samedi 23 décembre 2023

Trois solitudes errantes dans le Voyage d’Hiver de Schubert sous les combles du Théâtre de l’Athénée

Paris. Théâtre de l’Athénée. Salle Christian Bérard. Jeudi 21 décembre 2023 

Victoire Bunel (mezzo-soprano), Romain Louveau (piano). Photo : (c) Théâtre de Cornouailles

Les relations du Théâtre de l’Athénée avec le bouleversant cycle de lieder Le Voyage d’Hiver de Franz Schubert sont d’une belle constance. Douze ans après une version scénique mise en scène par Yoshi Oïda, le théâtre de Louis Jouvet accueille une réalisation du cycle tenant du cabaret de façon inattendue mais qui n’est pas dénuée de charme. 

Victoire Brunel (mezzo-soprano), Romain Louveau (piano), Jean-Christophe Lanièce (baryton). Photo : (c) Bruno Serrou

En février 2012, le Théâtre de l’Athénée avait confié le grand cycle de Franz Schubert sur des poèmes éponymes de Wilhelm Müller au metteur en scène japonais Yoshi Oïda, qui avait élaboré son propre scénario et faisait intervenir trois chanteurs campant chacun un personnage précis, le poète, qui pouvait être Schubert en personne dont le fantôme contait le froid périple en compagnie d’un musicien vagabond, croisant une femme en quête du tombeau du poète qui l’avait aimée et à qui il remettait au tout début du spectacle le carnet de voyage du disparu (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/02/yoshi-oida-porte-la-scene-le.html).

Victoire Bunel (mezzo-soprano), Romain Louveau (piano), Jean-Christophe Lanièce (baryton). Photo : (c) Théâtre de Cornouailles

Cette fois encore le recueil a été confié à plusieurs interprètes, non plus trois chanteurs mais deux, une femme et un homme chantant tout à tour mais pas alternativement, à côté du piano, tandis que le comparse se tient dans l’ombre. Mais contrairement à 2012, où avait été proposé un arrangement pour octuor à codes et instruments à vent tandis que les lieder étaient réorganisés selon le propos non pas des auteurs mais du metteur en scène, le cycle est cette fois donné dans l’ordre fixé par le poète Wilhelm Müller et confié à un simple piano droit aux sonorités plus aléatoires, vrillant dans l’espace, sonnant plus étriqué et moins flatteur qu’un piano de concert que revient le soin d’accompagner, dialoguer, commenter, susciter le climat désolé de la partition originelle, donnant ainsi un relief singulièrement humble à cette œuvre prodigieuse où le clavier emplit l’espace de couleurs minérales et glacées aux tensions extraordinairement dramatiques et frigorifiques. Il émane de ce choix un Winterreise d’une grandeur simple aux accents proches du cabaret soulignés par un dispositif de lumières crues et rasantes disposées en arc de cercles conçu par Philippe Gladieux, alors que les surtitres du dramaturge Antoine Thiollier sont projetés en fond de scène au texte parfois délirant, le tout parfaitement adapté aux dimensions et à l’acoustique boisée de l’accueillante petite salle Christian Bérard située au quatrième étage du Théâtre de l’Athénée, au plus haut d’escaliers au marches plutôt raides. Cette production de Miroirs Etendus, qui donne à entendre un voyage accompli par trois êtres solitaires (l’homme, la femme, le piano) est illustrée par deux chanteurs, la mezzo-soprano Victoire Brunel à la conception trop opératique, la voix s’avérant trop puissante dans le volume limité du lieu (ce qui est moins le cas avec le disque (1), où la voix apparaît mieux contrôlée), au point parfois de saturer l’écoute, cela dès le douloureux lied d’entrée « Gute Nacht », et l’excellent baryton Jean-Christophe Lanièce, qui intervient tardivement dans l’exposition (la première fois dans le sixième lied, « Die Post »), et surtout l’excellent pianiste Romain Louveau, véritable deus ex machina de la soirée - pas uniquement en tant que directeur artistique de Miroirs Etendus -, qui tire de son piano droit tout un univers froid et désolé exprimant la profonde détresse du Wanderer. Les surtitres trop souvent décalés en raison d’un humour censé donner quelque distanciation en regard du cheminement tragique et sombre de cet itinéraire qui mène à la solitude et à la mort, mais un peu trop « hâbleurs », ce qui certes suscite quelques rires au sein du public mais forme un contraste trop violent avec le propos angoissant de ce bouleversant cycle de lieder schubertiens.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 29 décembre 2023. 2) Ce Voyage d’Hiver de Schubert est disponible à partir de janvier 2024 avec les mêmes interprètes (mais sur piano de concert) en CD chez b-records, mais il est d’ores et déjà en vente en avant-première à l’issue des concerts de l’Athénée : 1 CD b.records (Outhere) LBM 057 (enregistré en public le 30 juillet 2023) 

jeudi 21 décembre 2023

CD : Bernard Cavanna et son (extra)ordinaire Messe profane avec en écho des œuvres monacales de Francis Poulenc

Photo : (c) Bruno Serrou

Le Moine et le Voyou, qualificatifs donnés à Francis Poulenc par Claude Rostand - « En Poulenc, il y a du moine et du voyou », écrivait le célèbre critique musical en évoquant les sources d’inspiration de l’auteur des Mamelles de Tirésias et du Stabat Mater -, est repris ici dans le titre du CD dans lequel le membre du Groupe des Six est mis en résonnance avec l’un de nos compositeurs contemporains les plus délicieusement mécréants et d’une ardente humanité, Bernard Cavanna. Mais la conjonction de coordination semble ici plus interrogative que dans la formulation originelle, le « ou » permettant le doute ou suggèrant une possibilité de choisir : qui, des deux artistes créateurs, est le Moine et/ou le Voyou ?... 

Trente ans après sa création, que j’avais reçue à Strasbourg avec ferveur, la Messe un jour ordinaire reste indubitablement une œuvre majeure de la musique française de la fin du XXe siècle. Bien qu'il s’agisse d’une sorte de Work in Pogress puisqu’elle a fait l’objet d’au moins trois versions. Composée en 1993/1994 pour soprano « légère » (qui incarne le personnage errant Laurence), soprano et ténor lyriques, chœur mixte (avec crotales) et quinze instruments - violon solo, porte-parole de Laurence (partie remarquablement tenue - surtout dans le dialogue avec Laurence du Gloria - par Noëmi Schindler, qui connaît la musique de Bernard Cavanna mieux que quiconque), clarinette (aussi petite clarinette et clarinette basse), saxophone soprano, cor, trompette (aussi petite trompette), trombone, tuba, orgue liturgique (plus deux cloches-plaque), trois accordéons, deux pupitres de percussion, harpe (plus deux cloches-plaque), contrebasse -, la Messe a été créée sous cette forme le 28 septembre 1994 Palais des Fêtes de Strasbourg dans le cadre du Festival Musica par l’Ensemble Les Jeunes Solistes sous la direction de son fondateur, Rachid Safir. Une deuxième rédaction a été créée le 22 avril 1996 à la Coursive de La Rochelle par l’Ensemble vocal de l’Abbaye aux Dames de Saintes et l’Ensemble Ars Nova dirigé par Philippe Nahon qui a fait l’objet d’un enregistrement publié par le label MFA/Radio France. Vingt-sept ans plus tard, le compositeur a remis pour la troisième fois l’œuvre sur le métier en vue de sa reprise par l’ensemble vocal Les Métaboles, le chœur Gradus Ad Musicam et l’Ensemble Multilatérale qui, sous la direction de Léo Warynski, en ont donné la première audition mondiale le 28 mai 2022 à l’Arsenal de Metz. C’est cette dernière version à ce jour, qui garde la même nomenclature que l’original, qui fait l’objet de la présente publication CD. 

Partition (c) Bernard Cavanna/Editions de l'Agité (2021). Photo : (c) Bruno Serrou

Cette œuvre haletante, d’une tension phénoménale menée avec science et un art consommé de la respiration, qui ménage des espaces de détente de l’écoute, trahissant une profondeur humaine exacerbée, n’a malgré son titre que partiellement à voir avec le rituel catholique, du moins l’ordinaire de la messe, dont seules les quatre premières parties sont prises en considération. Il s’agit plutôt d’un alliage d’oratorio plus ou moins bouffe et d’opéra dramatique. Bernard Cavanna a puisé l’inspiration de sa Messe dans le film-documentaire Galères de femmes (1993) du cinéaste Jean-Michel Carré qui présente une série de portraits-interviews dont celui de Laurence duquel Cavanna retient uniquement les réponses.

