mais le style historique et l’utilisation des instruments anciens étaient constamment dans nos discours. C’est donc une combinaison de différents paramètres qui m’a conduit vers la musique baroque. Devenu musicien sur le tard, cette idée ne m’a poursuivi toute ma jeunesse. A vingt ans, je me suis tout de suite trouvé bien avec des gens avec qui j’aimais travailler.

B. S. : Qu’est-ce qui vous intéressait avant vos vingt ans ?

R. A. : Rien de spécial. J’étais au lycée jusqu’à 18 ans. J’ai donc fait ma scolarité jusqu’au baccalauréat, et immédiatement après j’ai dû partir au service militaire. La musique me plaisait beaucoup, je jouais déjà du piano, que j’avais commencé à 14 ans. J’avais un intérêt naturel pour la musique mais ce n’était pour devenir musicien professionnel. C’était tout à fait casuel.

 B. S. : On parle toujours de la musique baroque allemande, française, etc., mais en Italie il y a aussi tout ce qu’il faut dans le domaine de la musique ancienne. Qui travaillait le répertoire du seicento à ce moment-là ?

R. A. : Presque personne… Je pense que nous étions plus ou moins les premiers à nous attacher aux activités dans lesquelles nous nous sommes lancés à l’époque. Disons les groupes qui sont encore en activité aujourd’hui, comme Il Gioardino Armonico fondé en 1985. Fabio Biondi a constitué l’Europa Galante un peu plus tard, en 1990, mais nous formons vraiment la première génération du mouvement en Italie. Il y avait des gens qui enseignaient le clavecin dans un certain nombre de conservatoires, beaucoup de vieilles dames, mais il n’y avait vraiment rien d’intéressant.

 B. S. : Ce qui fait que vous aviez tout à défricher. Vous avez dû entreprendre un travail de recherche musicologique considérable, parce qu’il vous fallait redécouvrir toutes ces partitions qui étaient oubliées…

R. A. : Vous voyez dernière moi que j’ai encore tous les livres et toutes les partitions que j’ai collectés à l’époque. Oui, et c’était probablement l’aspect le plus intéressant de notre entreprise parce que nous faisions tous les jours des découvertes. Nous nous échangions constamment livres, photocopies, informations. Malheureusement, nous n’avions pas encore Internet. Aujourd’hui tout est devenu très simple. Mais, de toute façon, ce travail nous engageait beaucoup, surtout ce qui concerne la musique italienne du XVIIe siècle, le « siècle d’or » de notre culture musicale.

 B. S. Il y avait les Gesualdo, les Frescobaldi, les Cavalli, et quantité d'immenses compositeurs…

R. A. : Oui, mais aujourd’hui encore nous essayons de mettre en valeur le travail de quelques compositeurs que nous connaissons bien mais dont la musique n’est pas très souvent jouée. Cette activité m’occupe pratiquement tous les jours parce qu’avec Internet nous avons tous la possibilité de visiter les bibliothèques qui sont mises en ligne dans le monde, tous les trésors que contient chacune d’elles, des manuscrits, des premières impressions de partitions, tous les jours on trouve quelque chose. Toutes les bibliothèques ou presque sont disponibles en ligne, sauf les anglaises qui sont quasi inaccessibles en ligne. Mais aux Etats-Unis il  y a beaucoup de choses disponibles, et la plus grande partie des documents des bibliothèques européennes est disponible en ligne. Il y a des sites qui nous aident beaucoup, signalant précisément où se trouvent documents et éditions. La recherche est vraiment désormais très facile, tout en restant chez nous et en travaillant.

B. S. : Mais le revers de la médaille est que l’on n’a plus de contacts ni avec les gens ni avec le papier…

R. A. : Oui, d’une manière ou d’une autre, mais de toute façon visiter une bibliothèque nous contraint à suivre les horaires limités des bibliothèques, et il est impossible de travailler la nuit. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus facile. Les contacts humains, le contact direct avec les documents que nous dégotions, ont certes disparu, mais tout ce qui nous parvenait ou que nous découvrions, livres, partitions, photocopies, était à chaque fois une victoire parce que nous avions la possibilité finalement de lire des choses qui nous intéressaient beaucoup. Cette longue quête suscitait au bout du compte un moment qui nous engageait énormément, c’était vraiment très excitant.

B. S. : A force de côtoyer des spécialistes de la musique ancienne, on se rend compte qu’il y a plus ou moins dans ce répertoire ce côté invention, recherche, concentration pour la quête, les manuscrits anciens n’étant pas toujours aisément déchiffrables. N’y aurait-il pas des rapports sur la façon de travailler entre la musique ancienne et la musique contemporaine ?

R. A. : Je ne sais pas… A un moment de ma vie, j’ai fait pas mal de musique contemporaine. Mais je suis toujours tombé sur des partitions préexistantes. Je n’ai donc pas vraiment suivi l’activité de la création contemporaine en profondeur. J’ai dirigé quantité d’œuvres nouvelles, et dans la musique ancienne il y a ce côté un peu imprévisible des partitions qui n’arrivent pas en bon état, ou, par exemple, dans les éditions de madrigaux il manque des voix et il nous faut donc retravailler des éditions détériorées notamment par l’humidité. De toute façon il y a tellement encore à faire… L’an dernier, je me suis rendu à la bibliothèque du conservatoire de Naples, ayant besoin de consulter des documents qui n’étaient pas en ligne. Je connais la bibliothèque du conservatoire mais une fois encore j’ai vu l’énorme quantité de partitions qu’elle détient. A Naples, ils ont une chance incroyable parce que leur bibliothèque renferme des choses fantastiques, des vieilles éditions du XVIIe siècle de musiciens totalement inconnus.

B. S. : Inconnus parce qu’inintéressant ?

R. A. : Ils sont inconnus parce que… Oui… Il y a parfois des documents inintéressants… Il faut considérer qu’il y a toujours eu une abondance de publications, donc… Même dans l’histoire de la musique, nous connaissons le nombre de compositeurs, mais effectivement nous ne pouvons pas nous dédier à tout le monde. Souvent, nous tombons sur des musiciens pour qui on se demande pourquoi personne ne connaît quoi que ce soit d’eux. C’est très étrange, mais par chance on peut arriver à consulter des éditions, des manuscrits…

B. S. : Arrivez-vous facilement à convaincre les programmateurs, qui sont toujours plus ou moins frileux à l’idée de donner des œuvres inconnues, voulant à tout prix remplir leurs salles ? A l’instar des maisons de disques. Parvenez-vous à les convaincre du bien-fondé de les jouer ? Arrivez-vous à imposer vos choix ?

R. A. : Oui… Pas toujours. De toute façon je me considère chanceux. Le soutien que Naïve par exemple me porte dans ce type de recherche est essentiel. Le fait déjà de pouvoir enregistrer, fixer un programme sur CD est un effectivement support efficace pour montrer la qualité d’une musique qui était complètement inconnue. Il se trouve heureusement des programmateurs qui acceptent de prendre des risques mais qui sont capables de se rendre compte que tout le monde a intérêt à présenter de la musique qui en vaut la peine. Pas toujours, mais quand même…

B. S. : Y compris les salles de concerts ?

R. A. : Cela dépend des salles. De toute façon, on ne peut pas proposer un programme de madrigaux dans une salle de mille cinq cents places. Il y a donc des situations différentes, des festivals, des saisons, des lieux centrés sur la musique de chambre, d’autres consacrées aux musiques anciennes plutôt qu’à la musique romantique, et nous essayons de les convaincre. Il est néanmoins vrai que l’époque Quatre Saisons de Vivaldi, Stabat Mater de Pergolèse n’est pas encore terminée. C’est comme ça, il faut faire avec.

B. S. : Considérez-vous la musique italienne comme votre spécialité ? Est-ce elle qui vous tient le plus à cœur ?

R. A. : Disons que c’est la musique sur laquelle j’ai le plus étudié parce que ce travail ne concernait pas seulement la musique mais plusieurs aspects de notre culture, donc pour saisir la musique italienne du passé il faut travailler sur plusieurs aspects qu’il faut mettre ensemble, notamment la littérature et la peinture, mais aussi l’histoire. Nous avons tous eu la chance de beaucoup travailler la musique de Johann Sebastian Bach, mais elle est essentielle pour tous les musiciens et nous ne pouvons pas y renoncer. Nous sommes tombés sur des compositeurs un peu plus étranges d’une manière ou d’une autre, comme Vivaldi, qui a représenté un moment crucial de la culture italienne, mais son langage est très particulier. Il parle de lui-même, de Vivaldi, alors qu’au XVIIe siècle, la musique est un peu plus généraliste en Italie. C’est-à-dire que le mouvement musical de cette période compte plusieurs compositeurs dans la même idée mais qui ont réagi de manières différentes. Lorsque Vivaldi arrive, il bénéficie de structures déjà très fixées avec le théâtre d’opéra…

B. S. : Vivaldi, c’est le XVIIIe siècle, pas le XVIIe

R. A. : Oui, mais il y a un côté expérimental dans le XVIIe siècle qui a permis à plusieurs compositeurs de réagir face à une idée générale, c’est-à-dire l’idée nouvelle de la musique qui travaille avec un texte. Donc qui illustre plutôt ce qui se cache derrière un texte, et il est particulièrement intéressant de voir comment les compositeurs de la première moitié du XVIIe siècle ont réagi différemment, les conditions étant elles-mêmes différentes selon les Etats et les villes de la péninsule italienne. Chaque cité avait ses particularités culturelles et musicales.

B. S. : Les musiciens italiens voyageaient-ils moins dans les pays voisins que leurs confrères européens ?

R. A. : Oui, les Allemands venaient en nombre pour visiter l’Italie et pour travailler avec les musiciens italiens.

 B. S. : La musique italienne est donc centrale dans l’époque qui vous occupe…

R. A. : D’une façon ou d’une autre des mouvements très importants ont été conçus en Italie. Déjà à partir de l’opéra, juste au début du XVIIe siècle, le discours a évolué principalement en Italie et a été exporté. Francesco Cavalli par exemple en France. En Italie, pas mal de choses se sont passées, mais c’était au moment où effectivement les styles nationaux ont commencé. En France évidemment, de plus en plus, Lully, puis Rameau…

B. S. : Lully, qui était Italien mais qui est vite devenu des plus franco-français…

R. A. : Il a vite perdu son côté italien.

Claudio Monteverdi (1767-1643). Photo : (c) Tyrolian State Museum Ferdinandeum

B. S. : Quelles sont selon vous les particularités de la musique italienne ?

R. A. : Ce n’est pas une question de soleil ou de sensualité, contrairement à une idée reçue. C’était plutôt une question très importante : un changement radical de point d’observation de la musique. Comme vous le savez, c’était le moment où les compositeurs se sont persuadés qu’il convenait de mettre en contact la musique avec le texte d’une manière différente, nouvelle, de changer complètement la hiérarchie texte et musique. C’était essentiel parce que la musique devenait un véhicule d’émotions. Musique et texte sont porters de la même émotion. A partir de ce constat-là, les compositeurs ont découvert comment la musique pouvait elle aussi instaurer un langage complètement indépendant du texte.

