György Ligeti (1923-2006). Photo : DR
Il y a eu
dix ans le 12 juin dernier (2016), György Ligeti s’éteignait à Vienne à l’âge
de 83 ans. Dix ans plus tôt, en mai 1996, je l’interviewais pour la troisième
fois de ma vie dans la perspective d’un dossier consacré à son œuvre pour
clavier pour la revue annuelle Piano de la Lettre du
Musicien. Trois ans après avoir publié l’interview
du compositeur hongrois sur ce blog (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/gyorgy-ligeti-1923-2006-propos-sur-ses.html),
je reprends sur ce même site la deuxième partie du dossier, ainsi que l’entretien
que m’avait accordé le pianiste Pierre-Laurent Aimard, proche de György Ligeti
qui lui avait dédié une grande part de ses Etudes pour piano. « Le
piano est mon instrument favori. Je lui voue une véritable passion », affirmait György Ligeti qui, de 1984
jusqu’à sa mort, a engrangé ces Etudes comme autant de jalons gouvernant
l’ensemble de sa création. « Si j’étais sûr d’avoir vingt ans devant
moi, je pourrais écrire quantité d’études, assurait-il.
J’ai encore des centaines d’idées... »
La littérature pianistique du XXe siècle est bien plus
riche et diverse que ce que d’aucuns veulent bien admettre. C’est ce qu’a
démontré le catalogue établi par Jay Gottlieb publié dans deux des précédents
numéros de la revue Piano (1). Parmi
les œuvres phares pour clavier, celles de György Ligeti figurent en excellente
place, même si, comme chez Johannes Brahms, le piano n’occupe que deux époques
de la vie créatrice du compositeur hongrois. Dans l’intervalle, rien ou
presque. Il est vrai que, pour Ligeti, c’est la période de l’exil, le
compositeur ayant choisi la liberté lors de la sanglante répression de Budapest
par les troupes soviétiques en 1956. En raison de ses conditions de vie
précaires, travaillant à Cologne puis s’installant à Vienne, et se déplaçant
volontiers à travers l’Europe, Ligeti ne pourra disposer d’un piano à demeure
qu’à la fin des années soixante. Une fois l’instrument en sa possession, offert
par une généreuse mécène, il ne devait pas pour autant dédier de nouvelles
partitions au piano jusque dans les années 1980.
György Ligeti (1923-2006). Photo : DR
La période hongroise
Les premières œuvres pour piano de Ligeti sont d’un jeune
compositeur qui, encore étudiant au plus noir de la Seconde Guerre mondiale,
ignorait tout de la seconde Ecole de Vienne, à l’exception de quelques pages d’Alban
Berg. Lieder pour voix et piano, trio pour violon, violoncelle et piano, duo
pour violon et piano, danses de noces et sonatine pour piano à quatre mains,
enfin la Fantaisie chromatique écrite
en 1956 mais que Ligeti hésite toujours à publier, quantité de pièces pour et
avec piano sont nées durant la période hongroise de Ligeti. L’essentiel de ces
pages est resté à l’état de manuscrit. Ces travaux d’étudiant sont placés pour
la plupart sous le signe de François Couperin, Jean-Philippe Rameau, Joseph Haydn,
Wolfgang Amadeus Mozart ou Robert Schumann. Au sein ce florilège, Ligeti n’a
jusqu’à présent accepté de publier que trois morceaux, deux Capricci composés entre mai et septembre 1947 et qui ne seront
créés qu’en 1978, dans lesquels s’imposent déjà deux préoccupations
fondamentales du compositeur, l’intervalle (Capriccio
n° 1) et le rythme (Capriccio n° 2).
Tout comme l’Invention de janvier
1948, vestige d’un ensemble d’inventions à deux et trois voix placées sous le
sceau de Jean-Sébastien Bach, pièces nées alors que le jeune compositeur était
encore l’élève de Sándor Varess. C’est ce dernier qui lui suggéra d’écrire ces
pages dans un style plus « personnel ». Ces œuvres restent néanmoins
proches de la musique populaire des Balkans et de celle de Béla Bartók pour les
premières, alors que la troisième est à la fois recherche mélodique et travail
contrapuntique et rythmique fondé sur le principe de l’imitation : de petites
cellules mélodiques de neuf ou dix sons sont disposées symétriquement autour
d’un axe pivot dont elles se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins.