Il s’agit en effet d’une mise en abime du texte sacré du dogme catholique réduit aux quatre premières parties (Kyrie, Gloria, Credo - fort bref - et Sanctus) auquel le compositeur donne un tour aussi fantasque que vigoureux avec le chœur et les voix imposantes et sophistiquées des deux chanteurs lyriques, forts et fiers s’exprimant jusqu’à l’ivresse de leur assurance fanatique qui inspire à l’auteur une musique aux tournures belcantistes, et de la parole simple, parfois triviale, oscillant entre parlé et chanté, toujours fragile et douloureuse tant elle est froide et distanciée d’une jeune toxicomane, Laurence, chantée par la soprano légère, suivi d’un poème que Nathalie Méfano (1960-1989), fille du compositeur Paul Méfano fondateur de l’Ensemble 2e2m, a écrit la veille de sa mort. Ce qu’exprime Laurence a l’authenticité d’une confession, glaciale et détachée, sans plainte ni larmes, qui touche néanmoins par l’effroyable impression de solitude victimaire qui en émane, mais cette apparente indifférence suscite de violentes réactions des chanteurs lyriques et de l’effectif choral, tandis que la jeune toxicomane a pour elle le violon solo, qui devient très rapidement son allié. Le compositeur ajoute à sa sélection de textes déjà cités une déclaration exprimée par le nazi Klaus Barbie durant son procès à Lyon, et une définition du navire-chaland Marie-Salope puisée dans un dictionnaire dont le sens a dévié au cours du XIXe siècle pour désigner une femme de « mauvaise vie ». Le scénario établi par Bernard Cavanna est donc centré sur le personnage de Laurence, qui entre dans une église pour y demander de l’aide et assiste incidemment à une messe incarnée par une soprano et un ténor qui tentent de la faire taire en saturant l’espace de leurs voix de stentor et par l’outrance de leur solennité.

Photo : (c) Bruno Serrou

Ce que Bernard Cavanna fait de cette formation relativement restreinte tient carrément du prodige, tant elle sonne ample, charnu, saturée de couleurs et de timbres, comme s’il s’agissait d’une partition pour très grand orchestre, tandis que l’écriture vocale, d’une variété saisissante et de grande maîtrise, est proprement fascinante. Moins raide et tendue que l’enregistrement des Jeunes Solistes et d’Ars Nova déjà évoqué, captée dans de meilleures conditions et surtout dans la dernière mouture à ce jour de la partition, avec double effectif choral, la version de Léo Warynski à la tête de son chœur Les Métaboles et de son ensemble instrumental Multilatérale enregistrés live Arsenal de Metz, est de grande beauté, avec un orchestre chatoyant, un chœur alternant subtilement ombre et lumière, et des solistes totalement engagés dans l’œuvre qu’ils servent avec sensibilité, à commencer par la soprano Isabelle Lagarde, Laurence intense et solide qui atteste d’une superbe musicalité, notamment dans son dialogue avec le violon de Noëmi Schindler déjà cité, tandis que la cantatrice franco-étatsunienne Emilie Rose Bry assure sa partie de toute la chaleur de sa voix de soprano lyrique, et que le ténor coréen Kiup Lee lui donne une réplique idoine de sa puissante voix aux accents verdiens.

De Francis Poulenc, Léo Warynski, directeur musical des Métaboles et de Multilatérale, a sélectionné un ensemble de pièces sacrées, Quatre Motets pour un temps de pénitence composés en 1938-1939 qui expriment l’effroi mais sans épanchements, le motet pour les fêtes solennelles Exultate Deo, page jubilatoire pour quatre voix conçue en 1941, et la cantate profane au lyrisme décanté de 1944 Un soir de neige sur quatre poèmes de Paul Eluard d’une touchante spiritualité. Les interprètes offrent de ces pages une lecture d’une grande musicalité, expressive et sensible, les voix dialoguant avec fluidité, transparence, équilibre des textures, fermeté des lignes vocales, clarté de l’énonciation qui permettent une écoute claire, précise, ciselée dans tous les méandres harmoniques et polyphoniques de l’écriture de Poulenc ainsi que des textes.

Un disque magnifique de musique du XXe siècle d’une éminente spiritualité, à tous les sens du terme, alliant gravité, sensibilité, profondeur, humour, grâce, fraîcheur, et surtout humanité, ce qui suscite une musique qui touche jusqu’au plus secret de l’âme. A découvrir coûte que coûte.

Bruno Serrou

1 CD NoMadMusic NMM113. Durée : 57mn 14s. Enregistré en Mai 2022. DDD

 

mercredi 20 décembre 2023

CD : Passionnant hommage au pianiste Lars Vogt disparu voilà un an, avec la parution de l’intégrale de ses enregistrements Warner Classics

Lars Vogt est de ces immenses artistes fauchés à la fleur de l’âge, la cinquantaine à peine franchie. Après dix-huit mois de valeureux combat contre un cancer inopérable diagnostiqué en février 2021, il nous a quittés le 5 septembre 2022 non loin de Nuremberg où il vivait, quelques jours avant son cinquante-deuxième anniversaire. Il laisse heureusement un legs discographique assez considérable, que l’un de ses éditeurs, Warner Classics, peu avant Noël de cette année 2023. 

Du mal qui le rongeait, il n’en avait pas fait mystère, évoquant publiquement son évolution sur son compte ex-Twitter. Le public mélomane parisien connaissait bien cette attachante personnalité grâce à ses splendides prestations à la tête de l’Orchestre de Chambre de Paris dont il était le directeur musical pendant deux courtes saisons mais denses et florissantes, de septembre 2019 jusqu’à sa mort, dirigeant du piano ses deux derniers concerts en juillet 2022 dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron. Né le 8 septembre 1970 à Düren, non loin de Cologne, il remportait le deuxième Prix du Concours de Leeds en 1990, où il fit la connaissance de Sir Simon Rattle, avec qui il allait tisser des liens autant professionnels qu’amicaux, puisque le chef britannique l’accompagnera dans le cours de son évolution, comme pianiste et comme chef d’orchestre.

Lars Vogt (1970-2022). Photo : DR

En tant que pianiste soliste, Lars Vogt se sera imposé dans les répertoires classique et romantique tout s’attachant à la musique des XXe et XXIe siècles. Chambriste, il aimait à partager concerts et enregistrements avec des artistes dont il se sentait proche, comme le violoniste Christian Tetzlaff et sa sœur violoncelliste Tanja Tetzlaff, la clarinettiste Sabine Meyer, les violonistes Isabelle Faust et Antje Weithaas, les violoncellistes Truls Mørk et Boris Pergamenchtchikov disparu lui aussi la cinquantaine atteinte (55 ans) en 2004, les chanteurs Ian Bostridge, Julian Prégardien, Thomas Quasthoff... En 1998, il fondait le Festival de musique de chambre Spannungen qu’il avait installé dans une centrale hydroélectrique de style art nouveau à Heimbach, à quelques encablures de la ville de Düren en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Soucieux de transmission, il s’était tourné vers l’enseigner à partir de 2013 à l’Ecole supérieure de musique de Hanovre, après avoir créé à l’intention du public scolaire le programme « Rhapsody in School » pour lequel il se produisait dans les écoles entouré d’éminents solistes. A partir de 2008, il se vouait de plus en plus à la direction d’orchestre, avant d’être nommé en 2015 chef permanent du Royal Northern Sinfonia à Newcastle, aimant autant que faire se peut à se produire à la fois comme chef et comme pianiste. Alliant les deux fonctions, il donne en concert et enregistre avec l’ensemble britannique l’intégrale des concertos de Beethoven. Après une première rencontre idyllique en décembre 2018 avec l’Orchestre de Chambre de Paris, il en devient le directeur musical en octobre 2019 avec un contrat qui devait perdurer jusqu’en 2025. Se plaisant à jouer avec lui et à le diriger, il parraine les deux premières académies de cette formation qu’il a conduite vers les sommets et avec lequel il a gravé plusieurs disques pour les labels Odine et Mirare…