 B. S. : Avant, l’école franco-flamande et le contrepoint étaient-ils prédominants ?…

R. A. : Juste avant, c’était un style musical fondé sur la qualité du contrepoint pour lequel la doctrine était essentielle. On jugeait la qualité du travail mais l’efficacité n’était pas toujours considérée.

 B. S. : Serait-ce le Concile de Trente qui a mis du plomb dans l’aile à la polyphonie au profit de la compréhension du texte ?

R. A. : Cet aspect a beaucoup touché la musique sacrée, mais pour ma part je crois que tout est né avec les premiers opéras à Florence, en 1600, moment où il y a eu nombre de discussions philosophiques. Jacopo Peri (1561-1633), Giulio Caccini (1551-1618) et leur Euridice de 1600 sur un livret d’Ottavio Rinuccini  (1562-1621), après il faut arriver à 1607 avec L’Orfeo de Claudio Monteverdi (1567-1643). La première décennie du XVIIe siècle voit donc la naissance d’une idée qui se développera tout le siècle durant, mutant très rapidement, toutes les décennies, suivant les modes littéraires. Ce n’était pas une évolution, c’était plutôt le fruit d’un travail frénétique.

B. S. : Il y a les opéras destinés aux cours princières, comme à Mantoue, puis à des théâtres et à des publics populaires, comme à Naples…

R. A. : Oui, c’est déjà très clair au début du XVIIe siècle. De toute façon, les styles différaient selon les zones, les lieux en Italie. C’est pourquoi je pense que le seicento est un moment très intéressant, avec ces mouvements rapides, et surtout le plus captivant ce sont les croisements entre les styles de divers lieux, fruit des voyages des artistes d’un lieu à l’autre, ce qui suscitait le mélange des styles. C’est là que tout devient passionnant.

B. S. : Combien de temps vous a demandé ce projet d’intégrale des madrigaux de Monteverdi ?

R. A. : Une trentaine d’années. Cette durée dans le temps s’explique du fait que nous avions parallèlement d’autres desseins en cours. Mais je suis convaincu aujourd’hui que c’était la meilleure façon d’aborder ce projet parce que si nous l’avions bouclé voilà trente ans nous n’aurions pas eu la possibilité d’apprendre d’autres choses qui ont enrichi notre conception globale du projet, et nous en sommes arrivés à la fin avec une manière probablement constante pour certains aspects de celle du tout début et pour d’autres fort distinctes, des changements de points de vue, de découvertes qui sont intervenus durant ces trente années d’élaboration. Cet étalement a été bénéfique parce que ce temps nous a permis de réfléchir pour métaboliser la musique, tout ce qui arrive de l’extérieur du projet en termes de réaction, de suggestion, de culture, de lecture. Le temps est essentiel. Si bien que si nous avions tout terminé voilà trente ans, je ne pense pas que ç’aurait été la meilleure solution.

 B. S. : N’y a-t-il pas eu, du coup, une évolution dans votre conception, dans le style de votre interprétation, dû à un approfondissement dans le temps ? A la limite, n’aurait-il pas fallu tout recommencer ?...

R. A. : Ce n’est pas une véritable évolution, parce que, je le répète, de toute façon notre attitude face à cette musique est toujours la même, mais il y a eu changements au niveau des moyens et de la situation de la musique. Certains éléments ont été mieux considérés, d’autres l’ont été moins. Il en résulte donc divers équilibrages entre les éléments à disposition.

 B. S. : Avez-vous enregistré dans l’ordre chronologique ? Comment avez-vous conçu votre projet ?

R. A. : Ce n’était pas par ordre chronologique. C’était tout à fait casuel. A l’époque nous n’avions pas arrêté de stratégie, car n’avions pas l’idée d’intégrale. C’est venu petit à petit, avec l’envie d’enregistrer un Livre supplémentaire, puis encore un autre, mais sans volonté chronologique, faisant le quatrième ou le cinquième au lieu du deuxième et du troisième…

B. S. : Il y a des madrigaux purement vocaux, d’autres avec instruments, plus dramatiques que d’autres…

R. A. : Tous les madrigaux sont dramatiques, d’une façon ou d’une autre. Disons que le style devient de plus en plus ajusté pour le théâtre, surtout dans les septième et huitième Livres. Il se trouve de ce fait un mélange de langages dans les septième et huitième Livres. Il s’agit vraiment d’une musique presque créée pour la scène.

B. S. : De fait, Monteverdi est allé petit à petit vers la théâtralisation de sa musique, avant de se lancer dans l’opéra en tant que tel. Avant L’Orfeo, il avait écrit cinq Livres de madrigaux. Sont-ce pour lui une sorte de laboratoire ?

R. A. : Il avait en effet déjà écrit pas mal de madrigaux, mais… Je pense qu’il ne faut pas parler de trajectoire, il faut plutôt imaginer que Monteverdi réagit surtout à tout ce qui se passait autour de lui, c’est-à-dire qu’à l’époque du septième Livre et à celle du huitième, il était à Venise, où l’activité culturelle était considérable, surtout une animation publique où le côté théâtral de la musique était très fort. Il s’adapte donc, d’une manière ou d’une autre, à ce que la ville où il était voulait. Il ne quitte jamais vraiment le style polyphonique parce que même dans le huitième Livre nous avons des madrigaux à cinq voix. Même les grands madrigaux à six voix avec instruments sont polyphoniques, le langage est plus ou moins le même. C’est plutôt l’aspect, le packaging qui diffère. Il est néanmoins clair que la musique de théâtre ou le développement de la musique vers un tour théâtral l’a beaucoup influencé.

B. S. : Quels sont les compositeurs qui ont influencé Monteverdi ? Personne ne vient pas de nulle part.

R. A. : L’un des compositeurs qui l’ont beaucoup influencé à Ferrare est Luzzasco Luzzaschi (1554-1607), qui allait très souvent à Ferrare. Mais Monteverdi déclare estimer la musique de presque tous ses contemporains à partir de Carlo Gesualdo (1566-1613), Cipriano de Rore (1515/1516-1565), Luca Marenzio (1553-1599). Il évoque aussi des compositeurs complètement inconnus mais qui étaient populaires à l’époque, comme Giovanni Pecci (1571-1643), mais s’il parle en bien des compositeurs précédemment cités, c’est parce que ce sont les madrigalistes qui ont été les plus populaires en son temps.

B. S. : Avait-il accès à des compositeurs hors de la péninsule italienne ?

R. A. : Je ne pense pas. Je n’ai jamais lu dans ses lettres quoi que ce soit de spécial qui lui arrivait de l’étranger. Monteverdi, quand il travaillait à Mantoue, était au cœur d’un centre culturel considérable, parce qu’entre Mantoue et Ferrara il n’y a pas loin. C’était déjà un lieu très important pour la culture musicale au temps de Luzzaschi, il y avait notamment Giovanni Battista Guarini (1538-1612), qui était le poète du temps. L’activité artistique était donc déjà très forte. Venise était complètement différent. C’était une place tout à fait indépendante pour tout ce qui concerne la culture. La culture y était créée, et Monteverdi était au centre de la création.

 B. S. : Il y avait aussi la basilique Saint Marc, qui était un lieu important, central, pour la musique…

R. A. : Oui, c’était une activité centrale, mais Monteverdi était quelqu’un d’influence, surtout à Venise. La ville le sollicitait constamment. Même à Venise, il était encore sollicité par Mantoue, qui avait essayé de le récupérer, mais il a refusé parce qu’à Venise il était très bien payé, très bien considéré, il y était très indépendant, et il avait beaucoup à faire, alors que Mantoue était une cité plus oppressive. Mais Venise, à l’époque, était un lieu où un homme de culture, un compositeur pouvait s’exprimer facilement.

B. S. : Avec le commerce vénitien vers l’Asie, Monteverdi a-t-il été influencé par l’Orient ?

R. A. : Non. Rien.

B. S. : Avec la musique de Monteverdi, n’y a-t-il pas de problèmes d’instrumentarium, l’orchestration étant plus ou moins notée clairement

R. A. : Oui, mais c’est un faux problème. L’Orfeo est empli de détails d’instrumentation. La partition de L’Orfeo est détaillée sur le plan de l’instrumentation. Pour tout ce qui concerne les opéras, il est aisé de lire les documents des théâtres, à Venise comme ailleurs en Italie. Il y avait un groupe de continuo, qu’il soit à un à deux clavecins, un groupe de guitaroni

B. S. : Le continuo, avec la basse chiffrée, pas de problèmes, mais pour le reste des instruments, qu’en est-il ?

R. A. : Nous savons tout sur les cordes. L’utilisation d’instruments à vent n’était pas encore notée de façon précise. Il faut considérer qu’il y avait déjà à l’époque un certain professionnalisme, d’un coup le travail dans les théâtres lyriques a créé une catégorie de professionnels. Tout ce qui qui concerne le côté musical, il faut le considérer d’une façon extrêmement attentive, c’est-à-dire que l’opéra était surtout quelque chose qui se passait sur scène, pas dans la fosse. Au contraire de la musique sacrée où l’on sait tout ce qui est nécessaire, l’emploi d’instruments à cordes et d’instruments à vent, corneti, tromboni… Après, l’utilisation, c’est un faux problème. Certaines voix ont été écrites par Monteverdi lui-même, où il est clair que les instruments peuvent doubler les lignes vocales.

B. S. : Dans Poppea par exemple, il y a peu d’indications...

R. A. : Oui, mais ce sont des instruments à cordes, tout simplement. Il y a de la musique à trois voix dans la version de Venise, de la musique à quatre voix dans celle de Naples. Mais ce ne sont que des instruments à cordes.

B. S. : Impossible de faire un mixte des deux versions ? Faut-il absolument choisir la version que l’on souhaite donner ?

