samedi 28 avril 2012

Le Duo japonais piano/percussion L’iris a réuni à Paris des amis du Conservatoire de Paris pour un enthousiasmant concert monographique Philippe Hurel


Paris, Eglise Saint-Merry, vendredi 27 avril 2012 
 Photo : (c) Gilles Pouëssel
A Paris, la création musicale contemporaine emprunte de multiples voies pour toucher un public qui, s’avère beaucoup plus large et  bigarré que ce que les édiles, décideurs et médias laissent sournoisement entendre. Entre l’Ircam et l’Ensemble Intercontemporain, parmi les plus soutenus, et l’ensemble 2e2m à la périphérie parisienne, il existe des chemins souvent originaux, qui sont dirigés par de jeunes mélomanes entreprenants conquis et convaincus du rôle et de la place importante de la musique de leur temps et qui font tout ce qu’ils peuvent pour que celle-ci touche à son tour les oreilles de l’âge des leurs. Ainsi le Cabaret contemporain, qui va au-devant d’une écoute potentielle de la jeunesse en investissant les lieux où ils aiment à se retrouver, ou bien encore les Rendez-vous Contemporains de Saint-Merry, église des XVIe-XVIIe siècle située au plein cœur de Paris, derrière l’Ircam, qui accueillent le vendredi pour une somme dérisoire un public jeune et particulièrement à l’écoute dans une acoustique précise mais dans une température quasi-polaire pour des concerts de musiciens en début de carrière dans des programmes de musique de notre temps, expérimentale, écrite ou improvisée.
Le « Rendez-vous » d’hier soir donnait carte blanche à une paire de jeunes musiciennes japonaises, la percussionniste Akino Kamiya et la pianiste Yoko Kojiri, qui constituent le Duo L’iris, toutes deux originaires de la région d’Aichi et diplômées du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, où elles se sont rencontrées en 2008. Dans un programme monographique consacré à Philippe Hurel réunissant quatre œuvres composées entre 1997 et 2009, elles ont choisi deux pièces pour le propre instrumentarium et deux partitions pour ensembles pour lesquelles elles ont convié six de leurs amis musiciens ainsi que le compositeur pour qu’il les dirige en personne.

Proposés en ouverture de chacune des deux parties du concert, un duo et un solo ont précédé une pièce d’ensemble. C’est avec Tombeau composé en 1999 à la mémoire du compositeur Gérard Grisey (1946-1998), qui fut un proche de Philippe Hurel, qui programme régulièrement ses œuvres dans les saisons de son propre ensemble Court-Circuit, que le concert a débuté. Cette œuvre d’une douzaine de minutes créée au Shizuoka Hall au Japon le 17 novembre 1999 par deux Japonais, Hiromi Okada (piano) et Hikaru Matsukura (percussion), a été conçue sous le choc de la mort brutale du compositeur Gérard Grisey, annoncée au petit matin gris d’un triste 11 novembre. Comme dans les trois autres œuvres du concert, Hurel alterne deux mouvements vifs aux couleurs scintillantes exaltées par crotales, cloches de vache et sept gongs thaïlandais de toute taille encadrant un émouvant passage d’une douce et tendre mélancolie. « La pièce prit rapidement l'allure d'un rituel, rappelle Hurel dans un texte accompagnant l’enregistrement de l’œuvre paru chez Aeon, et le vibraphoniste se vit attribuer de nombreux instruments supplémentaires comme les cloches de vache, les gongs thaïlandais, les crotales, le tambour de boisé, autant de moyens pour "perturber" le piano sans le désaccorder (contrairement à ce qu)’avait fait Grisey (dans Vortex temporum). Pour la première fois, ma musique ne sera pas objective. J'ai eu une grande difficulté à en calculer le matériau et mon abandon par instant à l'intuition la plus complète n'aurait peut-être pas plu à son dédicataire. Pourtant, c'est bien l'esprit de Gérard qui règne dans cette pièce, elle n'aurait pu se faire sans lui. » Composé en 1997 … à mesure est un sextuor pour piano, flûte, clarinette, violon, violoncelle et vibraphone de treize minutes. Il s’agit d’une œuvre dynamique à la pulsation ferme et décidée, aux élans jubilatoires et aux sonorités scintillantes et cristallines qui la situent dans la séduction sonore de Debussy et, surtout, de Boulez. Dans cette partition qui associe les instruments par affinités de registres, la flûte avec le violon, la clarinette basse et le violoncelle, la percussion et le piano, chaque instrument du duo élargit finement les résonances de l’autre, particulièrement la percussion qui amplifie le piano, dans les deux moments extrêmes de l’œuvre, qui est scindée en son centre par une courte page d’introspection. Ce qu’a parfaitement restitué le sextuor constitué de Valentin Broucke (violon), Askar Ishangaliyev (violoncelle), Marion Constant (flûte), Hidehito Naka (clarinette) et le Duo Iris, l’ensemble étant dirigé avec une jubilation non feinte par Philippe Hurel.
La seconde partie s’est ouverte sur une pièce de huit minutes de 2004-2005, Loops IV. Commande du festival Aujourd’hui Musiques de Perpignan, cette page pour marimba solo se situe dans la continuité des solos instrumentaux que Hurel compose sous le titre générique Loops (Boucles), à l’instar de Luciano Berio et de ses Sequenze. Le compositeur se fonde sur « de petits motifs rythmiques qui se répètent et se transforment peu à peu. Ce sont des formules simples qui, par ajout ou soustraction successifs, finissent par créer elles-mêmes de nouvelles boucles. » Akino Kamiya interprète cette pièce non seulement avec précision mais aussi avec une richesse sonore et un nuancier d’une amplitude impressionnante, jusqu’aux pianissimi les plus éthérés. C’est avec Interstices que s’est conclu le programme. Commande du Concours international de piano d’Orléans 2009 et des Percussions de Strasbourg, cette partition de quatorze minutes pour piano solo et trois percussionnistes se situe bien au-delà d’une œuvre de circonstance. Certes, la virtuosité du piano est grande, mais elle n’est en aucun cas gratuite, car tout ici est musique servie par une orgie de sons, de rythmes, de couleurs et de vie, et le piano sait à la fois s’extraire et se fondre au groupe de percussion, à la façon d’un concerto, voire d’une pièce soliste, tant l’on est souvent surpris, au cours des trois sections vif-lent-vif, de n’entendre qu’un seul timbre instrumental élargi par les harmoniques de quatre résonances… Interstices est une œuvre parfaitement maîtrisée qui a tout les atouts pour un franc succès auprès des pianistes et des percussionnistes. Sous la direction chaloupée de l’auteur, le Duo L’iris renforcé par les percussionnistes Sylvain Borredon et Thibault Lepri en ont tiré l’essence avec gourmandise, délivrant une énergie qui a su réchauffer un auditoire transi de froid dans une église de Saint-Merry ouverte à tout vent et à l’environnement si bruyant que les cris venant à jet continu de l’extérieur se sont avérés souvent gênants.
Bruno Serrou
1) http://rendezvouscontemporains.com

vendredi 27 avril 2012

Concert de grande beauté de l’Orchestre National de France, jusqu’à ce que, soudain, Kurt Masur s’effondre…


Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 27 avril 2012
 Photo : DR
Programme russe, violemment interrompu hier soir, pour l’Orchestre National de France, qui retrouvait pour la seconde semaine consécutive, son ex-directeur musical, Kurt Masur (1), aujourd’hui son directeur musical honoraire à vie. Le pas mesuré, le dos légèrement voûté, la silhouette amincie mais toujours noble et droit de stature, le grand chef allemand a à quatre vingt quatre ans toujours fière allure. En bras de chemise et pantalon noirs, dirigeant sans partition, Masur a lancé l’air de ne pas y toucher la Symphonie n° 1 en fa mineur op. 10, œuvre qui lança en 1926 la carrière internationale d’un artiste âgé d’à peine 20 ans, Dimitri Chostakovitch. L’ironie qui allait caractériser la création du compositeur sa vie durant y est déjà clairement imprimée, ce que dit d’ailleurs sans ambages le titre « Symphonie grotesque » que lui accola tout d’abord son auteur, qui envisageait alors à la présenter pour son diplôme de fin d’études au Conservatoire de Leningrad.

