Alain Louvier (né en 1945). Photo : DR
En mars 2001, pour la revue annuelle Piano de la Lettre du
Musicien, le compositeur Alain Louvier me recevait longuement à son domicile
pour un entretien consacré à son œuvre pour piano et pour clavecin. Il s’est
avéré que le clavier est à la fois un support pour sa musique mais aussi son
confident, son outil de travail pour la quête de nouveaux univers sonores.
Né en 1945, Prix de Rome en 1968, Alain Louvier a dirigé le
Conservatoire de Boulogne-Billancourt, avant d’être nommé directeur du
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris de 1986 à
1991, année du déménagement de l’institution de la rue de Madrid à La Villette.
Il y enseigne ensuite l’analyse jusqu’en 2009, ainsi que l’orchestration au CRR
de Paris. De 2009 à 2013, il est de nouveau directeur du CRR de
Boulogne-Billancourt. Il a composé pour piano, clavecin, musique de chambre. Il
est notamment connu pour avoir inventé une nouvelle technique d’écriture et de
jeu pianistique, qu’il utilise également pour l’orgue et pour le clavecin.
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Alain Louvier et Pierre Boulez donnant une masterclass au Conservatoire de Paris en 1987. Photo : (c) Marion Kalter/AKG-images
Bruno Serrou : Le piano est-il votre compagnon de vie ?
Alain Louvier : J’ai toujours eu un piano
avec moi. Mais je n’ai pas reçu de formation complète de pianiste. En effet, j’ai
eu la chance de découvrir l’instrument presque par moi-même, et d’avoir des
professeurs particuliers qui m’ont fait faire de la musique avant la technique.
Si cela a pu me gêner à un moment, j’ai eu le bonheur d’entrer dans la classe
d’accompagnement d’Henri Puig-Roger, qui n’avait à l’époque que des élèves ne
jouant pas très bien du piano. Il m’a été possible d’entrer dans cette classe
grâce au déchiffrage, étant un bon lecteur, mais, là, j’ai dû un peu travailler
le piano. De même quand j’ai suivi la classe de clavecin, j’ai travaillé selon
une technique particulière. Il est vrai que je suis habile, je déchiffre bien,
réduis facilement l’orchestre au clavier, je suis capable de tenir ma place, en
déchiffrant un trio de Beethoven au piano, en faisant des fausses notes, certes,
mais en ne perdant jamais la mesure. En fait, comme la majorité de mes
confrères compositeurs qui touchent le piano. Depuis l’âge de dix ans, j’ai
surtout un rapport avec l’instrument d’ordre expérimental. Je crois qu’il
s’agit là d’une démarche qui m’est propre, peut-être parce que j’avais un père
biologiste qui m’a appris à expérimenter. Sur le plan acoustique, mon père n’y
connaissait rien, si bien que c’est moi qui appliquais ce je que je découvrais.
J’avais à l’époque un vieux piano droit de 1900, que j’ai mal traité, et sur
lequel j’ai écrit les Etudes pour agresseur. Piano que je possédais
encore à vingt-cinq ans, et sur lequel je mettais les pieds pour faire des
harmoniques et autres mauvais traitements de ce genre. En fait, ce que d’aucuns
ont appelé « objet sonore ». Et je m’en suis toujours servi pour
entendre ce que j’écris. Je n’ai jamais cru personnellement à l’audition
interne ex-nihilo. Je pense que l’on doit essayer, et ce n’est qu’ensuite que
l’on acquiert une très bonne oreille, parce qu’elle reconnaît ce qu’elle
connaît déjà. Et je n’en veux pour preuve que, lorsque je me suis mis au quart
de ton, je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que d’avoir chez moi deux pianos
droits, d’en désaccorder un pour l’accorder au quart de ton inférieur, puis d’acheter
un piano à queue et le laisser à 430 Hz, soit un quart de ton plus bas que les
autres. Utiliser deux pianos est à mon sens une meilleure solution qu’un seul
instrument pourvu de plusieurs claviers, comme celui d’Ivan Wyschnegradky [1893-1979] que possède Claude Ballif
[1924-2004][1],
parce que ce sont des pianos normaux. Plus tard, j’ai eu sous la main le piano
d[u compositeur théoricien mexicain] Juan Carillio [1875-1965], réglé en
seizièmes de ton – un piano droit de huit octaves qui en fait n’en fait qu’une,
ce qui a stupéfié Olivier Messiaen quand je le lui ai montré, car je l’avais
dans le bureau directorial au Conservatoire National Supérieur de Musique de
Paris, rue de Madrid, où il enseignait. Si bien que, depuis le milieu des
années 1960, j’essaie les quarts de ton sur deux claviers. Un peu aussi comme
sur le clavecin, mais il faut le désaccorder, on est obligé de choisir un mode,
on a toujours le même nombre de touches, tandis qu’avec deux pianos on a le
total des quarts de ton, et surtout des résonances.
