Bernard Cavanna (né en 1951). Photo : (c) Bernard Cavanna
Le portrait de Bernard Cavanna que j'intègre aujourd'hui à mon Blog, a été écrit en 1999 - douze ans après sa nomination comme directeur du Conservatoire de Gennevilliers dont il a fait l'une des institutions pédagogiques les plus courues de la région parisienne qu'il doit prochainement quitter rattrapé par l'âge -, à la demande de l'Ensemble 2e2m qui préparait alors un ouvrage monographique consacré au compositeur, portrait que Cavanna a ensuite repris sur son site Internet. Si, dix-huit ans plus tard, la production de Bernard Cavanna s'est étoffée (concertos, mélodies, musique de chambre, le pamphlet Céline, A l'agité du bocal qui suscita la polémique à sa création en 2014 - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/les-foudres-guerrieres-de-bernard.html), orchestre, la dernière en date étant Geek Bagatelles pour orchestre et ensemble de smartphones en 2016), si son activité s'est diversifiée (nombreuses résidences, réalisation de films, etc.), le portrait de cet homme intègre, sensible, génereux et volontiers iconoclaste, reste d'actualité. C'est pourquoi je reprends ce texte tel qu'à'l'origine.
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Bernard Cavanna et son ami accordéoniste Pascal Contet. Photo : (c) Bernard Cavanna
S'il est un musicien fondamentalement humain, c’est
bien Bernard Cavanna. Simple et chaleureux, tolérant et prévenant, sensible et
fidèle, secret et pudique – malgré le plaisir gourmand qu’il prend à
transgresser les tabous –, ce compositeur séduit par sa mansuétude et sa
candeur raffinée. Cette ardente humanité est le fruit d’une sensibilité
exacerbée, qui sous-tend hélas un manque de confiance en soi qui prive
musiciens et mélomanes d’une production qui, si elle se faisait plus
foisonnante, s’imposerait comme l’une des plus denses d’aujourd’hui, tant du
point de vue sonore que formel et expressif. Mais cette rareté donne encore
plus de prix à la musique de Bernard Cavanna. Compositeur, organisateur,
accompagnateur, pédagogue, administrateur, Cavanna est un musicien dans la
cité, préoccupé de la pérennité et de la diffusion de la musique dans la
société, agissant d’autant plus efficacement qu’il le fait avec humilité et
discrétion.
Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers
Né le 6 novembre 1951 à Nogent-sur-Marne, Bernard
Cavanna se situe à la croisée des cultures occidentales. Fils et petit-fils
d’émigrés, il est né en France parce que ses parents en ont fait leur terre
d’adoption. Ses humbles origines familiales se sont avérées chez lui un ferment
d’une richesse inépuisable. Venu de Piacenza (Plaisance), chef lieu
d’Emilie-Romagne, son père épousa à Nogent la fille de métayers palatins de
Neustadt rencontrée alors qu’il était prisonnier en Allemagne. «Au-dessus de la
résidence de ma mère, rappelle Cavanna, vivait une professeur de musique, qui,
contre du lait de chèvre et de menus services, l’autorisait à jouer du piano.
C’était la fierté de mon grand-père, à qui la Croix-Rouge avait donné un
accordéon, qui allait devenir l’un de mes instruments favoris. En vacance en
Allemagne, j’écoutais mon grand-père jouer de son accordéon dans une pièce où le
reléguait ma famille, que l’instrument indisposait.» Cette rencontre d’une
Allemande et d’un Italien émigré en France prisonnier en Allemagne ne fut pas
sans risques, puisque les parents Cavanna devaient être inquiétés, puis
emprisonnés par la Gestapo, avant d’être libérés par les Alliés. De retour en
France, Cavanna-père ne put accueillir sa promise que dix-huit mois plus
tard. «C’est une très belle histoire», s’émerveille le fils, qui se souvient
que l’employeur de son père avait acheté un piano pour son propre fils, au
demeurant réfractaire à la musique. «Le “patron” perdit patience, sourit
Cavanna, et finit par mettre l’instrument en dépôt chez mes parents. Ce piano
était accordé un ton et demi en deçà du diapason. Voilà pourquoi je suis loin
de posséder l’oreille absolue... Lorsque ma mère se mit au piano, jouant les
partitions consignées avec l’instrument – danses de Schubert, valses de Chopin,
sonates de Mozart et Beethoven –, j’avais huit ans. Un an plus tard, je me
lançais à mon tour. Exécutées par ma mère pianotant en autodidacte, les sonates
de Mozart restent pour moi des pages lentissimes,
c’est une question de plénitude, et lorsque je les entends jouées au juste
tempo, elles me deviennent insupportables. Quant à mon père, il ne connaissait
rien à la musique, et nous ne possédions dans mon enfance en tout et pour tout
que deux disques, la Cucaracha et un
enregistrement des Platters.»