Puis ce fut un ensemble de onze pièces écrites entre 1951 et 1953
réunies en recueil, Musica ricercata,
la dernière, Omaggio a Girolamo Frescobaldi,
étant l’adaptation pour piano de la pièce éponyme dédiée à l’orgue en 1951. Six
autres de ces pièces allaient être reprises en 1953 dans les Six bagatelles pour quintette à vent
puis arrangées pour double quintette à vent par Friedrich K. Wanek en 1975 sous
le titre de Six miniatures. Placée
sous la double influence de Béla Bartók et d’Igor Stravinski, cette partition
de jeunesse, «ricercare mi-scolaire,
mi-persifleur» (Ligeti), se présente comme un jeu dont le propos, fort simple,
se développe autour d’un ensemble de notes allant croissant, d’une seule (la) pour la première, avec
transpositions à l’octave, jusqu’à douze pour la dernière, pièce polyphonique
chromatique d’apparence académique mais annonciatrice du musicien de l’espace
et du temps que Ligeti devait devenir. Le compositeur, qui se réclame pourtant
de l’héritage pianistique Scarlatti-Chopin-Schumann-Debussy, rappelle que ce
recueil, resté inédit à l’époque, fut en son temps interdit d’exécution en
Hongrie, parce que jugé trop moderne, dissonant, chromatique.
Premier chef-d’œuvre
Abstraction faite de le recueil ironique, Trois bagatelles pour un pianiste, pages quasi silencieuses écrites
en 1961, allusion directe à John Cage, il faut attendre la fin des années
soixante-dix pour que le piano réapparaisse dans la création de Ligeti, jusqu’à
devenir une préoccupation constante au début des années quatre-vingt, à partir
du Trio pour violon, cor et piano.
Premier chef-d’œuvre pianistique en 1976 : les Trois pièces pour deux pianos
(Monument, Selbstportrait, Bewegung)
dédiées aux frères Alfons et Aloys Kontarsky. Neuf ans plus tard, commence la
genèse des Etudes, les trois
premières (1985-1986) étant composées parallèlement aux trois mouvements
initiaux du Concerto pour piano et
orchestre, qui sera enrichi de deux mouvements supplémentaires en 1987.
Dans les Trois pièces de
1976, œuvre de transition, Ligeti retrouve donc le piano solo pour lequel il
n’avait plus rien écrit depuis 1953. Cet ensemble figure parmi les pages les
plus abouties de la littérature pour deux pianos du XXe siècle.
Quoiqu’encore rattachées à certaines œuvres antérieures de Ligeti sur le plan
technique, elles manifestent le renouveau de l’écriture du compositeur dans
leur conception et leur expression. Elles relèvent toutes trois de la même
forme en « déploiement » (la formule est de Ligeti) à partir d’une
idée simple « déployée » sous une forme toujours plus complexe, tout
comme la rythmique, qui va en s’accentuant, alors que s’impose une nouvelle
façon d’agencer les sons. Mais l’une des principales caractéristiques de
l’œuvre est la polymétrie quasi constante, les événements sonores ne résultant
pas du jeu de chacun des deux interprètes, mais des décalages, des disparités
de vitesse de jeu entre les parties. L’illusion auditive est dans ces pièces un
facteur capital, non seulement pour le rythme mais aussi pour leur conception
générale. « Lorsque la
différenciation dynamique est précisément réalisée, écrit Ligeti à propos
de Monument, la musique paraît être tridimensionnelle, comme un hologramme dans un
espace imaginaire. Cette illusion spatiale donne à la musique un caractère
statuaire, immobile. » Dans Selbstportrait
(Autoportrait), dont le titre complet
est « Autoportrait avec Reich et Riley (et avec Chopin à
l’arrière-plan) », est un hommage aux représentants étatsuniens de la
musique « répétitive » - ce qui allait coûter cher à ce farouche
indépendant qui se verra récupéré par les minimalistes, alors que, mêlant sa
technique des transformations rythmiques progressives et celles des deux
compositeurs américains, il signe une partition profondément personnelle. Il
utilise ici une technique pianistique particulière, le « blocage mobile
