vendredi 27 septembre 2013

Le Balcon présente à l’Athénée un "Paroles et musique" de Feldman plus convainquant que "Pierrot lunaire" de Schönberg en français et sonorisé

Paris, Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, mercredi 25 septembre 2013

Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu

Pour son ouverture de saison, le Théâtre de l’Athénée a porté son dévolu sur un spectacle musical confié à l’ensemble Le Balcon et son directeur fondateur Maxime Pascal, chef de 28 ans disciple de Pierre Boulez et George Benjamin, en résidence de deux ans dans ce beau théâtre à l’italienne. Il faut dire que son directeur Patrice Martinet est autant épris de théâtre dramatique que de musique faisant de ce lieu l’un des rares théâtres subventionnés à s’aventurer d’égale façon sur les deux modes d’expression du spectacle vivant avec un engagement de chaque instant, se plaisant avec bonheur à sortir des sentiers battus dans ces deux domaines. Après le succès dans ce même théâtre d’Ariane à Naxos de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/benjamin-lazar-et-lensemble-le-balcon.html), Le Balcon, connu pour sa collusion avec la création contemporaine, a porté son dévolu sur deux œuvres n’ayant a priori rien en commun si ce n’est le fait de présenter deux facettes des relations musique et théâtre, à l’instar d’Ariane à Naxos. La première est un mélodrame qui découle du cabaret berlinois des années 1910, le second du Hörspiel allemand, genre né de l’émergence du média radio.
Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu

Ainsi, après un remarquable Ariane à Naxos mêlant théâtre, commedia dell’arte et opéra, l’ensemble Le Balcon poursuit sa résidence du Théâtre de l’Athénée autour de la réflexion sur la primauté dans le théâtre lyrique de la parole ou de la musique. Sujet qui depuis le XVIe siècle occupe compositeurs et librettistes et ne cesse de susciter la polémique. Le spectacle dirigé par le Français Maxime Pascal et mis en image par le Colombien Nieto réunit dans une version amplifiée et spatialisée avec vidéo le mélodrame Pierrot lunaire de l’Autrichien Arnold Schönberg fondé sur vingt et un poèmes du Belge Albert Giraud pour voix et sept instruments et le contemplatif Paroles et Musique (Words and Music), pièce radiophonique de l’Américain Morton Feldman sur un texte de l’Irlandais Samuel Beckett pour récitants et cinq instruments.
Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu
Ce n’est donc pas la version originale de Pierrot lunaire que Schönberg a conçue en 1912 sur la traduction en vers au mètre varié non rimés réalisée en 1893 d’Otto Erich Hartleben des poèmes en octosyllabes rimés d’Albert Giraud de 1884, mais une adaptation en français mêlant les deux formes originelles. Autre particularité, le choix d’une voix d’homme là où la tradition nous a habitués à celle d’une mezzo-soprano. Mais la partition de Pierrot lunaire ne précise pas de registre vocal, ce qui donne toute latitude de choix de l’interprète. En revanche, quel que soit le récitant, l’interprétation pose un réel problème. En effet, l’utilisation du sprechgesang (parler-chanter) est toujours une question de perception et il n’est pas rare que des récitants ne fassent que parler, tandis d’autres ne font que chanter. La synthèse des deux modes d’expression est difficile à réaliser. L’option retenue par le comédien-chanteur Damien Bigourdan, proche de Michel Fau, Pierre-André Weitz et Olivier Py, le conduit à chanter plutôt qu’à parler, alors que dans la partition, quatre notes seulement appellent indubitablement le chant.
Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu

Autre choix d’interprétation pouvant prêter à discussion, la voix amplifiée du protagoniste, ce qui certes apporte une certaine intimité au récit et aux circonvolutions de la pensée de Pierrot, mais retire à l’œuvre le côté artificiel du cabaret tout en lui donnant une autre forme d’artifice, celle des haut-parleurs qui paradoxalement retire en naturel ce qu’elle apporte en proximité.  En outre, contrairement à la volonté de Schönberg, qui tenait à ce que l’interprète de Pierrot s’exprime devant un rideau fermé dissimulant l’ensemble instrumental, Le Balcon a choisi de mettre ce dernier en fosse, tandis que le protagoniste s’exprime sur le plateau dans un décor fait de projections de crypte d’église, d’eau, de nuages et autres, tandis que sur un ballon-montgolfière sont projetés des parcelles de corps humains déformés jusqu’à devenir monstrueux réalisés par le vidéaste Luis Nieto. Dans cette dérive décadente et fantomatique conduite par la Camarde, un unique moment de détente, la Sérénade, qui, de la tendre poésie initiale, se transforme en un interlude de pure divagation. La violoncelliste, montée sur le plateau depuis la fosse, enfonce violemment la pique de son instrument dans le crane de Pierrot émergeant du plancher. Côté fosse, les sept instrumentistes du Balcon sont toujours dans le ton exact de la partition de Schönberg, donnant à l’œuvre sa juste dimension et ses couleurs de cabaret.

