lundi 23 juin 2025

Festival ManiFeste de l’IRCAM, l’Apocalypse selon Heiner Goebbels

Festival ManiFeste de l’IRCAM/Centre Pompidou. Grande Halle de La Villette. Salle Boris Vian. Vendredi 20 juin 2025 

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen 
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Spectacle apocalyptique dans tous les sens du terme ce soir Grande Halle de la Villette salle Boris Vian dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, « Everything That Happened and Would Happen » de Heiner Goebbels. Quatre musiciens, ondiste, guitariste, saxophoniste et percussionniste (on se met à plaindre la peau d’une timbale frottée avec la lame d’une cymbale quatre minutes durant) et douze performeurs « ressuscitent » pendant une centaine de minutes une humanité déterminée à sa propre disparition. Texte de Heiner Goebbels qui l’élimine d’entrée du Nobel de littérature, avec des passages philosophiquement contestables, musique de rumeur du même auteur aux sonorités profondes, amplifications saturant l’espace au point de provoquer des acouphènes… Spectateurs désertant en cours de route…  

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est une sorte de Kurt Weill fin de siècle, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique combine Hanns Eisler, free jazz, rock, pop music, rap, bruitage, avant-garde, classicisme. « Je viens de l’improvisation, rappelle Gœbbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec de grands improvisateurs, Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. »

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Hôte privilégié du Festival d’Automne à Paris depuis plus de trente ans, compositeur, dramaturge, scénographe, interprète cosmopolite, admirateur de Prince, Luigi Nono, Helmut Lachenmann, Steve Reich, ami de Daniel Cohn Bendit, l’Allemand Heiner Goebbels est à soixante-douze ans une sorte de Kurt Weill contemporain, iconoclaste et populaire. Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße en Rhénanie-Palatinat, vivant depuis près de cinquante ans à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués, sans doute parce que son œuvre résonne des sons de la ville, de la vie de la cité, son incontestable univers. « Je ne veux pas être illustratif, prévient-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. » Goebbels se félicite volontiers du fait que sa musique soit un melting-pot de celle de son aîné Hanns Eisler, du free jazz, du hard rock, de la pop’ music, du rap, du bruitage, de l’avant-garde, du classicisme... « Je viens de l’improvisation, rappelle Goebbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec les grands improvisateurs Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture toute l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. » Heiner Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes et connaisseurs, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, bien que son catalogue couvre tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre. Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller l’a conduit à considérer la musique comme moyen d’expression et de communication lié à tous les arts, ce qui engendre un langage personnel, en dépit d’un éclectisme ouvertement revendiqué, tenant principalement du théâtre d’improvisation. 

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen 
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Parmi ses œuvres les plus significatives, citons la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. Durant la saison 2000-2001, il a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich,…Même Soir.- commande des Percussions de Strasbourg, l’autre à Lausanne, Hashirigaki, pièce de théâtre musical sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur signe également la mise en scène. En 2002, il réalise son premier opéra, Paysage avec des parents éloignés, en 2004 c’est Théâtre de l’Odéon Eraritjaritjaka sur un texte d’Elias Canetti, suivi en 2007 par l'installation performative Stifters Dinge qui a été jouée plus de trois cents fois sur tous les continents, le concert mis en scène Songs of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein, commande du London Sinfonietta et de l'Orchestre the Age of Enlightenment, en 2008 Je suis allé à la maison mais je n’y suis pas entré sur des textes de Maurice Blanchot et Samuel Beckett. En 2012, il crée When the Montain change dits clothings et il met en scène Europeras 1 & 2 de John Cage, en 2013, Delusion of the Fury d’Harry Partch et De Materie de Louis Andriessen. A Paris, le Festival d’Automne aura présenté l’essentiel de sa production depuis 1992, La Jalousie / Red Run / Befreiung / Herakles (1992), Surrogate Cities (1994), Schwarz auf Weiss (1997), Walden (1998), Eislermaterial (1999 et 2004), Les Lieux de là (1999), La Jalousie / Red Run (2002), Eraitjiaritjaka (2004), Paysage avec parents éloignés (2004), Fields of Fire (2005), I went to the House But Did not Enter (2009), When the Mountain changed its Clothing (2012), puis, après dix ans d’absence, une création inspirée du peintre poète franco-belge Henri Michaux (1899-1984), Liberté d’action. Ce monodrame pour comédien, deux pianistes amplifiés et électronique live de soixante-quinze minutes se termine sur un beau texte de Michaux tiré du Plaisir d’être une ligne dédié au peintre suisse Paul Klee (1879-1940) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/pour-ses-70-ans-heiner-goebbels.html).

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Bruno Serrou

Avec son nouveau spectacle créé à Manchester le 10 octobre 2018, Heiner Goebbels, qui signe le texte qu’il a arrangé exprimés en anglais, en espagnol et en français, la musique, la scénographie et les lumières, qu’il a réalisées avec John Brown, s’est donné pour mission de raconter l’histoire du XXe siècle - mais aussi le XXIe avec des images montrant le président ukrainien Volodymyr Zelensky entouré de dignitaires déposant une gerbe de fleurs rouges contre la façade d’un immeuble éventré -, à travers un OSEMNI (Objet scénique et musical non identifiable) laissant libre cours à l’imaginaire du spectateur. Intitulée Everything That Happened and Would Happen (Tout ce qui s’est passé et se passerait), l’œuvre s’inspire d’un livre de Patrick Ouřednik, Europeana, qui évoque de façon absurde et métaphorique l’Europe du siècle dernier. Dans le vaste espace de la Salle Boris Vian de La Villette, les personnages déplacent d’énormes objets qui proviendraient pour l’essentiel d’un opéra de John Cage, Europeras 1&2, conçus par Klaus Grünberg pour une mise en scène de Heiner Goebbels en 2012, et disposés conformément au lieu de la création, une gare désaffectée de Manchester partiellement détruite. A chaque angle d’un « couloir », quatre musiciens (un percussionniste et un saxophoniste côté jardin, une ondiste et un guitariste côté cour) encadrent douze protagonistes-danseurs réduits le plus souvent à l’état d’ombres qui se meuvent au centre du dispositif manipulant des accessoires aux teintes variant du noir à une chaude polychromie aux couleurs arc-en-ciel qui vont du cube au voile en passant par des pierres de toutes tailles, colonnades, drapeaux, lambeaux de cartes IGN, tables lumineuses poussées en tous sens et formant des figures géométriques diverses jusqu’à ce qu’à la fin le tout finisse en ruine sous une épaisse fumée. Le texte dit par des comédiens ou inscrit sur les voiles tient de l’absurde, et sont censés susciter le rire, sans y parvenir vraiment, cumule poncifs et clichés, parfois à la limite de l’acceptable face à des situations des plus terrifiantes, voire abjectes. Car il s’agit ici de raconter les horreurs d’un siècle singulièrement violent au sein d’un dispositif scénique d’une grande efficacité permettant d’exposer de belles images qui magnifient les atrocités qu’il illustre, notamment à travers les vidéos tirées de la chronique sans commentaires No Comment de la chaîne de télévision européenne d’informations en continu, Euronews, tandis que la musique plus ou moins onirique, amplifiée et spatialisée, enveloppe la salle entière et pénètre les corps des spectateurs, qui, conduit jusqu’à l’envoûtement, au point de ne plus être sur ses gardes dans les moments où la sonorisation est poussée à l’extrême, au point d’être victime d’acouphènes. Les quatre musiciens donnent à la partition de Goebbels toute son énergie et sa poésie, à commencer par Camille Emaille dont on admire la vigilance tandis que de sa main il frotte la peau d’une timbale le rebord d’une cymbale pour obtenir des sons fantomatiques, ainsi que Cécile Lartigau qui joue une partie d’ondes Martenot qui n’a rien de ringard bien que l’on ne puisse éviter de penser à Olivier Messiaen, d’autant moins que Goebbels cite la Louange à l’Eternité de Jésus, cinquième mouvement du Quatuor pour la fin du Temps, mais aussi le saxophoniste Gianni Gebbia, qui enchante l’oreille des sonorités profondes de son saxophone basse alternant avec un ténor, sans oublier le guitariste Nicolas Perrin.

