mardi 28 février 2023

Orchestre d’essence mahlérienne, le Münchner Philharmoniker dirigé par Lorenzo Viotti a donné une Sixième Symphonie de Mahler dantesque

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 27 février 2023

Lorenzo Viotti, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

La Sixième Symphonie de Gustav Mahler est un véritable Himalaya de l’histoire de la musique. Composée en 1903-1904, révisée à deux reprises, l’été de 1906 et au début de l’année suivante, après l’expérience de sa création le 27 mai 1906 à Essen, la Sixième Symphonie, écrite dans la tonalité de la mineur, cette immense partition que d’aucuns considèrent comme la plus grande symphonie de l’histoire, est l’une des plus déchirantes et éperdues du compositeur autrichien, celle qui, à l’instar des Kindertotenlieder, est la plus sinistrement prémonitoire de la biographie de son auteur, avec ses combats à couper le souffle, ses grands moments d’introspection douloureuse, ses plages d’espoir brutalement brisés par des drames menaçants, une angoisse qui atteint des sommets de déchirements avec les trois immenses coups du destin qui fracassent l’élan frénétique du funeste finale. Sans doute aussi la symphonie mahlérienne la plus porteuse d’avenir, qui inspirera particulièrement Alban Berg (l’interlude en mineur qui relie les deux dernière scènes de Wozzeck, notamment, lui doit beaucoup).

Lorenzo Viotti, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

« L’art de composer, ce n’est pas chercher à peindre, décrire ou faire de la poésie, écrit Mahler depuis sa résidence d’été de Maiernigg en 1904 à son protégé et assistant à l’Opéra de Vienne Bruno Walter. Ce que l’on compose, c’est l’homme dans sa globalité ; l’homme et ses sensations, ses réflexions, son souffle et ses souffrances. Si l’on manque de génie, mieux vaut s’abstenir. Mais si l’on possède du génie, il ne faut reculer devant rien. C’est comme faire un enfant et se demander ensuite s’il s’agit d’un enfant et s’il a été conçu pour les bonnes raisons. On s’étreint et un enfant naît. Basta ! Ma Sixième est achevée. Je pense que j’y suis arrivé ! Mille fois basta ! » Mahler est alors à l’apogée de sa vie et de sa carrière. Directeur général de l’Opéra de la Cour de Vienne, chef d’orchestre célébré, il est a pour épouse Alma Schindler, l’une des femmes les plus convoitées de la capitale impériale qui lui a donné un premier enfant.

Münchner Phiharmoniker, Lorenzo Viotti. Photo : (c) Bruno Serrou

Chef vaudois de 32 ans formé au CNSMD de Lyon, que j’avais vu et entendu diriger depuis la fosse de l’Opéra de la capitale rhodanienne dans une œuvre à mille lieues de l’univers mahlérien, puisqu’il s’agissait d’un opéra bouffe de Gaetano Donizetti, Viva la mamma ! (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2017/06/viva-la-mamma-donizetti-sauce-rossini.html), Lorenzo Viotti s’est avéré éblouissant dans cette symphonie dite « Tragique » dont le propos est contraire à la partition lyrique du compositeur italien. Après l’ample et sombre Allegro sostenuto initial (Allegro energico, ma non troppo. Heftig, aber markig [Véhément, mais robuste]), d’une unité impressionnante eu égard à la densité de la polyphonie et des thèmes qui se télescopent, à l’opposé de toute tendance cacophonique, le chef maîtrise de façon suprême le matériau thématique qui se multiplie et se densifie à foison au risque de la dislocation, la symphonie s'est avérée vertigineuse de tragique et de brio, sans pour autant s’avérer vraiment chaotique. Viotti, qui remplaçait Valery Gergiev, ex-directeur de l’orchestre munichois qui l’a congédié après l’avoir mis en demeure de prendre position face à l’agression de son ami Vladimir Poutine contre l’Ukraine, a quasi enchaîné le Scherzo au mouvement initial, qu’il a brièvement séparé d’une simple levée, soulignant ainsi les imbrications étroites voire intimes entre les deux séquences, puisque malgré la suppression de toute indication programmatique de la part de l’auteur, la symphonie dépeint dans un premier temps le couple Gustav et Alma Mahler et dans un second temps les jeux de leurs enfants dont les parents sont les témoins et auxquels ils participent. Viotti a choisi de placer le mouvement lent en troisième position, Mahler ayant lui-même longtemps hésité à introduire cet Andante moderato à la deuxième ou à la troisième places, ce qui confirme combien le chef a tenu à souligner le drame imparable immanent à l’œuvre, attestant d’un sens de la poésie et des épanchements sans pour autant se faire impudique. Le summum du caractère profondément pessimiste de cette Sixième se trouve en concentré dans l’immense finale, Allegro moderato - Allegro energico, le mouvement le plus développé de la création mahlérienne, aux côtés du finale de sa Symphonie n° 3 et à l’instar de celui du Chant de la Terre, un morceau aux élans terrifiants, dantesques, brutalement interrompus par trois coups de marteau frappés avec une violence inouïe - Viotti, comme trop de ses confrères, n’a pas marqué le troisième coup du destin avec l’appoint du marteau préférant se limiter aux instruments à percussion classiques (timbales, grosses caisses, cymbales, tam-tam, claviers), qui allaient marquer la génération de la Seconde Ecole de Vienne, au point de servir de modèle aux Pièces op. 16 d’Arnold Schönberg et Op. 6 d’Alban Berg et d’Anton Webern, outre l’Interlude en ré mineur de l’opéra Wozzeck de Berg déjà évoqué. Ce finale est une véritable course à l’abîme, asphyxiante, anxiogène, d’un tragique hallucinant… Après deux premiers mouvements telluriques si proches l’un de l’autre et séparés par le chef d’une simple levée, l’Andante isolé, délicieusement chantant mais empli d’une ineffable tristesse, le finale s’est avéré fascinant, vertigineux, bien qu’il lui ait manqué ce troisième coup du destin marqué au marteau de bois. A noter les cloches de vache dans un premier temps sur le plateau à jardin, puis dans le finale hors scène, la disposition des cuivres, avec, de jardin à cour, trompettes, trombones, tuba et cors…

Lorenzo Viotti, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

L’admirable phalange bavaroise qu’est le Philharmonique de Munich, orchestre mahlérien par excellence - Gustav Mahler a dirigé à sa tête la création de ses Symphonies n° 4 et n° 8 « des Mille », Bruno Walter la création posthume du Chant de la Terre -, s’est glorieusement imposée sous la direction de Lorenzo Viotti, simple, précise, enflammée d’où il a émané une maîtrise des contrastes prodigieuse, le chef suisse offrant une Symphonie n° 6 « Tragique » proprement dantesque. Ponctuée de plages d’un onirisme tendre et délicat, tandis que la polyphonie, les lignes qui s’entrechoquent et s’entrecroisent ont été supérieurement définies, sans aucune saturation acoustique. Les musiciens bavarois ont ainsi attesté d’une ferveur et d’une virtuosité à toute épreuve, avec une mention spéciale pour les pupitres solistes, particulièrement le cor.

A noter que le chef a donné une introduction au public avant l’exécution de l’immense partition prémonitoire dans la vie du compositeur.

Bruno Serrou

vendredi 24 février 2023

CD : Katherine Nikitine donne au piano du fondateur du Groupe des Cinq russe Mili Balakirev un bouquet inattendu

Pour son premier album solo, Katherine Nikitine rend hommage à Mili Balakirev (1837-1910), fondateur du Groupe des Cinq, qui compte en des rangs Alexandre Borodine (1833-1887), César Cui (1835-1918), Modest Moussorgski (1839-1881) et son élève Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). Il est principalement connu comme auteur de la pièce pour piano Islamey et le poème symphonique Tamara.  