Photo : (c) Théâtre de Douai
La rencontre avec un vieux professeur de piano de
Nogent-sur-Marne allait décider de l’avenir de Bernard Cavanna. Annie Costes,
née en 1898, avait enseigné chez les Rothschild dans les années trente. «Pour
elle, s’enflamme le plus brillant de ses élèves, Debussy était un musicien très
moderne, Messiaen c’était n’importe quoi, et elle adorait Saint-Saëns, Delibes,
Liszt et Moskowski. Mais elle avait une méthode pédagogique extraordinaire que
je lui ai empruntée qui lui venait d’une certaine Andranian. Il s’agit d’une
méthode arménienne du XIXème siècle qui force à l’improvisation, si bien qu’au
bout de trois ou quatre mois l’élève sait tout des accords d’ut, de fa ou de
sol, ce qui lui permet de créer les mélodies qui en découlent et de transposer.
J’ai travaillé avec elle jusqu’à treize ans, et commencé très tôt à composer.
Discrètement tout d’abord, un peu comme un interdit, parce qu’il m’était
impossible de parler musique à l’école : c’était une activité de fille. Je
composais par poussées, au rythme des mois et des saisons, en autodidacte,
apprenant l’harmonie pratiquement seul, particulièrement par le biais de la
variété – je ne voulais pas me confronter à un professeur de peur de me
décevoir moi-même. La chanson, le rock, la pop m’ont beaucoup aidé. Les
Beatles, Michel Polnaref m’impressionnaient. J’avais aussi des disques de
musique classique que j’achetais notamment chez Jacquard, disquaire génial de
Nogent. C’était une dynastie de vrais musiciens, père accordeur, fils disquaire
; pas des commerçants, de vrais artistes. Mon premier disque a été La Moldau de Smetana, puis ce furent la Symphonie «Du Nouveau monde» de Dvorak, des pièces
de Chopin, des sonates de Beethoven... Je me souviens aussi d’un disque de
Raymond Trouard, la Fantaisie en fa mineur de
Liszt. Le seul disque de variétés que j’ai acquis est un Ray
Charles, It’s the all Jack.»
Henri Dutilleux (1916-2013). Photo : DR - capture d'écran TF1
C’est en écoutant la radio de plus en plus assidûment
que Bernard Cavanna a pris peu à peu conscience de son aptitude à devenir musicien.
Adolescent, il se rend compte que la musique se conjugue au passé. «Chopin
étant mort, il y avait un créneau à prendre, sourit-il. Je montrais mes premiers
essais à un professeur de musique de Cinquième. C’était pourtant difficile à
assumer à cet âge-là, et ne voulant pas que mes camarades de classe le sachent,
il me fallait voir ce professeur en dehors des heures de cours. J’avais écrit
une babiole en fa mineur, avec deux clefs de fa. C’était donc appassionata dans le seul registre
grave. Le professeur me dit : “Mais... la sensible ne monte pas à la tonique
!”. Du coup, je n’ai plus rien montré à quiconque. En fait, ma tonique montait,
mais sensible, tonique tout ça, j’étais perdu !» Au lycée, Cavanna, qui
commence à discerner sa condition de musicien, donne des cours à ses camarades
et à ses professeurs, qu’il initie à la musique contemporaine au fur et à
mesure de ses découvertes. «Je composais, frimant plus ou moins avec ce que
j’écrivais. Et j’ai fini par me dire que je devrais m’inscrire dans une école
de musique. Je me suis donc rendu au Conservatoire de Paris, où j’ai demandé la liste des
épreuves. Mais le rituel, avec mise en loge, douze heures d’harmonie, etc., m’effraya... Je me suis donc rendu à
l’Ecole Normale de Musique, parce que Henri Dutilleux, dont j’avais écouté les Métaboles, y enseignait. J’avais seize
ans.»