Lars Vogt. Photo : DR

La somme de vingt-sept CDs que propose Warner Classics réunit tous les enregistrements que Lars Vogt a réalisés pour cet éditeur en quatorze ans, entre 1991 et 2005 en soliste et chambriste, ainsi qu’en concerto. Réalisé à Francfort, l’enregistrement le plus ancien est consacré à la musique russe et réunit ses premiers Tableaux d’une exposition de Moussorgski, la Sonate que Tatjana Komarova (née en 1968) venait de composer, la Dumka et trois des douze mois des Saisons de Tchaïkovski, les prises les plus proches de nous ayant été réalisées durant son festival de Heimbach avec les Sonates KV 330, 331 « Alla Turca » et 332, et à Fantaisies, Rondos, Adagio et 9 Variations sur un Menuet de Jean-Pierre Duport de Mozart qu’il impose par son touché irréel, son l’élégance d’un jeu libéré comme en apesanteur, la tendresse et l’émotion qui émanent de sa conception des œuvres. Devant les micros de Warner, Lars Vogt a enregistré en 1995 sept œuvres de Beethoven, avec seulement deux des cinq concertos pour piano, le premier enregistré deux fois, la captation initiale avec les cadences de Beethoven, la seconde avec celles de Glenn Gould, les trois enregistrements étant réalisés avec le City of Birmingham Symphony Orchestra et Simon Rattle, deux sonates en ut mineur aux antipodes l’une de l’autre, la cinquième op. 10/1 et la trente-deuxième op. 111, ainsi que 32 Variations WoO 80 elles aussi en ut mineur, le tout précédé de la Sonate pour cor et piano en fa majeur op. 17 avec la corniste rhénane Marie-Luise Neunecker, créatrice du Hamburgische Konzert de György Ligeti en 2001. A cette dernière œuvre, sont associés dans la même session d’enregistrements qui attestent de l’ampleur du répertoire de Lars Vogt, trois autres pièces pour cor et piano, l’Adagio & Allegro en la bémol majeur op. 70 de Robert Schumann (1810-1856), la Sonate pour cor alto et piano en mi bémol majeur de Paul Hindemith (1895-1963) et Tre poemi pour cor et piano de Volker David Kirchner (1942-2020).

Autres concertos, l’inévitable couplage des Concertos pour piano en la mineur d’Edouard Grieg et de Robert Schumann dans une approche particulièrement nuancée et expressive, de nouveau avec le CBSO et Simon Rattle enregistrés en 1992, et la rare Kammermusik n° 2 op. 36/1 pour piano obligé et douze instruments solistes de Paul Hindemith (1895-1963) avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Claudio Abbado et couplé avec une interprétation remarquable du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen (1908-1992) avec Isabelle van Keulen (violon), Michael Collins (clarinette) et Alban Gerhardt (violoncelle).

Lars Vogt. Photo : DR

D’Alban Berg, Lars Vogt propose tout ce que l’élève de Schönberg a écrit pour le piano (à l’exception des lieder), la Sonate op. 1, les 4 Pièces pour clarinette et piano op. 5 avec Sabine Meyer et l’Adagio du Kammerkonzert pour violon, piano et 13 instruments à vent dans un arrangement du compositeur pour violon, clarinette et piano, avec Christian Tetzlaff et Diemut Schneider. Dans ce volume, Berg côtoie les deux Sonates pour clarinette et piano en mi bémol majeur et en fa mineur op. 120 de Johannes Brahms (1833-1897) avec Sabine Meyer, et un arrangement pour violoncelle et piano du lied Vergebliches Ständchen op. 84/4.

Brahms à qui six CD complets sont consacrés avec des œuvres pour piano seul, de vigoureuses interprétations des trois Sonates pour piano opp. 1, 2 et 5 du début et des Intermezzi et Pièces pour piano opp. 117, 118 et 119 de la fin, ainsi que les Quatre Ballades op. 10 auxquels s’ajoutent des pages de musique de chambre, le premier CD avec Boris Pergamenchtchikov, les deux Sonates pour violoncelle et piano en mi mineur op. 38 et en fa majeur op. 99 et un arrangement pour violoncelle et piano du lied Wie Melodien zieht es mir op. 105/1 le tout en résonance avec des partitions du mentor de Brahms, Robert Schumann (1810-1856) et ses 3 Romances op. 94 et sa Fantasiestücke op. 73 dans une version pour violoncelle et piano, le second CD réunissant les trois Sonates pour violon et piano op. 108 et le Scherzo de la Sonate « F-A-E » WoO 2 avec Christian Tetzlaff. Le Trio pour violon, violoncelle et piano en si majeur op. 8 en partenariat avec la fratrie Christian et Tanja Tetzlaff résonne avec le Trio pour flûte, violoncelle et piano en sol majeur Hob. XV:15 de Joseph Haydn (1732-1809), Lars Vogt dialoguant avec Kornelia Brandkamp et Tania Tetzlaff. Deux CD sont voués aux trois Quatuors pour violon, alto, violoncelle et piano en sol mineur op. 25, avec Julia Fischer, Tatjana Masurenko et Gustav Rivinius, en la majeur op. 26 avec Christian Tetzlaff, Hartmut Rohde et Heinrich Schiff, et en ut mineur op. 60 avec Antje Weithass, Kim Kashkashian et Boris Pergamenchtchikov, le troisième quatuor étant couplé avec Le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns (1835-1921) et une équipe flamboyante réunissant sous la houlette de Lars Vogt Anette Behr-König et Isabelle Faust (violons), Stefan Fehlandt (alto), Christian Poltéra (violoncelle), Peter Riegelbauer (contrebasse), Andrea Lieberknecht (flûte), Sharon Kam (clarinette), Tatjana Komarova (glockenspiel) et Gregor Bühl (xylophone), ainsi que la suite pour deux pianos Scaramouche op. 165b de Darius Milhaud (1892-1974) où Vogt concerte avec bonheur avec Mihaela Ursuleasa. Ce que Brahms doit à Schumann, Antonin Dvorak (1841-1904) le doit à Brahms, et du compositeur tchèque Lars Vogt offre quatre grandes partitions de musique de chambre, commençant avec la Sonatine pour violon et piano en sol majeur op. 100 « Lamentation indienne » avec Antje Weithass, couplé avec le Trio en la mineur op. 50 « A la mémoire d’un grand artiste » de Piotr Ilyich Tchaïkovski où les duettistes sont rejoints par le violoncelliste Claudio Bohorquez, le Trio n° 3 pour violon, violoncelle et piano en fa mineur op. 65 avec Christian Tetzlaff et Boris Pergamenchtchikov associé au Trio n° 3 pour violon, violoncelle et piano en mi mineur op. 67 de Dimitri Chostakovitch où Antje Weithaas se substitue à Christian Tetzlaff capté en 2000 pendant le Festival de Heimbach, à l’instar des Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano op. 87 avec Isabelle Faust, Diemut Poppen et Tanja Tetzlaff et du Quintette n° 2 pour deux violons, alto, violoncelle et piano op. 81 avec Christian Tetzlaff, Antje Weithaas, Kim Kashkashian et Boris Pergamenchtchikov, deux œuvres entre lesquelles s’intercale le court Trio que Tatjana Komarova a composé en 1991.