R. A. : Cela dépend. Parce que de toute façon Le Couronnement de Poppée est un cas qui restera ouvert parce que les deux manuscrits présentent des détails très différents, donc, que ce soit la version de Venise ou celle de Naples, le choix reste respectueux de l’authenticité.

B. S. : Sont-ils tous les deux de la main de Monteverdi ?

R. A. : Non. La musique qui reste de Poppea n’est pas entièrement de Monteverdi. Il y a des apports considérables de Cavalli, notamment. Donc, ce qui reste n’est probablement pas à cent pour cent de Monteverdi

B. S. : Ce pourrait expliquer pourquoi à l’écoute la Didone de Cavalli on retrouve le style de Poppea.

R. A. : Oui… La musique du Ritorno d’Ulisse in patria, sauf une ou deux scènes, est entièrement de Monteverdi. Après, Poppea est un exemple effectivement de ce qui se passait à l’époque à Venise où il y avait des reprises d’opéras, qui, en ces occasions, étaient réélaborés, modifiés, recomposés par qui le voulait. N’oublions pas qu’il n’y avait pas de droits d’auteur à l’époque.

B. S. : C’était toujours la musique de l’instant. Il y a un canevas, et l’on brode dessus ? Aucune représentation devait être identique…

R. A. : En effet. De toute façon, à la lecture des manuscrits il est évident que la musique était manipulée, tant il y a d’autographies différentes.

B. S. : Vous avez créé Concerto Italiano en 1984. Avez-vous immédiatement pensé à un ensemble réunissant chœur et orchestre ?

R. A. : Oui, j’ai fondé les deux en même temps. Les musiciens d’il y a quarante ans n’ sont plus, évidemment. En général, nous essayons de privilégier une stabilité de collaboration, autant que faire se peut. Il est très important d’apprendre un langage d’ensemble, on ne peut donc pas recommencer à chaque fois. Mais l’orchestre est à géométrie variable, en fonction des projets.

B. S. : Même chose pour le chœur ?

R. A. : Non… L’ensemble vocal est fondé sur un groupe de six ou sept chanteurs qui sont toujours les mêmes.

B. S. : Comment résolvez-vous la question des castrats dont l’art lyrique italien était épris ?

 R. A. : Pour les madrigaux, il n’y a pas de problème de castrat parce que cette voix n’y existe pas. Pour ce qui concerne l’opéra, cela dépend, parce que de toute façon au XVIIIe siècle il y avait évidemment des rôles masculins chantés par des femmes et des personnages féminins chantés par des hommes. Donc, le croisement des sexes était absolument double-face. Aujourd’hui encore l’usage perdure. La coutume est venue d’employer des contre-ténors à la place des castrats, même si franchement au niveau de l’anatomie ce n’est pas exactement la même chose. Sinon, il y avait la possibilité, comme cela se pratiquait au XVIIIe siècle, si le grand castrato n’était pas disponible, une femme le remplaçait. Il est donc aujourd’hui possible de choisir entre plusieurs options.

B. S. : Finalement la musique baroque c’est la grande liberté, dans le fond. On peut quasi improviser. La basse continue, avec la basse chiffrée, c’est aussi la liberté que l’on ne trouvera plus par la suite…

R. A. : Plutôt que de grande liberté, je pense qu’il faut parler d’une structure du théâtre qui a changé au XIXe siècle. Aujourd’hui, cela nous semble une très grande liberté, alors qu’au fond c’était une mode, une combinaison pour laquelle tout était assez naturel, et plutôt que liberté il faut dire qu’il y avait des codes très stricts pour tout ce qui concerne la musique, et avant tout ce que le public attendait. Il ne faut donc jamais considérer ce concept de liberté comme pouvant justifier tout et n’importe quoi. Parce qu’il y avait des attentes très précises, des catégories expressives et esthétiques extrêmement précises. De ce fait, aujourd’hui, cela nous semble quelque chose de très souple, mais en fait c’était extraordinairement codifié. Il s’agit d’une culture qui évidemment est si loin de nous que parfois nous en sommes étonné parce que nous ne pouvons pas imaginer une telle structure dans un opéra de Verdi, évidemment, mais à l’époque, c’était normal, parce qu’il y avait une combinaison d’éléments qui amenait le monde de l’opéra dans cette direction.

B. S. : Aujourd’hui, vous avez-vous-même une conception de la musique qui vous est propre. Mais Ton Koopman a la sienne, Nikolaus Harnoncourt avait la sienne, Philippe Herreweghe, Raphaël Pichon aussi… Chacun détient donc finalement sa vérité.

R. A. : Pas précisément. Ce n’est pas que chacun a sa vérité. Aujourd’hui nous avons tous les éléments historiques pour savoir comment l’exécution musicale se déroulait à l’époque. Mais évidemment, il nous faut un pouvoir de conviction envers le public, ce qui nous conduit à ce que vous appelez la vérité de Koopman, la vérité d’Herreweghe ce qui correspond exactement à l’effort que chaque musicien fait pour rendre la musique la plus attractive possible pour le public. Evidemment, c’est l’opinion du musicien, ou c’est l’effort expressif du musicien. Mais c’est le même effort qu’un pianiste ou qu’un violoniste qui joue de la musique romantique : c’est ce que l’on dénomme l’interprétation. Nous ne pouvons pas oublier que nous savons exactement comment la musique de Bach était jouée en son temps, comme celle de Monteverdi était jouée à son époque. C’est à nous de respecter les conventions selon lesquelles cette musique était créée et jouée, c’est à nous de rendre la musique vivante. Et l’effort que nous faisons pour rendre la musique vivante est notre vérité.

B. S. : Sait-on précisément comment les instruments de musique sonnaient en leur temps ? Les copies d’anciens ne font pas forcément sonner les instruments tems que le faisaient les originaux. Est-on sûr que ce soit les bons timbres ?

R. A. : Des instruments de l’époque sont parvenus jusqu’à nous. Les copies sont faites d’après des instruments du passé qui ont survécu. Même là, de toute façon, nous disposons de quantité de traités, de documents,  de renseignements sur le résultat sonore que nous pouvons obtenir un résultat sonore qui correspond vraiment à celui de l’époque.

B. S. : Quels sont vos projets ? Vous avez fait une intégrale Monteverdi, allez-vous entreprendre la même chose avec d’autres, par exemple Carlo Gesualdo ?...

R. A. : Nous avons en effet un projet autour de Gesualdo, non pas une intégrale mais autour de sa personne et de sa création. Gesualdo à Naples, les premières vingt années du XVIIe et les compositeurs qui étaient à Naples en ce temps-là, dans le cercle de Gesualdo et dans la ville. Une quinzaine de compositeurs complètement inconnus. Nous commençons les enregistrements en janvier de madrigaux de ces compositeurs, deux œuvres de chacun qui vont nous permettre de montrer que Gesualdo n’était pas un cas isolé, que son langage musical était celui de la ville de Naples. Typiquement napolitain. Gesualdo était dans la ville, donc il suivait le langage de Naples de l’époque.

B. S. : Quand on pense Italie on pense aussi à la peinture de la Renaissance et du baroque. Vous qui êtes Romain, qu’en est-il de la musique romaine ?

R. A. : Il y en a, à côté de celle de Giovanni Pierluigi da Palestrina (v.1525-1594) et de Luca Marenzio (1553-1599). Evidemment, Rome était une ville où la musique était essentiellement sacrée. Mais quand vous considérez par exemple la -figure de Corelli à Rome, Alessandro Scarlatti ou le mouvement de l’Accademia dell’Arcadia qui était très important, c’est aussi Rome. Et la musique sacrée de style romain était monumental. Donc avec des chœurs à seize, vingt-quatre voix, comme celle de Giuseppe Ottavio Pitoni (1657-1743). Rome est la ville de l’oratorio, Giacomo Carissimi (1605-1674), la création de l’opéra à Rome, Emilio de Cavalieri (1550-1602)… Le répertoire romain est considérable.

B. S. : Le jouez-vous ? 

R. A. : Oui. Nous l’avons beaucoup joué. Nous nous sommes consacrés à Marenzio, qui fait partie de notre répertoire… Je ne suis pas un grand défenseur de la musique de Palestrina que je trouve de bonne facture mais pour la polyphonie il y a des choses encore plus intéressantes que les siennes. Marenzio et Palestrina sont les deux musiciens qui se confrontaient à la fin du XVIe siècle.

B. S. : La papauté avait une grande influence sur eux.

R. A. : Rome était en effet la capitale de l’Etat pontifical. C’est pourquoi que la musique qui y était produite et donnée était surtout d’essence sacrée. Pourtant, à Rome, il n’y avait pas vraiment la musique sacrée au sens propre du terme, mais la musique d’église qui était essentielle pour la liturgie, et la plus grande partie était plutôt de la musique profane chantée et jouée dans les églises. Surtout au XVIIe siècle, le style a complètement changé, ce qui fait que la musique est devenue un élément qui contribuait à la fréquentation des églises par des gens qui allaient non à la messe mais pour écouter la musique. C’est pourquoi les églises étaient se battaient pour travailler avec les meilleurs musiciens et les meilleurs compositeurs. 

B. S. : Donnez-vous des concerts en tant que claveciniste, organiste, où uniquement comme chef d’orchestre ?

R. A. : J’exerce toujours en effet mes activités d’instrumentiste. Pas souvent, mais je joue encore. C’est une façon d’équilibrer mon travail. C’est-à-dire que travailler le clavecin est encore un moment à part dans l’apprentissage de compositeurs et d’œuvres que je ne connais pas. C’est aussi un moment pendant lequel je me relaxe, me calme un peu, me dédie à une dimension de mon travail un peu plus personnelle.

B. S. : Quand vous travaillez une œuvre nouvelle, est-ce à la table ou avec un instrument à proximité ?

R. A. : J’ai un clavecin dans mon studio. Un instrument flamand à double clavier. Je le joue pour travailler, pas pour mes concerts, car il est donc difficile à transporter. Nous avons la chance de pouvoir disposer de bons instruments partout, donc transporter un clavecin est un peu compliqué et finalement inutile.

B. S. : Quels sont vos projets en Espagne ?

R. A. : Nous avons entrepris voilà deux ans l’intégrale des madrigaux de Monteverdi au Liceu de Barcelone. Nous avons un rendez-vous tous les ans. Cette année 2024 nous serons à Barcelone le 10 juin, Gérone le 8 juin. Et encore les 24 et 25 juin. Cette année sont programmés le quatrième Livre, ainsi que le troisième Livre à Alicante, Barcelone et Ténériffe.