Mais l’ambiance de l’institution du boulevard
Malesherbes ne convient guère au non-conformiste Bernard Cavanna, qui ne fréquente l'école que
quatre mois. Mais il garde le contact avec Dutilleux. «Il ne me donnait pas de
cours proprement dit, convient-il. Il analysait mes pièces, disait “ça, ça ne
va pas ; ça, c’est un élément pouvant fonctionner, que vous pouvez donc exploiter
; ça non”. Puis il me présentait Parsifal,
il pouvait même me montrer à vue une partition de Stravinski, pour m’exposer la
façon dont elle s’ordonne, y compris plastiquement. Nous allions dans toutes
les directions. Je me rendais toujours chez lui accompagné d’un ami, car il me
fallait un témoin pour que je ne me leurre pas. Je me souviens qu’une fois,
sous l’influence du Festival de Royan, je lui ai amené une partition qui
m’avait demandé un an de travail. Il y avait douze voix avec quantité de coloratures,
deux pianos en quarts de ton, douze cordes, six percussionnistes, bref, le truc
injouable. J’étais vraiment fier. Il examine la première page, seule partie
dont je n’étais pas très sûr. “Ca, c’est intéressant ...” Je me suis dit
“incroyable, il trouve ça intéressant !”, et il regardait avec infiniment
d’attention, lançant “C’est intéressant... euh... il y a des sons qui émergent
d’un tissu de résonances...” – “Si il trouve bien cette page que je ne juge pas
bonne, les autres vont lui apparaître géniales !”. Mais je n’ai plus entendu
que des “non... non... non...”, puis, lorsqu’il tomba sur un accord de mi, “Ah
non, pas ça, hein !”. Plus tard, il devait apprécier une pièce que je ne
supporte pourtant pas, pièce que je fis jouer à vingt ans dans un concert que
j’avais organisé, payant moi-même les interprètes. Dutilleux, qui y assistait, me
convia aussitôt à une carte blanche qui lui était dédiée.»
Aurèle Stroë (1932-2008). Photo : (c) Bernard Cavanna
C’est au Festival de Royan, où il se rendait chaque
année, que Bernard Cavanna découvrit l’avant-garde musicale. De cette école, qui n’aura
pas eu de réelle influence sur lui, il dévora les partitions de Pierre Boulez,
«parce qu’il était la personnalité la plus en vue, mais je n’accrochais pas
vraiment. Je reconnais néanmoins son immense personnalité, qui a fait infiniment
de bien à la musique». Seuls Luigi Nono et Luciano Berio auront marqué ses vingt ans. Mais
les musiciens qui auront le plus d’impact sur le jeune Cavanna sont ceux qu’il
a rencontrés à l’université, Francis Bayer et David Andreani, notamment. «Il y
avait aussi un être formidable, Iagodic, compositeur complètement fou,
ténébreux, pour qui la musique s’arrêtait à Webern, après, il ne pouvait y
avoir que le silence. Il était si dépressif que nous n’étions que deux ou trois
dans sa classe et qu’il nous fallait le ramener chez lui en métro. Ses cours
étaient pourtant extrêmement intéressants. C’était aussi l’époque de Musique en jeu, qui focalisait les
débats esthétiques. A Royan, en 1970, j’ai découvert une personnalité
fascinante, peu connue en France mais que j’essaie toujours d’aider au mieux,
le Roumain Aurel Stroe, dont j’avais entendu à l’époque Canto II. Neuf ans plus tard, la cantatrice Anne Bartelloni, avec
qui je donnais un concert à Saint-Julien-le-Pauvre, me dit “Ce récital est
important pour moi parce qu’un compositeur vient m’écouter en vue d’un
spectacle à Avignon. Il s’appelle Stroe”. J’étais fier et heureux de la
présence de ce musicien que j’appréciais sans le connaître encore. Mais il est
venu incognito.» Apprenant que, faute de pouvoir sortir des devises de son
pays, Stroe était contraint de rentrer en Roumanie, Cavanna proposa à Anne
Bartelloni d’héberger le compositeur chez lui. Il y resta huit mois. «C’était
pour moi un génie à demeure, s’enthousiasme son hôte. Je pouvais l’accueillir
parce qu’à l’époque j’étais professeur de musique dans plusieurs collèges,
titulaire du Capes de musicologie à Paris VIII-Vincennes.»