Maxime Pascal. Photo : DR
 
La seconde partie est plus convaincante. Samuel Beckett a conçu Paroles et Musique pour la radio, sur une musique de Morton Feldman. Cette pièce radiophonique de 1961 qui conte le combat à mort d’un vieil homme dénommé Croak arbitrant un duel dialectique entre Paroles et Musique, cette dernière finissant par l’emporter, là où Richard Strauss, à la fin de sa vie, laissait dans son ultime opéra, Capriccio, le débat ouvert, a d’abord été mis en musique par John Beckett, neveu du dramaturge qui se méfiait de la musique sur ses propres textes. L’oncle finit par écarter cette partition pour y substituer en 1985 la musique qu’il commanda à Morton Feldman, qui avait tiré un opéra de Neither en 1977. Pour le Théâtre de l’Athénée, à l’instar des recommandations de Schönberg pour son Pierrot lunaire, Le Balcon et Daniel Bigourdan, qui ont créé en mai 2011 la version française de l’œuvre, mettent le spectateur en abyme, les musiciens s’installant derrière le rideau, tandis que la salle est plongée dans le noir. Mis en relief par la mise en condition de l’oreille du public qui, par le biais de la sonorisation, a l’impression d’écouter l’œuvre devant son poste de radio, casque sur la tête, les spectateurs ne peuvent échapper à un judicieux effet d’hypnose et se laissent ainsi rapidement porter par une écoute intimiste, le comédien, Damien Bigourdan, seul élément du Hörspiel à être visible, de dos, éclairé par un rayon de lumière, susurrant des mots jetés ou interpelant « Joe » et « Bob » qui lui répondent depuis les cintres, le tout sur un débit souvent rapide et à la limite du compréhensible, soutenu par une musique venant de nulle part. Ainsi, l’écoute se fait-elle peu à peu les yeux fermés, laissant ainsi libre court à l’imaginaire de l’auditeur, qui sort de ce spectacle conquis par son efficacité suprême, cela malgré l’extrême simplicité de la scénographie.
Bruno Serrou


mardi 24 septembre 2013

Inauguré vendredi en présence de la ministre de la Culture, Musica fête son trentenaire avec une programmation de grande classe qui conforte sa position de rendez-vous international obligé de la musique d’aujourd’hui

Strasbourg, Festival Musica. Palais de la musique et des congrès, Salle des fêtes d’Aubette, Salle Koltès du Théâtre national de Strasbourg, Cité de la musique et de la danse, Salle de la Bourse, vendredi 20, samedi 21 et dimanche 22 septembre 2013
 
Photo : (c) Bruno Serrou
 
Voilà trente ans, sous l’impulsion de Maurice Fleuret, critique musical du Nouvel Observateur devenu directeur de la Musique du premier ministère de la Culture Jack Lang, naissait Musica, qui était confié à un jeune homme jusqu’alors administrateur de l’Atelier lyrique de Colmar, Laurent Bayle. Lancée avec la bénédiction de Pierre Boulez, qui sera présent la semaine prochaine et la semaine suivante, offrant au public strasbourgeois sous les doigts de Wilhem Latchoumia une œuvre inédite pour piano découverte par Philippe Manoury, Musica est très vite devenu le rendez-vous obligé de la création musicale contemporaine. Réputation bâtie par Laurent Bayle puis confortée par Laurent Spielman et par son successeur Jean-Dominique Marco, qui dirige l’événement majeur de septembre depuis vingt-deux ans.
Le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, Yann Robin et François-Xavier Roth. Photo : (c) Bruno Serrou