Photo : DR

Trois CDs sont consacrés à la création de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) avec laquelle Lars Vogt entretenait une relation privilégiée, deux volumes de pièces pour piano seul déjà évoqués, le premier disque regroupant les trois Sonates pour piano les plus célèbres, KV 330, 331 « alla Turca » et 332, le second CD deux Fantaisies (KV 397 et KV 75), deux Rondos (KV 485 et KV 511), les 9 Variations sur un Menuet de Duport et l’Adagio en si mineur KV 540, le troisième volume réunit le Quatuor avec piano  n° 1 en sol mineur KV 478 avec Isabelle Faust, Stefan Fehlanbdt et Nathalie Clein, le Trio avec piano en si bémol majeur KV 502 avec Christian Tetzlaff et Gustav Rivinius, et le Quintette pour piano, hautbois, clarinette, cor et basson en mi bémol majeur KV 452 où Lars Vogt s’est adjoint Ulrich König, Diemut Schneider, Jochen Ubbelohde et Daniel Jemisson. Autre classique, Joseph Haydn (1732-1809) à qui un disque de Sonates pour clavier est consacré, les n° 15 en mi majeur, 33 en ut mineur, 36 en ut majeur, 50 en ré majeur et 60 en ut majeur auxquelles s’ajoute le Trio pour violon, violoncelle et clavier en ut majeur Hob. XV-27 avec Antje Weithaas et Alban Gerhardt. Une seule œuvre de Franz Schubert (1797-1828) figure dans cette somme, la Sonate en sol majeur op. 78 D. 894 « Fantaisie » à laquelle il convient d’associer, à l’instar du disque, l’hommage que l’Allemand Helmut Lachenmann (né en 1935) a rendu à l’Autrichien dans ses Cinq Variations sur un Thème de Franz Schubert. Un seul enregistrement complet d’œuvres de Robert Schumann (1810-1856), avec deux recueils somptueusement interprétés et contrastés tels des livres d’images, les Kreisleriana op. 16 et les Bunte Blätter op. 99 gravés en 1994. Outre le Concerto déjà évoqué, d’autres pages de Schumann ponctuent d’autres programmes de récitals, l’Adagio & Allegro en la bémol majeur op. 70, les Fantasiestücke op. 73 et les Trois Romances op. 94.

Outre Tchaïkovski, la musique russe est représentée par la Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur op. 119 de Serge Prokofiev et la Suite italienne d’Igor Stravinski dont la partie pour violon a été transcrite pour le violoncelle avec le concours de Gregor Piatigorsky, et Dimitri Chostakovitch déjà évoqué, mais cette fois avec sa Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur op. 40, trois œuvres pour lesquelles Lars Vogt s’est associé à Truls Mørk, et deux versions des Tableaux d’une Exposition de Modest Moussorgski (1839-1881), la première dans la version traditionnelle de l’œuvre enregistrée en 1991, la seconde captée en concert en 2001 dans la version « Urtext » de 1874 ponctuée par des interventions d’un narrateur (ici Konrad Beikircher) disant des extraits littéraires (Platon, Walkenstein, Dante, Heine, Kafka, Hugo, entre autres) correspondant aux atmosphères et descriptions des tableaux illustrés par le compositeur. Outre Scaramouche de Darius Milhaud évoqué plus haut, la musique française est représentée par un unique disque, un recueil de trois sonates qui réunit une admirable Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck (1822-1890), la première en ré mineur op. 75 de Camille Saint-Saëns (1835-1921) et celle de Maurice Ravel (1875-1937), seul témoignage de Lars Vogt dans la création ravélienne.

Une véritable somme en vingt-sept CDs à connaître absolument présentant quatorze ans de vie artistique d’un musicien captivant de musicalité et d’intégrité, qui savait s’effacer pour se mettre entièrement au service du compositeur et de son œuvre comme l’attestent ces témoignages réalisés pour moitié en studio et pour moitié en live dans le cadre du Festival de musique de chambre Spannungen à Heimbach, un parcours en quatre vingt quatre œuvres de vingt-trois compositeurs de quatre siècles (XVIIIe-XXIe) d’histoire de la musique.  

Bruno Serrou

27 CD Warner Classics 5054197604904. Enregistrements : 1991-2005. Durée : 31h 40mn. DDD. Œuvres de Beethoven, Berg, Brahms, Chostakovitch, Dvorak, Franck, Grieg, Haydn, Hindemith, Kirchner, Komarova, Lachenmann, Messiaen, Milhaud, Moussorgski, Mozart, Prokofiev, Ravel, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Stravinski, Tchaïkovski


dimanche 17 décembre 2023

Eblouissant «Elias» de Felix Mendelssohn-Bartholdy, énergique et fervent, de Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion avec un impressionnant Stéphane Degout

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 15 décembre 2023 

Raphaël Pichon. Photo : DR

La musique religieuse chez Felix Mendelssohn-Bartholdy occupe une place importante, dont la part la plus célèbre sont les oratorios Paulus et surtout Elias. C’est ce dernier qu’a donné l’ensemble Pygmalion sous la direction magistrale de son directeur fondateur Raphaël Pichon pour l’ultime concert classique de l’année 2023 à la Philharmonie de Paris 

Solistes, Raphaël Pichon, orchestre et choeur Pygmalion. Photo : (c) Bruno Serro

Tandis que l’Opéra de Lyon s’apprête à donner une adaptation scénique (1) de l’oratorio Elias, chef-d’œuvre d’inspiration biblique de Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), dans une mise en scène de Calixto Bieito, la Philharmonie de Paris vient de proposer une admirable interprétation de cette même partition sous sa forme originelle d’oratorio pour lequel le compositeur allemand a puisé la source dans l’Ancien Testament. L’on sait combien la musique de Jean-Sébastien Bach est redevable à ce dernier, qui a été l’un des principaux acteurs de la redécouverte de la création du cantor de Leipzig dont il a redonné de nombreuses œuvres, parmi lesquelles la Passion selon saint Matthieu, et reprit le flambeau dans l’art du contrepoint qu’il a su renouveler. Composé dix ans après son premier oratorio, Paulus, op. 36 (1834-1836), Elias, op. 70 (MWV A 25) est le volet central d’un triptyque qui devait se conclure par un Christus entrepris en 1847 et resté inachevé à la mort de son auteur. Composé dans la fièvre au début de l’été 1846, créé en anglais au Festival de Birmingham le 26 août 1846 sous le titre Elijah, avant que Mendelssohn en révise la partition pour une exécution à Londres le 18 avril 1847 - la version allemande est donnée à Berlin le 9 octobre suivant en l’absence du compositeur -, Elias (Elie) illustre le récit biblique tiré du premier Livre des Rois ainsi que de passages des Livre d’Esaïe et des Psaumes consacré à ce personnage zélé, fougueux, haut en couleur qui, tout au long de l’oratorio, acquiert à la fois la connaissance de sa propre personne et de son Créateur. L’œuvre, qui se concentre sur la lutte entre le prophète, le roi Achab et son épouse Jézabel, opposant son Dieu, Jéhovah, au dieu Baal vénéré par le couple royal, s’ouvre sur la prophétie de famine et de sècheresse faite par Elias, suivie des lamentations du peuple, le départ du prophète, la résurrection du fils de la veuve de la ville phénicienne de Sarepta, la destruction des prophètes de Baal, l’évocation du nuage miraculeux porteur de pluie qui suscite un chœur d’action de grâces, tandis que la seconde partie décrit la fuite d’Elie, son enlèvement au ciel et l’annonce de la venue du Messie. Le rôle-titre est le seul personnage de l’œuvre précisément associé à une voix, celle de la basse, les autres solistes et le chœur assurant quant à eux plusieurs rôles qui n’ont pas toujours d’identité définie : la contralto est simultanément l’Ange, la reine Jézabel et quelques caractères anonymes, les deux sopranos se partagent les rôles de la Veuve et deux autres Anges, et le ténor est tour à tour le prophète Abdias et le septième roi d’Israël Achab, enfin le chœur, qui représente le peuple se voit aussi confiée la méditation collective des croyants.
Stéphane Degout, orchestre et choeur Pygmalion. Photo : (c) Bruno Serrou

Construit en deux parties et quarante-deux numéros enchaînant chœurs, récitatifs et arie, l’oratorio rend clairement hommage à Johann Sebastian Bach ainsi que de Georg Friedrich Haendel ainsi que de Joseph Haydn, trois compositeurs dont Mendelssohn se plaisait à diriger les œuvres, tout en étant profondément imprégné du romantisme de son temps, avec un orchestre foisonnant, coloré, énergique, véritable acteur voire instigateur de la narration. Chœur, admirable de cohésion, et orchestre Pygmalion, impressionnant de justesse et de précision, ont confirmé dans l’exécution de cette grande partition leurs immenses qualités de son (moelleux, charnu, luxuriant, ample, miroitant, coloré, brûlant, plein de vie), d’homogénéité, d’unité, de sûreté technique, d’allant, de virtuosité, les deux éléments réunis (chœur et orchestre) constituant un véritable entité ayant l’habitude de se produire ensemble avec les mêmes motivations, les mêmes objectifs sous la houlette d’un très grand musicien au charisme évident, Raphaël Pichon. Ainsi, cet Elias de Mendelssohn aura connu ce pénultième vendredi de l’Avent une exécution éblouissante sous la direction magistrale, fervente et polychrome du directeur fondateur de Pygmalion à la tête de son remarquable ensemble Pygmalion, enrichi d’une brillante distribution. Dans le rôle-titre, campant un fougueux prophète, l’impressionnant Stéphane Degout, fabuleux d’engagement, de puissance, de caractérisation, de la colère la plus vindicative à la foi la plus humble et profonde. A ses côtés, une équipe de jeunes chanteurs à sa hauteur et fort cohérente, constituée des brillantes sopranos australienne Siobhan Stagg (Veuve et Ange I) et française Julie Roset (l’Enfant), mezzo-soprano canado-macédonienne Ema Nikolovska (Ange II et Reine Jézabel), et le solide ténor néo-zélandais Thomas Atkins (Roi Achab et Prophète Abdias), à qui il convient d’associer des chanteurs solistes venus du chœur Pygmalion qui ont eux aussi amplement participé à la réussite de cette mémorable soirée.

