Paris. Opéra-Comique. Festival d'Automne. Salle Favart. Lundi 28 octobre 2024
Œuvre d’un désespoir abyssal et
d’une errance mortifère d’une femme qui espère trouver un « bouton/bonheur »
afin de ressusciter son enfant mort soudainement. Picture the day like
this de George Benjamin est un drame
lyrique asphyxiant de douleur et d’affliction. Une partition dont on ne sort
pas indemne après audition. Avec une déchirante Marianne Crebassa en tête
d’une brillante distribution dirigée par le compositeur et dans la fosse des membres de
l’Orchestre Philharmonique de Radio France au cordeau
George Benjamin, celui qu’Olivier Messiaen imaginait
être Mozart réincarné au même âge lorsqu’il le découvrit adolescent, est devenu
quarante-cinq ans plus tard l’un des compositeurs les plus fascinants de notre
temps. Chacune de ses œuvres nouvelles entre sans attendre parmi les
chefs-d’œuvre de notre temps, au point que ces dernières années il a été le
centre de rétrospectives majeures à Londres, Tokyo, Bruxelles, Strasbourg,
Berlin et Madrid. Mais c’est en France que le compositeur britannique reçoit ses commandes les plus importantes, l’événement fondateur étant le Festival
d’Automne à Paris 2006. Cette année-là en effet, la manifestation fondée par
Michel Guy en 1972 et sa directrice musique Joséphine Markovits lui commandaient son premier opéra, Into the Little Hill pour
soprano, contralto et quinze instruments créé le 22 novembre 2006 en
l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille (qui porte aujourd’hui le nom d’Olivier
Messiaen) par Anu Komsi, Hilary Summers et l’Ensemble Modern de Francfort
dirigé par Franck Ollu. Le librettiste en était Martin Crimp, les deux
créateurs allant collaborer pour les trois opéras suivants, Written on Skin (2012) (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2014/07/dvd-written-on-skin-de-george-benjamin.html),
Lessons in Love and Violence (2018)
(voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/10/le-poignant-opera-lessons-in-love-and.html),
et Picture a day like this, qui vient
de faire l’objet de sa première parisienne à l’Opéra-Comique, l’un de ses sept
coproducteurs. Initié par le Festival d’Aix-en-Provence, qui en a donné la
création le 5 juillet 2023 dans le petit Théâtre du Jeu de Paume avec la même
équipe artistique, à l’exception des instrumentistes, puisque des membres de
l’Orchestre Philharmonique de Radio France se sont substitués à ceux du Mahler Chamber
Orchestra…
Une fois de plus, à l’instar des
trois précédents ouvrages scéniques, c’est dans le cadre du Festival d’Automne
que Picture a day like this (Imaginez une journée comme celle-ci) a
été donné pour la première fois à Paris, à l’Opéra-Comique, après l’avoir été à
Londres et Strasbourg et avant Luxembourg, Cologne et Naples. Dans cette œuvre
fondamentalement pessimiste, George Benjamin et Martin Crimp puisent une fois
de plus dans divers récits populaires venus de plusieurs cultures, comme La Chemise de l’Homme Heureux de Léon Tolstoï ou le texte bouddhiste du Dharmapada, pour conter l’errance d’une
Femme qui a perdu son jeune enfant, événement tragique qu’elle pourrait
cependant abolir si elle venait à rencontrer quelqu’un qui puisse témoigner
d’un bonheur authentique. « Trouve une seule personne en ce monde, et
arrache un bouton de sa manche. Fais-le avant la nuit et ton enfant reviendra à
la vie. » Cette phrase que trouve dans un livre la Femme qui vient de
perdre son fils « à peine avait-il commencé à faire des phrases complètes qu’il
est mort », tandis qu’elle n’arrive pas à se résoudre au deuil, suscite le
véritable chemin de croix que représente l’opéra. Ainsi, au cours de cette seule
journée, à la façon de Reigen de
Philippe Boesmans dans un autre contexte (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html),
l’héroïne enchaîne les rencontres, ici six personnages en sept étapes ou scènes
(sept étant le chiffre parfait) qui auraient toutes les raisons d’être heureux, mais qui n’y parviennent pas. La Femme (soprano) croisera ainsi un couple
d’amants (soprano/contreténor), dont l’amour se révèle hypocrite et mensonger, un
artisan (ténor) couvert de boutons qui pratique l’automutilation, une
compositrice (soprano) adulée et son assistant (contreténor) qui souffrent d’anxiété
permanente, un collectionneur d’œuvres d’art (ténor) en quête d’amour, qui, à l’instar
de Barbe-Bleue dans l’opéra de Bartók, ouvre enfin la porte de l’Eden détenu
par Zabelle (mezzo-soprano), un être qui ressemble à la Femme tant elle a été
elle-même victime du malheur qu’elle découvre dans le jardin enchanté qu’elle s’est
construit où des fleurs reprennent vie et qui la conduisent à reprendre enfin
espoir et à se demander « pourquoi pas mon fils ? », mais
Zabelle lui apprend qu’elle est heureuse parce qu’elle n’existe pas et qui
finit par lui donner le bouton tant désiré. « Je me suis retrouvée où ça a
commencé, conclut la Femme - mon enfant était étendu sur son petit lit
d’enfant. […] Cette page est arrachée du grand livre des morts - perforée par
le chagrin - cousue avec du fil humain - personne ne peut le modifier.