Trente ans, cela se fête. Au point que, sans doute sous les propositions d’Eric Denut, tout fraîchement nommé délégué à la musique au sein de la Direction générale de la création artistique au ministère de la Culture, c’est en présence de Madame Aurélie Filippetti, ministre de la Culture qui avait négligé d’assister à la cérémonie funèbre d’Henri Dutilleux, entre autres témoignages de son manque d’intérêt pour la musique non-mercantile, et d'un imposant contingent de personnalités de « la contemporaine », que s’est ouvert Musica 2013 vendredi 20 septembre. Entourés d’un nombreux public, tous ont assisté à l’un des derniers concerts du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, partenaire historique de Musica, avant la fusion de cette remarquable phalange symphonique avec celle de la SWR Stuttgart. Reste à souhaiter que ce très mauvais coup porté à la musique « savante » de plus en plus systématiquement considérée comme bourgeoise, par le Land le plus riche d’Allemagne, nation la plus prospère d’Europe et la plus musicienne du monde, ne donne pas de mauvaises idées à la ministre de la Culture qui s’était visiblement égarée en assistant au concert et qui a dû être terrifiée par ce qu’elle a entendu… Ce qui ne l’a pas empêchée d’attacher à la boutonnière de Jean-Dominique Marco une Légion d’Honneur qui honore la création musicale contemporaine en son ensemble.

En effet, le programme de ce concert d’ouverture, premier des trois rendez-vous d’orchestres symphoniques allemands ponctuant chaque week-end de cette XXXIe  édition de Musica, qui célèbre ainsi le demi-siècle d’amitié franco-allemande, n’avait rien de confortable pour qui n’a pas les oreilles ouvertes à l’inouï. Deux créations mondiales fruits de commandes d’Etat étaient proposées nées de la créativité de deux compositeurs français, Marc Monnet (né en 1947) et Yann Robin (né en 1974), suivies d’une première exécution française d’une partition de l’un de leurs confrères autrichiens, Georg Friedrich Haas (né en 1953). Les deux créateurs français n’ont rien en commun, si ce n’est que tous deux ont créé et animé les festivals de musique contemporaine de l’Institut de France à Rome, durant leurs séjours respectifs Villa Médicis, le premier dans les années 1970-1980, le second encore aujourd’hui.

C’est d’ailleurs sur un tir de pistolet, comme s’il entendait donner un coup de feu dans une fourmilière traquée par la suite par une machine à vent un peu trop présente, que Marc Monnet a introduit, après un prélude tout en volutes de l’instrument soliste, son concerto pour violon et orchestre qu’il a intitulé mouvement, imprévus et… pour orchestre, violon et autres machins. Fidèle à son côté iconoclaste et à son avenante cordialité reflétant son humour corrosif et son intelligence hors normes, le directeur du Printemps des Arts de Monaco signe un véritable concerto dans lequel l’instrument soliste, le violon, le plus apte au chant, concerte avec un orchestre foisonnant, menant les débats ou dialoguant avec tel ou tels pupitres et se fondant dans les tutti pour mieux en émerger, enchâssant mouvements vif-lent-vif. Mais pourquoi donc Marc Monnet, homme sensible et réfléchi, se plaint-il dans son texte de présentation rédigé sous forme de réflexions, du fait qu’un compositeur soit « dehors » et ne puisse de ce fait « manger à sa faim », alors-même que le montant de la commande représente plus de deux ans de smic, somme à laquelle il convient d’ajouter ses émoluments pour son activité « du dedans », celle « du bureau, qui (permettent de)mange(r) » en tant que directeur de festival… Est-ce à cause de cette double casquette que Marc Monnet se montre dans cette œuvre moins corrosif que dans nombre de ses œuvres qui m’ont particulièrement touché, comme Bosse, crâne rasé, nez crochu créé en 2000 ou Epaule cousue, bouche ouverte, cœur fendu pour violon, ensemble et électronique en temps réel enregistré par Tedi Papavrami (1), et ses En pièces pour piano seul écrites pour François-Frédéric Guy entre 2007 et 2010. Cette fois, son inspiration s’avère plus ancrée dans la tradition que de coutume, l’écriture plus conventionnelle quoi que toujours très virtuose, que ce soit pour le violon, avec ses jeux sur le haut du manche jusqu’à la base des chevilles, puis sous le chevalet, jusqu’au seuil du cordier, les pizzicati de toute sorte, des accords de trois sons, des sonorités blanches, un déploiement sonore sur la totalité du spectre de l’instrument, du grave aux harmoniques les plus aiguës… L’on surprend aussi des contours mélodiques et une structure qui puisent dans le classicisme, révélant ainsi un compositeur qui entend célébrer la nature profonde du violon exaltée par les grands luthiers italiens de la fin du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe. Complice de longue date de Marc Monnet, à l’instar de François-Frédéric Guy pour le piano, Tedi Papavrami a ainsi pu exprimer à loisir, dès les premières mesures de l’œuvre où lui est offert un grand solo né de nulle part, jusqu’à la fin où le violon seul conclut sur une cadence ramenant au prélude de la partition, ses immenses qualités techniques, mais aussi la beauté de ses sonorités, l’ardeur de ses timbres, la maîtrise de son instrument au service de la création qui conduit à espérer de lui qu’il sollicite de nombreux compositeurs à écrire des œuvres nouvelles.

