vendredi 18 octobre 2024

Le « cri » fabuleux du jubilée de l'Arditti Quartet à la Cité de la Musique en quête inextiguible d'inouï

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Auditorium. Jeudi 17 octobre 2024

Photo : (c) Bruno Serrou

Concert jubilée à la Philharmonie de Paris/Cité de la Musique de l’Arditti String Quartet, le plus grand quatuor d’archets dédié à la création contemporaine : fondé en 1974 par le violoniste britannique Irvine Arditti, il a en effet créé plusieurs centaines d’œuvres des plus grands compositeurs de notre temps. Pour le concert de son demi-siècle d’existence, le Quatuor Arditti a programmé trois œuvres en création d’autant de jeunes femmes (Diana Soh, Cathy Milliken, Chaya Czernowin) confrontées à une œuvre-phare, le fantastique Quatuor n° 3 « Grido » (« cri » en italien) d’Helmut Lachenmann écrit pour les Arditti en 2001. Un fabuleux moment offert au public parisien d’un immense compositeur pour quatre musiciens de génie. Le concert était dédié au deuxième de ses violoncellistes, qui en fut membre pendant vingt-six ans, de 1979 à 2005, l’immense Rohan de Saram, mort à 85 ans le 29 septembre dernier.

Photo : (c) Bruno Serrou

Créateur d’une trentaine d’œuvres nouvelles par an, modèle du Quatuor Diotima actif depuis 1996, d’un an postérieur au Chronos Quartet créé en 1973 en Californie par David Harrington à l’audience plus grand public car moins regardant côté innovation, le Quatuor Arditti a été fondé en 1974 par le violoniste Irvine Arditti (né en 1953), alors étudiant à la Royal Academy of Music de Londres avec trois confrères, le Quatuor Arditti a travaillé très tôt en étroite collaboration avec les compositeurs, s’imposant rapidement comme l’une des formations majeures dans le domaine de la musique contemporaine, à l’instar de ses aînés états-uniens du Quatuor LaSalle actif de 1946 à 1987 avec l’indestructible Walter Levine. « La direction de l’Académie m’avait demandé de réunir un quatuor d’archets pour un concert donné en l’honneur de Krzysztof Penderecki », se souvient Irvine Arditti dont l’intérêt pour la musique contemporaine « remonte aux années 1960, à l’écoute d’Olivier Messiaen, Iannis Xenakis en 1966, Karlheinz Stockhausen, György Ligeti en 1968… »

Connus pour aimer les œuvres techniquement les plus ardues, occupant une niche en musique de chambre où les maîtres classiques dominent, donnant au moins une fois leur chance à tous compositeurs d’entendre leur musique jouée dans des conditions optimales, les musiciens du Quatuor Arditti ont vite vu affluer les propositions de compositeurs d’écrire pour leur formation. « Le premier a été notre compatriote Jonathan Harvey », rappelait Irvine Arditti lorsque je l’interviewais en octobre 2017. Une véritable collaboration avec les compositeurs a suivi, tout au long du processus de création. Ainsi, grâce à l’ensemble, les techniques de jeu des cordes ont considérablement évolué durant le dernier demi-siècle. « Peut-être est-ce le compositeur allemand Helmut Lachenmann qui a le plus développé la technique, selon Irvine Arditti. Nous avons travaillé avec lui de façon très fouillée pour devenir les interprètes idéaux de sa musique. Mais la musique n’est pas une question de techniques de jeu. De nombreux compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’être intéressants. ».

Diana Soh (née en 1984) et le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou

Invité pour des concerts et des master-class dans le monde entier, le Quatuor Arditti a une discographie impressionnante avec près de trois cents CD et DVD, parmi lesquels l’extraordinaire Helikopter-Streichquartett extrait de l’opéra Mittwoch aus Licht de Karlheinz Stockhausen embarqués (et enregistrés) en 1995 dans quatre hélicoptères Alouette III en vol pilotés par autant de pilotes de l’armée de l’air néerlandaise. En 1999, le Quatuor Arditti remportait le prix Musique Ernst von Siemens, premier et seul quatuor à cordes à avoir reçu ce prix à ce jour. Énumérer les créations du groupe serait fastidieux, avec vingt à cinquante partitions nouvelles par an depuis cinquante ans pour atteindre le chiffre phénoménal de quatre cents créations mondiales pour un répertoire de plus de mille deux cents œuvres, de Georges Aperghis à Iannis Xenakis, en passant par Louis Andriessen, Luciano Berio, Philippe Boesmans, John Cage, Elliott Carter, James Dillon, Hugues Dufourt, Pascal Dusapin, Philip Glass, Georg Friedrich Haas, Jonathan Harvey, Klaus Huber, Philippe Hurel, Betsy Jolas, Philippe Manoury, Olga Neuwirth, Maurice Ohana, Wolfgang Rihm, Rebecca Saunders, Giacinto Scelsi, Salvatore Sciarrino, Karlheinz Stockhausen… Citer tous les compositeurs qui leur sont redevables engendrerait une bien trop longue litanie digne d’un bottin londonien au temps où ce type de publication était encore édité…