Commençant dans un climat d’une fraîcheur toute juvénile qui baigne les deux mouvements initiaux, l’œuvre se tend progressivement dans un Lento dont la douleur et le tragique relèvent déjà de la personnalité de Chostakovitch, et éclate dans l’Allegro molto final où alternent grotesque, lyrisme exacerbé, violence tellurique. L’orchestration, d’abord fine et légère, s’étoffe et s’opacifie pour devenir extrêmement dense, mais elle demeure continuellement claire et contrastée, avec de riches solos de cordes et de bois. Kurt Masur, qui dirige par cœur cette partition qu’il fréquente depuis le début des années 1950, en souligne les particularités les plus secrètes, laissant respirer l’orchestre en limitant souvent ses indications à un regard vers un pupitre soliste, ce qui n’empêche pas certains instrumentistes de partir un peu tôt et de se faire par trop sonores du côté des cuivres.
Plus lumineuse et apaisée que de coutume, tout en gardant son urgence et sa gravité implacable, ce qui lui confère une dimension crépusculaire d’autant plus émouvante qu’elle est contenue, la Symphonie n° 6 en si mineur « Pathétique » op. 74 de Tchaïkovski s’est avérée d’une noblesse et d’une grandeur trahissant une grande maturité. Le thème lugubre du basson à l’entrée de l’Adagio initial a imposé d’entrée à la salle entière une émotion soutenue, puis haletante lors de sa reprise au tout début de l’Allegro non troppo qui s’est déployé dans un vacarme plus tenu que de coutume, le lyrisme plutôt que le fatum emportant le mouvement initial entier. Dans l’Allegro con grazia, Masur a bien mis en exergue la souplesse et la légèreté de la valse à cinq temps qui pulvérise l’angoisse qui a précédé en l’emportant dans un tourbillon d’élégance insouciante tempérée par un retour d’un tragique pressentiment. Le geste plus marqué et le corps bougeant davantage que dans les pages précédentes, comme porté par l’allant de ce qui allait suivre, Masur oublia de ménager son corps et lança l’Allegro molto vivace du Scherzo avec une vitalité de feu, l’orchestre suivant sans tergiverser le chef qui l’encourageait dans un élan continu à porter le son aux limites de la déchirure, jusqu’à ce que, se retournant soudain vers les premiers violons, Kurt Masur croise machinalement le bas des jambes, son grand corps se mette à chanceler et, malgré une tentative d’un violoniste de le retenir, tombe lourdement de son pupitre pour choir pesamment sur le dos au centre du premier rang d’orchestre à un mètre cinquante au-dessous du plateau. Après quelques secondes d’hésitation, médecins et pompiers furent appelés, tandis que le public était prié de dégager un espace autour du Maestro pour qu’il puisse respirer. Quelques minutes plus tard, la salle était évacuée, le concert définitivement interrompu, des nouvelles du chef se voulant rassurantes étaient données dans le hall du théâtre, tandis que les secours préparaient l’évacuation de Kurt Masur vers l’hôpital Georges Pompidou. 

Ce vendredi midi, un communiqué de presse de l'Orchestre National de France indique que « après des examens approfondis rassurants, Kurt Masur se repose à l’hôpital. Il a fait quelques pas ce matin et devrait sortir sous peu ».
Bruno Serrou

1) L’Orchestre National de France vient de publier son premier disque avec son directeur musical actuel, l’Italien Daniel Gatti, le successeur de Kurt Masur. Il s’agit d’un disque monographique consacré à Debussy réunissant trois partitions pour orchestre, la Mer, Prélude à l’après-midi d’un faune et Images (1 CD Sony Classical 88697974002)

jeudi 26 avril 2012

Michel Plasson retrouve avec élan l’Orchestre de l’Opéra national de Paris pour un unique concert de musique française


Opéra-Bastille, mercredi 25 avril 2012
 Photo : DR
Pour son unique prestation à l’Opéra de Paris de la saison, Michel Plasson a porté son dévolu sur un programme où il excelle : la musique française. C’est en effet avec ce répertoire qu’il s’est imposé dans le monde, autant dans les fosses d’opéra que sur les plateaux des salles de concert, plus particulièrement au Théâtre du Capitole de Toulouse dont il fut le directeur artistique de 1973 à 1981, et comme directeur musical de l’Orchestre du Capitole de Toulouse pendant trente-cinq ans (1968-2003), mais aussi en Allemagne, en Espagne, aux Etats-Unis et jusqu’en Chine. A 79 ans, le chef parisien est apparu en forme, tout en mesurant ses pas dans la longue traversée de la scène de Bastille et, porté par l’enthousiasme engendrée par la performance éblouissante de l’orchestre, prenant le risque d’un faux-pas lors de son ultime descente du podium à la toute fin de soirée, qu’il a dirigée le geste large et franc, la main gauche semblant avoir retrouvé sa fermeté d’antan mais pétrissant toujours de ses doigts la pate sonore lorsqu’il s’agit d’indiquer une nuance piano et des textures évanescentes.
Michel Plasson a ouvert le concert avec les Valses nobles et sentimentales de Maurice Ravel, qui, dans cette « chaîne de valses » tout d’abord destinée au piano, rend expressément hommage à Franz Schubert. Orchestrées en mars 1912, soit dix mois après la première audition de la mouture originale, créées sous cette forme en concert le 15 février 1914, ces sept valses avec épilogue aux contours nostalgiques et âcres se présentent comme un adieu à un monde que le compositeur pressentait en déliquescence, à quelques mois du déclenchement du premier conflit mondial. La sixième valse est d’ailleurs porteuse des grincements acerbes et du rythme étourdissant de La Valse de 1919-1920. C’est au demeurant dans cette dernière, ainsi que dans les deux mouvements conclusifs qui la suivent que Plasson a été à son meilleur, l’Orchestre de l’Opéra semblant d’un coup s’animer pour s’étourdir peu à peu dans une ivresse de rythmes et de sons. Ainsi, après des applaudissements peu fournis qui ont dit combien cet opus ravélien parle peu au grand public, la seconde suite Bacchus et Ariane op. 43 d’Albert Roussel qui correspond en fait à la totalité du second acte du ballet composé en 1930-1931 et créé à l’Opéra de Paris le 22 mai 1931, acquiert dès la phrase d’entrée un tour extrêmement expressif, Plasson mettant en évidence son sens aigu du développement du discours dramatique et de sa progression, tandis que l’orchestre de l’Opéra le suit voire le précède dans sa conception d’une partition qui dit combien la création de son auteur est inexplicablement trop rare dans les salles de concert françaises.