Bruno Serrou

dimanche 22 juin 2025

La Traviata de Verdi explosée façon puzzle à Genève par la metteuse en scène allemande Karin Henkel

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 18 juin 2025 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Ruzan Mantashyan (Violetta), Enea Scala (Alfredo Germont)
Photo : (c) GTC / Carole Parodi

Pour sa dernière production de la saison 2024-2025, le Grand Théâtre de Genève a porté son dévolu sur La Traviata de Verdi. Ok, l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Paolo Carignani est au top. Ok, le Chœur du GTG excelle. Ok, la distribution est homogène avec une brillante Ruzan Mantashyan en « Violetta principale », à qui répondent les solides Germont père et fils de Luca Micheletti et Enea Scala… Mais comment ont-ils tous pu accepter l’horripilant tripatouillage de la partition et du livret selon la volonté de la metteuse en scène allemande Karin Henkel, qui a tout restructuré, mettant l’œuvre géniale de Verdi et Piave sens dessus dessous, inversant les scènes, déplaçant des numéros dans l’un ou l’autre actes que ceux prévus par les auteurs, multipliant les Violetta par quatre (une chanteuse principale, une chanteuse numéro deux, une danseuse et une fillette), plaçant d’entrée l’héroïne dans un cercueil pour introduire l’idée de flash-back, transformant le casino en salle de boxe, le tout se passant dans les locaux des urgences d’un hôpital… 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Les quatre Violetta Valery
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

Opéra parmi les plus joués du répertoire, La Traviata de Giuseppe Verdi est considérée par les institutions lyriques comme une œuvre acquise par le grand public. Tant et si bien qu’elle est victime de toutes sortes de traitements, de tous les outrages, généralement sur le plan scénique en dépit des didascalies et de la traduction en langue vernaculaire par le biais du sur-titrage. Mais la partition était encore généralement respectée, les metteurs en scène n’osant pas s’y opposer, du moins pas affronter les chefs d’orchestre ou retenus par les directeurs des institutions qui programment l’un des chefs-d’œuvre du répertoire mondial. Cette fois, l’Opéra de Genève présente une « relecture » qui dénature La Traviata. Impossible en effet de se retrouver en ce qui tient carrément de la révision dans ce que propose le Grand Théâtre de Genève qui trahit l’idée-même du drame inspiré de la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils - la pute au grand cœur qui accepte son triste sort et se rachète dans la rédemption par l’amour - remarquablement mis en musique par Verdi, la metteuse en scène allemande signant pour la circonstance une véritable galimatias, texte et partition, du mythe de la mondaine au cœur pur qui n’a cependant rien d’une actualisation stricto sensu. Il s’agit en effet d’une réinterprétation de l’œuvre par une metteuse en scène allemande, Karin Henkel, qui, pour sa première production lyrique, signe ici ce qui restera espérons-le comme l’un des pires spectacles vus sur la scène du théâtre genevois. Dans la série « plutôt que de commander une œuvre nouvelle qu’il faudra vendre exploitons le filon de l’œuvre la plus populaire possible et faisons-lui exprimer nos propres fantasmes et perdre le mélomane pour convaincre à l’art lyrique un public vierge en lui faisant raconter quelque chose de notre temps ». Cette fois, les limites ont carrément explosé, au point que même le mélomane le plus averti perd pied dans le développement et le sens de l’intrigue. A force de chercher par tous les moyens à dénaturer un chef-d’œuvre, la « régisseuse », dans l’acception allemande du terme, en oublie sa mission première, la direction d’acteur, chacun des protagonistes semblant pétrifié par une atmosphère glaciale où toute communication est impossible au milieu d’un fatras d’accessoires lugubres (chaises en plastique, tag sur le mur du fond « Mon cadavre préféré », perfusion sur déambulatoire, table d’opération, tables métalliques où reposent des cadavres, cercueils le tout géré par le docteur Grenvil et son assistante Annina) d’un vaste espace à la fois morgue, salle d’urgences d’hôpital, hall de gare puis salle de boxe où se déroule la fête de chez Flora conçu par le décorateur serbe Aleksandar Denić, parcouru par des protagonistes vêtus de costumes sans charme signés Teresa Vergho.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata.
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

En effet, qu’importe le livret de Francesco Maria Piave ! Qu’importe la musique de Giuseppe Verdi ! Qu’importe l’amour ! « Tout cela est d’un ringard, Ma Chère !... Faisons ’’moderne’’ ! Déstructurons pour perdre le Bourgeois et son confort intellectuel ! Surtout qu’il est Suisse… » Qu’importent aussi l’émotion, la compassion, l’empathie du public pour les personnages. Karen Henkel fonde sa conception de la tragédie vécue par la bouleversante Violetta, qui sacrifie son amour par respect des conventions au point d’en mourir. Utilisons le flash-back pour évoquer le triste sort de la généreuse Violetta qui revoit toutes les femmes qu’elle a été, depuis son enfance où elle était « à vendre », jusqu’à son ultime état de cadavre, après avoir été la courtisane que son double regarde courtiser, et intervertissons scènes et numéros musicaux, qui commencent par la fin avec le second couplet (« Le gioie, i dolori… ») de l’air « Addio del passato » précédé du prélude du troisième acte que chante Violetta numéro deux, tandis que le brindisi sera chanté à trois reprises, susurré dans un micro par la Traviata-enfant puis à la fin, et que des pages d’orchestre, au lieu de venir de la fosse, sortiront d’un haut-parleur de magnétophone posé dans le décor. Tout cela a dû décontenancer les interprètes, bloquant la continuité de l’intrigue et la fluidité musicale. Mais l’on est encore loin d’avoir touché le fond. Le pire se trouve ailleurs, avec cette Violetta-enfant qui apparaît avec, accroché au cou, le panneau « A vendre » comme exposée aux inanités de pédophiles et de mâles toxiques, tandis qu’elle déambule dans la morgue d’un hôpital au milieu de cadavres et de cercueils et qu’elle est achetée par Germont père. Car Valérie n’est pas seulement dédoublée mais triplée, voire quadruplée, avec deux cantatrices, une adolescente qui lit à haute voix devant un micro la lettre en français d’Alfredo Germont à Violetta, et une ballerine, la chorégraphe Sabine Molenaar, qui se déhanche en tous sens en des mouvements saccadés qui donnent l’impression d’une poupée désarticulée se dispersant en long, en large et en travers du plateau. Quant à la seconde titulaire du rôle de Violetta, on se demande plus encore que les autres ce qu’elle apporte de plus à ce déchirant personnage, si ce n’est de retirer de la voix de la première une fraction de la partition, mais qui permet d’entrée de goûter la voix brûlante aux sombres coulorations de Martina Russomanno.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Ruzan Mantashyan (Violetta), Elsa Bédénes (Annina)
Photo : (c) GTG / Carole Parodi