B.S. : Jouer sur deux pianos
n’est guère pratique !
A.L. : Dans Canto di natale
puis dans Lieu de Lumière,
j’ai mis au point un nouveau mode de jeu d’un pianiste sur deux pianos, que je
fais disposer en V. Ce qui est délicat pour les poignets et pour le dos, mais
tout de même mieux pour la synchronisation, et, surtout, pour étudier seul une
partition, parce que je m’en sers beaucoup, même pour des répétitions de
partitions de collègues que je dirige dans lesquelles se trouvent des micro-intervalles,
je me sers de ce dispositif pour entendre ce que je vois.
B.S. : Travaillez-vous en
permanence avec un piano ?
A.L. : Comme beaucoup de
compositeurs, du moins tous ceux qui ont appris à en jouer plus ou moins. C’est
aussi le compagnon de ma vie de pédagogue, parce qu’il présente le grand
avantage de permettre la réduction de partitions d’orchestre dans une classe
d’analyse. J’ai appris à le faire, mais je n’ai pas une technique
pianistique assez grande. Je suis simplement habile et bon lecteur. Ce qui me
suffit cependant pour ce que j’ai à faire. Le piano est un instrument à
percussion résonnante dont on peut tirer de sons extrêmement variés.
B.S. : Vous utilisez donc le piano
non pas pour composer mais plus simplement pour vérifier ce que vous écrivez.
A.L. : Quand il y a un piano
dans un ensemble ou dans un orchestre, je compose naturellement la partie de
piano au piano, de même s’il y a une partie de clavecin j’écrirais sur un
clavecin – mon jeu sur le clavecin a d’ailleurs assurément influencé mon jeu
sur le piano. Mais je peux aussi m’en servir pour vérifier certaines choses. Je
n’ai pas a priori besoin de vérifier ce qui est écrit en demi-ton, en revanche,
il m’est utile pour vérifier les micros intervalles.
B.S. : Pourquoi ce désir
d’utiliser les quarts de ton ? Il est vrai que vous êtes maintenant très
nombreux à le faire.
A.L. : J’ai commencé à utiliser
les quarts de ton à vingt et un ans, au sortir de la classe de Messiaen. Je ne
sais plus trop pourquoi, ne connaissant pas beaucoup d’exemples de musique en
quarts de ton, en fait des noms plus que des exemples, et, qui plus est, les
micro-intervalles étaient très mal maîtrisés à l’époque. La première œuvre
que j’ai écrite en quarts de ton est Trois atmosphères pour clarinette
et orchestre, œuvre dans laquelle la moitié de l’orchestre est désaccordée.
J’avais écrit cette pièce peu après avoir dirigé une partition alors récente,
puisqu’elle date de 1972, Ramifications de György Ligeti pour deux
orchestres à cordes décalés d’un quart de ton, si bien que j’avais pu voir de
près ce que cela donnait. Depuis, je me suis limité. Par exemple, dans Canto
di natale de 1976, j’ai un peu corrigé, j’ai cantonné les quarts de ton aux
trombones, flûtes et clarinettes, et, bien sûr, les instruments à cordes. Mes
deux pianos m’aident beaucoup, parce que je veux que les musiciens entendent ce
qu’ils jouent. Il m’est arrivé de diriger des œuvres, récemment encore avec l’ensemble
l’Itinéraire, dans lesquelles il y a quantité de quarts de ton, et de voir les
musiciens les plus éminents de Paris me sortir un doigté qui les conduit à
produire en fait des sixièmes de ton. Et, possédant deux pianos accordés au
quart de tons de différence et que j’avais gardés, je leur ai fait écouter les
sons que j’attendais d’eux, et ils ont ainsi pu constater qu’en réalité ils ne
faisaient pas de quarts de ton. Et c’est toujours extrêmement délicat. Je pense
que mon utilisation intense du quart de ton me vient de l’harmonie que j’ai
apprise au Conservatoire, l’harmonie chromatique, que je maîtrise
particulièrement, grâce à ma formation. Cela m’a aidé à en sortir pour
poursuivre plus ou moins ce qu’a fait Messiaen dans ses propres œuvres, en
composant avec des micro-intervalles. Le quart de ton est plus pratique que tout
autre micro-intervalle. Je ne crois pas beaucoup au tiers de ton, contrairement
à Maurice Ohana, parce que je m’y sens enfermé, et il me manque
l’instrumentarium pour aller au-delà, bien que j’aie tenté quelques
expériences.