Troisième œuvre du programme, la célébrissime Symphonie fantastique d’Hector Berlioz que Plasson dirige avec ferveur tout en ménageant des contrastes riches en tensions et en onirisme, tandis que l’orchestre flamboie avec ravissement poussé par la direction enthousiaste et évocatrice de Plasson qui porte parfois à la limite de l’asphyxie, ce qui suscite de petites approximations au cor, à la clarinette et au hautbois solos, tandis qu’altos, cor anglais, trompettes et trombones rivalisent de beauté. En fin de programme, Plasson a ajouté un Adagio extrait de l'Arlésienne de Georges Bizet, qu’il a présenté comme émanant de « Dieu », en hommage à son ami Maurice André (1933-2012), né la même année que lui. «Je l’aimais et je l’aime toujours parce qu’il était unique. Nous étions très proches dans le temps et dans le cœur », déclara le chef d’orchestre aux obsèques du trompettiste.  
Bruno Serrou

mercredi 25 avril 2012

Die Walküre de Wagner d’anthologie Théâtre des Champs-Elysées par la troupe du Bayerische Staatsoper et son directeur musical Kent Nagano


Théâtre des Champs-Elysées, mardi 24 avril 2012
 Kent Nagano - Photo : DR
Un an presque jour pour jour après leur extraordinaire Parsifal dans cette même salle, le Théâtre des Champs-Elysées a offert hier l’une des plus belles soirées de concerts de la saison parisienne en accueillant de nouveau les forces artistiques de l’Opéra d’Etat de Bavière dans une autre page de Richard Wagner, la première journée du Ring, Die Walküre. Le public est sorti abasourdi par cette expérience intense et rare lorsqu’il s’agit d’un opéra donné en version concert. Ecouter cette œuvre avec l’orchestre du théâtre qui en a assuré la création sur l’ordre du roi Louis II de Bavière le 26 juin 1870 sous la direction de Franz Wüllner devant un parterre où se trouvaient réunis entre autres Johannes Brahms, Henri Duparc, Judith Gautier, Joseph Joachim, Franz Liszt, Catulle Mendès, Camille Saint-Saëns, mais en l’absence du mentor de l’auteur de l’opéra, est en soi émouvant, même si le Théâtre des Champs-Elysées n’est pas l’Opéra de Munich, et les musiciens de l’orchestre ne sont que les lointains successeurs de ceux qui ont assuré la création, notamment du fameux corniste Franz Strauss, père d’un certain Richard, au caractère bouillonnant.
Actuel directeur musical de l’Opéra d’Etat de Bavière, Kent Nagano et son orchestre de fosse munichois, qui viennent d’achever la première série de représentations de La Walkyrie en leur théâtre (1), ont donné hier une interprétation survoltée mais scrupuleuse et extraordinairement théâtrale de la partition. Le chef d’orchestre américain a indubitablement le sens du drame wagnérien et de sa progression, tant il sait dégager avec subtilité les idées forces et présenter les leitmotive dans leur infinie diversité de couleurs et de sens en fonction du contexte où ils se présentent tout en les inscrivant bel et bien dans leur signification première. Il sait aussi remarquablement exalter la profondeur, l’intimité, la passion des personnages, des situations et des climats tout en sollicitant avec perspicacité la vigueur, la frénésie et l’énergie du flux musical, ce qui lui permet de façonner avec une justesse saisissante les tensions dramatiques et rythmiques, ainsi que le riche nuancier de la palette instrumentale. L’orchestre se déploie avec aisance dans ce flot extraordinairement mobile, avec un élan sonore frénétique, une agilité inaltérable et une tension prodigieuse qui emporte tout sur son passage, l’ensemble des pupitres s’exprimant sans réserve, violons frémissants, altos moelleux, violoncelles onctueux, contrebasses grondantes, bois frétillants, cuivres doués de vies polychromes.  
La remarquable distribution réunie pour ce concert est à quelques variantes près celle des représentations qui viennent de s’achever à Munich. D’où une présence quasi idéale de chacun des protagonistes, la plupart étant emprunts de la direction d’acteur d’Andreas Kriegenburg, metteur en scène de l’actuelle production du Ring de l’Opéra de Bavière. Ainsi, présente à Munich, Anja Kampe est une Sieglinde de feu et de passion exacerbés. L’amante-jumelle, fille de Wälse acquiert avec elle une densité et une vitalité prodigieuses. Cette incarnation extraordinaire repose à la fois sur une voix large, des graves sombres galvanisés par des aigus superbement projetés et une stature d’écorchée vive que l’affection de Siegmund a du mal à rasséréner. Dans ses meilleurs moments, fort nombreux au demeurant, il est impossible d’échapper au souvenir de la merveilleuse Leonie Rysanek dans ce même rôle, leurs Sieglinde étant aussi brûlantes, déchirées, généreuses l’une que l’autre. Face à la soprano allemande, Lance Ryan, qui remplaçait Klaus Florian Vogt titulaire du rôle à Munich, est un Siegmund puissant, parfois un peu trop sonore, mais conquérant et d’une force mâle, capable de notes particulièrement impressionnantes, notamment celles de ses « Nothung », vertigineux.  Thomas Johann Mayer, que le public parisien a découvert en mai 2010 à l’Opéra de Paris dans ce même ouvrage, est l’un des Wotan les plus éclatants de sa génération. Voix sûre et égale, sa présence vocale s’est affermie, et, libéré de la fâcheuse mise en scène de Günter Krämer, le baryton allemand s’impose en dieu tourmenté et singulièrement humain se dissimulant désespérément sous une carapace de guerrier irascible. Mayer vit son personnage de l’intérieur, brossant un Wotan inquiet, troublé, atrabilaire, vindicatif, mais aimant et égaré – la façon dont il interrompt violemment Brünnhilde, sa fille préférée qui l’a humilié, alors qu’elle évoque le glaive qu’il avait forgé pour Siegmund – « Und das ich ihm in Stücken schlug! »  (Et que j’ai brisé en morceaux dans ses mains !) –, est d’une vérité à couper le souffle… Thomas J. Mayer pèse chaque syllabe de son juste poids fondé sur un phrasé d’une suprême musicalité. Ainsi, son monologue du deuxième acte où il revient sur la malédiction d’Alberich et ses conséquences, est d’une densité telle que ce passage souvent fastidieux est passé trop vite. Sa confrontation avec Fricka est un autre grand moment de théâtre, Wotan étant poussé dans ses derniers retranchements par une femme qui est la droiture rigidifiée même et qui le manœuvre non sans un certain sadisme. Passant avec un naturel confondant de l’état d’épouse blessée à celui de femme victorieuse ayant obtenu gain de cause, après être passée par l’humiliation, l’agressivité, le contentement, voix au beau velours d’une puissance naturelle et droite, la Fricka de Michaela Schuster (qui s’est substituée à Sophie Koch, Fricka à Munich) est extraordinairement convaincante. Sur les même cimes que Wotan, puissante et sensible, prodige de musicalité, la Brünnhilde de Nina Stemme est éblouissante. La voix de la soprano suédoise ne souffre d’aucune défaillance, droite, vibrante, riche en harmoniques, charnelle, et sa maîtrise de la scène est totale, comme l’atteste la façon dont elle s’est rattrapée après un faux départ, discrètement mais efficacement rétablie par Nagano, décalage sans doute dû à un regard trop longuement porté sur la partition déposée sur un pupitre trop éloigné – elle est d’ailleurs la seule à avoir jeté de temps à autre un œil sur la partition, peut-être pour se rassurer, remplaçant hier Katarina Dalayman, Brünnhilde à Munich – et plus encore peut-être engourdie par l’émotion. Voix puissante et noire, articulation claire et sans faille, Ain Anger est un impressionnant Hunding. Enfin, les huit Walkyries forment une formidable troupe d’où émergent la Gerhilde de Danielle Halbwachs, l’Ortlinde de Golda Schultz et la Rossweisse d’Alexandra Petersamer. Une soirée comme il en est peu qui laisse espérer un retour rapide de Kent Nagano avec son ensemble munichois, les forces de l’Opéra de Bavière revenant sans lui la saison prochaine, mais avec le jeune chef norvégien Eivind Gullberg Jensen, dans un Fidelio de Beethoven des plus prometteurs, puisqu’il réunira entre autres Jonas Kaufmann, Waltraud Meier et Matti Salminen (2).
Bruno Serrou
1) Cette Walkyrie est reprise en juillet 2012 dans le cycle du Ring mis en scène par Andreas Kriegenburg présenté dans le cadre du Festival de Munich puis en janvier-février et juillet 2013 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Munich reprend également à cette occasion ses productions du Fliegende Holländer, de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan und Isolde et Parsifal.  A remarquer qu’il manque curieusement, parmi les opéras ayant accès au plateau du Festspielhaus de Bayreuth, Die Meistersinger von Nürnberg, pourtant créé en 1868 à l’Opéra de Munich…
http://www.bayerische.staatsoper.de/1164--~spielplan~premiere.html
2) 30 octobre 2012.
http://2013.theatrechampselysees.fr/http://2013.theatrechampselysees.fr/

dimanche 22 avril 2012

Gustavo Dudamel enthousiasme l’Orchestre Philharmonique de Radio France mais laisse le public de marbre dans des symphonies de Brahms singulières


Paris, Salle Pleyel, Vendredi 20 avril 2012
 Photo : DR
A trente et un ans, Gustavo Dudamel fait à chacune de ses apparitions parisiennes toujours davantage penser à Leonard Bernstein. Le chef vénézuélien n’a de cesse d’enthousiasmer les foules et de transcender les orchestres qu’il dirige, les siens comme ceux dont il est l’invité. Ainsi, l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles semble acquérir une vitalité qui lui était inconnue avant son arrivée comme directeur musical en 2009, tandis que l’Orchestre Philharmonique de Berlin se plaît à l’inviter fréquemment comme en quête d’adrénaline. Depuis sept ans, l’Orchestre Philharmonique de Radio France bénéficie régulièrement de son aura et, surtout, de sa flamme, de sa vigueur, de sa jeunesse, de sa fougue, de son extraordinaire musicalité. Les musiciens français le lui rendent bien, d’ailleurs, jouant sous son empreinte avec un plaisir non feint et pour le moins communicatif, les pupitres rivalisant de virtuosité et de précision tout en sonnant de façon homogène, comme il ne le fait qu’occasionnellement, y compris avec son chef titulaire, et félicitant ce chef qu’il aime de toute évidence à la fin de chaque concert en l’applaudissant avec la une ferveur partagée par le public. Au point que les musiciens français rêvent de sa nomination à la tête de cet orchestre dont les qualités intrinsèques tendent hélas à s’affaiblir, à de trop rares exceptions près.
Pour leur second concert de leur intégrale des quatre symphonies de Johannes Brahms conçues en moins d’une décennie (1876-1885), Gustavo Dudamel et le Philharmonique de Radio France ont donné une impulsion inaccoutumée à cette musique qui sonne comme venue du plus profond de la terre, des abîmes de l’âme, grondante enracinée dans les graves de l’orchestre, l’assise du son semblant émaner des timbales, tandis qu’un doux chant s’exhale de phrases aux contours insondables se renouvelant de façon continue, respirant large et aux élans d’une générosité infinie. Consacré aux deux symphonies paires, le concert de vendredi s’est avéré singulier. En effet, le chef vénézuélien a fait fausse route, à commencer par la Symphonie n° 2 en ré majeur op. 73, née dans la sérénité après la genèse longue et particulièrement difficile de la Première. Si bien que l’œuvre est l’une des plus chatoyantes de Brahms, dont le sombre caractère reste néanmoins indéniablement sous-jacent. Or, Dudamel en a fait une œuvre allant de l’ombre à la lumière en quatre étapes successives, à la façon de la deuxième des symphonies de Mahler. Ainsi, la première partie du mouvement initial a été exposé avec une lenteur excessive, toute en retenue et en introspection, la sublime phrase des cors instaurant non pas une atmosphère paisible et olympienne mais plutôt une nostalgie déliée qui irrigue l’ensemble du morceau, dont le chef met cependant en évidence la diversité d’une orchestration d’une mobilité extrême. L’Adagio chante avec une profondeur toute méditative, à l’instar de la mélodie des violoncelles, d’une beauté incandescente, tout comme les bois et l’ensemble des cordes, qui soulignent avec brio la complexité de l’écriture et la force émotionnelle qui en émane. Dynamique et vif, l’Allegretto grazioso qui semblait a priori correspondre à l’opulence jaillissante de la direction de Dudamel, a curieusement manqué d’exubérance, le chef se montrant au contraire retenu et pondéré, restant sur son quant-à-soi, sans pour autant éteindre tout-à-fait l’allant caractéristique de ce morceau, même dans les deux ardents Presto. Le finale, en revanche, a été un moment de lumière, respirant large et guilleret, bien dans le « sang mozartien » exalté ici par le critique viennois proche de Brahms, Eduard Hanslick.
La Symphonie n° 4 en mi mineur op. 98 est à la fois la plus classique des symphonies de Brahms, se concluant à l’instar des Variations sur un thème de Haydn op. 56a sur une grandiose chaconne puisée dans le chœur final de la Cantate BWV.150 de Jean-Sébastien Bach qui donne lieu à de magistrales variations, et la plus crépusculaire et exacerbée. Proposant une lecture fluide, énergique et aux reliefs marqués, dirigeant avec élan et instaurant un climat conquérant et particulièrement dynamique, Dudamel a ici aussi pris ses distances par rapport à l’esprit de l’œuvre. Cette approche originale s’est néanmoins révélée passionnante, surtout dans les deux mouvements extrêmes, le chef exaltant le charme du  premier et de conclure avec une énergie vertigineuse sur le majestueux finale. L'Orchestre Philharmonique de Radio France s’est illustré par une virtuosité au service d’une orchestration inlassablement renouvelée.
Bruno Serrou

samedi 21 avril 2012

A Bruxelles, René Jacobs et Pierre Audi mettent le feu à l’Orlando de Haendel à La Monnaie de Bruxelles


Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, jeudi 19 avril 2012
Bejun Mehta (Orlando) et les trois Amours
Après l’exceptionnelle réussite de La Didone de Cavalli au Théâtre des Champs-Elysées à Paris (voir plus bas le compte-rendu du 13 avril) réalisée par William Christie et Clément Hervieu-Léger, celle du plus couru Orlando de Haendel que le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles a confiée à René Jacobs et à Pierre Audi dit combien l’opéra des XVIIe et XVIIIe siècle a de la chance tant il est remarquablement servi, les productions mettant en exergue avec brio sa force dramatique et son originalité d’inspiration qui le rend incroyablement contemporain. Trente et unième des quarante deux opéras de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), créé à Londres le 27 janvier 1733 au King’s Theater, théâtre lyrique privé dont le compositeur était l’impresario et qui le conduisit à la ruine, Orlando est l’un des sommets de la création lyrique du maître saxon. Cet ouvrage repose sur un livret du XVIIe siècle que le dramaturge romain Carlo Sigismondo Capace (1652-1728), auteur d’une quarantaine de livrets, écrivit pour Domenico Scarlatti en 1711, Orlando ovvero la Gelosia Pazzia. Inspiré des livres XIX à XXXVIII de l’Orlando furioso (1516) de l’Arioste, il a été remis au goût du jour pour les besoins de Haendel - sans doute auteur de l’adaptation, du moins si l’on en croit les « nombreuses fautes de syntaxe du texte italien ajouté » (Jacobs) -, qui y puisera en 1735 les sujets d’Alcina et d’Ariodante. L’adaptation mise en musique par Haendel étoffe le rôle de la bergère Dorinda et ajoute le personnage du sage magicien Zoroastro, sorte de philosophe annonciateur du Zarastro de la Flûte enchantée de Mozart écrit pour une basse renommée, Antonio Montagnana, qui, comme le souligne René Jacobs, dit combien Haendel était marqué par les Lumières. Dans l’opéra, Orlando est éperdument épris de la reine païenne Angelica, elle-même amoureuse du prince africain Medoro, lui-même aimé par la pastourelle Dorinda… Cette inextricable situation plonge le chevalier franc dans la folie, dont seul le magicien Zoroastro peut le délivrer.
La création d’Orlando a été un franc succès, mais l’ouvrage n’a tenu que onze représentations, du 27 janvier au 5 mai 1733, à cause de deux impondérables : une maladie de la célèbre soprano Anna Maria Strada (Angelica) et les renâclements du castrat Senesino (Orlando), mécontent que son rôle se limite à trois arie da capo (airs avec reprise) et laisse peu de place à la roucoulade, ce qui allait susciter l’éviction du chanteur de la troupe de Haendel. Néanmoins, Orlando est aujourd’hui l’un des opéras les plus joués du compositeur. La force et l’originalité de ce dramma per musica en trois actes reposent dans son orchestration foisonnante quoique traditionnelle, ses ensembles, plus nombreux qu’à l’ordinaire pour la période londonienne, la nouveauté de ses arie, Haendel n’y recyclant guère de pages antérieures, et le sujet qui incita le compositeur à transcender les conventions de l’opera seria et de l’aria da capo dont la rigidité ne peut convenir à un personnage qui perd la raison. « Ce type de scène de folie n’est pas nouveau, puisqu’on le trouve chez Vivaldi et Steffani, entre autres, rappelle René Jacobs, mais l’abondance et la variété du récitatif haendélien sont ici très novateurs. » Connaisseur éminent de l’œuvre de Haendel, le chanteur chef d’orchestre belge est ici à la fois respectueux du texte et créatif. « Quand j’ai commencé à préparer Orlando de Haendel voilà près de deux ans, j’ai commandé les facsimile de l’autographe et celui de la première partition de direction, ainsi que celle de l’incunable imprimé qui se trouve à la British Library. Cette étude des originaux ne m’a pas empêché de prendre quelque liberté, comme la substitution des violettes marines, instruments qui n’existent plus, par des violes d’amour, et l’ajout de percussions dans les scènes de folie. » Les deux voix de femmes sont très différenciées, Angelica étant un rôle typiquement seria et Dorinda étant en revanche dans le registre comique mais s’avère particulièrement touchant. Ce dernier personnage a été écrit pour la soprano napolitaine Céleste Resse, dite La Celestina, chanteuse cantonnée au répertoire comique en raison de sa basse extraction. « Il paraît qu’en Italie, remarque Jacobs, une femme de petite condition ne pouvait pas se voir confier de rôles de prima donna dans l’opera seria, même si elle chantait divinement. Mais, apparemment, La Celestina chantait si bien que des compositeurs comme Hasse ont écrit des rôles dans ces intermezzi comiques mais avec des colorature telles que ses collègues du seria  en mouraient de jalousie. » Autre personnage touchant, Médor, qui est un très beau rôle que Haendel a conçu pour une femme. « Il serait mal venu de confier ce personnage à un contre-ténor, car il faut absolument qu’il y ait un contraste de timbres entre lui et Orlando », avertit Jacobs. 
Bejun Mehta (Orlando) et Sunhae Im (Dorinda)
Aussi étonnant que cela puisse paraître considérant les affinités communes aux deux artistes avec l’opéra baroque, René Jacobs collabore dans ce spectacle pour la première fois avec Pierre Audi dans une même production, cela à l’invitation de la Monnaie de Bruxelles. L’entente entre les deux hommes, qui se connaissent néanmoins depuis l’époque où Audi avait proposé à Jacobs de réaliser avec lui à Amsterdam un cycle Monteverdi sans que le projet aboutisse pour cause d’agendas incompatibles, est ici parfaite, non seulement de l’aveu même du musicien belge, mais aussi à en juger par la réussite de la production. « La première fois que j’ai vu Pierre pour cet Orlando, il avait déjà l’idée de la maison de Dorinda en flamme dès le début de l’opéra, et des pompiers qui viennent éteindre l’incendie, se souvient Jacobs. Au début des répétitions, ce concept a été un choc pour moi, mais j’ai commencé à y adhérer rapidement - c’est un avantage que le chef soit là dès les premières répétitions, six semaines en aval. » Une partie de la réussite de cette production, convient Jacobs, est que l’œuvre ne requiert que cinq chanteurs, et qu’il a l’habitude de travailler avec les cinq qui constituent la troupe de cette production.
Pierre Audi, qui distille l’humour avec parcimonie mais avec a propos, ouvre et ferme le spectacle avec trois Amours potelés et nus façon Manneken Pis qu’il a parés de sa propre tête au regard malicieux. Le metteur en scène a su magnifiquement éviter l’écueil du deuxième acte qui, contrairement aux deux actes extrêmes en compte chacun un - un remarquable trio dans le premier (le plus long que l’on puisse trouver de tous les opéras de Haendel) et un second dans le finale -, n’est ponctué d’aucun ensemble, ce qui constitue une faiblesse dramaturgique puisque, pendant une heure pleine, il s’agit d’une suite ininterrompue d’airs avec reprise chichement ponctués de récitatifs. Le metteur en scène d’origine libanaise, également directeur artistique de l’Opéra d’Amsterdam,  surmonte cet obstacle en concevant un rêve d’Orlando, dès le début de l’acte et jusqu’à la fin, que le héros vit tel un cauchemar, ce que le scénographe Christof Hertzer évoque avec un parterre de bougies parcouru de praticables qui représentent les arcanes de la tête d’Orlando, que la dramaturgie élaborée par Audi transforme en pompier pyromane... Autre idée-force de la mise en scène, l’omniprésence de tous les personnages. Rarement Audi s’est montré aussi moderne qu’ici dans ses productions baroques, cet opéra conçu par Haendel pour des stars devenant un opéra d’ensemble. Comme le reconnaît Jacobs, il est difficile de nos jours en effet de faire vivre un opéra mû par cette convention d’époque qui consiste à faire se succéder sur scène des chanteurs qui viennent à tour de rôle exposer leur aria seuls sur scène, avant de se retirer pour laisser la place au suivant, à la façon d’un défilé. La belle scénographie qui expose une bâtisse détruite par le feu qui se reconstruit peu à peu est enrichie d’une vidéo réalisée par Michael Saxer qui, subtilement utilisée, est discrète mais intelligente et expressive.
Bejun Mehta (Orlando) et Sophie Karthäuser (Angelica)
René Jacobs, qui, parmi les chefs baroques, est l’un des rares à ne pas diriger son propre ensemble, cela pour des raisons d’enrichissement mutuel musiciens/chef, a choisi pour cette production un jeune ensemble belge fondé en 2005 sur le modèle du Freiburger Barockorchester, de l’Akademie für Alte Musik Berlin et du Concerto Köln que Jacobs dirige régulièrement. Il s’agit du Baroque Orchestra B’Rock (B pour Baroque et Belge) basé à Gand dont le noyau dur compte une vingtaine de musiciens belges et étrangers qui entendent se concentrer sur l’exécution axée sur l’intensité expressive. Une formation d’excellence qui, sous la direction dramatique et supérieurement ressentie de Jacobs, exalte des sonorités larges, amples, contrastées, sensuelles et lumineuses magnifiées par un jeu précis et sûr, un allant et une homogénéité parfaite. Particulièrement équilibrée, la répartition des masses dans la fosse se fonde sur la symétrie et la stéréophonie, avec un ample continuo formé de chaque côté d’un clavecin et de deux contrebasses, au centre de deux luths et d’une harpe, tandis que les violoncelles et les altos sont à droite du chef et les violons à sa gauche, le tout enveloppant subtilement l’ensemble de l’espace du théâtre de la Monnaie. Autre superbe idée, les deux violes d’amour jouant depuis une loge du second balcon côté cour au-dessus de la fosse dans l’admirable aria du troisième acte dans laquelle Orlando recouvre la raison qui couvrent un peu la voix de Bejun Mehta lorsqu’il s’exprime dans les nuances piano, mais, s’agissant d’instruments de magie envoyés par Zoroastre depuis l’au-delà, ils est évident qu’ils ne peuvent que représenter la force de la musique. Le contre-ténor américain, qui s’exprime dans l’aigu de sa tessiture avec des pianissimi d’une douceur extrême et qui s’impose comme un remarquable comédien, campe un Orlando bouleversant de vérité. A l’instar de la séduisante soprano belge Sophie Karthäuser, Angelica perdue et éperdue,  tortueuse et torturée, d’une exquise sincérité, de la soprano coréenne Sunhae Im, Dorinda, toute de fraîcheur et de spontanéité, ainsi que de la mezzo-soprano suédoise Kristina Hammarström, Medoro généreux et fébrile, tandis que la basse allemande Konstantin Wolff est un Zoroastro noble et altier aux vocalises sûres et au timbre clair.  
Bruno Serrou
Photos : (c) Bernd Uhlig/Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

