lundi 13 février 2023

Bilan des 33e Présences de Radio France, un grand cru autour de la riche créativité d'Unsuk Chin

Paris. Maison de la Radio. Auditorium et Studio 104. Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Du 7 au 12 février 2023 

L’édition 2023 du festival Présences de Radio France, qui a été créé voilà trente-deux ans par Claude Samuel, alors directeur de la Musique à Radio France, aura été un grand millésime. Passant de deux semaines dont deux week-ends à six jours avec un week-end, le festival a perdu en créations mais pas en créativité. Surtout depuis l’arrivée du compositeur Pierre Charvet à sa tête en 2019, après la longue traversée du désert de la période René Bosc entre 2002 et 2011, et un lent réveil dans l'intervalle. 

Maison de la Radio et de la Musique. Photo : (c) Bruno Serrou

Il faut dire que l’invitée centrale, la Sud-Coréenne Unsuk Chin, née à Séoul le 14 juillet 1961, est l’un des compositeurs les plus puissamment originaux de sa génération. Elle aura pourtant connu des aléas, les mouvements sociaux suscités par la réforme des retraites contestée par plus de soixante-dix pour cent des Français de plus de quinze ans ayant pesé sur le bon déroulement du festival, avec la grève des transports en commun le jour de l’ouverture qui a privé une large part du public d’assister à ce rendez-vous pourtant attendu, jusqu’à une grève des musiciens de l’Orchestre National de France et des techniciens de Radio France annoncée moins de six heures avant le début du concert de samedi soir qui devait être dirigé par François-Xavier Roth, avec en soliste Alexandre Tharaud et qui devait être le cadre de rien moins que quatre créations mondiale, dont celle de Close-Ups pour soprano et violon de la jeune Héloïse Werner (née en 1991), défaite par cette annulation… Et comme si cela ne suffisait pas, le concert de clôture a été témoin d’un incident technique qui a empêché une autre première mondiale, celle du Hoquetus Animalis pour orgue solo de Théo Mérigeau (né en 1987), qui n’a pu avoir lieu pour cause d’impossibilité de relier les capteurs électroniques de l’imposante console des claviers au centre du plateau avec le coffre de l’instrument implanté dans le fond de l‘Auditorium…

Malgré ces nombreux aléas, Présences 2023 restera comme un brillant millésime, avec de très grands moments de musique offerts aux mélomanes épris de création. Ainsi, la soirée de mercredi avec Bertrand Chamayou et des solistes de l’Ensemble Next du Conservatoire de Paris (CNSMDP), avec six denses et passionnantes Études pour piano d’Unsuk Chin d’une séduisante diversité, la création de la délicate Sonate n° 4 pour piano de York Höller (né en 1944), excellent compositeur allemand bien trop absent de la scène française malgré l’excellent souvenir de son opéra Le Maître et Marguerite mis en scène par Jean-Louis Martinoty alors directeur de l’Opéra de Paris qui avait mis le feu sur le plateau de l’Opéra Garnier à la maquette de ce théâtre que l’on croyait à l’époque condamné par l’ouverture de l’Opéra Bastille, et les trois somptueux premiers volets de Vortex Temporum, absolu chef-d’œuvre de Gérard Grisey (1946-1998), où le piano plein et délié de Chamayou a dominé le quintette d’élèves du Conservatoire de Paris, un peu intimidés par la tâche ressentie par eux comme un peu asphyxiante, surtout le trio des cordes, trop discret.