B.S. : Sur l’ordinateur ?
A.L. : Bien sûr. Il m’est arrivé
de travailler à l’IRCAM. Mais je préfère les sons réels, et les quelques œuvres
que j’ai conçues avec technologie posent un très gros problème, quand il s’agit
de les rejouer, cinq ou dix ans plus tard. Il faut refaire tout le travail, le
matériel ayant changé. Ce qui est très handicapant.
B.S. : A votre avis, le piano
a-t-il besoin d’évoluer encore ?
A.L. : Je crois que le piano a
atteint un degré de perfection avec Bösendorfer, Fazzioli, Steinway et autres
pianos de concert. Ces instruments sont souvent trop grands, d’ailleurs. Quand
on joue Claude Debussy dessus on est un peu perdu, et je ne parle pas de Joseph
Haydn ! Non, je crois qu’un piano à queue de taille moyenne mais sonnant
bien, avec des vraies résonances, est tout à fait adapté, et reste un outil
riche de la panoplie de l’ensemble instrumental pour les formations
acoustiques. Le piano se trouve être un instrument suffisamment parfait,
suffisamment complexe pour ne pas avoir besoin d’être fondamentalement modifié.
Nous verrons plutôt un clavecin modifié qu’un piano, ou tout autre instrument
qui n’a pas la richesse polyphonique et sonore du piano. Je ne pense pas que le
piano ait un grand avenir dans le changement trop affirmé de sa facture, sinon
à changer les accords. Ce qui est une autre affaire. Il faut éventuellement
renouveler un peu l’écriture du piano, pas forcément jouer avec les cordes et
les harmoniques. Il s’agit plutôt de le traiter de façon un peu plus
synthétique, c’est-à-dire qui tienne compte de tous les acquis de l’instrument,
notamment d’un point de vue percussif, depuis Isaac Albéniz ou Olivier Messiaen,
des modes de jeux ou d’attaque que j’ai pu moi-même développer, avec quelques
autres de mes confrères. Tout cela appartient désormais au répertoire, et les
pianistes qui s’intéressent au XXe siècle sont obligés de connaître
cela.
B.S. : Serait-il souhaitable
d’élargir l’ambitus du piano ?
A.L. : Non, parce que le
registre est déjà de sept octaves et demie, je ne vois pas bien ce que l’on
pourrait obtenir de plus. Dans l’aigu, le piano ne sonnera plus, et dans le
grave, dans le Bösendorfer Impérial on entend chaque vibration [rires]…
B.S. : Face au répertoire,
lorsqu’un compositeur décide d’écrire une pièce pour piano, se demande-t-il ce
qu’il va pouvoir faire ?
A.L. : Je ne me suis jamais dit « Je
vais écrire une pièce pour piano », je l’ai toujours faite. Il se trouve
que n’ayant pas suivi les classes de piano et de musique de chambre du
Conservatoire, et n’ayant pas été marqué outre mesure par le grand répertoire
pianistique, mais ayant connu très jeune, dès l’âge de douze ou treize ans,
tout Debussy, par exemple, et vers dix-huit ans, tout Messiaen, j’ai eu du
piano une vision plutôt expérimentale, une volonté de quête sonore. J’ai
toujours eu beaucoup de mal à entendre les Préludes de Debussy joués par
quelqu’un d’autre que par moi. Non pas que je les joue bien, mais parce que
j’aime les sons que j’en tire. Et je pense que Debussy travaillait ainsi.
Ensuite, par les fonctions que j’ai occupées, j’ai agrandi ma connaissance et
ma curiosité, mais à rebours. J’aime mieux aujourd’hui Frédéric Chopin ou Johannes
Brahms qu’il y a trente ans. Mais il est vrai que le répertoire ne m’a pas
marqué au moment où j’ai commencé à composer pour le piano. Car j’ai écrit très
jeune pour lui, à dix-neuf ans, le premier Livre des Etudes pour Agresseur,
c’est-à-dire avant d’entrer en classe de composition au Conservatoire.