Paul Méfano (né en 1937). Photo : DR
Le premier confrère à avoir aidé le compositeur Bernard Cavanna fut Paul Méfano. Il avait lu une première partition qu’il avait
immédiatement inscrite dans la programmation de son Ensemble 2e2m pourtant déjà plus ou
moins bouclée. «C’était en 1976 ou 1978. J’avais sauvegardé une pièce
lamentable, Trois Poèmes, écrite
avant Canzone II et dont j’avais tiré
plusieurs versions. Méfano en a dirigé une au Musée d’art moderne. Malgré ses
carences et les approximations de l’exécution, elle a été bissée.» Puis ce fut Io, œuvre aux élans mystiques sur un
texte profane tiré d’Eschyle dont la création fut donnée en l’église
Saint-Germain-des-Prés en mai 1981 par Rachid Safir, son ensemble A Sei Voci,
un groupe vocal amateur et dix instrumentistes de 2e2m. La carrière de Bernard
Cavanna était lancée. Dans la foulée, Jean Gillibert lui ouvrit les portes de
la Comédie française en lui confiant la musique de scène de Médée. «J’ai eu droit à la cour
d’honneur du palais des papes et à l’Odéon, se félicite Cavanna. J’étais devenu
un spécialiste de “musique grecque”, si bien qu’un certain Bouatard me demanda
la musique de scène d’une nouvelle production de Ion d’Euripide pour le Festival d’Avignon 1982, avec une commande
de Radio France à la clef. Je me voyais réussir un grand coup, surtout que
Bouatard était un homme de théâtre qui m’intéressait. Mais je me suis planté...
des deux pieds ! Ma partition était trop proche de Io, dont j’avais repris plus ou moins les éléments, resucée qui ne
fonctionnait pas, tout comme la traduction de cette pièce qui n’est pas du
meilleur Euripide. J’ai alors compris qu’il me fallait m’initier au théâtre,
que je ne devais pas faire l’imbécile, et que si je voulais vraiment
m’intéresser à la scène lyrique il me fallait d’abord aller au devant des gens
de théâtre.»
Antoine Vitez (1930-1990), au centre avec des lunettes, entouré de ses comédiens. Photo : DR
C’est alors que Georges Aperghis présenta Antoine
Vitez à Bernard Cavanna. Avec le metteur en scène directeur du Théâtre de Chaillot, il réalisera deux spectacles. «Vitez m’a appris à
gérer le temps au théâtre, qui n’est fait que de mots. Alors que nous,
musiciens, lorsque nous nous lançons dans l’écriture d’un opéra, c’est nous qui
sculptons le temps que nous imposons ensuite au metteur en scène. Au théâtre,
la démarche est inverse. C’est le metteur en scène qui essaie de sculpter le
temps. Comment ce temps peut-il se trouver ? comment une réplique intervient par rapport
à une autre ? comment le jeu se construit-il ?... Au théâtre, la réflexion se
porte également sur le non dit. Le travail avec Vitez était un cours permanent.
Je travaillais le matin sur ma musique, puis j'assistais aux répétitions l'après-midi et le soir.»