La soprano dédouble à la perfection, voire en mieux, la Violetta Valery numéro un, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, scéniquement la plus crédible du plateau tant elle est engagée dans son personnage, mais vocalement apparemment en-deçà de son potentiel, sans doute paralysée par le défi lancé par la metteuse en scène, et malgré un timbre au grain fort séduisant, elle n’a pu exprimer tout son potentiel vocal, notamment lorsque, debout sur une chaise, elle lance à son amant planté à plus de mètres d’elle le déchirant « Amami, Alfredo ! » Ce dernier est campé par le ténor italien Enea Scala, qui, sans forcer son talent, s’avère un Alfredo Germont solide mais peu nuancé, clairement négligé par la metteuse en scène, tandis que son compatriote Luca Micheletti excelle en Giorgio Germont, faisant de son timbre séduisant un personnage à la fois noble et sombre, malgré le geste sidérant que lui fait faire Henkel en renversant un plein bol de sang sur la tête de Violetta. Le reste de la distribution est homogène, avec notamment le baryton-basse britannique David Ireland en baron Douphol, tandis que le chœur, vêtu de costumes d’une laideur inqualifiable, essaye de s’exprimer au sein de cette production déstructurée qui les laisse trop souvent dériver sans indication scénique évidente, et à hurler dans les ensembles. Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande est délectable, avec ses cordes chaleureuses, ses bois onctueux et ses cuivres feutrés, dirigé par le chef italien Paolo Carignani, qui manque d’énergie tout en s’appliquant au mieux à défendre l’indéfendable, en acceptant de trahir une partition pourtant irréprochable.

Bruno Serrou

samedi 21 juin 2025

Soirée d’une bouleversante spiritualité à la Philharmonie avec l’émouvante «Musikalische Exequien» d’Heinrich Schütz par la Los Angeles Master Chorale et Peter Sellars le soir de la mort d’Alfred Brendel

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 16 juin 2025 

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien
Photo : (c) Brian Feinzimer 

Peter Sellars a proposé mardi soir à la Philharmonie de Paris un spectacle de circonstance en cette triste soirée où l’on apprenait le décès de l’immense Alfred Brendel, les Musikalische Exequien d’Heinrich Schütz. Ce premier requiem écrit en langue vernaculaire de l’histoire est une œuvre introspective d’une douceur et d’une spiritualité envoûtantes chantée par les vingt-quatre voix admirables de la Los Angeles Master Chorale dirigée avec une intime émotion par Grant Gershon simplement accompagnés d’un orgue positif et d’une viole de gambe, la mise en scène de Peter Sellars ayant la dimension de témoignage 

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikaclische Exequien. Grant Gershon (directeur de la Los Angeles Master Chorale)
Photo : (c) Brian Feinzimer

Un chef-d’œuvre comme les Musikalische Exequien (Funérailles musicales) d’Heinrich Schütz (1585-1672) était-il envisageable dans la vaste enceinte de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris ? En effet, les effectifs sont des plus réduits, avec un simple chœur mixte d’où émergent quelques solistes accompagné d’un continuo de deux instrumentistes, donc plus limités encore que ceux d’un Jean-Sébastien Bach, un siècle plus tard. Les Musikalische Exequien SWV 279–281 (op. 7) appartiennent au répertoire sacré pour voix et basse continue (orgue positif et viole de gambe). Elles ont été composées pour l'enterrement de son suzerain Heinrich II de Reuss-Gera surnommé « le Posthume » (1572-1636) le 4 février 1636 en l’église Saint-Jean de Gera, et ont été éditées à Dresde la même année. Le mot latin ex(s)equiae couramment utilisé à l’époque, signifie « funérailles ». Il s’agit donc d’un Requiem proprement dit.

Henrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien. Los Angeles Master Chorale, Lisa Edwards (orgue positif), Eva Lymenstull (viole de gambe). Photo : (c) Bruno Serrou

Le chant funèbre Canticum B. Simeonis célébré le jour de l’enterrement du suzerain, qui l’avait voulu ainsi, est au cœur de la partition de Schütz. Cependant, le règlement de la cour de Gera, qui aura souhaité une cérémonie plus économique qu’initialement prévu en raison de la guerre de Trente Ans, de la peste, du froid et de la famine, ne donne aucune indication d'une exécution de la musique de Schütz. Il est peu probable qu'elle ait été réellement jouée. Dans le cadre de la représentation royale et du culte du souvenir, les gravures musicales et les inscriptions funéraires revêtaient une signification symbolique importante au-delà du jour du décès. Schütz lui-même considérait les Exequies en musique non seulement comme une œuvre occasionnelle, mais les incluait en tant qu'opus 7 parmi ses autres recueils. De son vivant, le prince avait compilé un recueil de versets bibliques et de textes de chants qui devaient être gravés sur son cercueil. Après sa mort, sa veuve offrit ce même recueil à Schütz, qui l'utilisa comme base de la première partie des Exequies, avant le sermon. Après l’homélie sur le texte « Seigneur, si seulement je t'avais » (Psaume LXXIII, 25-26), Schütz ouvre la seconde partie des Exequies en reprenant ce même texte sous forme de motet. Lors de la dépose du cercueil dans la crypte familiale sous l'église, le motet final à cinq voix se fonde sur le chant de louanges de Siméon, « Seigneur, laisse maintenant ton serviteur partir en paix ». Schütz précisait dans sa préface aux Exequien qu’il avait « rassemblé et mis en musique en une œuvre concertante les citations bibliques et les versets d’hymnes gravés sur le cercueil unique du prince ».