Messiaen, qui les a entendues, les a trouvées intéressantes, personnelles, pas
marquées outre mesure par les écoles qui étaient alors dans l’air du temps. Et
pour cause, puisque je ne suis pas non plus de formation dodécaphonique pure et
dure, et, en fait, j’ai pratiqué le répertoire contemporain pour piano en
classe d’accompagnement. Je l’ai pratiqué, expérimenté, appris en dirigeant. Je
n’avais à l’époque pas tellement d’exemples. Je connaissais les Klavierstücke
de Karlheinz Stoclhausen que je m’étais offertes dans les années soixante, je
connaissais Oiseaux exotiques de Messiaen un peu André Jolivet, la Sonate
d’Henri Dutilleux, pas encore les Sonates de Pierre Boulez… Je trouvais
l’écriture de Boulez pour le piano inutilement compliquée. Autant je comprenais
le Marteau sans maître, qui était formidablement complexe, au moins
autant que les pages pour piano, mais je ne trouvais pas que ce dernier était le
meilleur mode d’expression pour Boulez. Stockhausen, en revanche, a marqué des
grands coups avec certaines Klavierstücke. Finalement, je me suis bien
évidemment rendu compte que les sources d’inspiration, c’est-à-dire
d’expérimentation sonnante sur le piano, restent Debussy, Messiaen, et quelques
auteurs que j’ai découverts par la suite. Je rappelle simplement que j’avais
dix-neuf ans en 1964, soit dix ans avant les Préludes d’Ohana.
Finalement, ce dernier a connu mes Etudes avant qu’il ne commence à
écrire les siennes. Mes deux premiers livres d’Etudes ont été imprimés vers 1967, le second réunissant des pages trop
difficiles pour que je puisse les jouer moi-même, puis ce furent les deux
pianos, et je me suis mis au clavecin. Les Etudes
pour piano ont donc été mon premier geste de compositeur. En fait un geste
d’exécutant. Ce qui m’intéressait était le rapport du geste complexe, des
clusters ; pas seulement des clusters, mais aussi différents modes
d’attaque, sur le son du piano, les problèmes de notation que cela pose. Puis
j’ai été conduit à écrire ces Etudes pour piano et pour deux pianos,
ainsi que les Etudes pour la main gauche. J’ai terminé le tout en 1972,
à vingt-sept ans. Et, pendant longtemps, je n’ai plus écrit pour le piano,
sinon au sein d’ensembles, avec des quarts de ton, mais rien pour piano seul Et
je me suis remis au piano pour des œuvres pédagogiques. Je m’étais en effet
aperçu que le premier livre des Etudes pour Agresseur, qui n’était pas
très difficile, intéressait les gens, qu’il était joué, bien ou mal, dans les
conservatoires alors qu’il n’avait pas été prévu pour cela, et je me suis dit :
« Il faut que je fasse comme Bartók mes propres Mikrokosmos ».
C’est ainsi que j'ai conçu mes Agrexandrins…
B.S. : En quelle
année était-ce ?
A.L. : En 1981. J’ai écrit la
plupart de ces études en 1981, quelques-unes en 1992. Depuis, j’ai composé
cette œuvre de grande envergure, Isola de numeri, tandis que j’étais
directeur du CNSM de Paris, parce que je n’avais guère de temps pour composer,
sinon sur un piano. Il s’agit d’une œuvre théorique, en ce sens que le piano
est le meilleur vecteur que l’on puisse trouver pour traduire des principes
mathématiques en demi-tons qui sont tout simplement la suite des nombres
premiers, suite qui m’a toujours fasciné, et la traduction des intervalles en
un ou deux demi-tons, comme le faisait Bartók bien sûr : deux pour la
seconde majeure, trois pour la tierce mineure, cinq pour la quarte juste… Ainsi
que le principe qui consiste par exemple à dire que quinze égale trois fois
cinq, c’est-à-dire par exemple si-mi-sol, c’est cinq et trois, ou bien si-ré-sol…
En 1972, j’avais fait une étude sur le triangle de Pascal, principe selon
lequel tous les nombres sont des multiplications de facteur cinq, et je pouvais
traduire la dimension du piano jusqu’à des nombres dont le total des facteurs
ne dépassait pas quatre vingt huit, c’est-à-dire le nombre de demi-tons du
piano.