Bien que le moins connu du Groupe des Cinq, au même totre que César Cui, et s’il n’en est pas non plus le plus représentatif, Balakirev a été le ciment du groupe dont il est l'initiateur, supervisant et corrigeant le travail de ses comparses, jusqu’à la dissolution du groupe en 1870. Compositeur autodidacte, remarqué par le fondateur de l’école russe de la musique, Mikhaïl Glinka (1804-1857), il a été le maître du plus jeune des Cinq, Rimski-Korsakov, qui sera son assistant à la Chapelle impériale de Saint-Pétersbourg.

Son très mauvais caractère, son exigence extrême envers les autres autant que pour lui-même, ont fait qu’il laisse peu d’œuvres achevées, une cinquantaine néanmoins dont on sait fort peu, du moins en Occident. Parmi elles, plus d’une quarantaine de pièces pour piano seul.

C’est dans ce vivier qu’a puisé pour son premier disque soliste la pianiste française Katherine Nikitine, professeur au Conservatoire de Musique de Genève, dont elle est Doyenne des claviers, et à la Haute Ecole de Musique de la même ville, se produisant en outre en duo piano/orgue avec sa sœur Véra Nikitine. La pianiste a sélectionné onze œuvres de Balakirev, soit le cinquième de la création pianistique du compositeur russe, incluant la plus célèbres d’entre elles, la « fantaisie orientale » Islamey de 1869, qui donne son titre à l’album. Onze partitions de trois (la romance Poustinya) à dix (Islamey) minutes, écrites entre 1869 et 1906, couvrant ainsi les trois périodes créatrices de leur auteur, classées en « Jeunesse » (l’Alouette et Islamey), « Silence » (l’Etude pour la main gauche Au Jardin, Idylle et la Mazurka n° 3), et « Renaissance », la plus représentée, avec sept œuvres, la dernière, Fileuse, étant dédiée à un certain Maurice Rosenthal…

C’est sur un piano modèle Opus 102 du facteur Stephen Paulello sur lequel elle enregistre désormais tous ses disques que Katherine Nikitine fait sonner avec panache Islamey, l’une des pages les plus virtuoses de tout le répertoire instrumental. Avec la sélection qu’elle a réalisée, l'artiste brosse en onze étapes le portrait du compositeur russe, faisant découvrir au fil des pages sa maturation créative, depuis ses débuts d’autodidacte et ses harmonies par trop systématiques jusqu’à la complexité assumée où s'associent l’art de Chopin et de Liszt au folklore russe, tandis que la personnalité de Balakirev s’illustre dans la vélocité, le style rhapsodique. Ce que donne à entendre Katherine Nikitine va bien au-delà de la banalité de certaines pages, la pianiste leur donnant chair et expressivité, évitant par son toucher aérien toute rudesse et tout truisme, aidée en cela par sa technique imparable. Il ne s’agit pas, bien sûr, d'oeuvres capitales dans l’histoire de la musique, mais ce qu’en fait ici l’interprète tire tout ce qu’elles contiennent de qualité technique et d’éloquence, cela dans les meilleures conditions de jeu, de couleurs, d’acoustique.

Bruno Serrou

1 CD Hortus 211 (distribution Intégral). Durée : 1h 02mn 12s. Enregistré en 2022. DDD  

jeudi 23 février 2023

CD : Beatrice Rana, dans un brillantissime dialogue avec le Chamber Orchestra of Europe et Yannick Nézet-Séguin, célèbre en poète le couple Robert et Clara Schumann en les réunissant avec ardeur par leurs concertos pour piano

Le couple Robert et Clara Schumann est l’un des plus mythiques de l’histoire de la musique. Rarement réunis pourtant au disque comme au concert, la pianiste italienne Beatrice Rana, l’orchestre européen et le chef canadien rebondissent sur la vague qui porte actuellement les musiciennes sur le devant de la scène pour offrir ce qui est indubitablement la version de référence du concerto de la muse de Johannes Brahms…

Née Clara Wieck (1819-1896), la femme de Robert Schumann (1810-1856) était une enfant prodige. Pianiste virtuose et compositrice, à l’instar de la sœur de Félix Mendelssohn-Bartholdy, Fanny Hensel-Mendelssohn (1805-1847), elle a été contrainte de s’effacer devant le génie de son mari à une époque où il n’était pas question qu’une femme compose. Tant et si bien que l’essentiel de son œuvre a été conçu avant son mariage, tandis qu’elle se consacrera totalement à la carrière de virtuose par la suite. Ainsi de son Concerto n° 1 pour piano et orchestre en la mineur op. 7, qui a été composé en 1833 par une jeune fille de 14 ans, et créé en 1835, cinq ans avant son union. Robert Schumann composera sa première œuvre pour piano et orchestre en 1841, un an après son mariage, avec une fantaisie, qui deviendra le mouvement initial de son unique Concerto pour piano et orchestre op. 54, écrit lui aussi dans la tonalité de la mineur, en 1845.

Réunir de nouveau le couple Robert et Clara Schumann par le biais de leur création est si évidente qu'elle en est finalement fort rare, la tradition étant bien ancrée d’associer le concerto de l’époux à celui qu’Edvard Grieg (1843-1907) composa en 1868 dans la même tonalité et d’une longueur comparable. Tandis que les concertos de Robert et Clara Schumann n’ont guère à voir l’un avec l’autre, excepté la tonalité, celui de l’épouse étant une œuvre de jeunesse et celui de l’époux une page de la maturité.

Beatrice Rana et Yannick Nézet-Séguin en répétition à Baden-Baden en juillet 2022. Photo : (c) EuroArts

Au sein d’une discographie sans stars pour le concerto de Clara Schumann, le choix de Beatrice Rana, lauréate à 18 ans du Concours de Montréal en 2011 et du Montréalais Yannick Nézet-Séguin associés au plus souple et polyvalent des ensembles instrumentaux internationaux, l’Orchestre de Chambre d’Europe fondé en 1981 avec le soutien de Claudio Abbado et Nikolaus Harnoncourt dont le chef canadien est membre honoraire à l’instar de feu Bernard Haitink et du pianiste hongrois Andras Schiff, est d’une importance considérable, car il peut attirer l’attention de quantité de mélomanes convaincus de l’intérêt de la découverte de la partition de Clara Wieck-Schumann interprétée par des musiciens de tout premier plan et d’une valeur artistique hors normes. D’autant plus qu’ils offrent à entendre est d’une poésie d’une ardeur désarmante tant le chant du piano, dans la partie duquel Beatrice Rana brille par sa virtuosité, et de l’orchestre - il faut à tout prix écouter dans le finale le duo du piano et du violoncelle solo qui annonce plus ou moins celui du Concerto pour piano n° 2 de Johannes Brahms - exaltent la force évocatrice et la spontanéité de ce concerto d’une fraîcheur juvénile saisissante, hors de toute ambition novatrice.

Si le choix de cette version du Concerto de Clara Schumann s’impose indubitablement, il s’avère a priori moins évident pour celui de Robert Schumann pour lequel la discographie est pour le moins encombrée, avec plus de deux cents enregistrements, dont une bonne trentaine de tout premier plan. Or, ce que donne à entendre ici la pianiste italienne est rien moins que somptueux ! Le toucher aérien de la pianiste italienne tire du clavier des sonorités délicates et d’une plénitude prodigieuse, des timbres d’une richesse inouïe, une tendresse onirique fabuleuse et une exaltation troublante tant il s’y trouve de passion, d’élan, de lumière évanescente.  