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien. Peter Sellars (midse en scène)
Photo : (c) Brian Feinzimer

Les Musikalische Exequien pour voix et basse continue, se subdivisent en trois parties qui adoptent autant de formes différentes. La première, qui compte vingt-sept numéros alternant soli et capella précédés d’un Concert en forme de Messe allemande SWV 279 , est à six voix (deux sopranos, alto, deux ténors, basse, bien qu’il soit indiqué une seconde basse dans la partie d’alto). Dans la préface de l'édition imprimée, Schütz explique que des chanteurs ripieno supplémentaires peuvent se joindre à chaque partie dans les sections marquées « Capella ». La deuxième partie, le motet Herr, wenn ich nur dich habe SWV 280 (Seigneur, si seulement je t’avais), requiert une subdivision en deux ensembles, chacun composé de soprano, alto, ténor et basse. La troisième partie, le motet tiré de l’Evangile selon saint Luc Canticum B. Simeonis « Herr, nun lässest du deinen Diener in Frieden fahren » SWV 281 (Seigneur, maintenant tu laisses ton serviteur partir en paix), oppose un ensemble « a Capella » à cinq voix (soprano, alto, 2 ténors, basse) un autre à trois voix solistes (2 sopranos et un baryton jouant deux séraphins dans le Beata Anima), qui doivent être spatialisés, chaque ensemble vocal étant réparti en un maximum de trois lieux différents de la salle. Les textes allemands soigneusement choisis par Schütz, qui, compte tenu du contexte de son existence (guerres, épidémies), savait combien la mort appartient au processus de la vie, évoquent le salut de l’âme du défunt vouée au réconfort des vivants restés dans la « vallée des larmes » qui lui inspire une musique que Peter Sellars décrit avec justesse comme « réservée, sobre, exquise, tendre, sincère et très modeste, bien loin des tendances sentimentales et mélodramatiques de notre époque », annonçant à deux cent trente deux ans de distance le climat d’Un Requiem allemand de Johannes Brahms.

Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien
Photo : (c) Bruno Serrou

Considérant l’espace dégagé par le vaste plateau de la Philharmonie de Paris, l’ensemble vocal à qui a été confié l’exécution de cette œuvre magistrale a compté vingt-quatre chanteurs venus de Californie, la Los Angeles Chorale dirigé par son directeur artistique depuis vingt-trois ans, le chef d’orchestre états-unien Grant Gershon. Le dispositif scénique s’appuyait sur des chaises disposées tout d’abord à la façon d’une église, les chanteurs personnifiant l’assemblée des fidèles assistant à l’office funèbre, les deux instrumentistes installés côté cour. Le chœur à 24 chanteuses et chanteurs à trois ou quatre par voix, pas moins de dix-huit d’entre eux assurent des parties solistes à divers moments de l’œuvre afin de transmettre le « sentiment de deuil collectif et de partage d’histoires personnelles qui caractérise l’œuvre », comme le précise le chef de chœur Grant Gershon. Le rituel que ce dernier donne à entendre et Sellars à voir est en effet d’une spiritualité à la fois introvertie, tendre, douloureuse et résignée portée par un souffle d’une poésie aussi évanescente que profondément authentique et emplie d’humanité. Le metteur en scène pennsylvanien ne cherche pas à tirer du requiem de Schütz un spectacle fourre-tout fait de ses fantasmes et de ses obsessions personnelles, mais en souligne l’humble ferveur, proposant un véritable office liturgique non pas marqué par la terreur de la mort mais exaltant les tournures consolatrices, donnant la primauté à la musique, introspective, d’une douceur et d’une spiritualité envoûtantes, remarquablement interprétée par les voix somptueuses de couleurs, de ton, d’homogénéité, de nuances, de musicalité de la Los Angeles Master Chorale dirigée avec compassion et délicatesse par Grant Gershon, qui s’avère aussi discret qu’efficace, à l’instar des continuistes Isa Edwards (orgue positif) et Eva Lymenstull (viole de gambe).

Bruno Serrou

 

 

mardi 17 juin 2025

Alfred Brendel est mort... L'immense pianiste autrichien s'est éteint à Londres mardi 17 juin 2025

Alfred Brendel (1931-2025)
Photo : DR

Disparition d’un Géant, artiste incomparable, Alfred Brendel est mort à l’âge de 94 ans… Perte irréparable d’un artiste hors normes, d’une force intellectuelle sans pareil, philosophe, poète, essayiste, conférencier doué d’un sens de l’humour contagieux, professeur couru, il avait remis plusieurs fois sur le métier ses œuvres de prédilection. Élève d’Edwin Fischer, né en Moravie en 1931, il excellait dans Bach, Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, Brahms, Busoni, Schönberg, il avait eu pour élèves entre autres Till Fellner, Anne Queffélec… Il est mort à Londres, sa ville de résidence depuis 1971, dans la matinée de mardi 17 juin 2025.  

Alfred Brendel était le dernier des géants du piano de sa génération. Sans doute le plus polymorphe car artiste complet, érudit, spirituel, non seulement comme pianiste, musicien, musicologue, pédagogue, mais aussi comme peintre, comme écrivain, comme poète et comme « collectionneur de kitsch ». Luciano Berio (1925-2003), dont le monde de la musique s'apprête à célébrer le centenaire de la naissance, utilise l'un de ses poèmes dans son œuvre ultime, la cantate Stanze créée par Dietrich Fischer-Dieskau - autre centenaire et un proche de Brendel -, trois petits chœurs d'hommes de l'Armée Française et l’Orchestre de Paris dirigés par Christoph Eschenbach en janvier 2003. Européen citoyen du monde, au point de ne se revendiquer d’aucune origine particulière, homme de vaste culture et à l’humour malicieux et corrosif se moquant volontiers de lui-même - il jugeait son humour « involontaire -, Brendel était un commentateur (im)pertinent de l’absurdité du monde, voyant en l’humour le trait distinctif de l’humanité. En tant que pianiste, il était célébré dans le monde entier comme le plus grand interprète de Beethoven, aux côtés des Edwin Fischer, son maître, Arthur Schnabel, Wilhelm Kempff et Claudio Arrau, Brendel signant trois admirables intégrales discographiques qui font toutes dates (1961-1965, 1970-1977, 1991-1996). Il excellait aussi comme chambriste et comme partenaire d’une sensibilité fabuleuse de lieder.