des touches », mode de jeu mis au point par Karl-Erok Welin et Henning
Siedentopf qui consiste à appuyer avec les doigts d’une main sur certaines
touches sans émettre de sons et à jouer avec les doigts de la main restée libre
sur les touches non « bloquées ». Ainsi, « les deux pianistes ne représentent au fond qu’un seul pianiste à deux
mains » (Ligeti). Ce principe, qui gouvernera l’Etude n° 3 pour piano « les
touches bloquées »(1985),
permet d’exécuter de façon extrêmement rapide des rythmes irréguliers complexes
sans que le(s) pianiste(s) ai(ent) à compter la durée exacte des notes. Ce
concept d’illusion rythmique a été expérimenté par Ligeti dès 1968 dans Continuum pour clavecin. Outre les
illusions, l’œuvre est emplie d’allusions. Au-delà du clin d’œil à la musique
répétitive et à l’écriture pianistique de Chopin dans Selbstportrait, on trouve dans Bewegung
quelque évocation plus lointaine de Schumann, Brahms et Debussy.
Les Etudes pour piano
C’est à partir de 1983 que le piano s’impose définitivement dans
l’œuvre de Ligeti. Entreprises en 1985, les Etudes
sont en effet devenues depuis lors le centre de la création du compositeur.
Ligeti y revient toujours, « toute
sa créativité inouïe arrive à passer à travers un instrument aussi simple que
le piano », constate Pierre-Laurent Aimard, « le pianiste de
Ligeti », puisqu’il a travaillé avec lui ces pièces près de deux décennies.
Cette « redécouverte » du clavier, qui permet au compositeur de
franchir un nouveau cap dans sa création, correspond à quelques « coups de
foudre » musicaux, notamment les œuvres pour piano mécanique de Conlon
Nancarrow, les musiques traditionnelles d’Afrique centrale, les musiques
occidentales du dernier tiers du XIVe siècle ainsi que différents
aspects des mathématiques.
Dès l’été 1980, Ligeti voue une véritable passion à Conlon
Nancarrow né en 1912 (voir l’entretien avec György Ligeti http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/gyorgy-ligeti-1923-2006-propos-sur-ses.html).
Le piano mécanique du compositeur mexicano-étatsunien qui permet à la fois une
très grande précision rythmique et une vitesse de jeu phénoménale, allait
directement inspirer la rythmique complexe et les croisements de vitesses
opposées, accélérant ou ralentissant progressivement, dans les Etudes pour piano seul de Ligeti. Quatre
ans plus tard, le Hongrois a la révélation des musiques centrafricaines grâce
aux travaux de deux ethnomusicologues, Simha Arom et Gerhard Kubik, qui
allaient lui ouvrir de nouvelles perspectives, notamment à travers l’étude des
pièces instrumentales des Pygmées Aka ou des Banda Linda. Ces travaux
recoupaient alors les préoccupations rythmiques de Ligeti, particulièrement le
rapport d’opposition entre une pulsation élémentaire très rapide et différentes
cellules ou périodes organisées à partir de ladite pulsation. Enfin, la musique
occidentale de la fin du XIVe siècle, connue sous le terme « Ars
subtilior » et réunissant des pièces des Franco-Flamands Baude Cordier,
Jean Galiot, Solage ou Johannes Ciconia aux rythmiques complexes dans
lesquelles Ligeti a décelé des propriétés d’écriture corroborant ses
recherches. Enfin, l’homme de sciences trouve en ce début des années 1980 une
réponse à un certain nombre de ses préoccupations de compositeur dans la
géométrie fractale de Benoît Mandelbrot à laquelle l’initie Manfred Eigen en
1984. Bien que la géométrie fractale nécessite l’emploi de l’ordinateur, Ligeti
préfère travailler à la main. « Compte
tenu de ma formation, le monde de l’électronique m’est familier et je m’inspire
de données scientifiques, convient-il. Mais
ce que je fais c’est de l’art, pas de la science. Je suis un artisan. Je
n’utilise donc que des concepts, que je transforme pour les adapter à des
instruments acoustiques traditionnels. J’ai toujours voulu dans mon œuvre un