Au cours des années, les pupitres titulaires ont changé, mais Irvine Arditti reste l’indéfectible leader. Le violoniste britannique est aujourd’hui entouré de son confrère arménien Ashot Sarkissjan, de l’altiste brésilien Ralf Ehlers et du violoncelliste allemand Lucas Fels. Parmi les œuvres dont Irvine Arditti est le plus fier d’être à l’origine avec son ensemble figurent Tetras de Xenakis et Grido de Lachenmann. « C’est peut-être Lachenmann qui a le plus développé les techniques de jeu du quatuor à cordes et nous les avons travaillées avec lui dans leurs moindres détails pour les comprendre et devenir ses interprètes idéaux, me disait Irvine Arditti en 2017. La musique n’est en aucun cas une question de techniques de jeu mais il faut les assimiler pour jouer la musique contemporaine. Néanmoins, nombre de compositeurs ne les utilisent pas, ce qui ne les empêche pas d’écrire une musique intéressante. »

Chaya Czernowin (née en 1957) etc le Quatuor Arditti. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme proposé par les Arditti ce 17 octobre confirme combien Helmut Lachenmann est la référence absolue de la création musicale contemporaine. Aujourd’hui âge de 88 ans (il aura 89 ans le 27 novembre), il est à l’instar d’un Schönberg et d’un Stockhausen l’un des parangons de la modernité musicale germanique, l’un de ceux qui ont le plus apporté à la musique des cent dernières années. C’est en effet à l’aune de son troisième quatuor à cordes que les trois œuvres en création ont résonné. Toutes étaient proposées en première partie, entièrement dévolue à la création musicale au féminin. Trois compositrices de trois nationalités et esthétiques différentes ont été choisies par le Quatuor Arditti pour célébrer son jubilée. La compositrice d’origine singapourienne vivant à Paris, Diana Soh (née en 1984) a conçu pour l'occasion And those who were seen dancing (Et ceux que l’on avait vu danser), citation attribuée à Friedrich Nietzsche (« Et ceux que l’on voyait danser étaient jugés fous par ceux qui n’entendaient pas la musique ») qui a inspiré une partition d’un grande concision rebondissant avec vivacité entre chacun des musiciens, qui font entendre leurs voix prolongeant ainsi les sons de leurs instruments, jouant à la fois sur la musique populaire et sur la musique la plus complexe, « cette ‘’chose’’ folle et impossible produite par les compositeurs et quelques interprètes ‘’demeurés’’ » (Diana Soh) qui inspire une écriture vive aux rythmes particulièrement allant, ainsi que des sonorités énergiques et percussives. Autre partition en création mondiale, d’une temporalité plus développée tant il y manque de souffle et d’inventivité, Ezov (Moss) du nom de la plante ezov (mousse) de l’Israélienne Chaya Czernowin (née en 1957), dont le matériau sonore et technique reflète les particularités de la mousse, organisme simple, de petite taille, végétatif, sans tissus de soutien solides. Entre ces deux premières mondiales, le Quatuor Arditti a donné la création française de In Speak (En parlant) de l’Australienne Cathy Milliken (née en 1955), membre fondateur en 1980 de l’Ensemble Modern de Francfort-sur-le-Main dont elle est la hautboïste. Cette pièce au caractère onirique fait aussi appel à la voix des instrumentistes, qui expose des fragments du poème Octopus Rehearsal de Matthew McDonald que la compositrice glisse dans la trame sonore de l’ensemble qui se densifie peu à peu en phases se faisant plus clairement compréhensibles dans la section centrale dont l’énergie cinétique portée à son zénith conclut l’œuvre de façon abrupte sur un « jet d’archet ».