B. S. : La musique espagnole fait-elle partie de vos investigations ?

R. A. : Je connais effectivement la musique espagnole, surtout celle pour clavier. Je n’ai pas une très grande connaissance de la musique d’ensembles. J’ai un peu travaillé en 1991-1992 avec Jordi Savall, m’associant à son ensemble comme claveciniste dans ses programmes de musique espagnole. C’est là où j’ai pratiqué un peu ce répertoire, mais elle ne fait pas vraiment partie de mon champ d’investigation. J’ai joué avec Savall les Vespri de Monteverdi, je l’ai suivi à plein temps pendant deux ou trois ans avec Monteserrat Figueras, des concerti de musique espagnole.

B. S. : Continuez-vous à chercher de nouvelles partitions ?

R. A. : Constamment ! Comme je vous l’ai dit pour le programme napolitain de ce disque autour de Gesualdo. J’ai profité de la Covid-19 pour visiter virtuellement les bibliothèques on line du monde. Cette activité m’a conduit à lire les éditions de près de trois cent cinquante madrigaux pour finir par en sélectionner trente. Si vous considérez que dans un livre de madrigaux il y a une vingtaine de pièces, il faut savoir se dire « ça c’est mieux, ça c’est intéressant, ça, ça l’est moins »…

B. S. : Vous consacrez-vous à l’enseignement ?

R. A. : Je l’ai fait dans le passé, mais pas en ce moment. D’abord, je suis à la retraite, je n’ai donc plus le droit d’enseigner dans un conservatoire. Mais il m’arrive de temps à autres de donner quelques masters classes, en Italie, en France, mais ce n’est pas régulier.

 Propos recueillis par Bruno Serrou, Paris/Rome, jeudi 30 novembre 2023

Je dédie ce texte à mon amie Magdalena Zuradzka, claveciniste, docteur ès-musicologie, spécialiste du seicento italien, professeur de musicologie à l'Université Jagiellonian de Cracovie 

mercredi 6 décembre 2023

L’Opéra de Lyon a donné en concert à Paris, Théâtre des Champs-Elysées, une effervescente Adriana Lecouvreur de Cilèa

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 5 décembre 2023 

Daniele Rustioni. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Le chœur et l’orchestre de l’Opéra national de Lyon et son excellent directeur musical Daniele Rustioni, ont donné dans un Théâtre des Champs-Elysées comble (en attendant la production en janvier de l’Opéra de Paris (1)) une brûlante version concert d’Adriana Lecouvreur de Francesco Cilèa, auteur d’une musique taillée à la serpe, brute de fonderie, avec de rares plages raffinées, avec de brillants solides et une brillante distribution. 

Francesco Cilèa, Adriana Lecouvreur. Solistes, Orchestre et Choeur de l'Opéra national de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Malgré son renom, Adriana Lecouvreur de Francesco Cilèa (1866-1950) n’est pas des plus courus en France. C’est pourtant grâce à ce seul ouvrage que ce contemporain de Pietro Mascagni et de Ruggero Leoncavallo s’est maintenu. Inspiré du drame d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé Adrienne Lecouvreur, le livret d’Arturo Colautti est tiré d’un fait réel qui opposa la princesse de Bouillon et la tragédienne Adrienne Lecouvreur admirée par Voltaire, qui en fit l’une de ses interprètes favorites et avec qui il entretint une relation amoureuse. Elle eut également une liaison avec Maurice de Saxe, maréchal de France. Mais en 1730 sa santé vacilla soudain. C’est alors que le bruit courut de son empoisonnement par la duchesse de Bouillon, elle-même éprise du maréchal.

Francesco Cilèa, Adriana Lecouvreur. Tamara Wilson (Adriana), Orchestre et Choeur de l'Opéra national de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est cette rivalité entre une princesse et une tragédienne pour l’amour d’un maréchal, et la mort de la seconde après avoir inhalé les parfums d’un bouquet de violettes empoisonné offert par la seconde qui sont au centre de l’opéra de Cilèa. Créé à Milan en 1902 par Angelica Pandolfini dans le rôle-titre, Enrico Caruso dans celui de Maurizio, et Giuseppe De Luca en Michonnet, ce dernier étant l’un des régisseurs du Théâtre Français secrètement épris de la tragédienne, l’ouvrage connut un succès rapide. Théâtre dans le théâtre, l’action est en effet efficace et il a inspiré au compositeur une musique brillante, souvent très sonore, et d’une évidente facilité, autant d’écriture que d’écoute.

Francesco Cilèa, Adriana Lecouvreur. Solistes, Orchestre et Choeur de l'Opéra national de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux jours après une première exécution sur le plateau de l’Opéra de Lyon, les forces musicales de la scène lyrique nationale rhodanienne se sont imposées devant la salle archi-comble et concentrée du Théâtre des Champs-Elysées d’un public qui a clairement apprécié un staff de qualité, deux mois avant les représentations scéniques  programmées à l’Opéra de Paris-Bastille (1). La soprano états-unienne Tamara Wlson, qui vient de chanter la princesse Turandot de l’opéra de Puccini à l’Opéra de Paris et que l’on retrouvera en ce même théâtre dans Beatrice di Tenda de Bellini (2), campe une Adriana ardente aux aigus rayonnants, ne forçant jamais sa voix et attestant d’une musicalité constante. La mezzo-soprano languedocienne Clémentine Margaine, qui retrouvera le rôle à l’Opéra de Paris, est une Princesse de Bouillon fielleuse à souhait rivalisant avec l’héroïne autant dans l’intrigue amoureuse que vocalement par sa plénitude et ses sombres colorations. Entre elles deux, le ténor états-unien Brian Jagde, le Calaf de Tamara Wilson à Bastille, est un Maurizio solide pourvu d’un large nuancier, sa voix rayonnant sans forcer. Le baryton géorgien Misha Kiria incarne un touchant Michonnet. La basse italienne Maurizio Muraro est un Prince de Bouillon vénérable. Les rôles secondaires étaient parfaitement tenus par des solistes de l’Opéra de Lyon Studio et du Chœur du théâtre lyonnais. Sous la direction enthousiaste et idiomatique du chef italien Daniele Rustoni, son directeur musical attentif à l’expression du chant et jouant d’un nuancier ingénieux tout en encourageant son orchestre dans la vigueur sonore heureusement non dénué de nuances, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et ses pupitres solistes (harpe, clarinette, cor anglais, cuivres, violon, alto, violoncelle, contrebasse) a efficacement contrôlé la véhémence de l’orchestration de Cilèa, qui ne fait pas dans la dentelle.

Bruno Serrou

1) Du 16 janvier au 7 février 2024. - 2) Du 9 février au 7 mars 2024 

dimanche 3 décembre 2023

Festival Ligeti 4/4 : Sans scénographie, "Le Grand Macabre" a enthousiasmé le public de Radio France par sa jouissive beauté nue au lyrisme métaphysico-scatologique transcendant

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Samedi 2 décembre 2023 

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Mémorable soirée offerte par l’Orchestre National de France, François-Xavier Roth, le Chœur et la Maîtrise de Radio France et le Festival d’Automne à Paris pour le Centenaire de la naissance de György Ligeti (1923-2006), avec une version semi-scénique de Benjamin Lazar de son fabuleux opéra Le Grand Macabre d’une liberté, d’une inventivité, d’une sensualité, d’une gourmandise inouïes, sur un livret caustique et libertin, à l’humour grinçant parfois scatologique, volontiers grossier du compositeur et de Michael Meschke d’après le dramaturge bruxellois Michel de Ghelderode (1898-1962) dont il a magnifié l’univers fantastique, lugubre, grotesque voire saugrenu, cruel, énergique avec une musique qui se renouvelle continuellement, crée de l’insolite au point de surprendre à tout instant en se transformant constamment. L’avantage d’une exécution concertante par rapport au théâtre d’opéra est de goûter pleinement les magies d’un orchestre qui se renouvelle continuellement. Distribution exemplaire, dans une nouvelle traduction française de la version révisée en 1996.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Inspiré de la Balade du Grand Macabre du dramaturge belge Michel de Ghelderode, le livret écrit à l’origine en allemand de cet opéra de la seconde moitié du XXe siècle parmi les plus joués dans le monde est co-signé par le compositeur et Michael Meschke. Pour lui donner davantage en universalité, Ligeti a tenu à ce que l’œuvre soit donnée dans la langue locale du théâtre qui le produit (Bruxelles, pour les raisons linguistiques évidentes et en tant que capitale de l’Europe et siège de l’Otan, a néanmoins opté pour l’anglais, à l’instar de la production mise en scène par l’Etatsunien Peter Sellars pour Salzbourg en coproduction avec le Théâtre du Châtelet). Apparemment hétérogènes et détachées les unes des autres, les quatre scènes se présentent tel un collage supérieurement réalisé qui sollicite tous les modes d’expression artistique. Le sujet, emprunté à la danse macabre médiévale illustrant le Jugement dernier, combine apparitions fantasques sur fond d’Apocalypse fondé sur une langue d’une grossièreté métaphysique. Avec ce Nekrotzar, dit le Grand Macabre, qui veut anéantir le monde sans y parvenir pour cause d’abus d’alcool, l’humour burlesque singulier de Ligeti se fait ici d’un cynisme communicatif qui permet toutes sortes d’élucubrations aux metteurs en scène et aux auditeurs-spectateurs. Cela malgré les réserves et fâcheries que le compositeur ne manquait pas de manifester de son vivant aux diverses productions. Dans Le Grand Macabre, l’aigreur et le sarcasme grinçant côtoient le non-sens reflets de la condition humaine. A partir d’un tel sujet, qui ne pouvait que l’inspirer tant il lui ressemble, Ligeti joue à détourner l’opéra pour mieux y revenir, se plaisant à paraphraser plus ou moins ouvertement quantité de ses aînés du passé. Citer pour transgresser, recycler, détourner les objets sélectionnés, en y associant provocation et poésie, pour mieux intégrer le théâtre et l’absurde dans l’opéra. Cet énorme éclat de rire en forme de vent de folie est néanmoins un théâtre d’une profondeur abyssale, la mort, la camarde, ici le Grand Macabre Nekrotzar, étant chez l’Homme la principale préoccupation, le but ultime de la vie, permanente compagne spirituelle, intellectuelle, physique.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