B.S. : Avec le quart de ton,
est-il possible d’en faire davantage ?
A.L. : On peut en faire plus,
c’est vrai, mais cela ne donne pas la même musique. Je l’ai fait dans Canto
di natale, je l’ai fait à l’orchestre. En revanche dans Isola de numeri,
je voulais partir du même principe qu’Arnold Schönberg, qui réalisait toute une
suite avec la même série, mais pour le traiter différemment, en rendant
perceptible à l’oreille les fonctions géométriques ou mathématiques. Lorsque,
par exemple, je fais la lecture des mille premiers nombres premiers, cela nous
amène tout de même assez loin, puisque nous allons au moins jusqu’à dix mille
et plus. Je traduis musicalement les écarts des nombres premiers qui sont
totalement aléatoires et imprévisibles, et qui, statistiquement, vont
s’élargissant, et je traduis chaque intervalle par une note de plus en plus
aiguë. Cela donne une toccata de notes graves qui se projettent de plus en
plus, et je suis obligé d’arrêter au bout d’un moment, sinon la suite serait
infinie. Mais en lisant en toccata très vite cela a donné cette Toccata di
natalia, première pièce d’Isola de numeri qui ne dure que
quatre minutes, et à la vitesse où je vais, il m’a fallu écrire mille notes,
avant que cette toccata finisse par s’effondrer, emportée par son propre poids.
Une autre toccata porte le titre Toccata serpentina. Je l’ai composée au
CNSMDP en 1992, et elle consiste à faire exactement la même chose que dans la
pièce précédente, mais à l’envers, et en grands traits séparés de silences, qui
sont plus longs et sont remplis par des gestes muets. Je crois en effet à la
présence du pianiste sur scène et aux gestes qu’il peut faire dans le prolongement
des résonances. Je dois dire que cela m’a beaucoup appris de voir cinquante
élèves du CNSMDP faire des gestes muets, des gestes de préparation de
résonances, particulièrement quand il faut réaliser un trille au-dessus du
clavier pendant qu’il sonne, et pour retomber ailleurs en silence. Il y a des
gestes qui remplissent des points d’orgue, dans un temps très précis, ce qui
fait que tout doit être absolument contrôlé sur le plan gestuel. Ce qui a donné
aux étudiants un mal fou, car ce n’est pas du tout dans les habitudes de
l’enseignement, et, à la limite, c’était très pédagogique, parce qu’ils ne
savaient quoi faire de leur corps. Les rares élèves qui l’ont très bien fait,
ce sont des Japonais. Ils se contrôlaient très bien, étant extrêmement
concentrés. J’ai donc écrit six morceaux qui donnent autant de traductions
différentes de la suite des nombres premiers, dont une dernière qui est une
pièce un peu carillonnante.
B.S. : Pouvez-vous rappeler ce
que sont les nombres premiers ?
A.L. : Ce sont les nombres qui
ne sont divisibles par aucun autre, 1, 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, et qui
s’écartent de plus en plus. Ces nombres premiers traduits en demi-tons ont une
propriété, c’est-à-dire qu’après 2, 3 et 5, les intervalles sont différents et
serrés, à partir de 11 et 13, vu que 12 c’est l’octave, ils sont toujours une
octave moins 1 ou plus 1, c’est-à-dire qu’ils sont les redoublements de deux
dissonances, la septième majeure et la septième mineure, ou bien ils sont les
redoublements de quartes et de quintes justes. Ce qui est particulièrement
intéressant du point de vue harmonique, parce qu’il n’y a jamais un ton, ni de
tierce majeure. On module au douze, ce qui ne peut donner que plus 1 ou plus 5
ou plus 7 ou plus 11. Il est possible de traduire cela en rythmes, ce que j’ai
fait dans l’une de mes pièces.
B.S. : Cela vous ne le faites
qu’avec le piano, pas avec d’autres instruments ?
A.L. : Le piano, comme pour les Etudes
de rythmes de Messiaen, est un support idéal d’expérimentation.
B.S. : Le piano l’est-il
toujours, pour vous ?
