Toulouse, le cloître des Jacobins. Photo : (c) Bruno Serrou
En l’espace
de trente-trois ans, Piano aux Jacobins a fait de Toulouse-la-belcantiste une
capitale internationale du piano. Depuis 1980 en effet, sous l’impulsion de
Catherine d’Argoubet et Paul-Arnaud Péjouan-Cassanelli les fondateurs de la
manifestation, tous les grands pianistes du monde s’y sont produits ou s’y
produiront un jour. Plus nombreux encore sont ceux qui y ont été révélés ou qui
s’y sont imposés parmi l’élite internationale de l’instrument-roi. Plus de deux
cents pianistes de toutes générations se sont ainsi succédé dans le somptueux cadre
du cloître de l’ancienne abbaye dominicaine des Jacobins et dans l’espace
magique de Saint-Pierre-des-Cuisines et autres salles (1) avec, ces dernières
années, un pourcentage conséquent de jeunes représentants de l’école française,
« d’une qualité jamais atteinte et en aussi grand nombre », constate,
heureux du phénomène, Paul-Arnaud Péjouan-Cassenalli.
Les
lieux investis par Piano aux Jacobins sont à la fois de toute beauté et dotés d’acoustiques
exceptionnelles. Les jauges sont aux justes proportions des récitals proposés,
et le public reste assez proche des artistes pour une écoute en confidence. « Je
viens tous les ans depuis la fondation du festival, me disait lundi un
spectateur. Cette fois, j’ai pris un abonnement à tous les concerts, ce qui ne
m’était pas arrivé depuis une dizaine d’années pour cause de déplacements à l’étranger.
Cette fois, je me suis débrouillé pour décaler mes rendez-vous professionnels
qui m’éloignaient de Toulouse. » Un autre se félicitait d’avoir pu
entendre les plus grands pianistes, alors que sans Piano aux Jacobins il n’aurait
pas été question pour lui d’y songer. Le succès et la résonance du festival
sont tels que le concept et l’appellation Piano aux Jacobins s’exporte depuis
un certain nombre d’années dans quatre villes de Chine (Pékin, Shanghai, Wuhan,
Guangzhou) et en Italie (Spoleto).
Vingt-quatre
pianistes se succèdent cette année à Toulouse en un mois de festival. Aux côtés
des grandes figures que sont Richard Goode, Boris Berezovsky, David Frey ou
Elisabeth Leonskaja, plus d’une quinzaine de jeune artistes sont présentés à l’insatiable
curiosité du public, qui en redemande tant il est friand de découvertes. « Depuis
1980, Piano aux Jacobins présente son lot d’interprètes inconnus, remarque un
Toulousain, et chaque fois je suis heureusement surpris par le talent de
chacun. Je suis donc les yeux fermés ce que proposent les organisateurs du
festival, et je suis fier d’appartenir à un public qui a découvert ici quantité
de grands noms du piano contemporain. »
Récital Jonas Vitaud
Les
deux jours que j’ai passés à Piano aux Jacobins m’ont permis de réentendre un
jeune pianiste français particulièrement prometteur, Jonas Vitaud, et de découvrir
son homologue géorgienne Nino Gvetadze. Le premier, âgé de trente-trois ans, disciple
de Brigitte Engerer, Jean Koerner et Christian Ivaldi, se produit à travers
l’Europe et jusqu’en Chine. Dans l’acoustique claire et singulièrement
équilibrée de Saint-Pierre-des-Cuisines, il a ouvert son récital présenté sous
l’égide du Palazetto Bru Zane, Centre de musique romantique française à Venise,
sur six pièces de Félicien David (1810-1876). Ce compositeur célébré par Hector
Berlioz est l’auteur d’un nombre considérable de pièces pour piano aux fragrances
salonardes, alors-même que la sélection opérée par le pianiste sensée présenter
les pièces les plus représentatives, sont apparues ternes et convenues, loin du
génie de contemporains de David comme Alkan et Liszt… Ainsi Vitaud, malgré un Yamaha sonnant clair et parfaitement réglé, a-t-il eu du
mal à entrer dans son récital, ces premières pièces étant pour le moins convenues.
Mais, très vite, le pianiste français s’est fait plus onirique et imaginatif,
avec une Gondoliera extraite de Venezia e Napoli de Liszt, suppléments
aux Années de pèlerinage, qui a précédé
de poétiques Estampes et Île joyeuse de Debussy.