Tout ce qui fait la personnalité de Ligeti est contenu dans son grand opéra. Créé en 1978 à Stockholm en suédois, vu à l'Opéra de Paris en français en 1981 dans une production de Daniel Mesguich qui fit grand bruit, Le Grand Macabre, adapté d’une pièce de théâtre de Michel de Ghelderode lui-même héritier d’Alfred Jarry (1873-1907), est pour le compositeur une sorte de farce noire proche du monde du peintre primitif flamand Jérôme Bosch (1450-1516) et du peintre-illustrateur-poète parisien Roland Topor (1938-1997), mais aussi du peintre-graveur brabançon Pieter Bruegel (v.1525-1569). Le compositeur raille la mort, cette bavarde éthylique que chacun craint mais qui finit par disparaître, laissant quelque répit à l’humanité pour jouir de la vie. Ligeti a retravaillé dix mois en 1996 son ouvrage, qu’il appuie désormais sur un livret anglais rimé, et l'a disposé non plus en actes mais en scènes lui donnant une continuité d’autant plus grande que l’opéra est maintenant entièrement chanté, et élargi la superbe passacaille finale qui lui attribue ainsi un tour classique. Egalement réorchestrée, cette partition raffinée est entrée de plein pied dans le grand répertoire dès sa version princeps. Cette œuvre n’appartient pas à l’avant-garde, elle est la quintessence de la personnalité et de l’indépendance de son auteur, tant d’éléments de son langage formant en vérité le fonds de la musique d’aujourd’hui. « Certes, le tout reste complexe, mais Wagner l’est toujours, comme Berg, mais nous avons tous plus ou moins grandi avec cette musique », comme me le faisait remarquer Esa-Pekka Salonen lors d’une répétition de l’ouvrage Théâtre du Châtelet en 2006. Le Grand Macabre renvoie au classicisme, notamment à Mozart, sa stratégie étant très mozartienne, tant il transforme le temps de la même façon, passant sans transition du drame à la comédie, de la gravité à la grâce, comme cette sublime passacaille lancée au second acte par le petit effectif des cordes. Cette filiation rend nécessaire la participation de chanteurs aguerris au bel canto, familiers non seulement de Mozart mais aussi de Bellini et Donizetti, Le Grand Macabre étant une œuvre d’une extrême vocalité, même si, sur le plan rythmique, elle peut poser quelque souci aux chanteurs, dès le duo d’entrée Amando-Spermando (mezzo-soprano) / Amanda-Clitoria (soprano) qui rappelle La Bohème de Giacomo Puccini. Si la situation est érotique, voire grivoise sinon pornographique, la langue est parfois si onirique qu’elle atteint le comble de l’émotion. D’une rutilante inventivité, Le Grand Macabre est transcendé par une musique vivante, audacieuse, libre, hors mode, non dogmatique, une inépuisable inventivité, dans laquelle le compositeur hongrois inocule tout ce qui constitue son univers sonore, avec des citations de Monteverdi jusqu’à Puccini, en passant par Mozart, Beethoven, Schumann, Liszt, Verdi, Offenbach, ainsi que des autocitations, mais aussi les sons des villes contemporaines, klaxons, sonnettes de téléphones et de vélos, appeaux, au sein d’un orchestre où les instruments à vent (trois flûtes dont deux piccolos, trois hautbois dont un hautbois d’amour et un cor anglais, trois clarinettes dont une clarinette basse, un saxophone alto, trois bassons dont un contrebasson, quatre cors, quatre trompettes, trois trombones, tuba) et la percussion (timbales et gamme complète de peaux - tambours, grosses caisses, toms, tablas, etc. -, de claviers - clavecin, piano, orgue Hammond, orgue régale, célesta, marimba, xylophone, synthétiseur - et de métaux - cymbales, tam-tams, gongs, cloches, etc. -, trois harmonicas, harpe, mandoline) dominent, tandis que les cordes sont à effectif réduit (trois violons, deux altos, six violoncelles, quatre contrebasses).

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Solistes, Choeur et Maîtrise de Radio France, Orchestre National de France, François-Xavier Roth (direction). Photo : (c) Radio France

Un univers qui correspond en tous points à la démesure, à l’audace et à la poésie de l’inspiration de Ligeti, celui du fantastique apocalyptique de Jérôme Bosch et de Pierre Breughel, voire de Roland Topor, qui signa la scénographie de la création française au palais Garnier en 1980 pour la mise en scène de Daniel Mesguich, trois peintres dont l’humus correspondent admirablement au grotesque scatologique et au fantastique apocalyptique de Ghelderode et au monde sonore déjanté de Ligeti, qui crée une cacophonie mordante et hilarante  qui se présente dès le prélude de chacune des deux scènes impaires (symphonie de klaxons pour le premier, cadence de sonneries de téléphones pour le second, mais aussi appeaux, harmonicas, etc.), le tout se voulant parodie d’opéra dont il émane pourtant une impression plus opératique qu’un opéra se revendiquant comme tel.

György Ligeti (1923-2006), Le Grand Macabre. Benjamin Lazar, François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

Sous l’impulsion de François-Xavier Roth, mains de velours dans des gants de fer, à la fois délicieusement évocatrice, épique, humoristique, rigoureuse, sereine, fluide mais solide, univoque, polymorphe, décidée trahissant une réelle et intime connaissance de la partition et du style protéiforme de Ligeti, l’Orchestre National de France s’est avéré dans une forme éblouissante, jouant cette partition avec un plaisir évident, exaltant à satiété des sonorités de braise dans un espace élargi en divers points de l’Auditorium derrière le public et dans les hauteurs, ce qui devrait pousser les responsables de la phalange à concevoir des programmations plus téméraires. La distribution réunie pour cette unique représentation heureusement captée par Arte (1) a réuni une palette de chanteurs acteurs de premier plan, sous l’impulsion du metteur en scène Benjamin Lazar, avec à sa tête le baryton-basse britannique Robin Adams, macabre Nekrotzar d’une effrayante vérité, l’époustouflant Piet du Bock du ténor français Matthieu Justine, la mezzo-soprano allemande Judith Thielsen et la soprano nantaise Marion Tassou en ardents amoureux Amando/Spermando et Amanda/Clitoria, le baryton-basse français Olivier Gourdy, imposant astrologue Astradamors, et sa bestiale épouse Mescalina campée par l’endurante mezzo-soprano française Lucile Richardot entendue dans trois œuvres différentes en l’espace d’une semaines (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/festival-ligeti-24-les-percussionnistes.html et http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/raphael-pichon-la-tete-de-son-ensemble.html), le brillant contreténor britannique Andrew Watts en Prince Go-Go immature, et la phénoménale soprano française à la voix agile et aux aigus triomphants Sarah Aristidou, tandis que le Chœur, avec ses solistes, et la Maîtrise de Radio France ont participé avec bonheur et cohésion à la réussite d’ensemble de cette grande et belle soirée de bonheur musical à la gloire de l’un des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique, György Ligeti.

Bruno Serrou

1) À voir (pour ceux qui n’ont pas pu être présents) et à revoir (pour les chanceux qui ont eu le bonheur d’y être) sur ARTE Concert ce Grand Macabre donné le 2 décembre 2023 à Radio France et accessible jusqu'au 31 mai 2024 : https://www.arte.tv/fr/videos/114846-005-A/francois-xavier-roth-dirige-le-grand-macabre-de-ligeti/?fbclid=IwAR2qaolmh0mkBQboPw8CnK6jEznNaMk2h07eKfTC1A1A3_NQQx0pAmtqG9U

 

samedi 2 décembre 2023

Igor Stravinsky et Salvatore Sciarrino se sont judicieusement fait écho dans un concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Barbara Hannigan et Pablo Heras-Casado

Paris. Festival d’Automne à Paris. Radio France, Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 1er décembre 2023 

Salvatore Sciarrino, Barbara Hannigan, Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmoniqiue de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert prometteur sur le papier mais frustrant quant au résultat dans le cadre du Festival d’Automne à Paris de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé de façon plus ou moins relâchée par Pablo Heras-Casado, avec une création attendue de Salvatore Sciarrino, en sa présence, Love & Fury d’après Stradella à l’écriture pointilliste donnant à l’orchestre les couleurs et la façon de la Klangfarbenmelodie d’Arnold Schönberg avec une Barbara Hannigan en relative méforme. 

Salvatore Sciarrino, Barbara Hannigan, Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmoniqiue de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Depuis son édition de 2000 au cours de laquelle il consacra sept concerts et spectacles, le Festival d’Automne à Paris programme chaque année au moins une œuvre de Salvatore Sciarrino. A 76 ans, le compositeur sicilien se fait un peu moins productif, et c’est avec impatience que l’on attendait pour la France une nouvelle partition. C’est ce que vient de présenter le Festival d’Automne et Radio France, dans une œuvre dont ils sont les commanditaires pour la cantatrice britannique Barbara Hannigan, sa dédicataire. Admiratif de la Renaissance italienne, le compositeur sicilien, dans la continuité de ses pièces rendant hommage au prince Carlo Gesualdo de Venosa, dont il a mis en musique la part la plus noire de la biographie dans son opéra Luci mie traditrici (Ô mes yeux traîtres) en 1998, et, la même année Le voci Sottovetro (Les voix sous verre) pour mezzo-soprano et ensemble, suivis l’année suivante pour le théâtre de marionnettes La terribile e spaventosa storia del Pincipe di Venosa e della bella Maria (L’effrayante et terrible histoire du Prince de Venosa et de la belle Marie). Ces dernières années, Sciarrino s’est tourné vers un maitre du baroque italien, le Bolonais Alessandro Stradella (1639-1682), au destin aussi tragique, puisqu’il est mort assassiné à l’âge de 43 ans. En 2016, à l’instar de Gesualdo, Stradella a inspiré à Sciarrino un opéra, Ti vedo, ti sento mi prdo. Un attesa di Stradella (Je te vois, je t’entends, je te perds. Une attente de Stradella). « Stradella est l’une des voix puissantes de nos racines, écrit Sciarrino en tête de sa partition. Comme je voudrais mettre en évidence l’unicité de sa musique, j’ai travaillé sur elle à plusieurs reprises, en essayant de l’assimiler à notre monde, ainsi que je l’avais fait précédemment Gesualdo. […] Le titre de la présente anthologie est presque un instantané de ce qu’elle contient, bien que pour nous, Italiens, ‘’fury’’ sonne davantage comme ‘’furie’’ que comme ‘’haine’’. Il y a deux sources principales : l’opéra Il Moro per amore (Le Maure pour l’amour, 1681) etc. l’oratorio San Giovanni Battista (Saint Jean Baptiste, 1675). Love & Fury comprend également deux canzonettas isolées. » En fait, comme l’ont fait et continuent à la faire les compositeurs de tous les temps, Sciarrino, à l’instar par exemple d’un Anton Webern avec l’Offrande Musicale de Jean-Sébastien Bach, l’Italien non seulement harmonise et instrumente les mélodies de Stradella, mais les recompose plus ou moins. Le pointillisme et l’économie de moyens caractéristiques du compositeur sicilien, obtenant une mélodie de timbres dans l’esprit de Schönberg et la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres)  dans la troisième des Cinq Pièces pour orchestre op. 16 en 1909. La réalisation de Sciarrino permet aux divers pupitres de l’orchestre de briller, grâce à une écriture virtuose et limpide emplie de la chaude lumière solaire caractéristique à l’Italie, qui plonge dans le travail d’un Luciano Berio lorsqu’il puisait dans le répertoire traditionnel et dans l’œuvre de ses aînés (Schubert, Mahler, Puccini, entre autres), tandis que Barbara Hannigan, à qui l’œuvre est donc dédiée, n’a plus les aigus, ni la solidité de la texture vocale d’antan, elle n’a pas pu donner toute la dimension de la ligne de chant de l’œuvre qui exige une souplesse radieuse propre à la musique du seicento italien.  