A.L. : Il peut l’être. J’ai
écrit en 1995, pour Marie-Claude Siruquet, une pièce pour piano alors que je
n’avais plus vraiment l’envie de retourner à cet instrument. J’ai fait ce que
je n’avais jamais fait, employer la troisième pédale, la pédale harmonique,
dont je me méfie terriblement parce qu’elle est en général déréglée. Et quand
elle est déréglée, cela crée des catastrophes. On sait que Luciano Berio ou Pierre
Boulez utilisent la troisième pédale de façon structurelle, et qu’elle peut
être employée pour garder une harmonie au centre, harmonie qui, quand on passe
dessus, continue à s’entretenir, etc. Et là, j’ai écrit une pièce que l’on peut
considérer non pas comme un retour en arrière mais comme un retour vers une
harmonie plus modale, peut-être plus conforme à ce que je fais maintenant, car
plus synthétique.
B.S. : Ecrivez-vous vos pièce
pour piano dans le but d’essayer de nouveaux systèmes, comme le faisait
Schönberg, par exemple ?
A.L. : J’emploie le piano soit
comme application d’une idée numérique soit pour écrire une pièce directement
sur le piano dans la forme où elle va sortir au fur et à mesure de sa
composition. C’est ainsi que j’ai écrit les Etudes pour agresseur. C’est
poétique, plus traditionnel, plus debussyste, plus spontané. Et j’ai agi de la
même façon pour le clavecin. Je ne me sers pas du piano pour expérimenter tel
ou tel problème formel. Je peux le faire seul. En revanche, je mets souvent un
piano dans mes œuvres.
B.S. : Pourquoi une telle présence
du piano dans vos œuvres ?
A.L. : Parce que le piano est un
instrument d’orchestre irremplaçable. Quand je compose une œuvre pour
orchestre, comme le Concerto pour alto de l’an dernier, il y avait,
outre le soliste, un pianiste de l’Orchestre Philharmonique. Je ne vois pas
pourquoi je m’en priverais !
B.S. : Mais n’est-ce pas une
solution de facilité ?
A.L. : Pas du tout ! Un
exemple : l’on sait que le piano au XXe siècle est souvent
intégré dans l’orchestre. Parfois, comme chez Serge Prokofiev, c’est pour faire
quelques sons, d’autres fois sa place est importante dans l’orchestration, mais
pas structurellement. En revanche, dans ce que fait Igor Stravinsky dans l’Oiseau
de feu, Petrouchka, ou la Symphonie d’instruments à vent,
le piano s’entend vraiment. Impossible de le remplacer par autre chose,
pourtant il n’est pas soliste. Le piano dans la Symphonie de Psaumes est
aussi irremplaçable. Je ne vois pas pourquoi on se priverait du piano… ou du
clavecin. D’autant qu’aujourd’hui les grands orchestres comptent toujours un
pianiste dans leurs rangs. Mais, évidemment, il joue aussi le célesta. En 1999,
j’ai écrit une œuvre pour deux pianos et orchestre, Météores, Commande
de l’Orchestre National d’Ile-de-France, ces Météores sont pour un duo
de pianos, parce qu’il devait être joué avec le Concerto de Poulenc.
B.S. : Vous utilisez donc le
piano en toute circonstance ?
A.L. : Je ne l’utilise pas
toujours. Quand j’écris un quatuor à cordes, par exemple, je ne l’utilise absolument
pas [rires] ! Utilisation pédagogique de mes deux pianos, j’emploie mes
deux pianos en quarts de ton pour donner par exemple des repères à un
violoniste pour qu’il entende vraiment et que cela lui soit plus facile à
réaliser.
B.S. : Combien d’œuvres pour le
piano votre catalogue compte-t-il ?
A.L. : Pour piano seul, il y a
les Etudes pour Agresseur. Le Livre I date de 1964. Je l’ai créé
moi-même au CNSM dans le cadre d’un concert d’étudiants. Le Livre II est de
1967, et il a été créé à Royan par Jean-Claude Pennetier. J’ai écrit ensuite l’Etude
pour la main gauche en 1972, à la demande de Lania Gousseau qui avait
des problèmes avec sa main droite, ainsi que le Livre pour deux pianos dont la première a été donnée en 1970, la
dernière est l’Etude sur le triangle de Pascal, que j’ai
réadaptée récemment pour une pièce pédagogique commandée pour les Editions
Lemoine. J’en ai tiré une adaptation dont le titre est Triangle. Elle
est pour quatre mains. Le tout constitue mon premier groupe de pièces pour
piano, quand j’ai écrites entre dix-neuf et trente-et-un ans. Puis il y a la série
de pièces que j’ai composées lorsque j’étais directeur du Conservatoire de
Boulogne. C’est là en effet que j’ai eu l’idée de réaliser les Agrexandrins,
dont les quatorze premières pièces ont été créées au Conservatoire de Montreuil
par mes soins en 1981, et dont j’ai créé l’intégrale après avoir donné le
troisième livre en 1992, avec cinq autres pages, soit dix-neuf pièces au total.