Exceptionnelle, tel est le ressenti que suscite la première audition de la nouvelle partition pour orchestre de Yann Robin. Elle aussi donnée en création mondiale, Monumenta pour très grand orchestre (bois et cuivres par quatre (2 tubas), cinq percussionnistes, timbales, cordes en proportion) porte bien son titre. Il s’agit en effet d’une œuvre monumentale à tous les sens du terme qui s’avère à la fois se situer dans la continuité de la pensée de son auteur et en renouveler le propos. De fait, aucune saturation stricto sensu ne transparaît vraiment, même si l’on est continuellement aux limites de l’audible. Tout y est toujours clairement perceptible, les voix d’une multitude et d’une diversité confondante, même les plus intimement imbriquées, restent perpétuellement distinctes tout au long des quatre vingt quinze parties réelles de ce gigantesque geste acoustique où chaque pupitre est traité comme un instrument soliste qui participe à la texture composite « microtimbrique » d’une sensualité extrême que suscite l’écriture massive qui engendre un substrat d’énergie tellurique particulièrement impressionnant. Authentiques virtuoses, riches d’une expérience de sept décennies de création, les musiciens du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, sous la direction généreuse de François-Xavier Roth, ont joué cette partition d’une extrême complexité avec une dextérité à toute épreuve, violoncelles et contrebasses s’illustrant par leurs sonorités grondantes et l’aisance de leur jeu sur la totalité de leurs instruments, et les violons divisi exécutant quelques bruits blancs, tandis que l’orchestre donne à l’œuvre entière le tour d’une respiration infinie de bête immense, façon Fafner en plus colossal, qui finit par mourir asphyxié. Sans doute pour mieux ressusciter bientôt, puisque Yann Robin annonce Monumenta comme le départ d’un long cycle pour orchestre.
Le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, François-Xavier Roth et les pianistes Pi-Hsien Chen, Julia Vogelsänger, Akiko Okabe, Klaus Steffes-Holländer, Florian Hoelscher et Christoph Grund. Photo : (c) Bruno Serrou