Pablo Heras-Casado, Nathan Mierdl (violon solo), Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou 

La création de Salvatore Sciarrino était encadrée par deux chefs-d’œuvre d’Igor Stravinski de ses deux époques extrêmes. Le prologue du concert était de la dernière période, celle des années 1950-1971, le temps où le monde redécouvrait, ébloui et enthousiaste, l’œuvre de Carlo Gesualdo (1566-1613) à la suite de l’édition de l’œuvre entier du prince-compositeur-assassin de Venosa dans les années 1950. Plus encore que Sciarrino avec Stradella (après avoir beaucoup travaillé sur Gesualdo), Stravinski recompose tout en les respectant les trois madrigaux qu’il a sélectionnés et qu’il assemble sans interruption, Asciugate i begli occhi (Séchez vos beaux yeux) extrait du Livre V, Ma tu, cagion di quella atroce pena (Mais toi, la cause de cette douleur atroce) également puisé dans le Livre V, et Belta toi che t’assenti (Ô Beauté, puisque tu t’absentes) tiré du Livre VI, dont Stravinski n’utilise que la ligne mélodique puisqu’il en évacue le chant pour le confier aux seuls instruments de l’orchestre constitué de deux hautbois, deux bassons, quatre cors (que Stravinsky qualifie dans la troisième pièce d’hermaphrodites, deux trompettes et cordes. C’est Salvatore Sciarrino qui a choisi ces pages en préluder à sa propre œuvre en création, « les artifices de l’écriture stravinskienne donnant le frisson, souvent, de façon imprévue ; ils font l’effet d’un insecte que l’on découvre en retournant une pierre ». L’écriture polyphonique virtuose de Stravinski, qui a su rendre à travers les musiciens de l’orchestre, les entrelacs, la plastique et la souplesse de la voix, a permis aux pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France de briller, tant par les textures instrumentale que par leur précision et la fusion de leurs timbres.  

Pablo Heras-Casado, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce qui a moins été le cas dans la seconde partie du concert, entièrement consacrée au premier des trois grands ballets qu’Igor Stravinski, encore empli de la création de son maître, Nikolaï Rimski-Korsakov, mais aussi de l’influence de Claude Debussy, voire de Jacques Ibert, a composé pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev, L’Oiseau de feu, donnée dans sa version originale de 1910 - et non pas sa révision de 1919 -, qui a été créée avec un vif succès à l’Opéra de Paris-Garnier le 25 juin 1910 sous la direction de Gabriel Pierné et avec une chorégraphie de Michel Fokine. Claude Debussy, qui y décela certainement quelques traces de son propre style, sera le premier à féliciter son jeune confrère. Et de Claude Debussy, il n’en a été aucunement question dans ce qu’a donné à entendre Pablo Heras-Casado, qui n’a pas su ou voulu rendre les couleurs immatérielle et l’impressionnisme qui imprègne l’œuvre. Le chef andalou, oubliant tout ce que la partition doit à Debussy, autant qu’à Rimski-Korsakov, a en effet trop systématiquement découpé cette première grande partition du compositeur russe en plans-séquences, comme si le volatile avait du plomb dans l’aile, au point d’annihiler unité et progression dramatique. Une conception peu évocatrice, décousue au point d’égarer parfois l’orchestre, qui en a oublié son moelleux, ses rondeurs et son fondu habituels, tandis que les cuivres ont semblé perdre leurs repères en plusieurs occasions, sans pour autant démériter.

Bruno Serrou 

vendredi 1 décembre 2023

Centenaire Maria Callas, dernière Diva assoluta

Maria Calas (1923-1977). Photo : DR

Maria Callas, que d’aucuns considèrent comme la plus grande cantatrice-tragédienne des temps modernes, aurait eu cent ans le 2 décembre 2023. Voilà plus de quarante-six ans, le 16 septembre 1977, le monde, incrédule, apprenait sa disparition brutale dans son appartement parisien. Vivante, la soprano gréco-étatsunienne était un mythe ; morte, elle entrait instantanément dans la légende. Aujourd’hui, elle continue de vivre dans l’imaginaire d’un public qui dépasse amplement le petit monde des mordus d’art lyrique. 

Photo : DR

« Je ne suis pas parfaite. Je ne prétends pas l’être. Mon seul désir est de lutter pour l’art... quoi qu’il doive m’en coûter. Même la plus simple mélodie peut, doit être chantée avec noblesse ». Celle qui s’exprimait avec ces intonations dignes d’une Flora Tosca, l’héroïne de Victorien Sardou et de Giacomo Puccini qui fut l’alpha et l’oméga de sa carrière et dont elle aurait pu être l’inspiratrice, restera sans doute dans l’Histoire comme la plus grande diva assoluta du XXe siècle. Tout Maria Callas se trouve en effet synthétisé dans ces quelques mots publiés en décembre 1958 dans le magazine Arts. Il est vrai que jamais jusqu’alors cantatrice avait investi à un tel degré les personnages qu’elle campait à la scène, au point que l’expression « incarner un rôle » semble avoir été inventé par elle. « Quand je travaille un personnage, disait-elle en 1965, je me demande toujours : ’’Si j’étais à sa place, que ferais-je ?’’ Il faut se transformer - mais en restant soi-même. Je crois que c’est d’abord l’instinct qui nous porte dans la bonne direction -, la musique suffit à expliquer tout. Dans notre métier, il faut beaucoup de choses : le physique, le jeu scénique, la diction (il faut ’’parler’’ avec sa voix), le respect de la musique... On ne prend plus le temps nécessaire à tout cela. On veut gagner de l’argent, faire des notes aiguës, impressionner le public, ’’épater le bourgeois’’... Mais ce n’est plus de l’art ! 

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Le mythe Maria Callas est si prégnant que se retrouvent tous les composants contenus par ce terme à chaque étape de sa vie, depuis sa date de naissance - officiellement le 2 décembre 1923, mais ce pourrait être le 3 ou le 4 du même mois de la même année -, jusqu’à son décès dans la solitude le 16 septembre 1977, mort dont l’origine pose encore problème à certains - angine de poitrine ? suicide ? assassinat ? -, puis son incinération, alors que tout dans son comportement et dans sa foi orthodoxe laisse présumer qu’elle ne pouvait envisager pareil épilogue, sa stèle vidée de ses cendres sans que l’on sache qui l’a décidé, la dispersion desdites cendres dans les abysses de la mer Egée sans doute dans le but d’effacer toute trace terrestre de Callas dans le but de renforcer davantage encore sa légende, enfin la dissémination de ses biens et souvenirs, notamment à la suite de l’exposition du musée Carnavalet de Paris en 1979... Pourchassée telle une héroïne de tabloïds britanniques, meutes de paparazzi constamment à ses trousses, La Callas, symbole de l’éternel féminin, aura fait de la scène lyrique le théâtre du monde dont les projecteurs l’ont souvent déstabilisée, faisant d’elle une étoile dont les moindres faits et gestes étaient épiés et les amours auscultées et commentées, attirant sur elle jusqu’à l’attention de ceux qui n’avaient rien à faire de l’art lyrique.

Maria Callas en répétition avec Vittorio de Sabata. Photo : DR

En effet, médias people et d’informations générales, et grand public ont fait d’elle une star rivalisant en popularité avec Marilyn Monroe en se faisant largement l’écho de sa vie privée dès sa rupture fracassante avec sa mère Evangelia amplement évoquée - Maria Callas retourna à New York en 1945 pour y retrouver son père -, puis ses amours malheureuses avec un homme réputé profiteur, l’Italien Gianbattista Meneghini épousé le 21 avril 1949 et dont elle divorça en 1960, chef d’entreprise fabriquant de briques et de fourneaux passionné d’opéras rencontré lors de sa première apparition aux Arènes de Vérone en 1945 qui allait très rapidement devenir à plein temps son protecteur et mentor - il abandonna son entreprise pour s’occuper exclusivement de la carrière de sa femme et de ses intérêts, faisant grimper ses cachets de façon exponentielle, les faisant passer de deux cent quatre vingt euros par soirée à quatorze mille euros, somme jamais atteinte jusqu’alors par une artiste lyrique -, enfin avec l’armateur grec Aristote Onassis, qui, croisé en 1959 dans une soirée mondaine, lui offrira un appartement à Paris en 1961 à proximité du Théâtre des Champs-Elysées, avant de l’abandonner en 1968 pour se marier avec Jackie Kennedy, veuve du président des Etats-Unis John Fitzgerald Kennedy assassiné à Dallas le 22 novembre 1963, firent les choux gras de la presse à scandale et du cœur. Pourtant, Maria Callas fut avant tout le porte-drapeau de son art. Elle sut en effet donner à un genre considéré comme moribond l’aura d’un temple de la vocalité et du théâtre pur. Elle réussit à faire de l’opéra ce dont Richard Wagner avait rêvé, un spectacle total. Ses laudateurs affirment même que la moindre de ses interprétations a révolutionné l’art lyrique, que chacune des notes qu’elle a chantées a acquis une dimension proprement historique. Il se trouve même des critiques musicaux pour affirmer être venus à la musique grâce à ses seules performances discographiques...