Pour compléter ce disque remarquable, Beatrice Rana offre une somptueuse lecture de l’arrangement pour piano seul du lied de Robert Schumann Widmung (Dédicace) première fleur du bouquet de la marier constitué de vingt-six lieder du recueil des Myrthen Op. 25 de 1840, année des noces de Clara Wieck et Robert Schumann.  

Bruno Serrou

1 CD Warner Classics 5054197296153. Enregistré au Festspielhaus de Baden-Baden du 8 au 10 juillet 2022. Durée : 57mn 22s. DDD

 


mercredi 22 février 2023

Lisa Batiashvili, le Royal Concertgebouworkest Amsterdam et Paavo Järvi embrasent la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 21 février 2023

Paavo Järvi, Lisa Batiashvili, Royal Concertgebouworkest Amsterdam. Photo : (c) Bruno Serrou

Les événements à ne rater sous aucun prétexte ne cessent de s’accumuler à la Philharmonie de Paris. Le concert de ce troisième mardi de février 2023 en est la démonstration, avec l’extraordinaire prestation du Royal Concertgebouworkest Amsterdam dirigé avec élégance et onirisme par Paavo Järvi, avec en soliste la prodigieuse Lisa Batiashvili dans un Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 61 de Beethoven d’une beauté stupéfiante. Cette merveilleuse violoniste possède un son extraordinaire, d’une chaleur, d’une variété de couleurs phénoménales, des timbres épanouis, son archet est plein, délié, d’une précision, d’une légèreté, d’une ampleur expressive et de nuances à tomber à la renverse. À noter qu’elle a opté pour la cadence du compositeur russe Alfred Schnittke (1934-1998), se projetant ainsi dans la seconde partie de la soirée… Il convient de saluer les sublimes dialogues de la violoniste géorgienne avec l’orchestre et ses solistes, particulièrement basson (Andrea Cellacchi), hautbois (Ivan Podyomov) solos, timbales (Tomohiro Ando). En bis, Lisa Batiashvili a opté pour un partage avec les cordes de la phalange batave en tenant à elle seule la place des premiers violons dans un adagio de Suite de Jean-Sébastien Bach d’une brûlante luminosité.

Lisa Batiashvili, Paavo Järvi, Royal Concertgebouworkest Amsterdam. Photo : (c) Bruno Serrou

L’orchestre hollandais a donné de la Symphonie n° 5 en si bémol majeur op. 100 de Serge Prokofiev une interprétation virevoltante, épique, brillamment contrastée, avec une rythmique envoûtante d’une précision diabolique sous la direction enthousiaste de Paavo Järvi. En bis une Valse triste de Jean Sibelius émouvante. Soirée à marquer d’une pierre blanche. Symphonie dite « de guerre, cette cinquième torrentielle, asphyxiante, tétanisante, a sonné aux oreilles d’un certain nombre d’auditeurs de façon alarmante, plongeant au cœur des terribles événements qui se  déroulent depuis une année en Ukraine, avec l’agresseur russe qui ne cessent d’évoquer la Seconde Guerre mondiale, les nazis, Staline et autres « sacrifices du peuple russe » pour détruire l’Ukraine, massacrer des civils, déporter des enfants, tandis que venaient de se répondre à distance dans la journée les présidents russe et étatsunien quant aux objectifs de guerre…

Paavo Järvi, Royal Concertgebouworkest Amsterdam. Photoi : (c) Bruno Serrou

Fort heureusement, Lisa Batiashvili, avant de jouer Bach, a rendu hommage à toutes les victimes de l’agression russe, tandis que la Valse triste de Sibelius a l’issue de la symphonie de Prokofiev offerte en bis par le chef estonien et l’orchestre hollandais a tenu de la même pensée.

Bruno Serrou

jeudi 16 février 2023

Sous l’élégante direction de Dima Slobodeniouk, l’Orchestre de Paris et ses chœurs enthousiasment tandis que le violoniste Ray Chen déçoit

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 15 février 2023

Dima Slobodeniouk et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie, avec un chef clair, élégant, simple, le chef finlandais d’origine russe Dima Slobodeniouk, qui remplaçait la cheffe hongkongaise Elim Chan, dans un programme étonnant à première lecture, mais logique au sein chacune de ses deux parties, introduites avec le Chœur de l’Orchestre de Paris.

Dima Slobodeniouk, Ray Chen, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec l’une des grandes partitions pour chœur et orchestre de Johannes Brahms que l’Orchestre de Paris et ses chœurs ont ouvert le programme de ce 16 février. L’œuvre trop rare bien qu’elle soit la plus programmée, le tragique mais lumineux Nänie pour chœur mixte et orchestre op. 82 (1881) sur un poème de Friedrich Schiller inspiré des nénies antiques, partition dont le climat, qui passe de la sombre méditation de l’ombre de la mort à la lumière de l’espérance, revient plus ou moins à celui de Un Requiem allemand op. 45 créé douze ans plus tôt. Ce qu’a su parfaitement restituer le Chœur, préparé par Ingrid Roose, et l’Orchestre de Paris. Ce dernier s’imposera opportunément dans l’œuvre célébrissime de Félix Mendelssohn-Bartholdy qu’est son Concerto pour violon et orchestre n° 2 en mi mineur op. 44 dans son dialogue avec un violoniste taïwano-australien, Ray Chen, à l’élégance de pop’ star dont la posture, la stature et les gestes d’athlète sur les starting-blocks se sont avérés singulièrement gênants pour l’écoute dominée par l’impression déplaisante d’un jeu serré, asphyxiant côté son, et vide de sens côté interprétation excessivement rapide, tandis que le Stradivarius de Jascha Heifetz, le Dolphin de 1714, sonnait sous son archet sec et terne, ses harmoniques paraissant comme éteintes. Au terme de sa décevante prestation, Ray Chen s’est lancé dans une présentation longuette d’une pièce plus encore interminable puisée dans le répertoire « typiquement australien », qui sonnait comme un morceau de souche étatsunienne insipide…

Choeur et Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Consacrée au seul Piotr Ilyich Tchaïkovski, la seconde partie a en revanche suscité l’enthousiasme. Le Chœur de l’Orchestre de Paris l’a introduite a capella avec l’Hymne des chérubins extrait de la Liturgie de saint Jean Chrysostome op. 41 de 1878 d’une beauté et d’une émotion poignantes, interprétée avec retenue, rigueur et ferveur. Seul face à l’Orchestre de Paris, Dima Slobodeniouk a pu démontrer ses qualités intrinsèques de ses gestes larges et précis, sa silhouette distinguée, au service de la seule musique, donnant une lecture vertigineuse de la Symphonie n° 4 en fa mineur où tous les pupitres de l’Orchestre de Paris ont rutilé, particulièrement les instruments à vent, bois et cuivres, même si le finale, le mouvement le plus faible de l’œuvre, n’a pas pu se défaire pleinement de son aspect pompier tonitruant, à la limite du prosaïque.

Bruno Serrou

lundi 13 février 2023

Bilan des 33e Présences de Radio France, un grand cru autour de la riche créativité d'Unsuk Chin

Paris. Maison de la Radio. Auditorium et Studio 104. Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Du 7 au 12 février 2023 

L’édition 2023 du festival Présences de Radio France, qui a été créé voilà trente-deux ans par Claude Samuel, alors directeur de la Musique à Radio France, aura été un grand millésime. Passant de deux semaines dont deux week-ends à six jours avec un week-end, le festival a perdu en créations mais pas en créativité. Surtout depuis l’arrivée du compositeur Pierre Charvet à sa tête en 2019, après la longue traversée du désert de la période René Bosc entre 2002 et 2011, et un lent réveil dans l'intervalle. 