L’on sent combien l’influence d’Helmut Lachenmann  est prégnante dans les générations qui suivent la sienne, et la présence du chef-d’œuvre du maître jette une ombre opaque dès les premières notes. Chez le compositeur allemand se manifeste la volonté de pousser les instruments jusque dans leurs ultimes retranchements, les cordes dans les nuances les plus extrêmes. Au-delà de la démarche expérimentale, cette œuvre donne à entendre une vision du monde, d’une grande humanité mais sans aucune concession. Composée en 2000-2001 pour le Quatuor Arditti dont chacun des membres de l’époque a reçu la dédicace à titre personnel, est le troisième volet du triptyque que le compositeur allemand a consacré à ce jour au genre - il conviendrait d’y associer la Tanzsuite mit Deutschlandlied pour orchestre et quatuor à cordes de 1979-1980. Chacun porte un titre (Gran Torso, 1972, Reigen seliger Geister, 1989, et Grido), et marque une étape importante dans la création de leur auteur. De ce troisième quatuor, Lachenmann a tiré en 2004 une version pour orchestre à cordes qu’il a intitulée Double (Grido II). Dans Grido, le passé ne se présente pas sous forme d’une quelconque réminiscence, mais de façon subliminale. Le processus utilisé par Lachenmann est un combat non-linéaire, non-discursif qui suscite un nouvel éclat. Lachenmann le saisit en puisant dans son propre terreau, qui inclut consciemment le passé. Comme il le dit lui-même, « il y a une grande différence entre regarder en arrière - ce qui est parfois nécessaire - et revenir - ce que je n’ai jamais fait. Seuls les gens qui pensent  de façon très superficielle peuvent être déçus par mon évolution. Ils veulent me voir à un certain endroit, mais ils ne peuvent déjà plus m’y trouver. Cela m’amuse. Et j’espère. » 

Helmut Lachenmann (né en 1935) testant la résonance du dos du violon et de l'archet à côté de leur propriétaire, Irvine Arditti. Photo : DR, archives du Quatuor Arditti

A propos d’un accord d’ut majeur qui apparaît (avec des fluctuations micro tonales) dans ce troisième quatuor, Lachenmann remarque : « Je suis tout à fait d’accord pour ne pas stigmatiser immédiatement un regard sur le passé comme un pas en arrière. J’ai ainsi pu citer dans mon dernier quatuor l’accord d’ut majeur - qui sonne à la fois de façon comparable et différemment dans la Création de Haydn et dans l’ouverture des Maîtres-Chanteurs de Wagner -, en l’invoquant en somme stylistiquement à contretemps. Il rappelle tout ce qu’il représentait jadis sans qu’alors on s’interroge ; il est étranger et peut en même temps faire l’objet d’une expérience nouvelle. Voilà ce que je nommerais une utilisation dialectique de ce qui est ancien et usé - d’un coup cet ut majeur redevient vierge. C’est justement en m’emparant de ce qui semble connu que je veux trouver quelque chose que je ne connais pas encore. Car j’entends sortir de mon ego, de cet obscur grenier rempli de réflexes conditionnés. » Comme l’écrit le musicologue Péter Szendy, c’est en élargissant progressivement le spectre et les méthodes de la « musique concrète instrumentale », que Lachenmann est passé de l’idée d’une dialectique du matériau, dont il s’agit pour lui de faire apparaître et de déconstruire les connotations (ou l’aura, selon l’expression de Lachenmann), vers l’utilisation critique d’objets de la tradition, le défi consistant alors à faire sentir une tension entre ce que le compositeur nomme « magie » des sons et leur inscription dans l’œuvre comme un travail de l’intellect, dont la fonction, sinon la mission, est de briser ladite magie de l’immédiateté sonore.

Dans cette œuvre dont ils sont les dépositaires, les Arditti ont tout simplement hypnotisé le public de ce jeudi soir. Magnifiquement joué par les quatre archets, avec une précision incroyable et un bonheur évident, coulant avec infiniment de naturel tel un grand classique, cette œuvre capitale du XXIe siècle de près d’une demie heure s’est écoulée à la vitesse de la lumière. Les sonorités feutrées et charnelles à la fois, d’un grand « confort », des Arditti ont instillé à cette œuvre bruitiste la dimension d’un grand classique, dans la descendance des derniers quatuors de Beethoven, dans l’invention, surtout lorsque l’œuvre s’éteint tandis que les archets voltigent sur les cordes. Le classicisme de l’œuvre culte est devenu si évident que les passages avec les archets frottant sur diverses parties du corps et des cordes des instruments n’a pas même suscité de sourires dans la salle, contrairement à ce qui aurait pu être, me souvenant d’une soirée de janvier 2013 Salle Pleyel où je distinguais derrière moi que derrière moi un spectateur glisser à son voisin qu’il avait cru entendre Frankenstein ou quelque bande son de film d’horreur... 

Comme l'a constaté Irvine Arditti à la fin du concert devant un public qui réclamait un bis, impossible de jouer autre chose après un chef-d'oeuvre tel que le Quatuor n° 3 « Grido » d’Helmut Lachenmann...

Bruno Serrou

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire