dimanche 12 janvier 2025

Gustavo Dudamel et l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar du Venezuela ont envoûté la Philharmonie avec une Troisième de Mahler virtuose mais distante

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 11 janvier 2025 

Gustavo Dudamel, Marianne Crebassa, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Après une apparition en « guest star » vendredi soir avec l’Orchestre de Paris à l'invitation de Klaus Mäkelä, Gustavo Dudamel dirigeait samedi le premier de ses deux concerts du week-end à la tête de l’un de ses deux orchestres américains, l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela (Orchestre Symphonique Simón Bolivar du Venezuela) enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie, et le Chœur de femmes, de jeunes et d’enfants de l’Orchestre de Paris pour une Symphonie n° 3 de Gustav Mahler tour à tour impressionnante et manquant d’émotion et de flamme, ménageant hélas des silences entre chacun des six mouvements plutôt que de les enchaîner 1, 2-3. 4-6, ce qui a encouragé le public à applaudir à chaque fois. Une superbe Marianne Cabessa dans le lied « O Mensch » extrait du Zarathoustra de Nietzsche (4) et dans le dialogue de la mezzo-soprano avec le chœur dans le lied tiré du Knaben Wunderhorn (5), superbes pupitres de la phalange vénézuélienne avec de solides solistes. En prologue à cet hommage à José Antonio Abreu, Dudamel a donné de lui deux pièces pour chœur d’enfants et de femmes a capella « Sol que das vida a los trigos » (Soleil qui donne vie aux blés) et « Luz Tú » (Toi, la lumière

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Fondé le 12 février 1978 par le musicien homme politique José Antonio Abreu au sein de la Fondation d’Etat pour le Système National des Orchestres, de la jeunesse et des enfants du Venezuela, plus connu sous le nom d’El Sistema dont est plus ou moins dérivé le programme français Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) qui, sous la houlette de la Philharmonie de Paris, s’adresse à des jeunes de sept à douze ans. La résidence principale Simón Bolivar de l’orchestre est à Caracas, et l’Orchestre national des jeunes Simón Bolivar qui lui est attaché est dirigé depuis 1999 par Gustavo Dudamel, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, ville témoin d’un drame tragique auquel le public s’attendait qu’il évoque et rende hommage avant le début du concert aux concitoyens de son orchestre californien qui constituent son public dont les souffrances et les angoisses sont suivies par les médias du monde… ce qu’il n’a pas fait.

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

En revanche, le chef vénézuélien a rendu hommage au fondateur de l’orchestre Simón Bolivar, José Antonio Abreu (1939-2018) mais aussi tenu à saluer la participation au concert du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre de Paris en leur confiant l’interprétation a capella de deux pièces d’une durée totale de cinq minutes, de l’hymne à la vie et à la nature de style madrigalesque Sol que das vida a los trigos (Soleil qui donne vie aux blés) composé par Abreu en 1964 sur un poème du Vénézuélien Manuel Felipe Rugeles (1903-1959), et Luz (Toi, la lumière) sur des vers du poète espagnol Juan Ramón Jiménez (1881-1958) découvert par un ami du compositeur peu avant la mort de ce dernier en 2018.