Raphaël Pichon, solistes, orchestre et choeur Pygmalion. Photo : (c) Bruno Serrou

Néanmoins, en guise de conclusion, une remarque en forme de question : pourquoi les ensembles dits «historiquement informés» jouent-ils la musique allemande avec un effectif de cordes distribué à l'états-unienne, comme le font de plus en plus de phalanges symphoniques dits «modernes»  (violons 1 et 2 côte-à-côte) et non pas selon la tradition européeenne, paticulièrement germanique, premiers et seconds violons séparés par altos et violoncelles ou par violoncelles et altos, ce qui, à l'écoute des parties de violons d'Elias où violons I et II se répondent ou se font échos les uns les autres ?... La réponse type «chacun faisaitt ce qu'il voulait» n'est ni suffisante ni satisfaisante.  

Bruno Serrou 

1) Du 17 décembre au 1er janvier

vendredi 15 décembre 2023

Rencontre avec Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre et de chœur à l’insatiable énergie

Laurence Equilbey. Photo : (c) Agnès Mellon

Cheffe d’orchestre et de chœur née à Paris en 1962, Laurence Equilbey est l’une des musiciennes les plus entreprenantes de France. Avide de découvertes et de créations, ouverte à tous les répertoires, du XVIIe au XXIe siècles, elle a fondé et forgé elle-même les outils nécessaires à la propagation de son art, autant auprès des professionnels que du grand public. Après avoir commencé à chanter enfant dans une chorale de Freiburg-im-Brisgau (Allemagne) où vivaient alors ses parents, elle a suivi des études de musicologie à la Sorbonne, d’écriture et de théorie au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, avant de se perfectionner à Vienne et en Scandinavie, notamment auprès d’Eric Ericson et de Jorma Panula. En 1992, elle fondait le chœur de chambre professionnel Accentus, en 1995 le Jeune Chœur de Paris pour chanteurs âgés de 16 à 24 ans, et en 2012 l’ensemble Insula Orchestra, qui est en résidence à La Seine musicale de l’Île Seguin à Boulogne-Billancourt, formation jouant sur instruments d’époque consacré à la musique des XVIIIe et XIXe siècles. Dans l’intervalle, elle lançait en 2004 le programme Tenso associant plusieurs grands ensembles vocaux européens en vue d’échanges de partitions, de coaching de jeunes chanteurs et compositeurs, et en 2007, elle prenait l’initiative du clavier portatif e-tuner manipulable « à l’aveugle » qui aide les chanteurs a capella à trouver dextrement la justesse au quart de ton près dans des environnements sonores défavorables. 

Laurence Equilbey, Choeur Accentus. Photo : DR

Bruno Serrou : En quelles circonstances l’idée de fonder le chœur de chambre Accentus vous est-elle venue ?

Laurence Equilbey : Voilà trente ans, pendant mes études à Vienne. Pour payer mes études, je chantais dans l’Arnold Schönberg Chor, chœur mixte professionnel créé en 1972 par Erwin Ortner. J’y ai notamment rencontré Nikolaus Harnoncourt, qui en était l’un des chefs privilégiés pendant plus de vingt ans. J’ai donc beaucoup travaillé sous sa direction. C’est là que j’ai à la fois eu envie de créer un chœur de chambre, ce que j’ai fait en rentrant à Paris, et dès que possible un orchestre d’instruments d’époque. J’ai donné à mon chœur le nom Accentus, terme tiré du chant grégorien qui est une règle d’écriture stipulant que l’on doit monter la mélodie quand un accent tonique se présente, et parce que la référence au latin est très présente dans le répertoire choral. A Vienne, je faisais des études de direction d’orchestre, et, chantant dans ce chœur, j’ai découvert quantité d’œuvres a capella, y compris les grands Francis Poulenc. En rentrant à Paris, j’ai ressenti le désir de faire les grandes pièces d’Arnold Schönberg et de Richard Strauss, et pour y parvenir il n’y avait à l’époque pas d’autre solution que de fonder un chœur professionnel. C’est pourquoi j’ai d’abord lancé Accentus. En fait, j’ai toujours voulu diriger en parallèle un chœur et un orchestre, mais Accentus m’a beaucoup mobilisée pour structurer un ensemble professionnel, trouver la technique idoine...

B. S. : Cette envie de diriger vous aurait-elle toujours occupé l’esprit ?

L. E. : Enfant et adolescente, je faisais du piano, de la flûte traversière, de la guitare, beaucoup de chant et un peu d’alto pour connaître les cordes. J’avais un tempérament un peu frondeur et insolant, j’ai toujours aimé être dans la codécision, dans la prise de risque, sinon le quotidien me stresse trop. La transmission est aussi très importante. Durant mes études à la Sorbonne, j’ai eu l’occasion de diriger l’orchestre des étudiants, c’est ainsi que j’ai eu la révélation de ce que je voulais faire. Je me suis sentie bien en me servant de mon corps, particulièrement dans la pratique du chant. J’ai eu envie de diriger assez tôt, vers 19-20 ans.

B. S. : Comment avez-vous entendu parler du chef de chœur suédois Eric Ericson ?

L. E. : A l’époque, la France avait encore des Centres d’art polyphonique, grâce à une volonté politique publique favorable à l’art choral. Eric Ericson était régulièrement invité par le Centre de Musique Baroque de Versailles et par le Centre d’art polyphonique d’Ile-de-France qui organisaient des master-classes avec lui. J’ai été parmi ses élèves. Parlant tous les deux l’allemand, j’ai pu avoir avec lui des conversations privilégiées et nous sommes devenus amis. Quand il était invité par le Chœur de Radio France, j’allais le chercher à l’aéroport et j’assistais à ses répétitions. Je l’ai beaucoup vu travailler, à Stockholm comme à Paris. C’est ainsi que l’on apprend le plus. Ericson était un maître du son, de la couleur, des équilibres, de la dynamique. J’ai beaucoup appris de cette technique nordique, et j’ai envie de faire prochainement une vidéo sur les quelques secrets de cette technique du son, parce que je pense qu’elle commence à se diluer en France. Non pas que je suis contre le son français, mais dans la technique du son, les chœurs allemands sont assez proches des suédois. Tandis que les anglais ont hérité du son des maîtrises, straight, très solide, mais il y a moins de moelleux. 

Laurence Equilbey, Insula Orchestra. Photo : DR

B. S. : Pourquoi avez-vous attendu vingt ans avant de créer Insula ?

L. E. : Je l’ai en effet créé en 2012. Parallèlement à Accentus, je menais une activité de cheffe d’orchestre invitée, soit une dizaine de concerts par an. Mais n’appréciant pas les instruments modernes dans les répertoires baroque, classique et du premier romantisme, je dirigeais toujours des œuvres conçues après Beethoven. Du coup, je m’interdisais l’accès à mon répertoire favori. Un jour, j’ai été sollicitée par le département des Hauts-de-Seine pour le projet de La Seine Musicale, et j’ai proposé la création d’une phalange sur instruments d’époque. Notamment parce que j’avais besoin d’équilibrer mon répertoire, et que je savais que ce pouvait être aussi un projet ouvert sur l’avenir, la transmission, l’innovation. C’est ainsi qu’est né Insula Orchestra.