petit chaos, un petit désordre. Certes, en informatique, il est toujours
possible de programmer un résultat chaotique, mais je veux penser par moi-même. »
Sa connaissance profonde du piano a permis à Ligeti de créer un univers
pianistique d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles. En s’appuyant
sur une très grande virtuosité, il a pu adapter au clavier des notions
rythmiques et polyphoniques jusqu’alors associées à des ensembles vocaux et
instrumentaux ou au seul piano mécanique. Bien qu’il le nie, les Etudes constituent une sorte de
laboratoire à des pages plus développées, même s’il considère chacune de ces
pièces comme une œuvre à part entière à laquelle il tient particulièrement. « Si l’on
prend les Etudes une à une, dit
Aimard, on s’aperçoit que la Quatrième est le deuxième mouvement du Trio, la Sixième se retrouve dans le Concerto pour violon et celui pour
piano, dans le finale du Trio, etc. »
« Désordre » (Etude n° 1) et « Automne
à Varsovie » (Etude n° 6)
sont des pages de très haute virtuosité, la dernière, qui combine la technique
de l’hémiole (2) de la musique romantique (Schumann, Chopin) avec la pensée en patterns (3) (« Pulsationsmetrik ») additifs de la
musique africaine, donnant ainsi l’illusion de plusieurs strates de vitesse
superposées exécutées par un unique interprète. « Automne à Varsovie » compte aussi plusieurs passages
combinant trois ou quatre tempi
différents à la fois. Les séries de notes accentuées ne sont plus alors
seulement réparties entre les deux mains, mais entre les doigts d’une même
main. En faisant « naître la musique
de la position des dix doigts sur le clavier […] à cause des limitations
anatomiques » (4), Ligeti marche dans les Etudes dans les traces de Schumann, Liszt, Debussy, Bartók...
L’unité conceptuelle du cycle des Etudes pourrait être la polyrythmie ou polymétrie. Il faut en effet
au pianiste une très grande assurance et une sensibilité rythmique poussée à son
summum, même si ce dernier « n’exécute
pas la folie qu’entend l’auditeur, mais des accents décalés, les doigts jouant
de façon totalement uniforme », technique déjà utilisée dans Continuum (Ligeti). « Comme toute musique virtuose nouvelle, rappelle
Aimard, les Etudes posent des problèmes apparemment insolubles
à l’interprète. Pourtant, les problèmes qu’elles soulèvent placent le pianiste
dans une situation limite, mais après avoir semblé injouable, elle devient très
difficile, puis difficile avant d’entrer finalement dans les doigts, faisant
ainsi reculer les limites de la technique pianistique. Si quelqu’un crée une
situation inédite, il faut un laps de temps aux interprètes pour engranger les
nouveaux mécanismes. Le piano de Ligeti ne se livre qu’à la condition que
l’interprète lui donne toutes ses forces, ses forces d’existence, d’énergie, de
conviction, d’émotion intellectuelle, physique. Si l’on ne sort pas rompu d’un
concert, c’est que l’on n’a pas réussi livrer l’essence. La musique de Ligeti
n’est pas une musique de bon temps, elle pousse ses interprètes au point de
rupture. »
En dépit des difficultés infinies que recèle cette musique,
l’auditeur peut goûter à loisir l’évolution de chacune des Etudes, dont il saura même aisément retenir les mélodies. « Ce qui montre combien Ligeti est grand,
souligne Aimard, c’est qu’il arrive à
donner naissance à une musique facilement accessible. Elle a une identité
puissante, une prégnance très forte, alors qu’elle utilise un matériau fort
simple que tout le monde peut retenir. Comme la création pour piano de
Beethoven. »
Bruno Serrou
1) Piano n° 8 et n° 9
2) Hémiole : procédé apparu au XVe siècle qui consiste à
insérer un rythme ternaire dans un rythme binaire et vice versa. Cette notion a été développée par Ligeti dans la notule
publiée dans le programme de la création du Premier Livre des Etudes pour piano.