Maison de la Radio et de la Musique. Photo : (c) Bruno Serrou

Il faut dire que l’invitée centrale, la Sud-Coréenne Unsuk Chin, née à Séoul le 14 juillet 1961, est l’un des compositeurs les plus puissamment originaux de sa génération. Elle aura pourtant connu des aléas, les mouvements sociaux suscités par la réforme des retraites contestée par plus de soixante-dix pour cent des Français de plus de quinze ans ayant pesé sur le bon déroulement du festival, avec la grève des transports en commun le jour de l’ouverture qui a privé une large part du public d’assister à ce rendez-vous pourtant attendu, jusqu’à une grève des musiciens de l’Orchestre National de France et des techniciens de Radio France annoncée moins de six heures avant le début du concert de samedi soir qui devait être dirigé par François-Xavier Roth, avec en soliste Alexandre Tharaud et qui devait être le cadre de rien moins que quatre créations mondiale, dont celle de Close-Ups pour soprano et violon de la jeune Héloïse Werner (née en 1991), défaite par cette annulation… Et comme si cela ne suffisait pas, le concert de clôture a été témoin d’un incident technique qui a empêché une autre première mondiale, celle du Hoquetus Animalis pour orgue solo de Théo Mérigeau (né en 1987), qui n’a pu avoir lieu pour cause d’impossibilité de relier les capteurs électroniques de l’imposante console des claviers au centre du plateau avec le coffre de l’instrument implanté dans le fond de l‘Auditorium…

Malgré ces nombreux aléas, Présences 2023 restera comme un brillant millésime, avec de très grands moments de musique offerts aux mélomanes épris de création. Ainsi, la soirée de mercredi avec Bertrand Chamayou et des solistes de l’Ensemble Next du Conservatoire de Paris (CNSMDP), avec six denses et passionnantes Études pour piano d’Unsuk Chin d’une séduisante diversité, la création de la délicate Sonate n° 4 pour piano de York Höller (né en 1944), excellent compositeur allemand bien trop absent de la scène française malgré l’excellent souvenir de son opéra Le Maître et Marguerite mis en scène par Jean-Louis Martinoty alors directeur de l’Opéra de Paris qui avait mis le feu sur le plateau de l’Opéra Garnier à la maquette de ce théâtre que l’on croyait à l’époque condamné par l’ouverture de l’Opéra Bastille, et les trois somptueux premiers volets de Vortex Temporum, absolu chef-d’œuvre de Gérard Grisey (1946-1998), où le piano plein et délié de Chamayou a dominé le quintette d’élèves du Conservatoire de Paris, un peu intimidés par la tâche ressentie par eux comme un peu asphyxiante, surtout le trio des cordes, trop discret.

Mais l’événement central de Présences 2023 aura été le concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France à la Philharmonie de Paris. L’auteur de ces lignes avoie être sorti KO à l’issue de cette mémorable soirée. Le « Philhar » s’est avéré être de la véritable lave en fusion, somptueux de précision, de rythmes et de sons, dirigé de main de maître par Kent Nagano, le chef idéal pour ce genre d’épopée. Au programme, deux œuvres d’une tension inouïe, le Concerto n° 2 pour violon et orchestre « Scherben der Stille » (Éclats du Silence) de Unsuk Chin créé à Londres le 6 janvier 2021, magnifiquement joué jeudi par son dédicataire qui l’a inspiré, Leonidas Kavakos, le violoniste grec étant cette année en résidence à Radio France, qui a donné tout son lustre à cette œuvre en un mouvement continu qui émerge du silence absolu mais procèdent par plaques se juxtaposant par aspérités, par arêtes tranchantes et éclats incisifs comme le suggère le titre. Il est à noter que la richesse des timbres de l'orchestre d'Unsuk Chin provient en partie de la diversité de son instrumentarium, avec mandoline, guitare, harpe, accordéon, célesta, piano, clavecin... En création mondiale, l’écrasant hurlement d’effroi, de peur panique de la mort qui pétrifie de Yann Robin (né en 1974), le Requiem Aeternam - Monumenta II[i] pour chœur mixte, deux pianos, orgue et grand orchestre, œuvre phénoménale au message terrifiant et aux élans asphyxiant jouée à la perfection par le Philharmonique de Radio France dont la prestation virtuose et d’une précision au cordeau offre à la polyphonie une clarté absolue malgré les tutti d’une puissance tellurique jaillissant à flots continus, ainsi que les impressionnants Jean-Frédéric Neuburger, qui, après avoir intensément participé la veille à l’hommage rendu par la Fondation Louis Vuitton à Betsy Jolas,  remplaçait au pied levé Bertrand Chamayou, blessé, et Wilhem Latchoumia, tous deux omniprésents et jouant tous ce qu’un piano et un pianiste peuvent produire et au-delà, Lucile Dollat, organiste en résidence à Radio France qui a tout donné du grand orgue de la Philharmonie de Paris aux graves abyssaux, le Chœur de Radio France  admirablement préparé par Roland Hayrabedian. Avant chaque œuvre, une page de Jean-Sébastien Bach marquée par l’ombre de la camarde, mais une mort apaisée, introduisait chaque partie du concert. La première, un arrangement par Thomas Lacôte (né en 1982) du Ricercar a 6 celui-là même qu’Anton Webern avait déjà arrangé en son temps d’une façon plus ramassée et aérée, tandis qu’en prologue à la seconde partie, la déploration funèbre à cinq voix Der Gerechte kömmt um pour chœur mixte, deux hautbois, cordes et continuo sur des verset du prophète Isaïe.

Samedi, jours de manifestations anti-réforme des retraites, le concert de l’après-midi a pu être maintenu, mais il n’a pas été enregistré, les techniciens de Radio France ayant décidé de priver ce concert de l’audience de France Musique. C’est dire combien les personnels en place ne se préoccupent guère des jeunes générations, puisqu’il s’agissait d’un programme donné par une jeune et brillante formation, l’Ensemble Maja, collectif dirigé depuis le piano par Bianca Chillemi. Au programme, deux créations mondiales, Hyperréalité pour soprano, mezzo-soprano, baryton et sept instruments du Brésilien Januibe Tejera (né en 1979), et le plus créatif Anthos pour dix instruments de l’Arménien Artur Akshelyan (né en 1984), qui entouraient deux grandes partitions, Akrostichon-Wortspiel, seven scenes from Fairy Tales (Jeux de mots acrostiche) pour soprano et ensemble d’Unsuk Chin également signataire de l’adaptation du texte de Lewis Carroll Alice au pays des Merveilles, et surtout les purs joyaux du maître de la compositrice coréenne, l’immense György Ligeti (1923-2006), dont le centenaire de la naissance est hélas négligé en France[i], les inénarrables et indispensables Aventures de 1962 et Nouvelles Aventures de 1965 merveilleusement jouées et chantées par trois irrésistibles chanteurs-comédiens, Anne-Laure Hulin, Romie Estèves et Igor Bouin.

Les trois concerts de dimanche ont pu se dérouler sans encombre… Jusqu’à ce que l’orgue de Radio France en décide autrement… Le premier rendez-vous était fixé par les éblouissants Neue Vocalsolisten de Stuttgart et l’excellent Ensemble C Barré dirigé par Sébastien Boin, qui ont laissé au groupe vocal la primeur d’ouvrir le programme avec le remarquable Passwords pour six voix a capella de Georges Aperghis (né en 1948) donné en première exécution française, suivi du fort séduisant, par son côté pantomime, Cosmigimmicks d’Unsuk Chin, auxquels faisaient écho deux créations mondiales, My Voice is my password sur le ton de conversation du Basque Michel Urquiza (né en 1988), disciple de son compatriote Ramon Lazkano, et le biblique et plus mûr Jonah, Seven Chants du Tchèque Martin Smolka (né en 1959).