Né le 5 janvier 1931 à Wiesenberg en Moravie du Nord (aujourd’hui en Tchéquie, à cent quarante kilomètres au sud de Hukvaldy où naquit Leoš Janáček), dans une famille non-musicienne, il disait à qui voulait l’entendre qu’il n’avait aucune prédisposition pour la musique et que son premier souvenir en la matière remontait à un vieux gramophone jouant des disques d’opérettes tandis qu’il essayait de chanter dessus. Il attribuait sa conception du monde qu’il considérait quelque peu absurde à ses nombreux déplacements avec ses parents dans une Autriche déchirée par la guerre - à force de courir le monde, il finira par s’installer définitivement à Londres en 1971, tout en gardant son passeport autrichien, mais il n’aura jamais passé son permis de conduire -, et prit ses premiers cours de piano alors que sa famille s’était installée en Yougoslavie, d’abord sur une île croate de l’Adriatique, puis à Zagreb où son père dirigeait une salle de cinéma. La guerre conduit la famille à retourner en Autriche, à Graz, où il entre au conservatoire, puis ce sera Vienne dont il retiendra l’insolence raffinée et prend en grippe l’académisme bourgeois. Il se rend à Lucerne, en Suisse, où enseigne Edwin Fischer, le musicien qui aura le plus d’influence sur lui. Pourtant, à 16 ans, il décide de quitter son maître pour suivre des master-classes avec d’autres pianistes et pour les écouter, mais aussi pour explorer seul les possibilités de l’instrument, à tel point qu’il se revendiquera toute sa vie comme autodidacte. « Un enseignant peut être trop influent, jugera-t-il. Etant autodidacte, j’ai appris à me méfier de tout ce que je n’avais pas compris par moi-même. » A 17 ans, en 1948, il donne à Graz son premier récital. Il s’impose très vite comme spécialiste de Franz Liszt, avant de s’ouvrir rapidement aux compositeurs d’Europe centrale, d’abord romantiques (Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, Brahms (avec Abbado (Concerto n° 1) et Haitink (Concerto n° 2)), Moussorgski) dans un premier temps, puis des XVIII e et XXe siècles, avec J. S. Bach et les deux Ecoles de Vienne (Haydn, Mozart, et Schönberg, Berg, Webern), Ferruccio Busoni. Plutôt que l’exploration des répertoires, Brendel préfèrera toute sa vie se concentrer sur la création de ses compositeurs favoris, dont il ne cessera de creuser les spécificités. Tant et si bien qu’il n’acquiert sa pleine stature internationale qu’à l’âge de 45 ans, enregistrant tout Beethoven, compositeur pour qui son « admiration grandissait de jour en jour, sinon d’heure en heure », notamment quatre intégrales des concertos - la dernière à Vienne avec Simon Rattle en 1999 - et trois des sonates de Beethoven auxquelles il convient d’ajouter les Bagatelles, les Variations Diabelli et le cycle de lieder An die ferne Geliebte op. 78. Outre Beethoven, ce sont ses Schubert qu’il faut à tout prix connaitre, une très large sélection de sonates, mais aussi les Fantaisies, les Impromptus, les Moments musicaux, la Wanderer Fantasie, les Klavierstücke, la Sonate « Grand Duo » op. 140, mais aussi les lieder qu’il a enregistrés avec Dietrich Fischer-Dieskau et Matthias Goerne. Ainsi que ses Franz Liszt de la maturité, indispensables (Concertos, Totentanz, Sonate en si mineur, transcriptions d’opéras de Verdi, Années de pèlerinage, Fantaisie et Fugue sur B.A.C.H., Harmonies poétiques et religieuses, Isoldes Liebestod, La Lugubre Gondole, deux Légendes de saint François, Funérailles, Valse oubliée n° 1, Weinen, Sorgen, Zagen). Ses Mozart (Concertos n° 9, 20,  21, 23 et 24, Sonates, Fantaisie en ut mineur KV. 397) sont tout aussi essentiels, et j’avoue un faible pour ses Schumann (Kinderszenen, Kreisleriana, Fantasiestücke, Fantaisie op. 17, Concerto),  son Concerto pour piano de Schönberg, la Sonate op. 1 de Berg, sa Fantasia Contrappunctistica et sa Toccata de Busoni, ses onze Sonates de Haydn, ses disques de musique de chambre comme le Quintette « La Truite » de Schubert, le Quatuor en sol mineur KV. 478 de Mozart…

Alfred Brendel a donné son dernier concert public en décembre 2008, à Vienne, mettant avec le Concerto n° 9 « Jeunehomme » KV. 271 de Mozart un terme à soixante ans de carrière. En décembre de cette même année, il reçoit à Baden-Baden, ville d’eau de la Forêt Noire, le Prix Herbert von Karajan pour l’ensemble de sa carrière. Peu après, une chaîne de radiotélévision publique allemande révèle qu’il souffre d’une perte auditive et ne perçoit plus que des sons déformés. Il se consacre dès lors à donner dans le monde des conférences, des lectures, et à animer des master-classes.

Son allure dégingandée, ses grosses lunettes de vue, son humour primesautier ne l’empêchaient pas de glorifier les œuvres qu’il interprétait par son jeu raffiné, suprêmement équilibré, brûlant de spiritualité et de sensibilité se distinguant par son intensité émotionnelle et par son évidente empathie avec les intentions des compositeurs, sa maîtrise hors du commun des proportions, la tenue naturelle de ses bras et de ses mains courant sur le clavier l’air de rien, sans jamais donner l’impression d’efforts tant il y mettait d’aisance naturelle, toute note se trouvant à sa juste place chaque fois que les doigts se posaient sur la touche, le visage planant vers l’horizon, ne regardant guère le clavier mais l’intérieur du coffre du piano, où plutôt les marteaux frappant les cordes et les effets des pédales sur le son, le souci du détail primant sur toute chose afin de transmettre davantage encore de vérité et de spontanéité intellectuelle à ses interprétations

Son premier livre d’essais, publié en France Réflexions faites chez Buchet/Chastel en 1979, suivi de Musique côté cour, côté jardin chez Buchet/Chastel en 1994, dix-huit ans après sa publication en Angleterre, Le voile et l’ordre chez Christian Bourgois en 2002, L’abécédaire d’un pianiste : Un livre pour les amoureux du piano en 2014 chez Christian Bourgois, le poète avec son recueil tout simplement intitulé Poèmes paru chez Christian Bourgois en 2001, tendres, drôles, sombres, voire parfois nietzschéens, auxquels s’ajoute un second volume de poèmes paru au Royaume-Uni en 2011 sous le titre Playin the Human Game. Surtout célébré par les mélomanes du monde entier pour ses enregistrements réalisés entre 1969 et 2008 (le dernier, « The Farewell Concerts » réalisé en 2008 a été publié en 2009) sous étiquette Philips désormais distribués sous le label Decca, trois autres éditeurs phonographiques se partagent l’héritage sonore d’Alfred Brendel, Vox, Turnabout et Vanguard, ses disques chez ces trois derniers labels ayant été repris en un coffret Brillant Classics. Decca a réuni pour sa part en un coffret unique de 114 CD la totalité de ses enregistrements Philips et Decca.