Maria Callas dans le rôle de Norma à l'Opéra de Paris le 22 mai 1964. Photo : AFP

Pourtant, cantatrice universellement célébrée pour ses qualités dramatiques, Maria Callas n’a guère été captée sur la scène par les caméras. Tant et si bien qu’elle reste aujourd’hui dans la mémoire collective par ses seuls disques qui sont, il est vrai, autant de leçons de théâtre sans images. Quantité de mélomanes amoureux éperdus d’elle l’ont suivie pendant vingt ans partout où elle se produisait, acceptant de passer des nuits entières à attendre l’ouverture des bureaux de location. Aujourd’hui, des « réseaux callasiens » fleurissent un peu partout dans le monde, y compris sur Internet, et l’on trouve de par le monde toutes sortes d’honorables sociétés vouées au seul culte de « la Divine » riches en documents précieux, films, photos, bandes-son à peine audibles mais écoutées les larmes aux yeux. Ce statut de mythe a été acquis par Callas durant les seules années 1949-1959, époque où le monde de l’après-guerre était friand de légendes vivantes, comme en témoigne l’émergence au même moment des mythes Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot au cinéma ou de celui du « King » Elvis Presley, mort deux mois avant Maria Callas, dans le show business. Ses refus de chanter, ses colères et invectives mises sur le compte de caprices de star sont en fait le reflet de ses scrupules d’artiste qui plaçait son art au-dessus de tout, au risque de sa propre réputation. « Lorsque le rideau se lève, disait-elle, la seule chose qui parle est le courage. » 

Maria Callas avec Lichino Visconti à la Scala de Milan. Photo : DR

Ainsi, le 2 janvier 1958, après une décennie prodigieuse, la carrière de Callas basculait. Ce soir-là, elle ouvrait la saison de l’Opéra de Rome dans l’un de ses rôles fétiches, Norma. Après un premier acte qui la laissa insatisfaite, elle renonçait devant le président de la République italienne. Ce fut un véritable tollé, dans la salle tout d’abord, à la radio qui retransmettait l’événement ensuite, puis, le lendemain, dans la presse qui entreprit un authentique lynchage médiatique. Unanimement adulée aujourd’hui, on lui reprochait alors, comme il est possible de le lire dans la presse parisienne à ses débuts dans la capitale française en cette même année 1958, un « dramatisme exacerbé », des raucités « abusives » et des stridences « excessives », mais aussi, déjà, la fatigue d’une voix « surmenée ». « Vous êtes né artiste ou vous ne l’êtes pas, revendiquait-elle, même si votre voix est moins un feu d’artifice. L’artiste est toujours là. »

Maria Callas avec Leonard Bernstein et Luchino Visconti à la Scala de Milan pour La Somnambule de Bellini en 1956. Photo : DR

Si d’aucuns considèrent désormais Maria Callas comme la plus belle voix du monde, dotée d’une ample tessiture, à la fois sombre, puissante et au registre clair et aérien de soprano dramatique colorature à la palette infinie de nuances et de couleurs, pourvue d’un grave presque noir et d’un aigu d’une luminosité exceptionnelle (fa#2-mi5) qui lui permettait d’endosser les rôles de mezzo-soprano et de soprano aigu, il faut néanmoins convenir qu’il y avait en son temps des timbres plus séduisants, par exemple celui de la soprano italienne Renata Tebaldi (1922-2004), grâce à qui elle fit ses débuts à La Scala de Milan en avril 1950 en la remplaçant au pied levé dans le rôle d’Aïda et dont il fut fait sa grande rivale. Certes, les mots entre elles pouvaient parfois voler bas, « Renata n’a pas d’épine dorsale » dira-t-elle, « Peut-être, mais moi, j’ai un cœur » lui rétorquera celle dont elle disait cependant « J’admire le ton de Tebaldi. Parfois, je souhaiterais avoir sa voix. » La sienne avait en effet des failles, des couleurs impures, un vibrato trop large… Ses fameux sons de joue peuvent encore indisposer, et elle avait des problèmes d’articulation qui faisaient que l’on ne comprenait pas toujours ce qu’elle chantait. « Certains disent que j’ai une voix magnifique, d’autres disent le contraire. C’est une question d’opinion, convenait-elle. Tout ce que je peux dire est que ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’à ne pas m’écouter. »

Maria Callas et Tito Gobbi dans Tosca de Giacomo Puccini à l'Opéra de Paris en 1965. Photo : AFP

En fait, chez elle, au-delà des mots, aussi incompréhensibles soient-ils, c’est la phrase entière qui devenait exceptionnellement claire, limpide. Ajoutons à cela un métier sans faille, un sens naturel des attitudes et une aptitude à concevoir le monde comme un immense théâtre lui ont permis d’acquérir le statut de « Divine ». Tant en puissance qu’en étendue, sa voix, aux accents rugueux et charnels, lui permettait de tout chanter. Ce qui a fait dire à ses thuriféraires qu’elle ressuscita un style de chant disparu, celui des Maria Malibran, Nelly Melba et autre Pauline Viardot, toutes voix capables de passer de Mozart et Bellini à Weber et Meyerbeer, de Verdi à Wagner et Puccini. Or, si sa tessiture couvrait quatre octaves, Callas n’est pas qu’un écho de ces légendes du passé. Là où ses contemporaines criaient, se lamentaient, étalaient leurs sentiments, elle tirait les larmes, la violence de ses personnages du plus profond de son être, ce qui apparaissait dans la texture même de sa voix. « Je ne sais pas ce qui m’arrive sur scène. Quelque chose d’autre semble prendre le dessus. » Elle fut en effet surtout guidée par son prodigieux instinct musical, fondé sur un travail forcené qui lui aura permis d’aviver un chant reposant essentiellement sur l’expression vocale, le rubato, la tenue du souffle, une alchimie de couleurs, d’inflexions et de timbres. Callas connaissait tous les secrets des partitions qu’elle interprétait. Si elle ne craignait pas les coupures, alors jugées nécessaires en raison de l’évolution des goûts du public, elle se donnait sans réserve à la musique et aux œuvres qu’elle avait choisies. « Je serai toujours aussi difficile que nécessaire pour atteindre le meilleur », assurait-elle. Durant les répétitions, elle était toujours la première à arriver au théâtre et elle y chantait constamment à pleine voix. « Je me prépare pour les répétitions comme je le ferais pour le mariage. » Ne voyant pas le chef d’orchestre en raison d’une forte myopie qu’elle ne pourra jamais compenser avec des verres de contact, elle se concentrait sur la dimension psychologique de ses personnages qu’elle investissait sans contrainte autre que celle du metteur en scène, personnage qui lui a toujours paru capital, déclarant à qui voulait l’entendre : « Je ne veux pas d’un metteur en scène d’opéra, je veux un metteur en scène tout court ! »

Maria Callas et Pier Paolo Pasonini durant le tournage du film Medea en 1969. Photo : DR

Grecque d’origine, Maria Callas ne pouvait qu’incarner le modèle de la tragédienne absolue à la destinée exceptionnelle digne d’une reine. Née Sophia Cecelia Kaloyeropoulos le 2 décembre 1923 à New York dans l’île de Manhattan où ses parents s’étaient installés après avoir quitté la Grèce à la mort de leur fils, Maria Callas avait pris ses premières leçons de piano puis de chant à l’âge de dix ans auprès d’un voisin suédois. Formée par deux grands musiciens, une cantatrice espagnole bloquée en Grèce par la guerre, Elvira de Hidalgo rencontrée à Athènes où sa mère, éprise d’opéra, l’avait installée avec elle en 1937 après son divorce et où elle a fait ses débuts à quinze ans dans le rôle de Santuzza de Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni. En 1941, elle commence sa carrière professionnelle dans le petit rôle de Béatrice dans Boccaccio de Franz von Suppé sur la scène de l’Opéra National Grec, puis l’année suivante celui plus important de Marta de Tiefland d’Eugen d’Albert suivi de sa première Tosca de Giacomo Puccini, mais elle sera renvoyée de la troupe trois ans plus tard. De retour à New York où elle a rejoint son père, elle se voit proposer par le Metropolitan Opera deux rôles qu’elle refuse car il lui faudrait trahir les œuvres en chantant contractuellement en anglais, Cio-Cio San de Madama Butterfly de Puccini et Leonora de Fidelio de Beethoven. En 1947, elle réussit une audition aux Arènes de Vérone et décroche le rôle-titre de La Gioconda de Ponchielli dirigé par le grand chef italien Tullio Serafin, disciple d’Arturo Toscanini qui devient son mentor. A partir de cette rencontre, cette cantatrice étatsunienne allait défendre comme nulle autre le chant italien dont elle révèlera quantité de partitions longuement ignorées, donnant ainsi une seconde vie au bel canto alors jugé désuet parce que dénaturé.