Gustavo Dudamel, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Après cette « mise en bouche » et des applaudissements nourris, Gustavo Dudamel lançait l’Orchestre Symphonique Simón Bolivar enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie de Paris (trois violonistes, trois altistes, quatre violoncelklistes, deux contrebassistes, une tromboniste et deux tubas ténors) dans le « plat de résistance » de la soirée, la Symphonie n° 3 en ré mineur de Gustav Mahler (1860-1911). De facture nietzschéenne, cette Troisième Symphonie est la plus longue de toutes les partitions mahlériennes, avec ses cent dix minutes réparties en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière. Originellement conçue en sept mouvements (le septième sera intégré à la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de la vie terrestre, avec un morceau initial qui conte l’émergence de la vie qui éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, de l’état végétal à l’exaltation du cœur, les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme et les anges, enfin l’amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie fondé sur le lied Das himmlische Leben (la Vie céleste) puisé dans le recueil de chants populaires du Knaben Wunderhorn originellement conçu pour conclure cette Troisième. L'orchestre requis est aussi l'un des plus fournis de la création mahlérienne avec quelques cent-trente musiciens [quatre flûtes jouant aussi piccolos, quatre hautbois dont un jouant aussi cor anglais, trois clarinette en si bémol et en la la troisième jouant aussi clarinette basse, quatre bassons le quatrième jouant aussi contrebasson, neuf cors en fa, quatre trompettes en fa et en si bémol, quatre trombones, un tuba, deux euphoniums, huit timbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, deux glockenspiels, deux cloches tubes, une cloche d'église, cordes (20, 17, 17, 19, 9), hors scène : cor de postillon, caisses claires]. 

Pacho Flores (cor de postillon), Carlos Vegas (premier violon solo), Gustavo Dudamel, Marianne Cabessa (mezzo-soprano), Orchestre Symphonique Simón Bolivar
Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Du chaos originel jusqu’aux déchirements de l’amour qui concluent la symphonie en apothéose sur des battements frénétiques de quatre timbales qui sont comme autant de battements de deux cœurs humains épris l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est orchestralement édifiée de façon impressionnante par Gustavo Dudamel, qui ménage les divers plans séquences s’enchevêtrant dans la première partie [Vigoureux. Décidé, « L’éveil de Pan »] qui apparaissent clairement tuilés, le matériau se renouvelant et s’imbriquant constamment, soulignant certes la diversité mais aux dépens de l’unité, mettant en évidence les aspects décousus pour souligner l’impression de chaos s’organisant peu à peu par une énergie et une puissance beaucoup trop insistantes.

Gustavo Dudamel, Marianne Crebassa, Orchestre Symphonique Simón Bolivar, Choeur de femmes de l'Orchestre de Paris, Choeur de jeunes et choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand/Cheeese

Dans le Menuetto (Ce que me content les fleurs des champs) où Mahler entendait ménager une plage de repos après les déchirements et soubresauts qui précédaient, répond aux intentions du compositeur.  Le somptueux Comodo. Scherzando (Ce que me content les animaux de la forêt) [Sans hâte] avec cor de postillon obligé dans le lointain brillamment tenu dans les coulisses par le Vénézuélien Pacho Flores, vainqueur du sixième Concours Maurice André en 2006, trompette solo de l’Orchestre Simón Bolivar, a été d’un onirisme envoûtant auquel répondaient avec une fraîcheur communicative des bois gazouillant tandis que la section des neuf cors le soutenait dans un délicieux pianissimo. L’émotion atteignait son apnée dans le Misterioso (Ce que me conte l’homme) [Absolument ppp] du lied O Mensch sur un poème extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans le grave avec une savoureuse douceur qui enveloppait la voix de velours de l’élégante mezzo-soprano biterroise Marianne Crebassa, placée à la droite du chef au cœur de l’orchestre, et introduisant délicatement à la joie des anges - Lustig im Tempo und keck im Ausdruck [Gai dans le tempo et guilleret dans l’expression) -, les femmes en noir encadrées par les enfants en blanc chantant avec ferveur par des membres du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre de Paris. Enfin, l’adagio final, Langsam (Ce que me conte l’Amour), où le chef letton retient son souffle et son orchestre de façon un peu trop uniforme avant de se lancer enfin dans un crescendo à la conduite haletante mais qui n’a pas permis d’atteindre le comble de l’émotion malgré les beautés instrumentales, avant de se réveiller enfin dans un immense et magistral rinforzando qui n’aura étonnamment pas conduit à la plénitude de l’amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions, mais dans la confiance de l’accomplissement, seul la plastique sonore des pupitres de l’orchestre aura permis d’atteindre le transport de l’ouïe à défaut d’extase émotionnelle…

Bruno Serrou

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