Bruno Serrou

Deux témoignages de pianistes

Till Fellner, avril 1998 :

« Brendel essaie toujours d’approcher les œuvres du point de vue du compositeur, il se demande toujours “qu’est-ce que le compositeur a voulu dire avec son œuvre, comment l’œuvre est construite et l’interprète sert l’œuvre. Mais si on regarde très clairement même des morceaux très connus, le résultat est souvent complètement différent de ce que font les autres pianistes, alors même qu’il n’a pas pour objectif premier de se démarquer de ses confrères, contrairement à Glenn Gould, par exemple. » 

Hélène Grimaud, le 17 mars 1997 :

« Un jour que je me produisais avec l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, un collaborateur de la Herkulensaal, résidence de l’orchestre qui, comme toujours en Allemagne, dispose en permanence de trois excellents pianos, me proposa d’essayer celui réservé à Alfred Brendel. Bien que j’aie toujours eu la chance à Munich de disposer d’un piano magnifique, cette fois je touchais un instrument d’un niveau que je n’avais jamais imaginé, un piano sur lequel on finissait son récital aussi frais qu’avant de le commencer, au point de pouvoir le refaire immédiatement. Tout sortait si facilement... C’était un piano qui avait une rondeur de son, un volume incroyables. Lorsque l’on suggérait une couleur, elle était perceptible, alors que c’est très souvent l’inverse, c’est-à-dire que l’on croit faire quelque chose qui, en fait, ne se passe pas tout à fait. Cet instrument était absolument extraordinaire. Je ne veux pas dire que les interprètes n’ont pas de mérite à bien jouer quand ils bénéficient de tels instruments, mais presque. En fait, il était réglé pour Brendel et en fonction de lui… »

  

dimanche 15 juin 2025

CD : L’opéra « Adriana Mater » de Kaija Saariaho, tragédie lyrique transcendée par le disque

Deuxième opéra de Kaija Saariaho après L’Amour de loin créé en 2000 au Festival de Salzbourg, et avant Emilie pour l’Opéra de Lyon en 2010, Adriana Mater est le fruit d’une commande des Opéras d’Helsinki et de Paris, ce dernier étant alors dirigé par Gérard Mortier, commanditaire de l’Amour de loin, et avec la même équipe artistique réunissant l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf pour le livret français, le chef finlandais Esa-Pekka Salonen à la direction, et le dramaturge états-unien Peter Sellars à la mise en scène. L’enregistrement proposé ici par le label DG a été réalisé à San Francisco quelques jours après le décès de Kaija Saariaho. A l’écoute des deux disques, l’on mesure l’importance de la maturation des œuvres, qui, quand elles sont de qualité comme c’est le cas ici, se révèlent avec le temps, d’autant plus que, considérant les circonstances de sa réalisation - peu après la mort de la compositrice -, la profondeur et la gravité dramatique du sujet enrichi par une musique hors du temps et somptueusement orchestrée lui donnent valeur testimoniale

Créée le 3 avril 2006 à l’Opéra Bastille, l’œuvre, qui requiert un dispositif électronique de spatialisation et d’amplification en temps réel réalisé à l’IRCAM, conte en deux actes et sept tableaux la tragédie universelle et la pérennité de ses tenants et aboutissants du temps de guerre. L’action se déroule dans les Balkans. Tandis qu’Adriana, jeune femme joviale et heureuse, refuse les avances d’un homme d’une vulgarité abjecte qui, devenu soldat, finit par la violer. Se retrouvant enceinte, elle s’interroge sur le devenir de son enfant. Dix-huit ans plus tard, Adriana avoue à son fils les circonstances de sa conception. Fou de colère et de haine, il décide de retrouver son père dans le but de le tuer. Mais lorsqu’Il le retrouve, il s’aperçoit qu’il est devenu aveugle et décide de renoncer à son acte destructeur, optant pour le pardon. Lors de sa création, l’accueil ne fut pas des plus enthousiastes. Moi-même, j’écrivais dans les colonnes du mensuel espagnol Scherzo, que je prends l’initiative de citer ici : « Après l’amour mystique au temps des troubadours, Kaija Saariaho et Amin Maalouf se sont tournés vers un sujet contemporain, associant les thèmes de la guerre, du viol, et de la maternité. Contrairement à l’Amour de loin, dont l’action se situe au XIIe siècle, celle d’Adriana Mater se veut indéterminée. Si tout laisse à penser que nous sommes dans la Bosnie-Herzégovine ou la Tchétchénie des années 1990, ce refus de dater et de situer pour toucher à l’universel conduit au pompeux. Si la parabole du mal vaincu par le bien, de l’homme brisé par la maternité, de la mort écrasée par la vie est une idée généreuse, l’excès de bons sentiments suscite l’overdose. Les poncifs sont nombreux, par exemple « Le sang du monstre coule dans mes propres veines... Qui est cet être que je porte ? Qui est cet être que je nourris ? Mon enfant sera-t-il Caïn ou bien Abel ?», ou l’usage immodéré du mot « comme » (« comme un vêtement sale et vide », « comme si on ne l’avait pas vu », « comme s’ils portaient vers nous la sagesse des enfants morts »…). Même indigence côté mise en scène. Dans une maquette de village néo-balkanique aux coupoles symboliquement arrondies posée cent trente minutes durant sur un fond noir, les quatre personnages, Adriana, Refka, sa sœur, Tsargo, le violeur, et Yonas, le fils, suivent le livret mot pour mot. Sellars signe ainsi une mise en scène d’une étonnante platitude, Tsargo ramassant la « poussière de la guerre », les lumières virant au rouge à l’évocation du viol, de la damnation, du sang versé, etc. Mais le quatuor de chanteurs inconnus s’avère excellent. Dans la fosse, Esa-Pekka Salonen dirige fort consciencieusement cette partition aussi dense que statique dans laquelle Saariaho déploie sa science du spectre sonore dont la sophistication est contredite par une écriture chorale et orchestrale parfois sommaire. Un chœur pourtant spatialisé par l’IRCAM qui tend à l’immatérialité. Mais on se lasse vite de l’orchestre à la pâte inaltérable, se dressant de loin en loin, notamment dans le chaos du viol, puis se plaignant dans des gargouillements de cuivres et des saillies de contrebasses, au point que l’on finit par se demander ce qui est advenu de l’alchimie subtile de l’écriture acoustique combinée aux techniques électroniques qui font la marque de la compositrice finlandaise. »

Kaija Saariaho (1952-2023), Adriana Mater. Photo de la création à l'Opéra de Paris, avril 2006
Photo : (c) François Fogel / OnP

Capté durant les trois représentations au Davies Symphony Hall de San Francisco en juin 2023 dans la mise en scène parisienne de Peter Sellars, cet enregistrement n’a de la distribution originelle que le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, l’orchestre et le Chœur étant ceux du San Francisco Symphony dont le chef finlandais est le directeur musical, et le cast de chanteurs entièrement renouvelé. Une équipe non francophone, à l’exception du rôle-titre confié à la mezzo-soprano Fleur Barron, et de la soprano Axelle Fanyo, tant et si bien que le texte n’est pas toujours compréhensible. Ce qui est regrettable, car musicalement l’œuvre a gagné en maturité et apparaît de ce fait grâce au disque peut-être bien que les effets de la spatialisation soient forcément réduits du fait de la seule stéréophonie. Le San Francisco Symphony, remarquablement préparé par Salonen, est en effet étincelant, servant brillamment l’écriture scintillante et la limpidité qui caractérise l’orchestration de la compositrice sont admirablement restituées ici. Un Salonen, fidèle partenaire depuis leurs études communes au Conservatoire d’Helsinki de la compositrice franco-finlandaise disparue il y a eu deux ans le 2 juin dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/hommage-la-compositrice-la-plus.html), qui déclarait à la veille de ces représentations californiennes d’Adriana Mater : « Le moment choisi pour cette production est déchirant, mais je suis heureux de retrouver cette partition mystérieuse et puissante. »