Les Editions Leduc ont eu l’intelligence d’y associer des bandes dessinées.
J’ai créé le tout en 1996 dans un conservatoire. Ces pièces pédagogiques
forment un ensemble plus long que le Mikrokosmos de Bartók. Dans le
troisième Livre, j’ai ajouté en 1995 la pièce pour la troisième pédale. Il y a
ensuite Isola de numeri, pièce plutôt théorique, qui n’est pas centrée
sur ma technique du piano, bien qu’elle l’utilise.
B.S. : Pouvez-vous revenir sur
la problématique de chacune de vos œuvres pour piano ?
A.L. : Dans les Etudes pour
Agresseur, je travaille une technique qui n’est pas seulement propre au
piano. J’ai trouvé ce titre bizarre en 1964, et je l’ai associé à la vérité
physique, c’est-à-dire que je me suis demandé avec quoi l’on pouvait jouer sur
un clavier. Les doigts naturellement, mais on peut aussi jouer avec les paumes,
et ce n’est pas moi qui l’ai inventé, puisque l’on trouve ce mode de jeu
notamment chez Bartók et chez Schönberg, l’avant-bras pour faire des
résonances, ce qui est déjà le cas dans Ionisation d’Edgar Varèse. Ce
que j’ai fait peut-être de plus neuf, c’est par exemple l’attaque du poing, qui
suscite une certaine sonorité rebondissante
des marteaux, ce que l’on ne peut pas reporter au clavecin. Et je me suis dit :
« Bon, avec ces ingrédients physiques qui sont au nombre de seize pour
chacun d’entre nous, ou huit quand c’est la main gauche seule, eh bien je vais
écrire Etude I, et j’en ai mis treize, Etude II, et j’en ai mis
seize, etc. » Et j’ai même eu l’idée dès le premier livre, d’utiliser des
couleurs, car j’écrivais sur le manuscrit les doigts en noir, la paume en bleu,
les bras en vert et les poings en rouge, afin que, par exemple quand on fait un
petit cluster de cinq ou six sons, on puisse le réaliser aussi bien avec le
bout des doigts qu’avec la paume, et j’indiquais par la couleur la façon de le
faire. Ce qui m’a intéressé lorsque j’ai développé cette technique, ce ne sont
pas tellement les ingrédients d’attaque eux-mêmes que leur composition, de
faire un glissando avec le bras se terminant par une certaine attaque,
d’exploiter le tranchant de la paume avec une résonance à gauche, demander des
mélanges de trilles traditionnels avec tous les pianismes romantiques superposés. Et je l’ai fait jusqu’au
clavecin, puisque j’ai écrit un livre, le Livre V, pour clavecin et un livre
pour clavecin à douze cordes, jusqu’à faire une nouvelle table, beaucoup plus
développée, et de l’appeler Nouvelle Table d’Agresseur et autres
ingrédients. Tout cela parce que, entre temps, j’avais découvert la musique
ancienne. Il m’est arrivé, surtout dans mes œuvres pour clavecin – et
dernièrement le virginal –, de faire des tremblements avec attaque et avec
terminaison mais avec des clusters, j’ai composé en mêlant la tradition et les
sons d’aujourd’hui. Cela m’a particulièrement intéressé, à la fois comme
compositeur et comme pédagogue, parce que j’ai créé une notation assez
particulière, et sans mesure. Je suis de plus en plus précis quant à la
notation, qui, dans les premier et deuxième livres, est souvent très difficile
– quoi que maintenant le disque les ait fixés. La première problématique de mes
Agresseurs est gestuelle, expérimentale et sonore. Dans le deuxième
Livre, il y a aussi l’affirmation d’une langue, et notamment une idée. Les Etudes doivent être enchaînées, car les
silences sont remplis par des gestes muets, destinés à préserver la
concentration des auditeurs. Le dernier silence est de vingt et une secondes,
ce qui est très long, mais ces vingt et une secondes sont remplies par les
gestes mystérieux du pianiste. Tout est écrit, y compris les résonances.