Le deuxième concert de dimanche est revenu aux solistes de l’Ensemble Next constitué nous l’avons vu plus haut d’étudiants du Conservatoire de Paris (CNSMDP), élèves de la classe de Hae-sun Kang, violoniste de l’Ensemble Intercontemporain, dans des œuvres avec électronique en temps réel, deux pièces impressionnantes d’Unsuk Chin, la première Double Bind? (Liaison double ?) pour un violon dans tous ses états, dramatisé, tordu, écrasé, étiré, torturé par l’électronique, la compositrice sud-coréenne donnant ainsi en près de vingt minutes tout ce que l’instrument de musique le plus virtuose qui se puisse trouver peut subir d’outrages et offrir en jeu et en audition au point qu’il semble désormais impossible de faire davantage et mieux, et le second, Parametastring pour quatuor à cordes où les pulsations rythmiques puissantes sont moteurs de l’œuvre, entouraient le terne trio pour violon, violoncelle et piano avec électronique Lycromorphie de Stéphane de Gérando (né en 1965), élève d’Alain Bancquart, et un captivant trio pour violon, violoncelle et piano avec électronique L’Oiseau dans le temps du Sud-Coréen Seong-Hwan Lee (né en 1996).

Le concert de clôture de Présences 2023 consacré à Unsuk Chin a été un véritable feu d’artifice, un pur enchantement. Grâce notamment à l’apport sans tâche de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec précision et générosité par le chef finlandais Antony Hermus. Trois œuvres enthousiasmantes étaient en effet réunies, dont deux d’Unsuk Chin pour soprano et orchestre. Le Silence des sirènes était chanté par Faustine de Mones, venue du fond des abysses a capella, apparaissant depuis le hall de Radio France avant de traverser la salle pour se rendre devant l’orchestre à gauche du chef, où elle a déployé sa voix à l’envi en connivence avec l’orchestre, et surtout le magnifique cycle de mélodies avec orchestre digne des Wunderhorn Lieder de Gustav Mahler, Puzzles and Games From Alice in Wonderland, seconde partition de Chin présentée au festival inspirée par Lewis Carroll interprétée par l’éblouissante Alexandra Oomens. Autre grand moment de ce concert, la création mondiale par Sonia Wieder-Atherton du concerto pour violoncelle et orchestre I Giardini di Vilnius (Les Jardins de Vilnius) du compositeur italien vivant en France Francesco Filidei (né en 1973)[i], toujours somptueusement structuré, intense, peuplé de surprises, remarquablement écrit, débordant de vie, de couleurs, de contrastes, de sensualité, menant l’auditeur en terre inconnue après l’avoir rassuré par des élans en trompe-l’œil (ou plutôt l’oreille) qui semblent venir de pages (faussement) connues.

Rendez-vous est d’ores et déjà pris avec l’édition 2024 de Présences de Radio France dont l’invité central sera le « pape du minimalisme », le compositeur étatsunien Steve Reich, né le 3 octobre 1936...

Bruno Serrou 


[i] L’Opéra Comique de Paris reprend du 27 février au 5 mars 2023 son chef-d’œuvre lyrique créé en ce même théâtre le 27 septembre 2019, L’Inondation



[i] La Philharmonie de Paris consacre une partie du week-end du 3 au 5 mars 2023 à un hommage au compositeur hongrois, alors qu’elle aurait pu proposer une intégrale de l’œuvre de cet immense artiste dont la création est amplement fédératrice


[i] Yann Robin a composé en Cinq études sacrées pour six voix mixtes sur des textes du Requiem auxquelles il a donné le titre Monumenta I. 


vendredi 10 février 2023

Chaleureux hommage à la compositrice Betsy Jolas par la Fondation Louis Vuitton dans le cadre de l’exposition consacrée à son amie peintre Joan Mitchell

Neuilly-sur-Seine. Fondation Louis Vuitton. Auditorium. Jeudi 9 février 2023 

Bertsy Jolas (née en 1926) entourée des pianistes Lorenzo Soulès et Jean-Frédéric Neuburger. Photo : (c) Bruno Serrou

A 96 ans, Betsy Jolas est plus jeune que jamais. Preuve en est la qualité, l’inventivité, la fraîcheur de l’imaginaire de la compositrice franco-états-unienne à l’écoute des œuvres programmées par la Fondation Louis Vuitton dans le cadre de son exposition « Monet-Mitchell »(1) qui couvrent vingt-et-un ans de création (1987-2008), interprétées par de jeunes musiciens de grand talent, confirmant ainsi la jeunesse d’esprit et de créativité de Betsy Jolas.

Betsy Jolas entourée de ses interprètes à l'issue du concert Fondation Louis Vuitton. Photo : (c) Bruno Serrou

Betsy Jolas a toute sa légitimité parmi les événements organisés autour de cette exposition qui met en regard l’œuvre de sa compatriote peintre Joan Mitchell (1925-1992), son aînée d’un an qui choisit la France pour exprimer son art et y passer la dernière partie de sa vie. Passionnée depuis toujours par la peinture et par la sculpture, au point de transmettre cet amour à sa fille Claire, artiste peintre et graveur, Betsy Jolas a côtoyé Joan Mitchell lorsqu’elles habitaient toutes deux à Vétheuil, village du Val d’Oise de plus ou moins huit cents âmes où Claude Monet peignit quelques cent-cinquante tableaux. C’est son amie peintre qui a convaincu le mari médecin de Betsy Jolas de lui accorder un espace de travail, une « chambre à soi » afin qu’elle puisse composer sans être interrompue : « Si bien que mon mari m’a donc construit un studio dans notre maison, rappelle-t-elle, où personne ne me dérangeait. »
-
Joan Mitchell (1925-1992), Quatuor II d'après l'oeuvre éponyme de Betsy Jolas (Centre Pompidou), entouré deux tableaux de Claude Monet, Saule pleureur et bassin aux Nymphéas et Nymphéas (musée Marmottant Monet), exposés à la Fondation Louis Vuitton. Photo : (c) Caroline Paux / Hans Lucas via AFP

Les relations étroites d’amitié qui ont lié Betsy Jolas et Joan Mitchell se retrouvent dans le polyptyque Quatuor II for Betsy Jolas peint en 1976, qui se réfère au Quatuor II de 1964 de son amie compositrice. Sur les quatre panneaux du polyptyque se déploie un immense champ coloré. Rythmé de blanc, de vert tendre, de bleu outremer, de violet et de vert, l’espace est totalement investi par l’action du peintre : la musicalité du geste devient gerbes nouées en dilatations épaisses, en ruissèlements… D’une grande vitalité, l’eau, la végétation, la voûte céleste évoqués poétiquement, et la luxuriance du tableau est un remarquable hommage à la compositrice. L’attrait de Joan Mitchell pour le caractère improvisé, intuitif de la peinture fait le lien avec la musique de son amie, marquée par la vocalité et la place laissée au chant sans paroles de son Quatuor II pour soprano colorature, violon, alto et violoncelle. Ce quatuor traduit le « sentiment de la nature » cher à Joan Mitchell, cet état fusionnel qu’elle entretenait avec ce qu’elle désignait comme ses « mauvaises herbes ».