A l’écoute des deux CD publiés par DG, ces représentations sont incontestablement empreintes de la douleur suscitée par le décès de la compositrice sur une équipe artistique qui lui était proche. Cette douleur imprègne l’enregistrement entier. A commencer par le quatuor vocal, entre le fils d’Adriana, Yonas, brillamment campé par le ténor états-unien Nicholas Phan, et sa tante Refka, qui a caché à son neveu les circonstances de sa conception et l’identité de son père, Tsargo, tenu par le baryton-basse britannique Christopher Purves - les deux hommes ayant des difficultés avec la langue française. La soprano Axelle Fanyo, timbre solaire à la diction parfaite qui se sera notamment illustrée en janvier 2024 à Genève lors de la création de l’opéra Justice d’Hèctor Parra où elle était la mère de l’enfant mort, est une Yonas déchirante. A l’instar du rôle-titre, confié comme les premières représentations à Fleur Barron, mère inconsolable et anéantie dont le chant bouleversant se déploie comme de la lave en fusion, jusqu’à la longue et captivante scène finale emplie d’une charge émotionnelle agrégée deux heures durant où chacun des protagonistes exprime une amertume persistante jamais admise, tandis que le fils miséricordieux épargne son père violeur, délivrant ainsi sa famille du cycle cauchemardesque dans lequel elle est enfermée depuis plus de trois lustres.

Mais c’est l’orchestre Symphonique de San Francisco dont Salonen est le directeur musical qui fait tout l’attrait de cet enregistrement, distillant quasi à lui seul le flux naturellement âpre et tragique de l’écriture instrumentale de Kaija Saariaho qui  transcende les faiblesses d’un livret initialement conçu pour la seule narration littéraire et non pas pour la scène et auquel son auteur, Amin Maalouf, n’a pas pu donner la vie. La texture harmonique, extrêmement riche et dense de la partition, la caractérisation de l’action et des situations par le seul concours des instruments de l’orchestre, onirique, introspectif, sombre et tragique, toujours d’un intimisme expressif cauchemardesque jusqu’à la violence la plus brutale, une douloureuse fatalité emportent chaque personnage dont la partie d’orchestre exprime les sentiments ultimes, la véhémence des confrontations, l’enfer des sentiments, une instrumentation qui creuse jusqu’au moindre recoin de l’âme tourmentée des protagonistes.

Bruno Serrou

2 CD DG 486 6675. Enregistré en 2024. Durée : 2h 06mn 16s. DDD

 

 

samedi 14 juin 2025

Rafał Blechacz a clôt de somptueuse façon la saison 2024-2025 de la série Piano****

Paris. Piano4étoiles. Théâtre des Champs-Elysées. Vendredi 13 juin 2025 

Rafał Blechacz. Photo : (c) Bruno Serrou

Extraordinaire Mazurka en la mineur op. 17/4 en forme d’interrogation, de réponses affirmées mêlées de douloureuse nostalgie offerte ce soir par Rafał Blechacz au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano4étoiles, avec un programme permettant au vainqueur du Concours Chopin de Varsovie 2005 à la silhouette longue et filiforme au profile de compositeur pianiste romantique de démontrer sa musicalité prodigieuse magnifiée par une virtuosité magnétique, un art de la nuance affûté, un toucher d’une variété prodigieuse, une intelligence du texte extraordinaire, une « Clair de Lune » de Beethoven vivifiante, des Impromptus op. 90 de Schubert d’orfèvre, puis un tout Chopin de poète, enchaînant les infinies évocations de la Barcarolle op. 60, de la Ballade n° 3 op. 47, les quatre Mazurkas op. 17 et le Scherzo n° 3 op. 39. Salle comble de connaisseurs pour l’ultime concert de Piano4etoiles de la saison 2024-2025. Magistral ! 

Rafał Blechacz. Photo : (c) Bruno Serrou

En 2005, à l'âge de 20 ans, le pianiste polonais Rafał Blechacz triomphait au Concours international Frédéric Chopin de Varsovie. Depuis lors, le virtuose s’est imposé dans la diversité de son répertoire. Revendiquant pour filiation deux de ses compatriotes, Krystian Zimerman, vainqueur du même Concours Chopin trente ans plus tôt (1975) entendu à la Philharmonie de Paris une semaine plus tôt (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/06/krystian-zimerman-le-piano-sur-les.html), et Arthur Rubinstein, qu’il a désormais rejoints parmi les maîtres de l’instrument-roi, à l’instar d'un autre Polonais, Piotr Anderszewski, de seize ans son aîné mais allergique aux concours (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/entretien-avec-piotr-anderszewski-la.html). Si, comme pour ses pairs, l’œuvre de Chopin occupe une place privilégiée dans son répertoire, il n’en est pas moins un interprète inspiré de J. S. Bach, J. Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann, Liszt, mais aussi de Fauré, Debussy et Szymanowski, son compatriote. Comme le programme de son récital du 13 juin l’a confirmé, Rafał Blechacz se situe dans la lignée des pianistes-penseurs, de Wilhelm Kempff et Rudolph Serkin à Alfred Brendel et Murray Perahia, par la profondeur de son jeu, sa sonorité lumineuse, sa conception globale des œuvres qu’il interprète.

Rafał Blechacz. Photo : (c) Bruno Serrou

Ses moyens techniques et sa musicalité exceptionnels servis par une virtuosité sans failles mais jamais ostentatoire, permet à Rafał Blechacz d’offrir du très grand piano et d’exprimer sa sensibilité de poète à toute épreuve servie par une expressivité fabuleuse, quoique mesurée en tous points, sans sentimentalisme ni maniérisme d’aucune sorte, le musicien jouant clairement dans son jardin, tant ses Chopin sonnent avec une grâce et une profondeur naturelles, comme si le compositeur et l’interprète ne faisaient qu’un. Son Beethoven est lyrique et mélancolique dans le mouvement initial de la Sonate pour piano n° 14 en ut dièse mineur op. 27/2 « Quasi una fantasia », « lamentation » selon Hector Berlioz, intime, noble et sombre, à laquelle Rafał Blechacz donne la juste coloration de douleur sourde mais sans traîner, ce qui donne à l’Adagio sostenuto un relief d’autant plus pathétique, puis se faisant de plus en plus vertigineux dans le déploiement des deux mouvements suivants, d’abord l’Allegretto Rafał Blechacz se fait d’un coup joyeux, soulignant le caractère éperdument insouciant, conduisant au Presto agitato, emporté et violent, qui reprend le thème du mouvement initial et auquel Blechacz donne le caractère haletant d’une tornade mais jamais suffoquant, le toucher du pianiste polonais, limpide et aérien, servant à merveille la partition qui reste d’une totale lisibilité.