Lorsque j’ai écouté la bande radio réalisée lors de la création que j’ai jouée
moi-même, j’ai été stupéfait par l’efficacité de ma notation. Il n’y a pas eu un
son dans la salle vingt et une secondes durant. Le silence était total !
Puis j’ai écrit l’Etude pour la main gauche selon les mêmes
principes, mais aussi selon des principes numériques, notamment les nombres
premiers. Dans le Livre d’Etudes pour deux pianos, il y a un peu de
tout, même une étude proche du théâtre musical. Puis j’ai écrit pour d’autres
instruments, et ce furent mes Agrexandrins, qui sont toujours dans le
même esprit de recherche sonore, auquel j’ai associé l’idée que, par exemple,
dès la pièce jouée en deuxième année d’études de piano, il y ait déjà des
clusters, des quintolets, la pédale, la gestion de la résonance...
B.S. : Vous avez donc tout fait
pour que les jeunes puissent totalement découvrir la musique de leur temps.
A.L. : Ma démarche est
comparable à celle de Bartók, qui met toute sa musique dès le premier Livre de
son Mikrokosmos ! Les clusters, György Kurtag les utilise aussi dans
ses pièces pour enfants. Quand j’ai commencé mes Agrexandrins, en 1980,
je ne connaissais pas encore les pièces de Kurtag. Ma problématique réunissait
à la fois le pédagogue et le pianiste, ainsi que l’envie de montrer aux
nombreux petits pianistes des conservatoires que l’étude de leur instrument ne
commence pas par do-ré-mi-fa-sol-la-si, ou par M. Karl Czerny, mais que l’on
peut faire plein d’autres choses. C’est ce que fait Kurtag.
B.S. : Ensuite…
A.L. : Eh bien, j’ai eu le
sentiment d’avoir plus tellement d’autres choses à dire pour le piano seul. A
l’origine, j’avais élaboré un plan pour cinquante Etudes pour Agresseur,
j’en ai écrit vingt-cinq…
B.S. : Vous ne souhaitez pas
poursuivre ?
A.L. : Non, mais j’ai appelé
cela autrement ! J’ai fait mes Météores pour deux pianos et
orchestre, œuvres dans lesquelles j’ai plus ou moins appliqué la même démarche.
Mais je n’ai pas continué, j’ai prévu un certain nombre de pièces pour clavier,
mais je ne les ai toujours pas commencées, j’ai autre chose à faire…
B.S. : N’auriez-vous plus envie
d’écrire pour le piano ?
A.L. : Ah, ce n’est pas ce que
je dis !… Depuis que j’ai fait la Dormeuse, une pièce pour piano où
j’emploie la troisième pédale, si bien que s’il y a une panne de ladite pédale,
la pièce est défigurée, tout comme l’Etude d’Ohana pour la troisième
pédale, disons que je ne vais pas me lancer de moi-même dans une pièce nouvelle
pour piano, je n’en sens pas la nécessité, j’ai déjà écrit trois heures et
demie de piano. Et je n’ai pas envie d’écrire des pages pour piano que je ne
puisse pas jouer. Il y en a déjà une que je ne peux pas jouer, parce qu’elle a
été écrite à la table. C’est la seule : la première Toccata. Elle
est horriblement difficile à apprendre.
B.S. : Certes, mais vous écrivez
aussi pour les autres. Ligeti aussi ne peut jouer à vitesse réelle ses Etudes…
A.L. : Je n’ai pas très envie
d’écrire pour le piano des choses que je ne maîtrise pas, parce que c’est un
instrument que je joue et que, de ce fait, je ne souhaite pas avoir des
surprises.
B.S. : Ce que vous acceptez en
revanche pour les instruments que vous ne jouez pas…
A.L. : Naturellement, parce que
l’on ne peut pas tout jouer. Mais ce sont des instruments monodiques. Par
exemple, quand j’ai écrit pour la harpe, je me suis fait livrer une harpe et
j’ai tout joué. Parce qu’un instrument polyphonique pose énormément de problèmes,
surtout en seizième de tons ; c’est si délicat qu’il me faut évidemment en
jouer. Si j’écris pour l’orgue, je vais aller chercher moi-même sur
l’instrument ce que cela donne, même si je ne joue pas du pédalier.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, samedi 17 mars 2001
[1] A lire : Claude Ballif, Un musicien de la révélation.
Entretien avec Bruno Serrou. Editions INA/Michel De Maule, collection Paroles
de musicien (273 pages, 2004)
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