Marie Vermeulin. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais point de Quatuor II au sein du programme du concert du 9 février. En revanche, le choix s’est porté sur le trio à cordes Les Heures, projet originellement prévu pour le Domaine Musical à la suite d’une commande à Pierre Boulez, mais auquel la compositrice avait précisément substitué son Quatuor II et qui naîtra vingt-sept ans plus tard… à la suite d'une autre commande venue cette fois du Trio à cordes de Paris. La soirée s’est ouverte sur trois œuvres pour piano seul confiées à Marie Vermeulin, qui a entouré le délicat Signets, hommage à Ravel composé en 1987 par Betsy Jolas, qui y célèbre le compositeur né à Ciboure en « commentant avec amour quelques pages célèbres, marquées de longue date », de deux pages extraites de grands cycles pianistiques de deux des maîtres de la compositrice. Claude Debussy d’abord, avec La terrasse des audiences au clair de lune extrait du second livre des Préludes des plus suggestives sous les doigts de la pianiste, Messiaen ensuite, dont elle est l’une des éminentes interprètes actuelles au point d’être l’une des invitées privilégiées du Festival Messiaen au Pays de La Meije, avec Regard de l’Esprit de joie, volet central des Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, magistralement jouée par Marie Vermeulin. 

Elisa Humanes et Jean-Frédéric Neuburger. Photo : (c) Bruno Serrou

Jean-Frédéric Neuburger et Elisa Humanes ont fusionné leur talent dans Music for Joan, œuvre pour piano et vibraphone emplie de sortilèges que Betsy Jolas a composé en 1988 à la demande expresse de Joan Mitchell, créée par Yvar Mikashoff et Jan Williams.


Les trois masques Christel Rayneau, Jean-Frédéric Neuburger et Christophe Beau. Photo : (c) Bruno Serrou 

C’est au grand plaisir du public que sont ensuite apparus trois musiciens portant des demi-masques noirs, conformément aux exigences du compositeur injustement trop méconnu en France, George Crumb (1929-2022) pour jouer de trop courts extraits du rutilant Vox balaenae composé en 1971 pour piano, flûte et violoncelle amplifiés dans lequel le compositeur étatsunien s’inspire en poète du son du chant des baleines à bosse. Deux membres de l’Ensemble Hélios, la flûtiste Christel Rayneau, magistrale, le violoncelliste Christophe Beau, également membre d’Accroche Note, précis et enjoué, et Jean-Frédéric Neuburger au toucher aérien, en ont offert une exécution chaleureuse et vive, non dénuée d’humour. 

Jean-Frédéric Neuburger et Lorenzo Soulès. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour clore cette première partie de concert, Jean-Frédéric Neuburger et Lorenzo Soulès, disciple de Pierre-Laurent Aimard et de Tamara Stefanovich, vainqueur du Concours d’Orléans 2022 que l’on eût apprécié écouter davantage, ont donné en première audition française l’ingénieux Teletalks composé en 2008 pour deux pianos où Betsy Jolas réadapte à sa façon généreuse et inventive, le coup du téléphone imaginé par Jean Cocteau et Francis Poulenc, en s’inspirant des appels téléphonique que ses parents et elle passaient dans les années 1930 depuis les Etats-Unis à sa famille restée en France.

Saskia Lethiec, Laurent Camatte et Christophe Beau. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était consacrée à deux œuvres. La première, le Trio « Les Heures » pour violon, alto et violoncelle de Betsy Jolas évoqué au début de compte-rendu. Cette œuvre conçue en 1990 est dédiée au Trio à cordes de Paris, fait sonner au long des cinq mouvements de cette œuvre impressionnante les « riches heures » de la vie de la compositrice passée à l’écoute du monde. Laurent Camatte et son grand alto aux sonorités de velours, et Christophe Beau démasqué au violoncelle coloré, jouaient avec au violon Saskia Lethiec, dont on pouvait inlassablement admirer la dextérité avec laquelle elle maniait les savants collages de sa partition.

Elisa Humanes, Marie Vermeulin, Gisèle Barreau (née en 1948), Jean-Frédéric Neuburger et Vassilena Serafimova. Photo : (c) Bruno Serrou

Autre compositrice proche de Joan Mitchell dont elle a été l’assistante pendant les treize dernières années de la vie de l’artiste peintre, et qui en a été également la complice, dialoguant par œuvres interposées aux titres similaires dont la pièce proposée par ce concert est l’un des avatars, Gisèle Barreau a composé Blue Rain pour deux pianos et percussion en 1998, répondant ainsi diptyque éponyme de Mitchell. Impossible de comparer cette page à but pédagogique d’une vingtaine de minutes au reste du programme, tant la finalité de Blue Rain n’est pas la salle de concert mais celles des conservatoires. Impossible aussi de ne pas penser à son écoute à Béla Bartók, dont on entend de-ci-de-là d’inévitables échos de la Sonate pour deux pianos et percussion. Marie Vermeulin (premier piano), Jean-Frédéric Neuburger (second piano), Elisa Humanes (première percussion) et Vassilena Serafimova (seconde percussion) en ont donné une lecture rigoureuse et non dépourvue de musicalité, sans pour autant faire oublier la nature de cette partition.

Bruno Serrou

1) L’exposition « Monet-Mitchell » de la Fondation Louis Vuitton se termine le 27 février 2023. Courez-y !

 

lundi 6 février 2023

L’encombrante bibliothèque du Tristan et Isolde de Richard Wagner de l’Opéra de Nancy revisité par Tiago Rodrigues

Nancy (Grand-Est). Opéra national de Lorraine. Samedi 4 février 2023

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. En bas : Dorothea Röschmann (Isolde), Samuel Sakker (Tristan) ; en haut : Sofia Dias, Vitor Roriz. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

C’est un Tristan et Isolde de Wagner mi-figue mi-raisin que propose l’Opéra de Nancy en ce mois de février 2023. Une distribution homogène, une direction musicale de belle facture, un orchestre très impliqué, une mise en scène pour le moins contestable...

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. En haut : Dorothea Röschmann (Isolde), Samuel Sakker (Tristan) ; en bas : Sofia Dias, Vitor Roriz. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre, Tristan und Isolde de Richard Wagner est l’opéra de l’amour absolu. Le drame est dans les cœurs et seule l’âme s’exprime. Nul besoin de dramaturgie compliquée ici, tout est exprimé par la musique, autant vocalement qu’orchestralement, les deux parties formant la même entité. En effet, tout est suggéré, évoqué dans l’orchestre et la vocalité. C’est pourquoi depuis la conception de Wieland Wagner à Bayreuth en 1952, peu de metteurs en scène se sont aventurés au théâtre. Il faut avoir le génie d’un Patrice Chéreau à Aix-en-Provence ou d’un Alex Ollé à Lyon pour réussir une telle gageure.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Dorothea Röschmann (Isolde), Samuel Sakker (Tristan), Aude Extrémo (Brangäne). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Donner Tristan et Isolde dans un théâtre de la taille de l’Opéra de Nancy séduit et interroge à la fois. Mais dès les premières mesures du fameux prélude, à l’instar des réussites incontestables qu’ont été les productions de l’Opéra de Lyon en 2011 et du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles en 2019, c’est la première hypothèse qui s’impose et rassure. Une véritable bonbonnière d’un théâtre à l’italienne de moins d’un millier de places, peut tout autant être contraignant que stimulant quant à la quête de couleurs et aux volumes sonores de l’orchestre en fosse, et présenter l’avantage de permettre au plateau de ne pas avoir à forcer les chanteurs de pousser leur capacités vocales. Côté orchestre, il a fallu au premier acte pousser les murs en plaçant trois trompettes et trois trombones dans les deux loges de côté, se faisant face, et le chœur d’hommes, excellents, de s’exprimer depuis les coulisses.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Aude Extrémo (Brangäne), Dorothea Röschmann (Isolde), Scott Hendricks (Kurwenal). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