Toulouse, Piano aux Jacobins. Récital Jonas Vitaud. Photo : (c) Bruno Serrou
La suite du
programme sortait des sentiers battus, avec une étonnante paraphrase sur les Maîtres Chanteurs de Nuremberg de
Richard Wagner réalisée par Hugo Wolf, suivie de deux autres paraphrases moins intéressantes
de pages de Jules Massenet, l’une réalisée par son élève Henri Kaiser
(1861-v.1932), le mièvre Sous les
tilleuls extrait des Scènes
alsaciennes pour orchestre, l’autre par Camille Saint-Saëns sur la célébrissime
Mort de Thaïs que Vitaud a enchaînée
à une autre mort tout aussi célèbre mais bien plus admirable et troublante,
celle d’Isolde que Franz Liszt réalisa de façon incomparable sur la scène
finale de Tristan und Isolde de
Wagner. Depuis le plateau de Saint-Pierre-des-Cuisines, pas un détail n’a
échappé à l’auditoire de la lecture contrastée et riche en couleurs et en
intensité de Vitaud. S’attardant sur la même atmosphère de gravité et d’introspection,
le pianiste a donné en bis, non sans les présenter avec talent, l’une des
quatre Valses oubliées de Liszt aux
élans énigmatiques suivie du premier des Trois
préludes d’Henri Dutilleux, le merveilleux D’ombre et de silence dont Vitaud a remarquablement suggéré les magnétiques
envoûtements.
Récital Nino Gvetadze
C’est
un programme d’une impressionnante difficulté, avec rien moins que deux des œuvres
de la littérature pianistique les plus complexes du répertoire romantique, que
Nino Gvetadze a présenté mardi pour sa seconde participation au festival
toulousain dans un cloître des Jacobins archi-comble : la Wanderer Fantasie op. 15 D. 760 de
Schubert et les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Née voilà
vingt-cinq ans à Tbilissi, où elle a fait ses études au conservatoire avant de
les poursuivre à partir de 2003 à Amsterdam, où elle vit désormais, élève de
Jean-Yves Thibaudet, entre autres, Deuxième Prix du Concours Franz Liszt de
Budapest en 2008, Nino Gvetadze est de ces artistes que l’on n'oublie plus après
les avoir écoutés. Dotée de mains fines à l’écartement limité et aux doigts
minces mais musclés et puissants, la jeune pianiste peut tout jouer avec une
digitalité à toute épreuve et un nuancier infini qui lui permettent d’exhaler
de son Steinway une palette de couleurs d’une ampleur phénoménale.
Toulouse, Piano aux Jacobins. Récital Nino Gvetadze cloître des Jacobins. Photo : (c) Bruno Serrou
Jouant sans
emphase, souplement assise devant le clavier, il émane de son être une présence
avenante et une concentration à toute épreuve. Dans une première partie
entièrement consacrée à Schubert, si son approche du Moment musical n° 2 en la
bémol majeur op. 94 D. 780 s’est avérée distanciée et étrangement
vidée de sa substance, au point que la pièce est apparue comme un échauffement,
l’Impromptu n° 4 op. 90 D. 899 s’est fait plus carné, chantant en toute
luminosité, introduisant avec brio une vibrante Wanderer Fantasie directement enchaînée à l’impromptu. La jeune
pianiste a le talent de la narration, tenant son public en haleine, le
conduisant où elle veut, attirant son attention sur un détail tout en ne
négligeant pas la globalité. Ainsi, sa Wanderer apparaît -elle comme un vrai parcours
initiatique à travers une multitude de paysages et de climats, de l’emportement
jusqu’à la désolation, en passant par l’élan, la flamme, l’introspection.
Toulouse, Piano aux Jacobins. Nino Gvetadze au terme de son récital du cloître des Jacobins. Photo : (c) Bruno Serrou
Cette jeune femme à la frêle silhouette a donné ensuite une
interprétation étincelante des Tableaux d’une
exposition de Moussorgski enluminée par une incroyable richesse de sons et
de couleurs magnifiée par une impressionnante puissance de jeu préservant une continuelle
transparence, une sensualité qui rappelle combien Debussy est redevable à
Moussorgski. Ses doigts courant tels des funambules prestidigitateurs sur les
touches du piano, elle réussit le prodige de ménager des contrastes inouïs, au
point que l’on croirait entendre un orchestre entier sortir du coffre du piano.
Il est grand temps que Paris découvre enfin à son tour cette superbe
musicienne.
Bruno Serrou
1) Outre
le cloître des Jacobins et Saint-Pierre-des-Cuisines, le festival Piano aux
Jacobins investit la Halle aux Grains pour les concerts avec orchestre, l’Escale
et le Musée des abattoirs
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