3) Pattern : modèle simplifié de structure.
4) Formule de Ligeti publiée dans la notice du disque d’Erika
Haase, paru chez Col Legno en 1991.
° °
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György Ligeti travaillant dans un train l'une de ses Etudes avec Pierre-Laurent Aimard. Photo : DR
Entretien avec
Pierre-Laurent Aimard
(Pianiste)
Bruno Serrou : Le piano de Ligeti est-il
« pianistique » ?
Pierre-Laurent
Aimard : Très
pianistique, mais c’est un autre piano. C’est-à-dire que, à force d’imprimer de
nouveaux schémas de fonctionnement au corps, on arrive toujours à trouver un
pianiste capable de se plier aux exigences d’une nouvelle expression
pianistique pleinement originale. Mais ce n’est pas parce que vous savez bien
jouer du Liszt, que vous saurez bien jouer du Ligeti.
B. S. : Dans les Etudes, vous êtes constamment obligé d’inventer la façon de jouer, notamment
les doigtés…
P-L. A. : Le contrôle de la
motorique est complètement différent de ce que l’on a coutume de faire. C’est
presque «schizophrénique», une sorte de jeu de double pour contrôler le
virtuose que l’on est et le polyrythmicien que l’on est par ailleurs. C’est un
type de jeu très spécial.
B.S. : En fait, vous êtes
presque obligé de vous regarder jouer ?
P-L. A. : On est double et en même
temps on doit investir tellement de soi-même, que l’on n’est pas loin de perdre
toute lucidité. Ce jeu de double est très intéressant. Ligeti réinvente le
piano. Il écrit pour le piano – de ce point de vue cela ne peut pas être plus
pianistique –, et en même temps il le dépasse complètement parce qu’il
réinvente l’instrument, ce qui le conduit à forger une nouvelle virtuosité.
D’où l’énorme intérêt de cette musique qui nous oblige à trouver des solutions
à des problèmes extrêmement complexes selon des schémas inédits qu’il nous faut
créer. Il nous faut nous-mêmes réinventer un geste, une projection acoustique.
Il s’agit de ce fait d’un jeu de virtuosité interprétatif.
B. S. : Tout le monde ne peut
donc jouer les Etudes de Ligeti ! Elles ne sont pas à mettre
entre toutes les mains !
P-L. A. : Lorsque je reçois
une nouvelle Etude, je me tape la
tête contre les murs ! Et pas seulement à la réception. Chaque concert est une
épreuve. C’est pourquoi le fait que Ligeti soit désormais programmé par
plusieurs concours internationaux pose de réelles questions. C’est à la fois
formidable et inquiétant, parce que c’est une musique qui est tout sauf
normale, et elle ne vaut que par son exception. Donc, si l’on ne s’engage pas à
chaque fois à deux cents pour cent, le résultat est décevant. C’est d’un
certain point de vue très dangereux pour l’interprète. Mais c’est aussi pour
cela que ces pages sont passionnantes. Ce danger est inclus dans la composition
elle-même, sinon elle perd son sens. La scène, le risque de la scène, la folie
de l’instant sur scène, le jeu entre le possible et l’impossible dans
l’exécution elle-même sont inscrits dans la composition.
B. S. : Quand vous analysez les
partitions, vous arrivez à repérer les éléments de structures mélodiques
propres à Ligeti ?
P-L. A. : Je crois que ce qui est
intéressant chez lui ce sont toutes les frontières autres que la mélodie. Ce
n’est pas tant qu’il nous propose une mélodie facilement mémorisable parce que
construite de telle ou telle façons, mais ce que ce que cette mélodie va
devenir. C’est-à-dire qu’il va la presser, la transformer, comme s’il la
déformait à l’aide d’un ordinateur, envahir tout l’espace, ou si elle est
compressée dans le temps, elle finira par imploser... En fait, elle est
continuellement soumise à un processus qui va la changer en autre chose, et
c’est ce jeu d’illusions qui fait qui donne le sentiment d’être transporté dans
un univers inédit et que l’on finit parfois par perdre la notion d’équilibre.