B. S. : Insula est-il indépendant d’Accentus ?

L. E. : Les projets sont indépendants l’un de l’autre, mais leurs administrations comptent une communauté de postes. Accentus n’aurait pas seul les moyens d’avoir une équipe administrative complète. Le tout a été réuni en une entité juridique qui a pour nom Erda. Mais financements et identités sont distincts. Accentus est évidemment le chœur d’élection d’Insula pour l’opéra et l’oratorio. Mais Accentus travaille aussi avec d’autres orchestres. Je ne le dirige plus dans ses concerts a capella, à l’exceptions de pièces intégrées à des programmes mixtes. Je fais donc appel à des chefs invités. Accentus reçoit des subventions de la Ville de Paris et de la Région Normandie, étant en résidence depuis 1992 à l’Opéra de Rouen, ainsi que de l’Etat, et Insula des subsides de la Région Ile-de-France, mais c’est essentiellement le département des Hauts-de-Seine qui le soutient. Aujourd’hui, la diffusion est financièrement difficile. Plus personne n’a d’argent. Le public est plus ou moins revenu, mais nous avons eu très peur les trois premiers mois qui ont suivi la Covid-19, beaucoup de salles étaient à demi remplies.

La Seine Musicale vue depuis le Pont de Sèvres. Architecte : Shigeru Ban. Photo : DR

B. S. : Vous êtes également l’une des programmatrices de La Seine Musicale à Boulogne-Billancourt…

L. E. : En ce moment, la difficulté est l’obtention d’augmentations des subsides des tutelles. Tout augmentant, mécaniquement la marge artistique baisse. Or, il est dangereux de changer la voilure artistique et éducative. Pourtant, nous sommes contraints de grever ces postes. Mais il nous faut nous féliciter du suivi des tutelles, car c’est surtout le mécénat qui accuse le coup, les partenaires privés s’affolent. En plus, la musique classique est assez peu portée dans les territoires français en général. Autant, nous sommes très contents d’être à Paris et sa région avec les vaisseaux amiraux dont la capitale dispose, mais ce n’est pas toujours suivi d’une vraie politique dans les territoires.

B. S. : Outre le répertoire baroque et le premier romantisme, vous êtes très engagée dans le domaine de la musique contemporaine.

L. E. : J’ai créé une centaine d’œuvres, et Accentus passe toujours des commandes. Nous venons de participer au Panthéon à un œuvre de Pascal Dusapin, Accentus est en ce mois de novembre de la production de son Macbeth Underworld à l’Opéra-Comique, après avoir été de l’une des dernières créations de Kaija Saariaho l’année dernière, et surtout j’ai enregistré trois monographies discographiques, Pascal Dusapin, Bruno Mantovani et Philippe Manoury, et je dois en faire une quatrième consacrée à une jeune compositrice israélienne. Je me suis aperçue que, bien qu’attentive aux équilibres hommes/femmes dans ma programmation, je n’ai réalisé aucune monographie de compositrice. J’ai fait beaucoup de commandes, mais pas de disques. Le Jeune Chœur de Paris, qui est attaché à l’école du Département Supérieur pour Jeunes Chanteurs du Conservatoire Régional de Paris, fait au moins une création par an. Je continue de travailler avec Bruno Mantovani, qui, comme beaucoup d’autres, a envie de composer une très grande pièce. Il est de ces compositeurs qui désirent déployer les œuvres qu’ils envisagent d’écrire au-delà de quinze minutes, et nous n’avons pas trop les moyens de financer seuls de tels formats. Et surtout, les concerts programment de moins en moins d’œuvres longues dans le domaine contemporain. La création me manque, évidemment. Je reprendrai certainement. Avec mon délégué artistique, nous cherchons avec qui nous aimerions travailler. Nous recevons des partitions spontanément, mais en général elles sont néoclassiques, ce qui n’est pas un courant que nous suivons.

B. S. : Les tutelles vous obligent-elles à mettre l’accent sur la pédagogie ?

L. E. : C’est avant tout notre volonté. Nos actions éducatives sont prépondérantes dans notre activité. Au point que nous les emmenons spontanément en régions en avant-concerts, des choses faciles, ou des enfants qui assistent aux raccords, etc. Ce qui pèse dans notre budget, ce n’est pas tant le prix des cachets que celui des transports, des hôtels, les défraiements deviennent démentiels.

B. S. : Accentus et Insula sont des formations non-permanentes qui se réunissent en fonction des projets. Quel est leur réservoir de musiciens ?

L. E. : En fait, nous avons une base de musiciens généralistes qui couvrent tous les répertoires, participant à nos huit productions annuelles. D’autres sont plus spécialisés, certains en baroque, d’autres romantiques, etc. J’aime les grandes formations. Le chœur, c’est un peu pareil, mais la question du style est plus prégnante. Il y a des chanteurs généralistes qui sont tout terrain, et il y a des voix plus adaptées au baroque, d’autres plus riches et vibrées pour le romantisme. Ma technique de recrutement est très précise. Je voudrais d’ailleurs transmettre aux jeunes chefs de chœur la technique du choix des voix.

B. S. : Vous avez programmé en cette période de Noël 2023 Le Messie de Haendel. Où situez-vous Haendel, notamment en regard de Johann Sebastian Bach ?

L. E. : J’ai un rapport particulier avec Le Messie parce que mes parents ont vécu en Allemagne, où j’ai passé ma petite enfance, ils chantaient dans une chorale d’amateurs, parfois je les accompagnais, et ils donnaient souvent Le Messie. J’ai le souvenir de projets avec Nikolaus Harnoncourt, d’avoir entendu John Elliott Gardiner dans Haendel, et surtout William Christie. Etudiante au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, j’assistais souvent aux cours de Christie, qui y enseignait à l’époque. Dans les années 1990, tous étaient déjà des stars. C’est ainsi que j’ai découvert Haendel, directement sur instruments d’époque. Même si Haendel est parfois incroyablement profond dans sa description « sentimentale » dans les oratorios, il l’est bien davantage dans ses opéras. Bach n’ayant pas laissé d’opéras, il n’est pas possible de les comparer, mais dans la musique sacrée il est sûr que Bach va extrêmement loin dans le langage, avec aussi dans la science du contrepoint que Haendel n’a pas. Haendel est plus dans des grands effets, dans la ferveur et la précision, aussi, mais il réserve le spirituel à ses solistes, et il n’a pas écrit de messe, à l’exception d’un Te Deum, il n’a pas mené la même exploration spirituelle que Bach, ni la même énergie, ni les mêmes missions.

B. S. : Qu’y a-t-il dans Le Messie qui vous fascine ?        

L. E. : J’ai chanté Le Messie à Vienne sous la direction de Nikolaus Harnoncourt, ainsi qu’à Cardiff avec des Anglais qui m’avaient invitée pour l’occasion, à ma grande surprise. Je ne l’avais jamais dirigé moi-même, et je me suis dit qu’il me fallait impérativement le faire. Je confesse y effectuer des coupures, à l’instar de beaucoup de mes confrères, car cette œuvre est très longue. Et elle n’a rien à voir avec les Royal Fireworks Musics : dans Le Messie, nous ne sommes pas du tout dans les effets et la démonstration.

B. S. : Se trouve-t-il des éléments opératiques dans Le Messie ?

L. E. : Pas beaucoup. En action pure, un peu la naissance, et un petit peu la Passion, sinon l’oratorio conte une histoire. Il n’y a pas de personnages directement, pas même le Christ, contrairement aux Passions de Bach. On est tout de suite dans ce que cette histoire implique pour l’Homme, ce qui s’est passé, comment est vue la Rédemption. On est dans le contexte du commentaire et de la réflexion spirituelle, pas dans l’action. Les seuls oratorios de Haendel que j’ai dirigés jusqu’à présent sont Alexander Feast et le Te Deum de Dettingen. J’essaye de faire deux projets baroques par an, mais, après Le Messie, je n’ai pour le moment pas d’autre projet d’oratorio de Haendel. Or, il y en a beaucoup, alors il va me falloir choisir… Mais auparavant, je souhaite diriger la Messe en si mineur de Bach...