jeudi 19 avril 2012

Daniel Barenboïm et sa Staatskapelle Berlin enflamment la Salle Pleyel avec la VIIe Symphonie de Bruckner


Paris, Salle Pleyel, mercredi 18 avril 2012
Photo : DR
Chaque passage à Paris de Daniel Barenboïm constitue un véritable événement. Les salles sont toujours prises d’assaut, les (rares) personnalités mélomanes des mondes de la culture et de la politique s’y bousculent, l’accueil est constamment enthousiaste… Cela depuis le départ de ce grand artiste au fort tempérament de l’Orchestre de Paris suivie de son éviction de l’Opéra de Paris où il n’a pu mettre en place son prometteur projet à la fin des années 1980 conçu en collaboration avec Pierre Boulez et Patrice Chéreau. Que ce soit au Théâtre du Châtelet, où l’Opéra d’Etat de Berlin « Unter den Linden » au grand complet se produisait régulièrement dans les années 1990 y donnant concerts et opéras (on se souvient de ses Wozzeck, Lohengrin, Fidelio, Elektra), où Salle Pleyel, soliste ou chef d’orchestre, notamment avec celui qui lui tient le plus à cœur, le West-Eastern Divan qui réunit des jeunes musiciens israélo-palestiniens, le succès est systématiquement au rendez-vous. Cette semaine, dans le cadre de la saison Piano**** en collaboration avec la Salle Pleyel, le chef argentino-israélien se produit sous ses deux étiquettes de pianiste et de chef d’orchestre, ce qu’il a l’habitude de faire depuis sa mémorable intégrale des concertos pour piano de Mozart avec l’English Chamber Orchestra dans les années 1966-1970 publiée chez EMI.
C’est d’ailleurs dans deux des concertos du même Mozart que Daniel Barenboïm s’est présenté à Paris ce mois d’avril. Deux concertos dirigé et joué dos au public qu’il a mis en résonance avec autant de symphonies d’Anton Bruckner. Mercredi, c’était le très expressif et puissant Concerto n° 24 pour piano et orchestre en ut majeur KV. 491 de 1786, sans doute l’un des plus somptueusement orchestrés des concertos de Mozart. Barenboïm est pourtant apparu moins inspiré que de coutume, grossissant un propos déjà plus dramatique que virtuose, ne laissant guère passer de lumière, un piano défait de toute sensualité, proposant dans le mouvement initial une cadence ad minima, tandis le Larghetto a été si intériorisé qu’il en était défait de grâce et de sérénité. L’orchestre quadri centenaire a répondu précisément à l’interprétation de son chef à vie, se montrant particulièrement sombre et dramatique. Le bis qu'il a donné en solo, le dos toujours tourné vers le public, s'est avéré long et fastidieux...
Daniel Barenboïm a en revanche confirmé ses affinités avec la musique de Bruckner. Les fidèles de l’Orchestre de Paris se souviennent de ses remarquables exécutions des symphonies du compositeur autrichien, et les discophiles de sa première intégrale parue à la fin des années 1970 chez Deutsche Grammophon qu’il a enregistrée avec le Chicago Symphony Orchestra, suivie d’une seconde, dans les années 1990, avec les Berliner Philharmoniker pour Teldec. Donnée dans sa version originale de 1883, avec la faute de copiste pourtant notée « non valable » qui fait incidemment survenir un hallucinant coup de cymbales au point culminant du mouvement lent, la Symphonie n° 7 en mi majeur (1) a été un pur enchantement. Vision puissante, sensible, d’une profondeur comme ressentie de l’intérieur, l’exécution a été digne du grand wagnérien qu’est Barenboïm. Dès les premières mesures du mouvement initial exposées aux violoncelles et au premier cor, cette conception de la Septième de Bruckner s’est avérée d’une beauté confondante, le ton noble et altier, mettant en évidence la structure en arche immense qui aboutit à une coda d’une ampleur extraordinaire où sonnent pour la première fois dans la symphonie, à la toute fin du morceau, quatre tubas wagnériens aux sonorités plus pleines et charnues que les quatre cors dont ils sont le prolongement et les intermédiaires avant les post-horns (trombones). En effet, dédiée au roi Louis II de Bavière, qui, rappelons-le, fut le protecteur de Richard Wagner, cette symphonie, qui rend hommage au maître vénéré de Bruckner, est toute emplie des sonorités de l’Enchanteur de Bayreuth, où il s’était rendu pour la première fois en 1882 pour assister à la création de Parsifal alors qu’il était en pleine genèse de cette Septième. Le sublime Adagio, marqué « très solennel », est abordé dans un climat de mystère évanescent, avec des cordes d’une exquise douceur qui exposent le thème initial avec une délicatesse inouïe, à l’instar du long crescendo d’une tendresse et d’une nostalgie toute élégiaque, si bien que, à son apogée, lorsqu’intervient soudain timbales, cymbales et triangle, le retour à la réalisé est si violent et dramatique que l’atmosphère paisible semble définitivement rompue. C’est sans compter sur le sens du drame qu’a Barenboïm, qui retrouve rapidement la sérénité pour conclure dans un climat rasséréné. Abordé sans précipitation, conformément à l’indication du compositeur, le Scherzo est mû avec allant mais gorgée de délicates inflexions. Le finale, « mouvementé, mais pas trop rapide », de Barenboïm et de son éblouissante Staatskapelle de Berlin est époustouflant de grandeur et de puissance, construit telle une fastueuse cathédrale de sons, à l’architecture immense et majestueuse, marquant l’auditeur jusqu’au plus profond de l’âme et du corps tel un hymne solennel à l’univers entier et à la Création. Heureux ceux qui pourront entendre ce soir Salle Pleyel par les mêmes interprètes la Symphonie n° 9 que Bruckner dédia « au Bon Dieu »… mais laissa inachevée.
Bruno Serrou
1) DG (Universal Classics) vient de publier la captation « live » de cette Septième Symphonie de Bruckner réalisée à la Philharmonie de Berlin en juin 2010 par la Staatskapelle Berlin et Daniel Barenboïm (DG 4790320)