La monumentalité était également de la partie dans la troisième œuvre du programme de ce concert. Une partition d’une demi-heure créée au Festival de Donaueschingen en octobre 2010, limited approximation de Georg Friedrich Haas (né en 1953) qui requiert en effet six pianos réglés en douzième de ton dont les claviers réunis forment l’ambitus d’un seul piano. L’accord de ces six Steinway aura nécessité un mois de travail. Contrastant douceur, flou, trouble et friction, fondé sur le micro-intervalle et la micro tonalité, le résultat sonore est d’un onirisme hypnotisant qui ne cesse de fasciner, les effets de glissandi des pianos trouvant leur résonance au sein de l’orchestre. Distribués en arc de cercle devant l’orchestre et face au chef, les Steinway étaient confiées à autant de femmes (Pi-Hsien Chen, Julia Vogelsänger, Akiko Okabe) que d’hommes (Klaus Steffes-Holländer, Florian Hoelscher, Christoph Grund). Après d’énormes ovations à l’issue de l’exécution de l’œuvre, François-Xavier Roth, directeur musical du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg depuis deux saisons, a rappelé avec émotion l’histoire de l’illustre phalange de la Forêt Noire fondée en 1946 par Heinrich Strobel sur l’initiative des Forces françaises d’occupation et que Hans Rosbaud (1948-1962), puis Ernest Bour (1964-1979) et Michael Gielen (1986-1999) ont porté parmi les plus grandes formations symphoniques au monde, qui se trouve aujourd’hui dans une situation désespérée puisque le Land de Bade-Wurtemberg a définitivement programmé sa disparition en 2016 et sa fusion avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart.
Concert sous casque Mode de Je. La Muse en Circuit, Thiery Balasse (percussion). Photo : (c) Bruno Serrou
Chargée de trois rendez-vous, la deuxième journée de Musica s’est ouverte sur une matinée hommage au compositeur Luc Ferrari (1929-2005) qui a inspiré Mode de Je à La Muse en Circuit un Concert sous casque particulièrement originale, suscitant une sorte de rêverie sous hypnose sonore instillée par la voix mélodieuse et chaude de David Jisse improvisant sur un canevas écrit les diverses versions de l’autobiographie plus ou moins inventées du compositeur qui avouait : « D’abord inconsciemment et de plus en plus consciemment, je me suis rendu compte que je travaillais dans le domaine autobiographique. (…) Le simple geste de sortir du studio pour chercher des sons à l'extérieur était significatif. Je sortais donc avec un matériel portable qui était ma propriété, c’est-à-dire mes micros et mon magnétophone. C’était mon matériel et c’était moi. Qu’on le veuille ou non, j’étais là dans une situation originale de présence et de reconnaissance instrumentale qui faisait de moi, sans que je m’en rende compte, un artisan de l'autobiographie. » Ce concert d’une heure sous casques exécuté par le récitant-transformateur David Jisse, le percussionniste Thierry Balasse et Christian Zanussi à l’électronique live, invitait à une écoute intérieure particulièrement prenante, au point que les spectateurs ont très vite oublié l’inconfort du sol sur lequel ils étaient assis, malgré la présence de coussins, pour adopter la position horizontale favorisant la proximité de l’écoute et l’intimité avec les exécutants.
Nicolas Crosse (contrebasse), Kanako Abe (direction) et l'Ensemble Multilatérale. Photo : (c) Bruno Serrou
L’Ensemble Multilatérale et sa directrice musicale, Kanako Abe, ont donné Salle Koltès du Théâtre National de Strasbourg un programme qui s’annonçait prometteur, avec la seconde écoute d’une œuvre composite de Sebastian Rivas, La Nuit Hallucinée, qui valut le Prix Italia 2012 à son auteur. Construite en quatorze séquences sur des extraits des Illuminations d’Arthur Rimbaud, cette œuvre enchâsse pages électroacoustiques, mixtes, instrumentales, vocales…, disposées, mixées et assemblées ensuite dans une trame poétique continue. Magistralement exécutée par six musiciens de Multilatérale (alto, violoncelle, contrebasse, clarinette basse, piano et percussion, chantée avec élan par Isabel Soccoja, au timbre de velours, l’œuvre a été ternie par la lecture incroyablement neutre, voire indifférente, de Charles Berling. Ce qui a rendu cette pièce moins convaincante qu’Aliados créé en juin dernier par le même Ensemble Multilatérale  au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival ManiFeste (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/06/aliados-de-sebastian-rivas-opera-de.html), et que Musica reprend le octobre. En première partie de programme, Multilatérale a interprété Entrelacs que Yan Maresz (né en 1966) - qui se remet doucement d’un accident cardio-vasculaire survenu l’été dernier - a composé en 1998 pour flûte, clarinette, piano, percussion, violoncelle et contrebasse. Mue par une impressionnante énergie motorique, cette partition tournoie, virevolte d’impressionnante façon propulsée par le jeu d’une extraordinaire précision des musiciens de Multilatérale. Ce dont a également bénéficié l’excellent Trame XI que Martin Matalon (né en 1958) a composé voilà un peu plus de deux ans pour contrebasse solo, flûte, clarinette, piano, percussion et alto. Nicolas Crosse, membre de Multilatérale, de l’Ensemble Intercontemporain et de nombreuses formations en tous genres, de l’orchestre de fosse pour les opérettes à l’orchestre symphonique, joue cette œuvre construite en huit courts mouvements plus ou moins longs avec une facilité confondante, son visage transfiguré par la musique ductile de Matalon.
 