C’est surtout l’orchestre, transparent, fluide, nuancé de chambriste dirigé avec onirisme par Leo Hussain, qui suscite l’enthousiasme. Certes, il manque des cordes, et des cuivres sont obligés de s’exprimer depuis des loges, mais l’équilibre obtenu ne souffre aucune critique, au contraire. Sous la direction chatoyante, fiévreuse, contrastée de Hussain, ex-directeur musical de l’Opéra de Rouen et du Landestheater de Salzbourg, l’Orchestre de l’Opéra de Nancy a fait un sans-faute, sonnant avec virtuosité et transparence, tel un orchestre de chambre aux mille couleurs, le chef britannique manageant des contrastes saisissants, du pianississimo le plus immatériel au fortississimo le plus ample. Les pupitres solistes brillent de tous leurs feux, particulièrement les instruments à vent, plus précisément hautbois, cor anglais, clarinette et cor solos à la matière onctueuse. En outre, Hussain, qui a pris la juste mesure à la fois de la scène du théâtre nancéien et de la distribution, avec qui il est d’évidence en parfaite osmose, soutient avec une vigilance de tout instant chacun des protagonistes.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Dorothea Röschmann (Isolde), Samuel Sakker (Tristan). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Mais là où tout se gâte, c’est sur le plateau, où l’action qui s’y déroule nuit à l’écoute. Confier Tristan à un metteur en scène pour sa première mise en scène lyrique, est un pari impossible. Surtout s’il s’agit d’un directeur de théâtre qui sera à coup sûr tenté de montrer ce que seul un homme de théâtre sait faire, diriger des acteurs, et qui cherchera avant tout de démontrer sa science en réduisant le compositeur et les volontés de son librettiste comme ringardes et mal venues. Or, ici, compositeur et librettiste sont une seule et même personne, Richard Wagner. Et l’on sait combien tout lui importait, préoccupé qu’il était par la notion d’œuvre d’art total. Donc, si l’on tient à honorer le premier, ce que garantit la présence du chef d’orchestre, il est clair que le librettiste Richard Wagner pose des problèmes à Tiago Rodrigues, actuel directeur du Festival d’Avignon, successeur d’Olivier Py - ce dernier vient de se voir confier par la Mairie de Paris, le destin du Théâtre du Châtelet… Le metteur en scène portugais signe un spectacle pour le moins présomptueux, envoyant le livret dans les choux, remplaçant les surtitres à la mode du temps par un millier (947 pour être précis) de panneaux de phrases plus ou moins railleuses qu’il a lui-même rédigées (1) résumant les contextes (« l’homme triste et son ami », « la femme triste et son amie ») et ridiculisant le texte original de Wagner jugé « trop long », panneaux mus par 2 danseurs très envahissants (Sofia Dias et Vitor Roriz). Et d’où sortent ces panneaux ? D’une bibliothèque en demi-cercle visible dès l’entrée du public dans la salle et qui occupe tout le fond de scène. Dix-huit minutes durant, le metteur en scène-dramaturge fait dire à ses deux comparses comédiens-danseurs-chorégraphes un texte de présentation irritant (au point que des « Musique s’il vous plaît » finissent par jaillir dans la salle) et prétentieux laissant entendre en sous-texte que les spectateurs sont ignares et totalement acculturés - mais peut-être est-ce l’auteur lui-même de ce texte prétendument poétique qui cherche à assimiler à la fois la légende et son adaptation par Wagner)… Au bout d’un interminable moment, apparaissent au premier étage de la bibliothèque les protagonistes, les uns après les autres. Et là, tout commence… Le pire le plus souvent et plus rarement le meilleur. Ce dernier se situe dans la direction d’acteurs, chaque chanteur étant vraiment investi dans son rôle. Et il leur en faut de la volonté et du stoïcisme pour garder maîtrise et  concentration pour chanter et jouer une œuvre d’une exigence extrême. Quatre heures de rang (après les vingt minutes de « prélude au prélude » et entrecoupées de deux entractes de trente minutes, ce qui conduit aux cinq heures de spectacle annoncées par l’Opéra de Nancy), les chanteurs vont avoir dans les jambes deux poissons-pilotes, qui, plus ou moins souplement, présenteront devant leur nez et entre eux, de volumineux panneaux blancs porteurs de phrases creuses censées résumer le texte wagnérien (« La femme triste doit se résigner »… « Elle sait que l’homme triste a tué un guerrier qu’elle aimait »… « L’amie [NDR : Brangäne] se méfie de lui »), dont il se moque régulièrement (« Les personnes tristes ont besoin de beaucoup de mots pour être heureuses […] [Elles] ont besoin de beaucoup de musique, elles ont besoin d’un orchestre, d’énormément de mots chantés en allemand pendant des heures… »). La bibliothèque se vide peu à peu de ces panneaux, qui, au troisième acte, forment un énorme tas contre lequel Tristan va agoniser, moment magistral sur le plateau, avec un Tristan magnifique et un Kurwenal qui se révèle enfin mais qui ne s’approchera jamais de son maître, le metteur en scène préférant confier à la danseuse-porteuse de panneaux le soin de soutenir le héros mourant.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Dorothea Röschmann (Isolde), Samuel Sakker (Tristan), Aude Extrémo (Brangäne), Scott Hendricks (Kurwenal), Vitor Roriz (porteur de panneaux), Peter Brathwaite (Melot), Jongmin Park (Marke). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

La distribution réunie par l’Opéra de Lorraine est très homogène, jusqu’aux seconds rôles. Elle est indubitablement dominée par l’ardent Tristan du ténor britannique Samuel Sakker, qui s’impose dès sa première apparition et qui en outre s’affermit vocalement au fur et à mesure des actes, pour donner un troisième d’une intensité bouleversante, « à faire pleurer les pierres » comme dit Golaud au quatrième acte de Pelléas et Mélisande de Debussy, et par un roi Marke impressionnant de gravité et de noblesse de la basse sud-coréenne Jongmin Park, voix sombre et puissante. En Isolde, la soprano allemande Dorothea Röschmann, cantatrice de réputation mozartienne (entendue en 2015 dans la IVde Mahler dirigée par Mariss Jansons à la Philharmonie, dans les Wesendonck Lieder avec l’Orchestre de Paris en 2019, en Marcelline dans Les Noces de Figaro à l’Opéra de Paris voilà tout juste un an), qui à l’instar de Margaret Price dans l’enregistrement désormais légendaire de Carlos Kleiber, a de quoi, dans les proportions d’un théâtre comme celui de Nancy, assumer sans difficulté le rôle, ce qu’elle fait sans restriction, au point d’être conduite à crier dans l’aigu, y compris quand l’orchestre est apaisé. Mais son engagement est total, et le personnage l’habite. A ses côtés, la mezzo-soprano française Aude Extrémo, qui, de sa voix de velours, campe une remarquable Brangäne, et le baryton texan Scott Hendricks, trop discret dans ses premières interventions mais qui finit par s’épanouir au troisième acte, si seulement le metteur en scène lui permettait d’exprimer son total attachement à Tristan en prenant soin de lui plutôt que de confier cette mission à la ballerine-chorégraphe porteuse de panneaux qu’il place constamment entre les deux chanteurs… Peter Brathwaite (Melot), Alexander Robin Baker (un berger/voix d’un jeune marin) et Yong Kim (un timonier) complètent avec justesse cette distribution équilibrée.