Mais l’événement central de Présences 2023 aura été le concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France à la Philharmonie de Paris. L’auteur de ces lignes avoie être sorti KO à l’issue de cette mémorable soirée. Le « Philhar » s’est avéré être de la véritable lave en fusion, somptueux de précision, de rythmes et de sons, dirigé de main de maître par Kent Nagano, le chef idéal pour ce genre d’épopée. Au programme, deux œuvres d’une tension inouïe, le Concerto n° 2 pour violon et orchestre « Scherben der Stille » (Éclats du Silence) de Unsuk Chin créé à Londres le 6 janvier 2021, magnifiquement joué jeudi par son dédicataire qui l’a inspiré, Leonidas Kavakos, le violoniste grec étant cette année en résidence à Radio France, qui a donné tout son lustre à cette œuvre en un mouvement continu qui émerge du silence absolu mais procèdent par plaques se juxtaposant par aspérités, par arêtes tranchantes et éclats incisifs comme le suggère le titre. Il est à noter que la richesse des timbres de l'orchestre d'Unsuk Chin provient en partie de la diversité de son instrumentarium, avec mandoline, guitare, harpe, accordéon, célesta, piano, clavecin... En création mondiale, l’écrasant hurlement d’effroi, de peur panique de la mort qui pétrifie de Yann Robin (né en 1974), le Requiem Aeternam - Monumenta II[i] pour chœur mixte, deux pianos, orgue et grand orchestre, œuvre phénoménale au message terrifiant et aux élans asphyxiant jouée à la perfection par le Philharmonique de Radio France dont la prestation virtuose et d’une précision au cordeau offre à la polyphonie une clarté absolue malgré les tutti d’une puissance tellurique jaillissant à flots continus, ainsi que les impressionnants Jean-Frédéric Neuburger, qui, après avoir intensément participé la veille à l’hommage rendu par la Fondation Louis Vuitton à Betsy Jolas,  remplaçait au pied levé Bertrand Chamayou, blessé, et Wilhem Latchoumia, tous deux omniprésents et jouant tous ce qu’un piano et un pianiste peuvent produire et au-delà, Lucile Dollat, organiste en résidence à Radio France qui a tout donné du grand orgue de la Philharmonie de Paris aux graves abyssaux, le Chœur de Radio France  admirablement préparé par Roland Hayrabedian. Avant chaque œuvre, une page de Jean-Sébastien Bach marquée par l’ombre de la camarde, mais une mort apaisée, introduisait chaque partie du concert. La première, un arrangement par Thomas Lacôte (né en 1982) du Ricercar a 6 celui-là même qu’Anton Webern avait déjà arrangé en son temps d’une façon plus ramassée et aérée, tandis qu’en prologue à la seconde partie, la déploration funèbre à cinq voix Der Gerechte kömmt um pour chœur mixte, deux hautbois, cordes et continuo sur des verset du prophète Isaïe.

Samedi, jours de manifestations anti-réforme des retraites, le concert de l’après-midi a pu être maintenu, mais il n’a pas été enregistré, les techniciens de Radio France ayant décidé de priver ce concert de l’audience de France Musique. C’est dire combien les personnels en place ne se préoccupent guère des jeunes générations, puisqu’il s’agissait d’un programme donné par une jeune et brillante formation, l’Ensemble Maja, collectif dirigé depuis le piano par Bianca Chillemi. Au programme, deux créations mondiales, Hyperréalité pour soprano, mezzo-soprano, baryton et sept instruments du Brésilien Januibe Tejera (né en 1979), et le plus créatif Anthos pour dix instruments de l’Arménien Artur Akshelyan (né en 1984), qui entouraient deux grandes partitions, Akrostichon-Wortspiel, seven scenes from Fairy Tales (Jeux de mots acrostiche) pour soprano et ensemble d’Unsuk Chin également signataire de l’adaptation du texte de Lewis Carroll Alice au pays des Merveilles, et surtout les purs joyaux du maître de la compositrice coréenne, l’immense György Ligeti (1923-2006), dont le centenaire de la naissance est hélas négligé en France[i], les inénarrables et indispensables Aventures de 1962 et Nouvelles Aventures de 1965 merveilleusement jouées et chantées par trois irrésistibles chanteurs-comédiens, Anne-Laure Hulin, Romie Estèves et Igor Bouin.