Vasco Mendonça (né en 1977), The House Taken Over. Photo : (c) Bruno Serrou

Créé l’été dernier dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, The House Taken Over (La Maison occupée) est le premier opéra du compositeur portugais Vasco Mendonça (né en 1977). Ecrit sur un livret en anglais de la dramaturge britannique Sam Holcroft d’après la nouvelle que l’Argentin Julio Cortázar écrivit en 1946, Casa tomada, (La maison occupée), cet ouvrage d’une heure est le fruit d’un travail réalisé au sein de l’Académie d’Aix-en-Provence et de son atelier Opéra en Création. Le sujet tient à la fois du conte fantastique et de la parabole existentielle façon Chute de la Maison Usher d’Edgar Allan Poe. Après la mort de leurs parents, un frère et une sœur (Hector et Rosa) vivent isolés du monde enfermés dans la maison de leur enfance. Des pièces inoccupées surgissent des bruits inquiétants, de plus en plus insistants. La fratrie croit la maison est envahie par d’invisibles occupants étrangers. Pour s’en protéger, le frère et la sœur condamnent l’accès de ces pièces, se retranchant dans un espace de plus en plus exigu, jusqu’à se retrouver finalement sur le seuil de la maison, portes verrouillées derrière eux. Tant et si bien qu’ils se trouvent contraints d’affronter le monde extérieur. Dans décor de maison de poupée d’Alex Eales sobrement éclairé par James Farncombe, l’opéra de Mendonça trahit un compositeur d’une indéniable perspicacité dramatique. Pourtant, la machine infernale tourne vainement. Katie Mitchell réalise une mise en scène soignée mais au réalisme obsessionnel, dont l’uniformité sordide exalte les liens névrotiques qui unissent la fratrie. Mais l’unique décor cloisonné tel une maison de poupée, contraint l’action à une sorte de minimalisme outrancier. Reste l’habile partition de Vasco Mendonça, disciple au métier très sûr de George Benjamin. Confiée à un ensemble de treize musiciens qui sonnent comme cent de l’excellent ensemble hollandais Asko Schönberg excellemment dirigé par le chef belge Etienne Siebens, la musique du compositeur portugais apporte à cet asphyxiant huis-clos sa part d’onirisme. La percussion, fournie et colorée, évoque, par ses contours répétitifs, l’activité ménagère obsessionnelle des deux protagonistes excellemment interprétés par le baryton Oliver Dunn et la mezzo-soprano Kitty Whately, tandis que les stridences des cuivres et les mélodicas aux sonorités mystérieuses soulignent leur angoisse et leur désarroi grandissants.
Le Trío Arbós. Photo : (c) Bruno Serrou
 
Le concert du dimanche matin a permis de découvrir un remarquable ensemble de musique de chambre, le Trío Arbós. Les trois musiciens espagnols (Miguel Borrego, violon, José Miguel Gómez, violoncelle, Juan Carlos Garvayo, piano) qui ont adopté pour leur formation le nom du compositeur Enrique Fernández Arbós (1863-1939), ont choisi de se consacrer non seulement au répertoire propre à leur formation déjà particulièrement riche, de Haydn, Mozart et Beethoven, jusqu’à Schubert et Schumann et au-delà, mais aussi à la musique de notre temps. A Strasbourg, ils ont donné trois créations, dont une mondiale signée Toshio Hosokawa (né en 1955). Une fois n’est pas coutume chez le compositeur japonais, son Trio composé en 2011 commence sur des traits aériens des cordes, la tension et la violence ne s’imposant que peu à peu, tout en restant continuellement dans le rêve et la poésie. Cette partition magistrale était précédée du Trio que Georges Aperghis (né en 1945) a conçu la même année lui aussi mû par une énergie impétueuse ponctuée de passages sombres et introspectifs. Seconde œuvre donnée en création française, les Fünfzehn Bagatellen, In Form von Variationen (les Quinze Bagatelles, en forme de variations) de l’Italien Ivan Fedele (né en 1953), présentent  cinq idées musicales proposant chacune trois variations qui donnent le sentiment d’une partition en continuel renouveau. Après un intermède occupé par un court métrage réalisé en 1988 par Robert Cohen consacré au lancer de bouteilles à la mer sur l’un des Vingt Regards sur l’Enfant Jésus d’Olivier Messiaen (1908-1988), le concert s’est achevé sur le Lied ohne Worte (Mélodie sans parole) de Michael Jarrell (né en 1958) finement ciselé et supérieurement servi par le Trío Arbós.