Maintenant comprends-tu ?... »
La création parisienne de Picture the day like this confirme l’évidence,
la paire George Benjamin et Martin Crimb constitue bel et bien l’une des
équipes compositeur/librettiste les plus inspirés de l’histoire de l’art
lyrique, de la vaine des Monteverdi / Giovanni Francesco Busenello, Lully /
Molière, Mozart / Da Ponte, Richard Strauss / Hugo von Hofmannsthal. En moins
de soixante-dix minutes, leur quatrième ouvrage en commun enchaîne sept scènes d’une
force psychologique et d’une efficacité dramatique étourdissantes dont l’action
est focalisée sur le personnage central et se déploie dans un temps et dans un
espace indéterminés. Les deux auteurs ont une fois de plus fait appel à Daniel
Jeanneteau et Marie-Christine Soma pour la mise en scène, tandis que le
vidéaste Hicham Berrada illustre de façon merveilleusement onirique le jardin,
d’Eden de Zabelle. La musique de Benjamin se fond dans le texte de façon
fusionnelle, et se densifie sans jamais se faire impénétrable, entrant dans la
chair de l’auditeur qui ressent de façon pénétrante la moindre inflexion de la
partition qui exhale la douleur la plus
déchirante, le compositeur dirigeant lui-même un ensemble formé de vingt-trois musiciens
de l’Orchestre Philharmonique de Radio France (flûte avec un usage magnétique d’une
flûte à bec, hautbois, trois clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes,
trombone, deux percussionnistes, harpe, célesta, deux violons, deux altos, deux
violoncelles, contrebasse), qui jouent cette partition avec une virtuose et lumineuse
intensité, chaque pupitre s’imposant en authentique chambriste et, dans
les tutti, avec la puissance et l’énergie
d’une phalange symphonique.
Le rôle de la Femme a été précisément conçu pour la voix et pour la
personnalité de la brillante mezzo-soprano héraultaise Marianne Crebassa, qui campe
de sa voix de velours une déchirante Femme, rôle qu’elle habite littéralement
dès les premières mesures de l’opéra, après un prologue silencieux, elle sort
de l’ombre pour de porter à l’avant-scène d'où elle expose a capella sa douleur
incommensurable de son chant velouté : « No
sooner had my child started to speak / whole sentences / than he had died. »
(A peine mon enfant avait-il commencé à
parler / en phrases complètes / qu’il est mort). La structure du livret
conduit à une suite de duos et de trios, à commencer par les somptueuses envolées
lyriques des amants campés par la soprano Beate Mordal et le contreténor
Cameron Shahbazi dans la deuxième scène, jusqu’à la fantastique scène du jardin
féerique avec la magnétique soprano Anna Prohaska, chacun de ces chanteurs
participant à d’autres scènes sous d’autres aspects, les amants revenant dans
la quatrième scène sous les traits de la compositrice et de son assistant,
tandis que l’excellent baryton John Brancy est successivement l’impressionnant
Artisan de la scène trois et un Collectionneur détaché du monde dans la
cinquième scène.
Bruno Serrou
Rappelons que la création de Picture the day like this de George Benjamin dans cette même production au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2023 a fait l’objet d'une captation et d’une retransmission sur la chaîne de télévision Arte et sur France Musique, ainsi que d’une publication sur CD chez Nimbus Records avec la même distribution mais un orchestre différent, le Mahler Chamber Orchestra. Pour voir la captation vidéo, cliquer sur ce lien : https://youtu.be/SXRW5-rHLjg?si=BuYnJk7mvVmLYwM6
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