Les trois concerts de dimanche ont pu se dérouler sans encombre… Jusqu’à ce que l’orgue de Radio France en décide autrement… Le premier rendez-vous était fixé par les éblouissants Neue Vocalsolisten de Stuttgart et l’excellent Ensemble C Barré dirigé par Sébastien Boin, qui ont laissé au groupe vocal la primeur d’ouvrir le programme avec le remarquable Passwords pour six voix a capella de Georges Aperghis (né en 1948) donné en première exécution française, suivi du fort séduisant, par son côté pantomime, Cosmigimmicks d’Unsuk Chin, auxquels faisaient écho deux créations mondiales, My Voice is my password sur le ton de conversation du Basque Michel Urquiza (né en 1988), disciple de son compatriote Ramon Lazkano, et le biblique et plus mûr Jonah, Seven Chants du Tchèque Martin Smolka (né en 1959).

Le deuxième concert de dimanche est revenu aux solistes de l’Ensemble Next constitué nous l’avons vu plus haut d’étudiants du Conservatoire de Paris (CNSMDP), élèves de la classe de Hae-sun Kang, violoniste de l’Ensemble Intercontemporain, dans des œuvres avec électronique en temps réel, deux pièces impressionnantes d’Unsuk Chin, la première Double Bind? (Liaison double ?) pour un violon dans tous ses états, dramatisé, tordu, écrasé, étiré, torturé par l’électronique, la compositrice sud-coréenne donnant ainsi en près de vingt minutes tout ce que l’instrument de musique le plus virtuose qui se puisse trouver peut subir d’outrages et offrir en jeu et en audition au point qu’il semble désormais impossible de faire davantage et mieux, et le second, Parametastring pour quatuor à cordes où les pulsations rythmiques puissantes sont moteurs de l’œuvre, entouraient le terne trio pour violon, violoncelle et piano avec électronique Lycromorphie de Stéphane de Gérando (né en 1965), élève d’Alain Bancquart, et un captivant trio pour violon, violoncelle et piano avec électronique L’Oiseau dans le temps du Sud-Coréen Seong-Hwan Lee (né en 1996).

Le concert de clôture de Présences 2023 consacré à Unsuk Chin a été un véritable feu d’artifice, un pur enchantement. Grâce notamment à l’apport sans tâche de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec précision et générosité par le chef finlandais Antony Hermus. Trois œuvres enthousiasmantes étaient en effet réunies, dont deux d’Unsuk Chin pour soprano et orchestre. Le Silence des sirènes était chanté par Faustine de Mones, venue du fond des abysses a capella, apparaissant depuis le hall de Radio France avant de traverser la salle pour se rendre devant l’orchestre à gauche du chef, où elle a déployé sa voix à l’envi en connivence avec l’orchestre, et surtout le magnifique cycle de mélodies avec orchestre digne des Wunderhorn Lieder de Gustav Mahler, Puzzles and Games From Alice in Wonderland, seconde partition de Chin présentée au festival inspirée par Lewis Carroll interprétée par l’éblouissante Alexandra Oomens. Autre grand moment de ce concert, la création mondiale par Sonia Wieder-Atherton du concerto pour violoncelle et orchestre I Giardini di Vilnius (Les Jardins de Vilnius) du compositeur italien vivant en France Francesco Filidei (né en 1973)[i], toujours somptueusement structuré, intense, peuplé de surprises, remarquablement écrit, débordant de vie, de couleurs, de contrastes, de sensualité, menant l’auditeur en terre inconnue après l’avoir rassuré par des élans en trompe-l’œil (ou plutôt l’oreille) qui semblent venir de pages (faussement) connues.

Rendez-vous est d’ores et déjà pris avec l’édition 2024 de Présences de Radio France dont l’invité central sera le « pape du minimalisme », le compositeur étatsunien Steve Reich, né le 3 octobre 1936...

Bruno Serrou 


[i] L’Opéra Comique de Paris reprend du 27 février au 5 mars 2023 son chef-d’œuvre lyrique créé en ce même théâtre le 27 septembre 2019, L’Inondation



[i] La Philharmonie de Paris consacre une partie du week-end du 3 au 5 mars 2023 à un hommage au compositeur hongrois, alors qu’elle aurait pu proposer une intégrale de l’œuvre de cet immense artiste dont la création est amplement fédératrice


[i] Yann Robin a composé en Cinq études sacrées pour six voix mixtes sur des textes du Requiem auxquelles il a donné le titre Monumenta I. 


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