B. S. : Qu’a apporté Haendel à la musique par rapport à son contemporain Jean-Sébastien Bach ?

L. E. : Je pense qu’il a considéré le chœur comme un instrument véloce et habile pour la transmission du grand contrepoint, mais aussi du dramatisme, et qu’en la matière il a été un jalon capital dans l’histoire de l’art choral. Après lui, viennent les grands oratorios romantiques. Il a donc développé le genre au côté de Bach, plus encore peut-être, parce que dans  ses oratorios le chœur est extrêmement sollicité, ce qui est génial. Pas seulement pour de courtes interventions, mais souvent pour des grandes choses. En cela, je pense qu’il est vraiment très important pour l’histoire de l’oratorio. Bach et lui sont Saxons, le premier est resté en Saxe, le second a franchi la Mer du Nord. L’un est un protestant pur, l’autre est anglican. Haendel est beaucoup moins religieux que Bach. Il a d’ailleurs écrit tellement d’opéras que je pense qu’il connaissait mieux les choses de l’amour que celles de la religion.  

B. S. : Que pensez-vous de la situation des femmes dans le domaine de la direction d’orchestre aujourd’hui ? Il semblerait que la carrière leur soit désormais de plus en plus ouverte…

L. E. : C’est une impression, mais quand on regarde les chiffres, on constate que l’on est toujours à cinq pour cent des chefs programmés. Avant, on était à trois pour cent, ce qui donne un sentiment de progrès considérable. On est maintenant peut-être à six pour cent, mais ce n’est pas non plus foudroyant… Surtout à l’opéra, milieu moins ouvert encore que celui des orchestres. Cela bouge favorablement, plus que pour les metteuses en scène d’opéras, mais fort peu dans les régions. Heureusement, l’Orchestre de Paris fait des efforts à l’initiative de Laurent Bayle, qui a offert beaucoup de podiums féminins en son temps, et j’espère que l’Orchestre de Paris va persévérer. Radio France confie ses deux orchestres une ou deux fois par an à une femme, ce n’est pas non plus la bousculade. Cela dit, il ne faut pas trop exposer certains artistes, parce que cela peut leur brûler les ailes d’être trop exposés et trop rapidement. Il est néanmoins vrai que l’on est aujourd’hui dans le mieux. Mais cela va-t-il durer ? Je n’en suis pas certaine, car si la feuille de route du ministère de la Culture est très bonne, elle n’est pas forcément exécutée, ce qui est regrettable. Quand j’ai enregistré les symphonies de Louise Farrenc, j’ai donné des concerts confrontant Farrenc et Beethoven. Je vais faire de même avec Emilie Mayer que je vais mettre face à Schubert. J’aime la confrontation parce que sinon on a l’impression que les femmes ne peuvent pas être jugées selon les mêmes critères que les hommes. Cela dit, c’est ce qui se passe dans le sport, mais pour des raisons valables puisque les performances reposent sur des critères physiques et physiologiques, non pas intellectuelles. Au sein d’Insula, je veille à avoir un bon quota de garçons, parce que tout compte fait il y a énormément de femmes parmi les cordes, surtout dans les violons, et je tiens à la mixité, parce qu’inversement on peut n’avoir que des violons féminins, tandis que tous les chefs d’attaque sont des hommes. Ici, nous veillons à l’équité.

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, mardi 31 octobre 2023


jeudi 14 décembre 2023

Quatre siècles de musique étaient au programme du dernier concert 2023 de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 13 décembre 2023 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Pour son dernier concert de l’année 2023, l’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä ont proposé un programme passionnant couvrant quatre siècles d’histoire de la musique qu’ils ont organisé dans un ordre décroissant, commençant chacune des deux parties par l’œuvre la moins ancienne, XXIe/XVIIIe, XXe/XIXe siècles.


Klaus Mäkelä, Peter Mattei, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme le veut la coutume, chaque partie était introduite par la partition la plus courte. Néanmoins, en dépit de leur brièveté, ces deux œuvres confinent aux chefs-d’œuvre. Tel est assurément le cas du concis (cinq minutes) mais magistral Subito con forza (Immédiatement avec force) pour orchestre, brillant hommage à Ludwig van Beethoven pour son deux cent cinquantième anniversaire créé le 24 septembre 2020 à Amsterdam par l'Orchestre du Concertgebouw et Klaus Mäkelä dans lequel Unsuk Chin ne cite pas le maître de Bonn mais en adopte énergie, force, gestes, tournures, couleurs et contrastes, et effectifs (bois par deux, deux cors, deux trompettes, timbales, douze premiers et dix seconds violons, huit altos, six violoncelles, quatre contrebasses) tout en faisant œuvre singulièrement originale avec un matériau sonore étincelant, clair et résonant grâce notamment à l'apport d’un piano et d’une riche percussion. Cette pièce préludait à la sublime cantate pour voix soliste et orchestre (hautbois/hautbois da caccia, deux violons, alto, orgue positif et basse continue solo) Ich habe genug (Je suis comblé) BWV 82 composée en 1727 par Johann Sebastian Bach pour la fête de la Purification de la Vierge Marie. Comptant deux récitatifs et trois arie, l’œuvre commence par une sombre aspiration à la mort et se termine dans la joie d’une mort rédemptrice, le tout encadrant une magnifique aria centrale « Schlummert ein, ihr matten Augen » (Endormez-vous, mes yeux si las) connue sous le nom de Schlummeraria (Air du sommeil). La partie soliste était confiée à l’excellent baryton suédois Peter Mattei, brillant Amfortas dans Parsifal de Richard Wagner, davantage dans la beauté plastique du chant, magnétique, que dans l’intensité dramatique, dialoguant de son timbre aux couleurs minérales en parfaite concordance avec le chaleureux hautbois solo de l’Orchestre de Paris, Alexandre Gattet.

Klaus Mäkelä, Petteri Iivonen (violon solo invité), Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

En ouverture de seconde partie de la soirée, un ultime hommage en cette année de son centenaire de naissance, a été donné à György Ligeti avec son extraordinaire Atmosphères. Partition de moins de dix minutes qui illustre une part de la pensée créatrice du compositeur qui consiste à suspendre l’harmonie au profit de son soutenus. L’œuvre, qui se présente comme une étude sur la perméabilité des structures musicales que Ligeti avait précédemment évoquée dans son essai Métamorphoses de la Forme Musicale s’ouvre sur un groupe en total chromatisme couvrant plus de cinq octaves, délicatement tenu par cordes et bois d’où se détachent divers groupes d’instruments suivis d’une multitude de « brins de tissu sonores » réintégrant la composition avec des changements de timbres et de durées qui font cheminer la pièce. Trois semaine après l’Orchestre National de France dirigé par François-Xavier Roth (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/festival-ligeti-1-francois-xavier-roth.html), l’Orchestre de Paris a fait sonner à son tour avec souplesse les alliages serrés qui, avec la plastique enveloppante et souple de la phalange et sous l’impulsion de Klaus Mäkelä, a sonné avec à-propos de façon particulièrement analytique. Profitons de l’évocation de ces deux exécutions rapprochée d’une même œuvre de Ligeti pour regretter l’absence à Paris, dans le cadre de ces hommages à l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle, d’œuvres aussi marquantes que le Requiem, Ramifications pour double orchestre à cordes, Apparitions, Melodien et San Francisco Polyphony ou le Concerto hambourgeois… La tragique Symphonie n° 4 en mi mineur op. 98 de Johannes Brahms qui concluait la soirée a été moins convaincante que le reste du programme, la vision de Klaus Mäkelä manquant de liant, de cohésion, de profondeur, de mélancolie, de tensions internes, trop découpée en plans-séquences, le jeune chef finlandais s’attachant à tirer des pupitres de l’Orchestre de Paris des sonorités trop brillantes et lustrées, au détriment des basses grondantes et des résonances sépulcrales typiques du maître hambourgeois dont l’écriture caractéristique est celle d’un compositeur ayant la tête dans les timbales.