Bruno Serrou

1) 2CD Zig-Zag Territoires/Printemps des Arts de Monte-Carlo.  

vendredi 20 septembre 2013

Yannick Nézet-Séguin, Evgeny Nikitin, Emma Vetter, Franz-Josef Zelig et Frank van Aken dans un "Fliegende Holländer" de Wagner de braise

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mercredi 18 septembre 2013

 Yannick Nézet-Séguin. Photo : DR


Il est des soirées lyriques où l’on se dit qu’il vaut mieux un opéra concertant plutôt qu’une réalisation scénique. Ce qui est souvent le cas des ouvrage de Richard Wagner, dont l’orchestre foisonnant et souvent divisi est traité tel un personnage aux multiples aspects, tient la place centrale. Chaque exécution en concert offre son lot de révélations, l’oreille étant à chaque écoute sollicitée par une caractéristique plus ou moins dissimulée de l’écriture wagnérienne, un alliage de timbre, une couleur, une phrase, une respiration…

Il en a ainsi été mercredi soir au Théâtre des Champs-Elysées. Depuis quelques années, le théâtre de l’avenue Montaigne propose des opéras de Wagner en exécution concertante. L’on se souvient notamment de remarquables Parsifal en 2011 et Walkyrie en 2012 par les forces de l’Opéra de Bavière et Kent Nagano (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/04/die-walkure-de-wagner-danthologie.html pour la Walkyrie). Cette fois, c’est à Yannick Nézet-Séguin et à l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam dont il est le directeur musical qu’il a été fait appel. Le chef canadien, qui a été l’élève entre autres de Carlo Maria Giulini et qui a fait ses débuts en Europe en 2004 avec l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, a dirigé Der fliegende Holländer avec une force conquérante, une vivacité épique, ne ménageant pas son énergie ni celle de son orchestre, au risque de susciter d’évidents dérapages, notamment parmi les cuivres, particulièrement les cors. 

Jamais pourtant le chef québécois n’a couvert les chanteurs, prenant au contraire soin de les soutenir tout en préservant la place centrale dévolue à l’orchestre par le jeune Wagner. Les tempêtes instrumentales, impressionnantes, ont été remarquablement contrastées par de beaux moments de poésie et de rêverie, le tout magnifié par une distribution de très haut vol. Evgeny Nikitin, qui avait été remercié en juillet 2012 par le Festival de Bayreuth où il devait camper le même rôle à cause de tatouages à connotation nazie, bien qu’il ait déclaré « répugner profondément cette idéologie », est un magistral Hollandais. D’autant plus convainquant qu’il évolue considérablement dans le cours de l’ouvrage, solide et conquérant dans le premier acte, fourbu et détruit dans le troisième. Sa voix, d’une solidité d’airain, se fragilise peu à peu pour finalement se révéler vulnérable, ce qui donne au personnage une dimension humaine pour le moins touchante. Voix d’une longueur éclatante, Franz-Josef Selig fait de Daland avec a propos un personnage fourbe et calculateur prêt à vendre sa fille au plus riche sous n’importe quelle condition. Emma Vetter est une blonde Senta d’une intensité singulière, voix puissante au timbre lumineux, jetant ses aigus avec une clarté et une franchise ahurissante, attrapant la note juste sans jamais crier ni détimbrer. Frank van Aken est un Erik ardent à la voix idoine, malgré quelque fléchissement dans le dernier ensemble. Agnes  Zwierko est une Mary à la voix chaude que l’on aimerait entendre dans un emploi plus développé. Campant un convainquant Timonier, Torsten Hofmann parachève ce remarquable casting. Personnage aux multiples facettes, le Chœur de l’Opéra de Hollande est d’une homogénéité et d’un fondu sonore extraordinaire, participant amplement à la réussite de cette belle soirée wagnérienne offerte une fois encore par le Théâtre des Champs-Elysées (1). 

Bruno Serrou


1) L’Orchestre Philharmonique de Rotterdam et Yannick Nézet-Séguin reviennent au Théâtre des Champs-Elysées mercredi 24 mars 2014 avec en soliste la violoniste géorgienne Lisa Batiashvili dans un programme Beethoven et Richard Strauss.