mercredi 18 avril 2012

David Kadouch, brillant récital de préfiguration du festival Piano Jacobins de Toulouse au Théâtre de l’Athénée à Paris


Théâtre de l’Athénée, lundi 16 avril 2012
 Photo : DR 
Le festival toulousain Piano aux Jacobins (du nom du cloître érigé au XIIIe siècle par les Frères prêcheurs où est donné l’essentiel des concerts) est une véritable pépinière pour les jeunes artistes du clavier. Les organisateurs de cette manifestation fondée en 1980 par Catherine d’Argoubet et Paul-Arnaud Péjouan qui ont annoncé hier la programmation de leur trente-troisième édition qui se déroulera du 4 au 28 septembre 2012 (1), a présenté lundi à Paris, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, un concert de préfiguration de la tournée qu’il effectuera en Chine fin mai-début juin. Reconnu pour son art de la découverte de jeunes talents à l’orée d’une grande carrière, ce festival a porté son dévolu pour ce récital sur le jeune et déjà confirmé pianiste français David Kadouch, qui s’est produit pour la première fois aux Jacobins en 2009, à Toulouse, puis en 2010, en Chine. A 26 ans, ce musicien d’origine niçoise qui a parachevé sa formation à Madrid auprès de Dmitri Bashkirov et s’est perfectionné auprès d’artistes tels Murray Perahia, Maurizio Pollini, Maria-Joao Pires, Daniel Barenboïm, Vitaly Margulis, Itzhak Perlman, Elisso Virsaladze et Emanuel Krasovsly, a déjà largement dépassé le stade de valeur montante pour s’imposer déjà dans le club des grands et des musiciens les plus ouverts aux répertoires les plus divers. Lauréat de l’Adami et de la Fondation Natexis, il s’est fait remarquer par Pierre Boulez pour son ouverture à la création contemporaine et pour son esprit aventureux qui l’incite à la découverte et à la redécouverte de compositeurs et d’œuvres souvent négligés.
C’est un programme russe quasi conforme à celui de son récital toulousain du 22 septembre dernier que David Kadouch a présenté au public de l’Athénée, avec en contrepoint Claude Debussy dont les affinités avec la musique russe sont connues, notamment avec Tchaïkovski et Moussorgski. Le pianiste a choisi d’ouvrir son récital sur le Prélude et Fugue en sol dièse mineur op. 29 de Sergeï Taneïev (1856-1915). Proche de Tchaïkovski, sujet des amours inconditionnelles de la femme de Tolstoï sans même qu’il s’en doute, éminent professeur de composition, mort à la suite d’une pneumonie contractée au cours des obsèques de son élève Alexandre Scriabine, Taneïev est souvent considéré comme le Brahms russe, notamment en raison de son extrême maîtrise du contrepoint, ce qui n’aurait pas été pour lui déplaire tant il admirait son aîné allemand. Excellent pianiste (il créa plusieurs œuvres pour piano de Tchaïkovski), il laisse étonnamment peu de partitions pour piano seul, notamment cet opus 29 de moins de sept minutes. David Kadouch en a donné la quintessence avec une virtuosité naturelle, concentré mais sans forcer le trait, se faisant grave et retenu dans le prélude et volubile dans l’Allegro vivace e con fuoco de la fugue. A peine moins rare et plus virtuose encore, la dixième sonate de Nikolaï Medtner (1880-1951) connue sous le titre Sonata reminiscenza op. 38 n° 1. Préludant aux huit Mélodies oubliées op. 38, composée en 1918, cette sonate en un mouvement qui aurait été inspirée par le poème Souvenir de Pouchkine est d’un lyrisme tour à tour intériorisé et exacerbé, ce que Kadouch souligne non sans une distanciation qui sied à cette œuvre aux confins du pathos. Les doigts glissent sur le clavier comme en apesanteur tout en exaltant des sonorités riches, pleines et colorées. Ce qui se confirme dans les deux préludes de Claude Debussy sur lesquels le musicien a conclu la première partie de son récital, Les fées sont d’exquises danseuses extrait du second Livre dont Kadouch a exalté l’heureuse délicatesse, et Ce qu’a vu le vent d’ouest (Livre I, 7) dont il a magnifié les violentes rafales de ses doigts de magiciens soulevant la houle chromatique.
La seconde partie du récital était entièrement consacrée à l’une des œuvres pour piano les plus célèbres du répertoire russe, les Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski. Cette ample partition de trente-cinq minutes se présente tel un grand poème pianistique en dix saynètes soudées par le superbe thème russe richement harmonisé de la Promenade qui se présente à quatre reprises dans le développement de la pièce. En fait de piano, c’est bel et bien un orchestre symphonique entier que le compositeur russe déploie dans son ouvrage sans équivalent dans le répertoire pour clavier, tant l’évolution harmonique est riche et polymorphe, les résonnances infinies, la palette sonore d’une richesse inouïe. De ses doigts d’airain courant comme en apesanteur sur le clavier, le corps ne bougeant guère bien qu’il s’avère d’une présence indubitable, Kadouch se joue avec entrain et spontanéité des phénoménales difficultés de l’œuvre et réussit la gageure de donner une vie propre à chaque tableau qui semble se présenter sous les yeux de l’auditeur tant le pouvoir de suggestion est prégnant dans cette exécution d’une énergie singulière. A l’issue de cette pérégrination, le musicien est apparu frais comme un gardon, et n’a pas hésité à se lancer dans un bis assez dense, une Romance sans paroles de Mendelssohn dont il s’est joué avec une souplesse de magicien des arpèges staccato sur lesquels se fonde pour l’essentiel la pièce empreinte d’une certaine nostalgie.
Bruno Serrou
1) http://www.pianojacobins.com

samedi 14 avril 2012

Les faux jumeaux "Cavalleria rusticana" et "I Pagliacci" pour la première fois réunis à l’Opéra de Paris, mais dans une production inégale


Opéra de Paris Bastille, vendredi 13 avril 2012 
Cavalleria rusticana mise en scène de Giancarlo del Monaco : Stefania Toczyska (Lucia) et Violeta Urmana (Santuzza) - Photo : Mirco Magliocca/Opéra de Paris