Bruno Serrou

Jusqu’au 10 février 2023. En coproduction avec l’Opéra de Lille et l’Opéra de Caen

1) Le public peut l’acquérir dans un petit livret titré Amour trop amour vendu au prix exorbitant pour ce qu’il contient de 2€, alors qu’il peut acquérir le livret original bilingue complet dans le programme de salle vendu 5€

vendredi 3 février 2023

Fascinant "Pelléas et Mélisande" de Debussy à l’Opéra de Lille, dirigé avec passion par François-Xavier Roth dans la simple et efficace mise en scène de Daniel Jeanneteau

Lille (Hauts-de-France). Opéra. Jeudi 2 février 2023

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Vannina Santoni (Mélisande), Julien Behr (Pelléas). Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

L’intensité du Pelléas et Mélisande de Claude Debussy proposé par l’Opéra de Lille en coproduction avec le Théâtre de Caen et Les Siècles, suscite l’enthousiasme, et l’on sort des représentations bouleversé par la conception singulièrement dramatique et analytique de François-Xavier Roth et de son orchestre Les Siècles, véritable deus ex machina aux mille facettes dans un registre judicieusement plus proche de l’expressionnisme que du symbolisme et plus encore que de l’impressionnisme dans lesquels trop d’interprétations se cantonnent.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Vannina Santoni (Mélisande), Julien Behr (Pelléas). Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Pour sa première production de l’année 2023, l’Opéra de Lille a programmé le chef-d’œuvre du théâtre lyrique qui a ouvert l’opéra français à la modernité. Cette partition a marqué des générations entières de compositeurs qui, plus d’un siècle après sa genèse, éprouvent toujours d’énormes difficultés pour échapper à cet incontournable modèle, tandis que le grand public reste encore frileux à l’écoute de cet ouvrage qui lui semble impénétrable, au point que les salles, cent-vingt ans après la création en 1902, ont toujours tendance à se vider au fil des entractes… Ce qui n’a pas été le cas durant la représentation à laquelle j’ai eu la chance d’assister à l’Opéra Lille, qui, il est vrai, n’a proposé qu’un seul entracte, aucune défection n’étant détectable, bien qu’il y eût beaucoup de jeunes gens dans la salle.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Vannina Santoni (Mélisande), Alexandre Duhamel (Golaud). Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Pour le retour du chef-d’œuvre de l’opéra français après vingt-sept ans (1996) d’absence in situ, l’Opéra de Lille a confié la réalisation musicale à François-Xavier Roth et à l’orchestre Les Siècles qu’il a fondé voilà tout juste vingt ans (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/01/les-vingt-ans-de-lorchestre-les-siecles.html), désormais en résidence non loin de la capitale des Flandres françaises, successeurs de Jean-Claude Malgoire à la tête de l’Atelier lyrique de Tourcoing. C’est dire combien il s’est agi ici de retourner au plus près des conditions acoustiques et d’exécution musicale de la création, historiquement informée selon la formule désormais consacrée.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Alexandre Duhamel (Golaud), Hélory L'Hernaut Roulière (Yniold), Vannina Santoni (Mélisande), Julien Behr (Pelléas). Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Dans cette production dont la création publique a été reportée d’un an à cause de la Covid-19 (1), l’orchestre tient la place centrale, forgeant un ardent écrin aux chanteurs, qu’il enveloppe sans jamais les écraser, mais au contraire leur donnant un relief fantastique, le verbe semblant naître de l’orchestre-monde, la musique forgeant le drame, la direction de Roth lui donnant une consistance d’une profonde humanité, étant d’une densité et d’une vivacité peu usitée mais pourtant juste et saisissante. L’onirisme liquide comme la mer qui submerge la partition est aussi l’assise d’élans d’une patente sensualité, de violence qui donnent chair au drame et aux personnages de Maeterlinck. Roth impulse une tension singulière tout en maintenant la fluidité de la partition marine de Debussy, poussant les chanteurs à un engagement constant et à donner à la déclamation caractéristique de l’œuvre à la fois un débit proche du théâtre et un onirisme envoûtant. De telle sorte que, à l’exception de l’entracte obligé, ce spectacle répond au vœu de Debussy, qui déclarait : « J’ai voulu que l’action ne s’arrêtât jamais, qu’elle fût continue, ininterrompue. […] Je n’ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d’exigences techniques, le mouvement des sentiments et passions de mes personnages. Elle s’efface dès qu’il convient qu’elle leur laisse l’entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur. »

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Vannina Santoni (Mélisande), Julien Behr (Pelléas). Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

Tandis que la scénographie du metteur en scène Daniel Jeanneteau, dégagée de tout accessoire (ici point de forêt, de château, de tour, de grotte, de chambre), tient de l’allégorie, les divers éléments précisés dans les didascalies étant adroitement suggérés par les modulations des éclairages réalisés par Marie-Christine Soma. Le plateau est en effet occupé en son centre par un gouffre imposant et profond d’où émergent fréquemment un nuage de fumée ocre flottant dans l’air et se répandant dans la salle au point de susciter au début toux et raclements de gorge intempestifs au sein du public (ce gouffre sera recouvert par un jardin en plein agencement à l’acte V). A la fin du quatrième acte, le corps de Pelléas assassiné d’un coup de couteau par Golaud sera englouti par ce puits géant qui personnifie à la fois fontaine, source, grotte, l’eau omniprésente qui gouverne la partition entière. En costumes contemporains, défaite de tout accessoire superflu, avec des apparitions des personnages en fond de plateau éclairés par une suiveuse rouge, la scénographie allant jusqu’à exploiter la corbeille de la salle d’où s’exprime, peu avant la mort de Pelléas, le berger répondant vaguement à la question d’Yniold sur le destin de ses moutons, l’action se déploie simplement et de façon claire, mue par une direction d’acteurs réglée au cordeau. La scène de la tour d’où est censée choir la chevelure de Mélisande, la plus délicate à réaliser, se déroule tel un songe, la coiffure de l’héroïne étant une composition de cheveux courts. La physionomie, silhouette frêle et souple de féline, de la cantatrice densifie la fragilité du personnage, totalement détachée du monde et sur qui le drame s’abat sans qu’elle n’en prenne jamais vraiment conscience.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Marie-Ange Todorovitch (Geneviève). Photo : (c) Frédéric Iovino/Opéra de Lille

La distribution réunie dans cette production est parfaite, avec un couple de héros judicieusement juvénile, l’insaisissable Mélisande de Vannina Santoni, frêle et souple silhouette pleine de charme et de fragilité à la voix flexible d’une lumineuse fraîcheur, l’ardent Pelléas de Julien Behr à la voix de baryton-martin idéale pour le rôle, l’intense Golaud brut de fonderie, à la fois humain et agressif d‘Alexandre Duhamel, l’Arkel généreux au large vibrato de Patrick Bolleire, l’humble Geneviève de Marie-Ange Todorovitch que l’on est heureux de retrouver ici, jusqu’au petit Yniold tenu ici non pas par une femme mais bel et bien par un enfant à la voix délicate, Hélory L’Hernaut Roulière, ce qui intensifie l’innocence du personnage ici clairement acculé à la délation par son « petit-père » Golaud, en passant par Damien Pass et Mathieu Gourlet, respectivement le médecin et le berger.

Bruno Serrou

1) Cette production dont les représentations étaient initialement prévues en février 2021, avait en effet dû être annulée pour cause de pandémie de Covid-19, et se réduire à une captation vidéo diffusée en podcast sur le site de l’Opéra de Lille, ainsi que par les micros de la maison de disques Harmonia Mundi pour un remarquable coffret de trois CD par les mêmes artistes, à l’exception de l’Arkel de Jean Teitgen (3 CD HMM 905352-54)