En 1985, quoique musicien formé en dehors de tout
contexte officiel, Bernard Cavanna est nommé pensionnaire à la Villa Médicis à Rome.
Pour ce faire, il avait présenté au pré-jury de l’Institut de France, qui
comprenait entre autres André Boucourechliev, Luc Ferrari et Pascal Dusapin –
ce dernier l’ayant incité à concourir –, Io,
Canzone II, des extraits de Ion,
et deux autres pages instrumentales. Au cours de l’unique année qu’il passa à
Rome, Cavanna travailla sur son premier opéra, la Confession impudique. «Je n’ai pas osé demander deux ans, alors
que j’y serais bien resté plus longtemps, se souvient-il. Mais il faut se
méfier, tant les conditions du séjour romain sont confortables. J’ai aussi
composé une page pour Mireille Larroche et une autre pour le théâtre. En fait,
on m’avait étiqueté théâtre musical, alors que je n’ai rien qui puisse être
comparé à des artistes comme Georges Aperghis ou Jacques Rebotier, qui, doués d’une intelligence
folle, d’une culture immense, ont beaucoup réfléchi sur ce sujet. Je pensais
que la rédaction de la Confession
impudique allait avancer rapidement. J’étais vraiment naïf. En fait, Rome
fut une sensation de trop plein. Quand on pense que l’on foule les mêmes
paysages que Berlioz, Bizet, Debussy, cela remue. Mais, fort heureusement, si
le classicisme romain peut influer sur des gens dégagés des contingences
matérielles, cela ne fut pas mon cas. J’ai toujours travaillé pour gagner ma
vie, donnant des cours de piano, accompagnant chanteurs et danseurs, enseignant
dans les lycées, composant pour le théâtre. Si bien que Villa Médicis, le fait de n’avoir qu’à penser à la composition, enfermé dans une sorte de pensionnat
infiniment confortable où les réflexes plus ou moins primaires s’instaurent
rapidement, j’étais écœuré.»
Orchestre d'élèves du Conservatoire de Gennevilliers. Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers
Le séjour romain aura néanmoins offert à Bernard Cavanna
l’opportunité de nouer des contacts avec des artistes avec lesquels il
travaille encore, tel le plasticien cinéaste Alain Fleischer. Signataire de la
scénographie de la création de la seconde version de la Confession impudique présentée en février 2000, Fleischer lui a
demandé la musique d’un long métrage fait de chutes de films muets. Cavanna
aime le cinéma, sous toutes ses formes, y compris publicitaire. «Là, on met l’ego de côté. Certes, le travail devient
alimentaire, mais lorsque l’on reçoit quatre mille cinq cents euros pour dix ou trente secondes de musique,
somme à peu près équivalente à une commande d’Etat, c’est plutôt attractif.
J’ai réalisé des musiques pour la Corée pour des spots diffusés en Russie
vantant fours à micro onde et aspirateurs. Le chef, là-dedans, c’est le four,
l’aspirateur. Ce qu’il faut magnifier, c’est l’objet. Rien à faire de Cavanna,
du chef d’orchestre, ni même du réalisateur, on joue franc jeu, conformément
aux lois du marché. La musique de film est plus intéressante, même si l’on
reste dans un cadre marchand, contrairement à la musique de scène qui s’adresse
à un public ciblé, surtout au théâtre subventionné, où l’on peut prendre
davantage de risques esthétiques. Au cinéma, il nous faut respecter certains
critères, mais comme notre nom est au générique, nous ne pouvons pas faire
n’importe quoi. Je fais donc en sorte que ma musique ressemble à quelque chose,
qu’elle reste du Cavanna.»
Musicien dramatique par excellence, Bernard Cavanna se devait
de s’attacher au ballet. «Il me semble intéressant d’inscrire ma musique dans
le temps et la structure des gestes que proposent les danseurs. Il suffit de les
regarder travailler pour que leur gestique suggère une rythmique, un mouvement
instrumental. Ce qui m’a saisi dans les musiques que j’ai amenées à Ancelin
Prejlocaj, c’est la façon dont il se les est appropriées pour en tirer un geste
chorégraphique. J’ai rencontré Prejlocaj en 1984, lorsqu’il a chorégraphié mon Out door loose pour treize saxophones.