Maria Callas et le ténor Mario del Monaco en 1954. Photo : DR

Maria Callas s’était vue principalement confier dans un premier temps le répertoire romantique allemand, de Ludwig van Beethoven à Richard Wagner, et tous les rôles « pour lesquels, relevait-elle, on ne trouvait personne d’autre ». Ainsi, la même année 1947, elle débute à La Fenice de Venise dans le rôle d’Isolde et au Teatro Communale de Florence, cette fois avec un personnage qui restera à jamais attaché à son nom, Norma de l’opéra éponyme de Vincenzo Bellini, théâtre qui lui confiera en 1949 le rôle de Brünnhilde dans Die Walküre de Wagner, et, au pied levé, celui d’Elvira dans I Puritani de Bellini dans lequel elle triomphe. Mal dans sa peau, notamment en raison d’une surcharge pondérale - elle pèsera jusqu’à quatre vingt douze kilos pour cent soixante treize centimètres -, elle usa de tous les moyens imaginables pour maigrir d’une trentaine de kilos afin d’adopter l’élégante silhouette de sa compatriote star de cinéma Audrey Hepburn - elle était obsédée par son tour de taille qui ne devait pas dépasser cinquante-et-un centimètres, bien qu’elle se gavât de marrons glacés et vouât un goût immodéré pour le steak tartare -, et changea sa forte toison rousse pour une fine chevelure châtain coiffée d’un sage chignon. D’aucuns attribueront à cette métamorphose l’altération de sa voix dont les prémisses apparaissent pour la première fois le 8 janvier 1955 à la Scala de Milan, où elle s’était produite pour la première fois en 1950, la texture se faisant soudain plus légère et transparente, mais aussi moins puissante et assurée. C’est le cinéaste Luchino Visconti dont elle tombera profondément amoureuse tout en sachant qu’il ne pourra jamais rien se passer d’autre entre eux que des relations professionnelles et amicales, qui, en cinq spectacles montés à la Scala de Milan (La Vestale de Spontini en 1954, La Traviata de Verdi et La Sonnambula de Bellini en 1955, Iphigénie en Tauride de Gluck et Anna Bolena de Donizetti en 1957), fera de Maria Callas la plus glamour des cantatrices. D’autres grands metteurs en scène l’ont dirigée, Carl Ebert, Margarita Wallmann, Franco Zeffirelli, lui-même élève de Visconti, ou Alexis Minotis, qui fit d’elle la « Médée du siècle » en la produisant pour la première fois à l’Opéra de Dallas en 1958 dans cet ouvrage de Luigi Cherubini longtemps ignoré. L’impact de ce spectacle fut tel que, la voix éteinte depuis quatre ans, La Callas retrouvait ce personnage de la mythologie grecque en 1969 dans le sublime film du cinéaste-poète italien Pier Paolo Pasolini, sorte d’opéra sauvage baroque rythmé de chants africains et de mélopées du désert de Syrie. Magicienne dépouillée de ses sortilèges, elle y est non seulement l’interprète extraordinaire du film mais aussi et surtout la grande prêtresse d’un sacrifice somptueusement mis en image par l’auteur de Théorème. « Chère Maria, lui écrit-il durant le tournage du film, ce soir, à la fin de notre journée de travail, sur ce sentier de poudre rose, j’ai perçu avec mes antennes qu’il y avait en toi la même angoisse que celle qu’hier, avec tes antennes, tu as perçue en moi. Une angoisse très légère, à peine plus qu’une ombre, et pourtant invincible. Hier, il ne s’agissait pour moi que d’un peu de névrose ; mais aujourd’hui, il y avait en toi une raison précise […] à ton accablement, au moment où le soleil disparaissait. C’était le sentiment de ne pas avoir eu complètement la maîtrise de toi-même, de ton corps, de ta réalité : d’avoir été ‘’utilisée’’ (et de plus avec la fatale brutalité technique qu’implique le cinéma) et par conséquent d’avoir perdu en partie ta pleine liberté. Tu éprouveras souvent ce serrement de cœur, pendant notre tournage, et je l’éprouverai aussi avec toi. Il est terrible d’être celle qui est utilisée, mais aussi celui qui utilise. Toutefois, c’est une exigence du cinéma : il faut briser en mille morceaux une réalité ‘’entière’’ pour la reconstruire dans sa vérité synthétique et absolue, qui la rend par la suite plus ‘’entière’’ encore. Tu es comme une pierre précieuse que l’on brise violemment en mille éclats pour qu’elle puisse ensuite être restituée dans une matière plus durable que celle de ta vie, c’est-à-dire la matière de la poésie. Il est justement terrible de se sentir brisé, de sentir qu’à un certain moment, à une certaine heure, en un certain jour, on n’est plus entièrement soi-même : je sais combien cela peut être humiliant. Aujourd’hui, j’ai saisi un instant de ta splendeur, alors que tu aurais voulu me l’offrir tout entière. Mais ce n’est pas possible. A chaque jour sa lueur, et à la fin, on aura la lumière entière et intacte. Il y a aussi le fait que je parle peu, ou que j’ai tendance à m’exprimer de façon incompréhensible. Mais on peut facilement remédier à cela : c’est comme si j’étais en transe, j’ai une vision ou plutôt des visions, les ‘’Visions de la Médée’’ ; dans cet état d’urgence, tu dois te montrer patiente avec moi, et m’arracher les paroles par la force. »

Maria Callas à l'Olympia (Paris) en 1971. Photo : AFP

Après une carrière de vingt-trois ans - dont dix passés au firmament - inaugurée avec Tosca le 27 août 1942 au Théâtre d’été d’Athènes et achevée dans ce même ouvrage que pourtant elle n’aimait guère au Covent Garden de Londres le 5 juillet 1965, une année après avoir connu dans ce personnage de diva sa première défaillance à l’Opéra de Paris - ses rôles favoris auront été Norma, Medea, Traviata, Lucia di Lammermoor -, Maria Callas devait faire quantité d’émules, mais aucune cantatrice ne saura aller au-delà du quasi mimétisme. Seules se sont imposées à sa suite celles qui ont su rester elles-mêmes. Callas, en dépit des masters classes qu’elle a dispensées, n’a pas réussi à transmettre son art, car elle était la scène incarnée, chantait, jouait, vivait ses personnages avec naturel parce que la scène, le chant, la tragédie étaient chez elle innés. Or, seul l’acquis est transmissible. La soprano étatsunienne Barbara Hendricks, étudiante à la Juilliard School of Music de New York au moment où Maria Callas accepta d’y donner des séries de cours magistraux, en 1971-1972, l’avait compris, confiant dix ans plus tard : « A son contact, j’ai appris l’importance du souffle, du support de la voix. Et puis, l’émotion. J’ai découvert surtout à quel point elle était une artiste d’instinct. Mais l’instinct, cela ne peut pas s’expliquer, s’enseigner. Elle était bien incapable de dire pourquoi elle était l’artiste qu’elle était. On la sentait très triste, très seule : comme quelqu’un qui voulait donner une part d’elle-même et ne savait pas comment. On sentait aussi sa présence impressionnante, même sans la scène, et on comprenait combien elle avait sacrifié d’elle-même pour la gloire. » 

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Cette longue lutte livrée pour le renouveau de l’opéra, exigeante, vigoureuse, éprouvante qui devait la conduire jusqu’à l’épuisement de ses forces et à une mort prématurée, l’aura inexorablement menée vers la solitude. « Ce n’est que lorsque je chantais que je me suis sentie aimée. » Et en effet, c’est seule, légèrement aigrie car abandonnée de tous, qu’elle termina sa vie, allant jusqu’à refuser de répondre au téléphone, n’ayant pu léguer sa science unique de la scène, après une longue, trop longue tournée d’adieux aux côtés de son proche ami, le ténor italien Giuseppe di Stefano, qui l’entraîna en 1973 à travers l’Amérique, l’Europe et l’Asie. C’est sur ce dernier continent qu’elle donna son ultime récital le 11 novembre 1974 à Sapporo. Maria Callas s’éteignit à 53 ans, isolée, le 16 septembre 1977 à 13h30 des suites d’une crise cardiaque dans son appartement parisien du 36 avenue Georges Mandel dans le seizième arrondissement offert par Onassis. Quatre jours plus tard, elle était incinérée au cimetière du Père Lachaise. Peu après, l’urne funéraire est  volée par une admiratrice, qui la restituera quelques jours plus tard. Les cendres seront finalement dispersées en 1980 dans les eaux de la mer Egée, au large de l’île de Skorpios, propriété d’Aristote Onassis.

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La démesure de Maria Callas résidait en son génie. Elle seule, malgré le temps écoulé, reste encore, autant pour les musiciens que pour les mélomanes, mais aussi pour tous les publics, l’archétype de la cantatrice, de la diva assoluta, aux côtés de son exact contraire, la figure caricaturale de La Castafiore chère aux lecteurs des aventures de Tintin sorties de l’imaginaire de l’auteur-dessinateur belge Hergé qu’elle a pourtant rendue surannée. « Je veux donner un peu de bonheur même si je n’ai pas eu grand-chose pour moi, confiait-elle. La musique a enrichi ma vie et, espérons-le, à travers moi un peu, le public. Si quelqu’un est sorti d’un opéra plus heureux et en paix, j’ai atteint mon but. »

Bruno Serrou

MARIA CALLAS EN QUELQUES DISQUES

L’essentiel de la discographie de Maria Callas est disponible chez Warner Classics, qui ne cesse d’améliorer les reports de ses bandes sons, de revoir ses présentations, d’intégrer à son catalogue de nouvelles références longtemps proposées en éditions dites « pirates »

- Intégrale de ses enregistrements réunis pour son Centenaire par Warner Classics dont elle était artiste exclusive réunie en un coffret sous l’intitulé « La Divina Maria Callas in all her roles ». Studio & Live recordings. 131 CD + 3 Blu-Ray + 1 DVD-ROM

Parmi ces enregistrements, il convient de connaître avant tout (disponibles en coffrets séparés) :

- Bellini : Norma (Scala de Milan, 1954), La Sonnambula (Scala de Milan, 1957) 

- Bizet : Carmen (rôle qu’elle n’a jamais chanté à la scène) (Opéra de Paris, 1964)

- Cherubini : Medea (Scala de Milan, 1957) 

- Donizetti : Lucia di Lammermoor (Scala de Milan, 1955) 

- Puccini : Tosca (Scala de Milan, 1953) - Rossini : Il Barbiere di Siviglia (Covent Garden de Londres, 1957) 

- Verdi : Macbeth (Scala de Milan, 1952), La Traviata (Scala de Milan, 1955), Il Trovatore (Scala de Milan, 1956) 

Parmi les nombreux récitals, à retenir le double album « Maria Callas, la voix du siècle », qui rassemble un ensemble de pages des répertoires italien et français

MARIA CALLAS EN VIDEO

- Débuts à Paris, 19 décembre 1958 

- Maria Callas en concert (Hambourg 1959 et 1962) 

- Maria Callas à Covent Garden, 1962 et 1964 

(3 DVD Warner Classics)

MARIA CALLAS EN QUELQUES LIVRES

- Anne Edwards, Maria Callas intime, Editions Archipoche, 2023 

- Marianne Vourch, Le Journal de Maria Callas, Editions Villanelle, 2021 

- Marina Abramovic, 7 Deaths of Maria Callas, Ed. Damiani, 2020 

- Nadia Stancioff, Maria Callas, Editions Thaddée, 2013 

- Bertrand Meyer-Stabley, La véritable Maria Callas, Editions Pygmalion, 2007 

- David Lelait, He viscut d’art, he viscut d’amor, Ed. Portic « Dones del XX », traduction en catalan de J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour, Editions Payot, 1997 

- C. Alby/A. Caron, Passion Callas, Editions Mille et un nuits/Arte, 1997

- Sergio Segalini, Callas, les images d’une voix, Editions Van de Velde, 1979 

- Pierre-Jean Rémy, Callas, une vie, Edition Ramsay, 1978