Rafał Blechacz. Photo : (c) Bruno Serrou

Des quatre Impromptus op. 90 D 899 de Franz Schubert composés en septembre 1827, soit six mois après la mort de Beethoven, Rafał Blechacz construit un véritable cycle, et, en chantre suprêmement inspiré, lui donne le caractère de lieder sans paroles, en concordance avec leur structure tripartite et la concentration des sentiments inclus dans chacun, climat, couleur, affect, contenu psychologique en conformité avec la pensée de Schubert. Comme la Sonate « Clair de lune » de Beethoven, le premier Impromptu de Schubert, tout imprégné de sombre fatalité, commence à la manière d’une marche funèbre constamment renouvelée dans son expression comme une litanie incantatoire. Le deuxième Impromptu forme lui aussi un climat parallèle à la Sonate n° 14 de Beethoven, avec son expression légère et fluide exposée sur toute la largeur du clavier du début du XIXe siècle, tandis que dans l’épisode central, Blechacz s’est fait avec a propos plus violent et saccadé, formant un judicieux contraste avec le troisième Impromptu, Andante, dont il magnifie le chant sublime exposé en de délicats pianissimi qui donnent à cette page somptueuse le caractère d’un nocturne aux effusions d’une féerique beauté, qui forme un saisissant contraste avec le dernier Impromptu du recueil, fluide et léger, dans lequel Blechacz joue à merveille des vagues de sentiments et de couleurs, se faisant tour à tour ardent, élégiaque, grave, inquiet, abattu, blessé, avant de conclure dans un océan de lumière.

Rafał Blechacz. Photo : (c) Bruno Serrou

Rafał Blechacz a consacré la seconde partie de son récital au seul Frédéric Chopin, dont il a donné quatre opus publiés entre 1834 et 1846, commençant par l’un des toud derniers, la célébrissime Barcarolle en fa dièse majeur op. 60 composée entre l’automne 1845 et l’été 1846 dédiée à la baronne Margarethe de Stockhausen née Schmuck (1803-1877) cantatrice et épouse du dédicataire de la Ballade op. 23 Franz Stockhausen (1792-1868) - qui, sauf erreur ou omission, n’a rien à voir avec notre cher Karlheinz -, tandis que la création était donnée par le compositeur chez son facteur de pianos favori, l'ami Camille Pleyel (1788-1855), le 16 février 1848. Chopin se fonde dans le rythme et le ton des chansons de gondoliers vénitiens, tandis que la structure est analogue à nombre de ses Nocturnes en trois parties, la dernière étant la reprise légèrement modifiée de la première. Blechacz, de sa sensibilité profonde et rayonnante, en a donné toute la magie célébrée par Maurice Ravel, qui y vantait le « thème en tierces, souple et délicat, constamment vêtu d’harmonies éblouissantes. La ligne mélodique est continue. Un moment, une mélopée s’échappe, reste suspendue et retombe mollement, attirée par des accords magnifiques. L’intensité augmente. Un nouveau thème éclate, d’un lyrisme splendide, tout italien. Tout s’apaise. Du grave d’élève un trait rapide, frissonnant, qui plane sur des harmonies précieuses et tendres. On songe à une mystérieuse apothéose. » Souverain dans le déploiement des lignes, le polonais se situe dans la ligne interprétative d’un Maurizio Pollini, autre vainqueur du Concours Chopin de Varsovie en 1960, vocalité captivante du piano, séduction envoûtante des sonorités, équilibre entre le deux mains, la gauche portant le son sans jamais le forcer, clarté, élégance, sobriété du jeu qui n’empêche pas la théâtralité de l’expression enjolivée par une spontanéité irradiante. Œuvre suivante, la Ballade n° 3 en la bémol majeur op. 47 composée à Nohant durant l’été de 1841 et dédiée à son élève Pauline de Noailles (1823-1844) qui aurait été inspiré par le poème Ondine d’Adam Mickiewicz (1798-1855). Sa structure est celle du quinzième des Préludes op. 28 publiés en 1839, celui en ré bémol majeur dit « La goutte d’eau », ses sonorités reflétant le temps pluvieux de Majorque où il a été conçu. Blechacz a mis subtilement en relief la forme en arc, soulignant le double caractère du thème initial, à la fois et tour à tour chantant et dansant, engageant l’œuvre avec une délicieuse délicatesse pour mieux en souligner les tensions croissantes, entrecoupées de sections contrastantes, du mezza voce poétique et rêveur, au furioso au tumulte frémissant. Retour au début des années 1830 avec les Quatre Mazurkas op. 17 dédiées à la cantatrice Lina Freppa, professeur de chant amie de Chopin composées en 1832-1833 et publiées chez Pleyel en janvier 1834. Contemporaine des Polonaises op. 26, il s’agit de la première série de mazurkas écrite par Chopin à Paris, où il est arrivé à l’automne 1831 avant d’y donner ses premiers concerts en 1832. Reflets des impressions ressenties par le compositeur après l’écrasement par les Russes de l’insurrection polonaise de 1830, ces pièces, à l’exception de la première, plus joviale, sont toute imprégnées de tristesse, et atteignent dans la quatrième un désespoir inégalé jusqu’alors dans l’œuvre de Chopin. Après le Vivo e risoluto de la courte Mazurka en si bémol majeur tripartite mélodiquement colorée et radieuse et rythmiquement d’une juvénile vitalité, Blechacz plonge dans abysses de l’âme du compositeur dans la deuxième, en mi mineur, Lento ma non troppo est d’une langueur onirique aux contours insolites, tandis que le troisième, en la bémol majeur « legato assai » allie tensions dramatiques et nostalgie profonde du temps passé, avant que s'impose la mélancolie désespérée de la quatrième, en la mineur « Lento ma non troppo », poème aux vastes proportions empli de douleur et de mystère nocturne qui s’achève en un cri déchirant suspendu un temps avant la coda qui conclut l’œuvre sur un accord non résolu que Blechacz a maintenu un moment avant de baisser les bras tandis que le public retenait son souffle. Le pianiste polonais a conclu son récital sur le Scherzo n° 3 en ut dièse mineur op. 39 esquissé en janvier 1839 dans la cellule du monastère abandonné de Valldemossa à Majorque et achevé à Marseille dans une chambre de l’hôtel Beauvau au retour du séjour désastreux aux Baléares auprès de George Sand. Dédié à Adolphe Gutmann (1819-1882), son ami et élève ainsi que de Franz Liszt, ce Scherzo est le plus concis, héroïque et solidement charpenté des quatre Scherzi de Chopin, qui atteint ici une grandeur quasi beethovénienne, ce qui permet à Blechacz de boucler la boucle de son récital en revenant au plus près de la manière du début de son programme. Ce Presto con fuoco, qui n’a rien de divertissant contrairement à ce que laisse croire le terme scherzo, est d’une terrible difficulté technique tant il y faut de précision et de vélocité dans l’exécution alerte des motifs en octaves, mais aussi d’aptitude au cantabile pour exprimer l’émotion dramatique, brièvement mise entre parenthèses dans un trio plus serein, avant que la partition se conclut de façon abrupte au terme d’une véritable course à l’abîme et au néant, comme l’écrit joliment Michel Le Naour dans le programme de salle. Pour répondre aux rappels du public venu en nombre, Blechacz a donné deux autres pages de Chopin en bis.

Bruno Serrou