Les deux œuvres-clefs du vérisme italien, genre musico littéraire du tournant des XIXe et XXe siècles qui cherchait à ancrer le théâtre lyrique dans la réalité sociale du temps en puisant dans la crudité de faits divers sanglants exaltés par la musique, Cavalleria rusticana du Toscan Pietro Mascagni (1863-1945) et I Pagliacci (Les Paillasses ou Paillasse dans l’adaptation française) du Napolitain Ruggero Leoncavallo (1857-1919) sont peu après leur création respective, en 1890 et 1892, devenus inséparables sur les scènes du monde. Ils sont néanmoins rarement donnés en France où ils ont pourtant connu chacun leur heure de gloire. L’action du premier se situe en Sicile, celle du second en Calabre - régions d’Italie soumises à de sanguinaires mafias -, tous deux un jour de fête religieuse, respectivement  Pâques et l’Assomption. Chacun s’achève sur le sacrifice de victimes expiatoires de la jalousie excitée par un tiers et du sens exacerbé de l’honneur caractéristique de l’Italie du sud, un homme du monde paysan pour le premier, une femme et son amant sous un chapiteau de cirque dans le second. L’acte unique de Cavalleria rusticana, que Gustav Mahler s’empressa de programmer à Budapest l’année-même de la création de l’ouvrage à Rome, et qui fait ici son entrée au répertoire de l'Opéra de Paris, est plus développé que l’ensemble des deux actes de I Pagliacci, ramassés et fulgurants. La concision, la brutalité de l’action, la violence des sentiments, le lyrisme paroxystique des deux partitions, la sensualité de l’orchestration de la seconde ont fait le succès de ces œuvres. L’écriture colorée, brillante et charnelle de Leoncavallo mise en regard de la brutalité sans nuances de celle de Mascagni fait regretter que I Pagliacci soit l’arbre qui cache la forêt de ce créateur, auteur notamment d’une Bohème d’après Henry Murger certes moins convaincante que celle de Puccini mais dont le premier acte est une vraie réussite.
Venue du Teatro Real de Madrid où elle a été créée et captée pour le DVD en 2007 (1), la production vue hier à l’Opéra Bastille, où ils sont pour la première fois réunis, fond les deux ouvrages en une même entité, le prologue de I Pagliacci servant d’introduction au spectacle entier. Ce qui constitue d’ailleurs la seule idée originale de la mise en scène de Gian Carlo del Monaco, qui fait croire le temps dudit prologue à une inversion de l’ordre annoncé par le programme, lorsque, de la fosse émergent les premiers accords de l’ouverture de l’ouvrage de Leoncavallo, avant que la salle, déjà plongée dans le noir, retrouve soudain la pleine lumière au moment-même où apparaît Tonio, superbement campé par le baryton russe Sergey Murzaev, qui, après avoir accroché à un porte-manteau sa vareuse qu’il récupèrera à la toute fin de la soirée en proclamant l’ultime « La commedia è finita » de I Pagliacci ouvre le rideau en criant en direction des coulisses « Andiam. Incominciate ! » (Allons, commencez !). Le noir-salle se fait alors que l’on voit apparaître une foule toute de noir vêtue qui se disperse aussitôt pour envahir un paysage blancs lardés de blocs blafards, le tout personnifiant une Sicile brûlée par le soleil, cadre de l’action de Cavalleria rusticana qui s’avère vite sec de substance, les protagonistes livrés à eux-mêmes ne sachant que faire de leur corps, prenant la pose, se mouvant de façon ampoulée à pas lourds, se télégraphiant les répliques à force gestes de type morse. Déjà présente à Madrid, Violeta Urmana en Santuzza surcharge le trait de la femme trompée, en faisant des tonnes dans le larmoyant, jouant la fatalité plutôt que la révolte justicière. La voix est dure, les nuances criardes, le timbre percutant. Piètre comédien, Marcello Giordani est un Turiddu lourdaud et par trop geignard, à l’opposée de Roberto Alagna à Orange en août 2009 qui chantait sans forcer, la voix toute sur le souffle et le phrasé, clair et lumineux. Franck Ferrari campe un Alfio tout aussi primaire que Turiddu mais la voix est en place malgré des aigus amoindris, tandis que Stefania Toczyska, qui avait brillé à Orange en dans le même rôle de Lucia, et Nicole Piccolomini en Lola sont les seules à être en phase avec les exigences de leurs rôles respectifs. 

 I Pagliacci, mise en scène de Giancarlo del Monaco : Vladimir Galouzine (Canio), Brigitta Kele (Nedda), Florian Laconi (Beppe), Sergey Murzaev (Tonio) - Photo : Mirco Magliocca/Opéra de Paris
I Pagliacci est plus équilibré et, dans l’ensemble, plus satisfaisant. Dans une scénographie plus colorée et contrastée que celle de Cavalleria, toutes deux conçues par le même Johannes Leiacker, la mise en scène est comme libérée, Giancarlo del Monaco se montrant soudain plus directeur d’acteur que de coutume. Le large plateau de Bastille envahi par la foule et traversé par un véhicule fumant est occupé par deux immenses panneaux publicitaires présentant Anita Ekberg dans la mythique scène de la baignade nocturne dans les eaux de la fontaine de Trevi à Rome de La dolce vita de Federico Fellini. Ces deux panneaux entourent bientôt le théâtre ambulant des paillasses qui survient tiré par des machinistes et dont la bâche vert-sale qui cache la scène est illustrée d’un Pierrot éploré. Après la harangue de Canio invitant à assister au spectacle dans laquelle Vladimir Galouzine - déjà présent à Madrid - apparaît vocalement fatigué, le vibrato large et le timbre usé, l’apparition de Brigitta Kele en Nedda féline et lascive, le corps souple et le geste sensuel, est pur enchantement. D’autant que la voix de la soprano roumaine est subtilement colorée et charnelle, le timbre brûlant, le jeu délié. Cette rayonnante présence stimule la distribution entière, à commencer par Galouzine, qui, sans égaler l’hallucinante incarnation de Jon Vickers à Garnier en 1983, se transforme littéralement face à son ardente compagne qui cherche à le fuir et qu’il veut à tout prix retenir, le ténor russe semblant soudain revigoré, retrouvant des accents extraordinairement humains, bouleversant de vérité et de puissance animale. Tout aussi rustres et brutaux, le Tonio de Sergey Murzaev, baryton noir aux inflexions tortueuses, et le Silvio de Tassis Chrisoyannis, au timbre plus jovial. Seul rayon de lumière parmi les êtres sordides qui entourent l’incandescente Nedda, l’Arlequin-Beppe de Florian Lanconi au ténor aérien et élégant.
Allant à l’encontre de gestes larges déployés par de longs bras, la direction de Daniel Oren est brusque et tonitruante dans un Cavalleria rusticana déjà orchestré trop gros et trop gras, ce qui empêche l’Orchestre de respirer en le contraignant à se faire plus touffu et monochrome que nature, ce qui pousse les chanteurs à rivaliser en cris pour se faire entendre et met en danger la banalité de l’instrumentation de Mascagni. Toute autre est la conception du chef israélien de la partition de I Pagliacci, plus contrastée et incarnée, même s’il y manque encore un rien de fluidité, de transparence et de sensualité, mais qui permet à l’orchestre d’étinceler de tous ses feux, l’ensemble des pupitres retrouvant la précision et la carnation qui leur sont coutumières pour envelopper les voix d’une étoffe élégante et vive comme la chair.
Bruno Serrou
(1) 1 DVD Opus Arte. Les deux ouvrages sont interprétés par deux distributions différentes de celles de Paris, à l’exception de Santuzza et de Canio, qui sont communs, tandis que l’orchestre et le chœur sont ceux du Teatro Real de Madrid et la direction est assurée par Jesús López Coboz.