Plus tard, il m’a demandé une musique pour Le
Petit Napperon rouge. Je me félicite de l’avoir rencontré, à la fois pour
ce qu’il a fait et pour ce que j’ai fait. La dernière musique que j’ai conçue
pour lui est L’Anoure, ballet pour
lequel j’ai juxtaposé ma musique et celle de Rameau.
Bernard Cavanna et Mihhail Gerts au cours d'une répétition avec l'Orchestre national de Lille. Photo : (c) Orchestre national de Lille
Pour l’heure [ndl'a : en 1999], l’une des préoccupations de Bernard Cavanna est l’opéra. L’année 2000 est pour lui le cadre de deux créations
lyriques, la seconde mouture de la
Confession impudique, et un ouvrage inédit, Raphaël reviens !, ouvrage conçu pour le jeune public. «Le genre
opéra est un peu dépassé, constate néanmoins le compositeur, mais il me plaît
infiniment. Lorsque l’on croit à l’action, avec la multiplicité de sens que
permet de donner l’opéra, le travail sur la mémoire, par le biais d’une
thématique courant d’une scène à l’autre, sur la voix, et lorsque l’on parvient
à oublier le chant pour entrer pleinement dans l’action, l’opéra devient magie
pure. Aucune autre forme musicale ne saura le remplacer. C’est pourquoi j’ai eu
envie d’y consacrer du temps. Je me refuse de composer un “non opéra”, une
“action dramatique” que personne ne comprendrait ; je joue la narration, parce
que je veux que l’on croit aux personnages, que ces personnages existent, aient
un parcours, une chaire, que l’on s’identifie à eux. La mise en musique de la
langue française pose d’énormes problèmes parce que son ambitus est très
étroit, et lorsque l’on ajoute des accents, plus personne ne croit à ce qui est
dit, cela prête à sourire, mais, en même temps, on en a envie, parce que l’on veut
tracer des courbes mélodiques. C’est ce défi que j’ai voulu relever, en sortant
des intervalles de quintes ou de sixtes, tout en essayant de faire que les gens
croient au texte, qu’il soit compréhensible. C’est difficile, mais j’espère y
parvenir.»
(c) Editions de l'Agité
Mais, quels que soient outils et modes d’expression,
il n’est de meilleure définition de la musique de Bernard Cavanna que la sienne
qui la situe «entre Nino Rota et Bernd Aloïs Zimmermann». Ce qui semble loin
d’être une boutade, même si son auteur assure que c’en est une, car Cavanna
place ainsi sa création non seulement entre Italie et Allemagne mais aussi
entre légèreté ensoleillée et douleur abyssale. Et s’il écrit si peu, ce n’est
pas parce qu’il est lent ou parce qu’il craint de composer ou de se livrer.
L’origine est plus profonde, car il s’agit de doutes et de souffrance. «Cela me
coûte infiniment d’écrire une œuvre de plus. Il me faut d’abord la vivre
intérieurement. Je dois par exemple produire une pièce orchestrale pour
l’Orchestre des Pays de la Loire, qui vient de me mettre en résidence, mais je
dois d’abord en ressentir la nécessité. Je pense aussi que je ne suis pas doué
et que chacun de nous n’a finalement que fort peu à dire, une ou deux choses,
puis on tombe dans la redite. Or, je crois avoir déjà tout livré dans Messe un jour ordinaire, le Concerto pour violon et la Confession impudique. S’y trouvent
induites une mécanique humaine, une voix qui peut être la mienne mais aussi
celle de tout le monde. Dans le regard de l’autre, que je ressens profondément,
je perçois toujours une voie parallèle à la mienne. Les êtres ne se croisent
jamais, pas même dans les relations les plus privées et les plus sublimes.»
Bruno Serrou
Paris, le 12 décembre 1999
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