Bruno Serrou 

Philippe Jaroussky et Benjamin Lazar ressuscitent avec ferveur un magistral «Orfeo» venu du seicento pour les 40 ans de l’Arcal

Paris. Théâtre de l’Athénée. Mardi 12 décembre 2023 

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : (c) S. Gosselin

Le mythe d’Orphée et de sa lyre est intimement lié à l’histoire de l’opéra depuis ses origines jusqu’à nos jours, avec plus d’une cinquantaine de partitions recensées. Cela depuis Jacopo Peri (1561-1633) et son Euridice conçu pour le Palais Pitti de Florence où il a été créé en 1600, deux ans après Dafne, son premier essai, et sept ans avant le premier chef-d’œuvre accompli de l'histoire du théâtre lyrique, L’Orfeo de Claudio Monteverdi en 1607. 

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : (c) S. Gosselin

Pour ses quarante ans d’existence, l’Arcal (Atelier de recherche et de création pour l’art lyrique), compagnie nationale de théâtre lyrique et musical créée en 1983 par le metteur en scène Christian Gangneron aujourd’hui dirigée par Catherine Kollen, a programmé une tournée commencée à Montpellier consacrée à une production inédite de l’Orfeo d’Antonio Sartorio (1630-1680), opéra sorti de l’oubli en 1970 avec l’enregistrement de René Clemencic avant d’y retourner.

Opéra en trois actes sur un livret d’Aurelio Aureli (v.1630-v.1708) plus développé que celui d’Alessandro Striggio pour Claudio Monteverdi, l’Orfeo du Vénitien Antonio Sartorio créé au Teatro San Salvatore de Venise le 14 décembre 1672, repris à Vienne quelques mois  plus tard puis à Venise en 1679, est beaucoup plus long et l’action moins resserrée, avec une diversité de personnages plus large et aux caractères tous plus colorés les uns que les autres, prêtant à la fois à la gravité et à la farce, tandis que l’écriture vocale se fonde non pas sur le recitar cantando florentin mais sur le cantar recitando vénitien, avec une séparation claire récitatifs/aria, les premiers étant intercalés entre les nombreuses arie (une cinquantaine) toutes plus brillantes les unes que les autres, la déclamation tendant à l’aria, passerelle entre le style vénitien et l’opera seria napolitain. Au mythe d’Orphée et Eurydice qui occupe en fait les quarante-cinq dernières minutes des deux heures trois-quarts de la partition, les auteurs ajoutent une diversité d’intermèdes comiques et d’intrigues plus ou moins loufoques faisant intervenir des personnages saugrenus comme Hercule et Achille. S’inspirant de la version d’Ovide que reprendra deux siècles plus tard l’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, le mythe devient le prétexte à une savoureuse satire de l’amour et de ses méfaits.

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : (c) S. Gosselin

Les scènes de ce drame de la jalousie centré sur le classique trio - une femme aimée de deux hommes, qui plus est des frères - sont courtes, les personnages nombreux. En effet, outre les deux héros de la tragédie, Orfeo et Euridice, l’opéra introduit plusieurs personnages, les deux frères d’Orfeo, le médecin Esculapio et surtout Aristeo, autre amoureux d’Euridice ce qui suscite la jalousie d’Orfeo, sa malheureuse fiancée abandonnée Autonoe, et la nourrice-entremetteuse Erinda, ainsi que leur tuteur le centaure Chirone, le berger Orillo, Ercole et Achille, soit dix rôles, certains tenant en outre plusieurs personnages auxquels il convient d’ajouter trois mimes revêtus des attributs de sanglier, de cerf et de lion. Le poète musicien et son épouse forment un couple ordinaire, Euridice inconditionnelle amoureuse, et Orfeo, macho aveuglé par la jalousie au point d’engager un tueur dans le but d'assassiner sa femme.

La Passion amoureuse suscite donc davantage de souffrance que de joie, la jalousie, la misogynie, les frustrations y font régner l’Enfer sur Terre. Orfeo est un être possessif et méfiant, doutant de l’amour de sa femme, elle-même sujette à la violente passion du frère de son époux, Aristeo, qui provoque le drame lorsque cette dernière, tentant d’échapper à ses avances, est piquée par la vipère fatale, tandis que l’autre frère d’Orfeo, le sage médecin Esculapio, considère avec cynisme la tragédie qui se déroule sous ses yeux. Certains rôles, dès cette époque-là, sont interchangeables, des personnages masculins étant chantés par des femmes et des rôles féminins chantés par des hommes. Le croisement des sexes était double-face, comme me disait Rinaldo Alessandrini (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/entretien-claudio-monteverdi-et-rinaldo.html). Ainsi, Orfeo et son frère Aristeo sont campés une soprano et une mezzo-soprano, tandis qu’Erinda revient à un ténor, et que l’on ne retrouve que deux contre-ténor, dans des rôles secondaires, Achille et Orillo, à qui revient une longue aria de bravoure dans le dernier acte, cadre de l’issue fatale, la mort d’Euridice qui avait pourtant supplié son mari de ne pas se retourner pour la regarder avant de voir le soleil. Les deux premières heures sont une véritable course d’airs et de récitatifs chantés s’enchaînant à l’envi comme un flux interrompu de sacs et de ressacs marin, tandis que le dernier acte, le plus bouleversant de l’ensemble, présente une guirlande de lamenti tous aussi somptueux qu’ils soient mis dans la bouche d’Euridice où dans celles d’Autonoe et bien sûr d’Orfeo.

Antonio Sartorio (1630-1680), Orfeo. Photo : S. Gosselin

La mise en scène de Benjamin Lazar est d’une vivacité et d’une vérité psychologique d'une grande humanité non dénuée d’humour, mais un humour jamais graveleux ni excessif, toujours dans la finesse, le metteur en scène suscitant de véritables prouesses d’acteurs, la troupe réunie pour cette production prenant un évident plaisir à jouer et à chanter cette tragi-comédie, donnant à ses personnages mythiques la consistance d’êtres de chair et de sang aux passions, actions et réactions des plus contemporaines dans des costumes de grande beauté d’Alain Blanchot qui situent bel et bien l’action aux temps de la tragédie gréco-romaine vue à travers le prisme de l’époque classique française. Cela au sein d’une scénographie d’Adeline Caron au cœur d’un décor en arc de cercle tel un amphithéâtre antique avec en son centre un ring tournant cerclé de praticables aux nombreux dégagements circonscrit de rideaux de miroirs pivotants.

Réunissant une équipe de jeunes chanteurs, la distribution est irréprochable. Dans le rôle-titre, Lorrie Garcia campe de son timbre moelleux de mezzo-soprano un ombrageux Orfeo, tandis qu’a contrario la soprano Michèle Bréant est une lumineuse Euridice. La mezzo-soprano Eléonore Gageay peint de sa voix opulente un entreprenant Aristeo, la soprano Anara Khassenova une constante et délicate Autonoe. Le ténor Clément Debieuvre emporte l’adhésion avec son ébouriffante Erinda qui en fait beaucoup tout en évitant les pièges qu’un tel emploi peut susciter au risque de la vulgarité, le baryton-basse Alexandre Baldo s’illustre dans le double rôle d’Esculapio et Pluto, et le baryton-basse Matthieu Helm impose sa voix au profond métal tout en affirmant une impressionnante maîtrise des béquilles en vétéran Chirone affublé d’une crinière, d’une queue et de sabots de cheval, et en Bacco feuillu. Le ténor Abel Zamora en Ercole et surtout le contre-ténor Fernando Escalona, qui emporte l’adhésion en Achille dans une longue aria fleurie qui lui a réservé le compositeur, et Guillaume Ribler est un hilarant berger funky complètent prestement le plateau.   

Dans la fosse du Théâtre de l’Athénée, dix-sept musiciens de l’ensemble Artaserse dirigé par son fondateur, le contre-ténor Philippe Jaroussky, qui aime profondément ce répertoire dont il fréquente les arcanes comme peu de musiciens pour les vivre dans sa chair depuis des lustres de ses propres cordes vocales vibrant par tous les fibres de son être, brille de tous ses feux, donnant à la production une vivacité, une étoffe sonore scintillant de couleurs brûlantes et bigarrées, les instruments anciens (deux violons, alto, harpe, deux violes de gambe, violoncelle, liron/guitare baroque, théorbe/guitare baroque, deux cornets, deux flûtes à bec, deux percussionnistes, deux clavecins, le premier aussi orgue) sonnant toujours juste et sans décalages, malgré l’allant poussant les instrumentistes à une virtuosité constante.

Bruno Serrou