Et pour l’interprète se pose la question de savoir comment donner à la mélodie
ses différents états et comment opérer la transmutation, pour que cela reste
malgré tout organique, que l’on puisse à la fois suivre son évolution et que
l’on ait bien le sentiment d’un bouleversement continu. Ce travail est vraiment
fabuleux, car il nous faut nous demander non pas simplement comment l’analyser,
comment cela fonctionne, mais ce que nous allons pouvoir en faire comme
interprète pour donner vie à l’œuvre. Le travail de l’interprète n’est pas
simplement le fait d’être fidèle à un texte et de l’exécuter mais de lui
trouver une solution de vérité, de vécu afin que ce que l’auditeur perçoit lui
soit irrésistible.
György Ligeti et Pierre-Laurent Aimard. Photo : DR
B. S. : Ligeti se réfère à
Ockeghem, précisant : «... Il ne s’agit pas d’une influence stylistique mais technique dont on peut voir les effets dans mes Etudes pour piano et mon Concerto pour
piano». Chez Ligeti, la polyphonie n’est-elle pas toujours plus complexe,
jusqu’à devenir injouable ?
P-L. A. : A partir de l’ère
baroque, moment où s’impose une musique de type de plus en plus harmonique, se
perd la notion de liberté polyphonique souvent très audacieuse qui
caractérisait la Renaissance. La polyphonie s’est tellement émancipée qu’il a
fallu trouver d’autres modes de contrôle. Pourtant, l’intérêt de la polyphonie
est d’engendrer une musique très émancipée sonnant de façon très moderne, mais
à l’époque elle posait le problème d’un contrôle vertical. D’où l’émergence la
musique harmonique. A une époque comme la nôtre où chacun définit son propre
système, son propre langage, ce qui intéresse Ligeti est d’écrire une musique
régie par la vie polyphonique et polyrythmique, et il joue de la complexité.
Chez lui, c’est très clair dans certaines Etudes,
vous avez une voix au début, puis une deuxième, puis une troisième – vous
pouvez encore suivre –, mais quand il y a six voix superposées, voire beaucoup
plus, l’accumulation est si dense que l’on perd le fils, et l’on finit par
changer de degré de perception. Or, ce qui intéresse Ligeti, c’est justement de
jouer avec les différentes perceptions qu’on l’on peut avoir d’une polyphonie.
Cette préoccupation remonte aux années 1960-1970. Dès cette époque, il plaçait
dans tout petit intervalle une polyphonie très serrée, constituée soit de micro
intervalles soit de canons très chromatiques. Si vous parcourez ses partitions,
vous y découvrez des éléments très simples qui s’entrelacent. En fait, il joue
avec la perception, et il en a tellement accumulé que ce que l’on perçoit tout
d’abord comme une polyphonie finit par se transformer en texture. La
superposition de plusieurs vitesses devient une nouvelle façon d’écrire
l’espace en mouvement : l’espace tournoie et implose pour devenir nouvel
espace.
B. S. : Il s’agit presque d’un temps
immobile, à force de tuilage de temps rapides.
P-L. A. : Une sorte d’immobilité générale
avec beaucoup de mobilités locales.
B. S. : Ligeti se revendique
également de Conlon Nancarrow : «Je considère ses musiques pour piano player
polyrythmiques comme un tournant dans la musique de notre siècle». Qu’a-t-il
donc découvert dans cette musique ?
P-L. A. : Là encore il a trouvé a posteriori des solutions à des questions
qu’il se posait, ce qui l’a encouragé dans sa voie. Je pense que c’est parce
que Nancarrow réalise des canons en jouant lui aussi sur la vitesse. Il prend
une mélodie très simple, puis il la fait jouer deux fois, quatre fois, huit
fois plus vite, ce qui engendre des superpositions absolument délirantes qui
changent la perception générale de ce que l’on entend. Ce qui intéresse Ligeti,
est cette espèce de folie contrapuntique, ce changement dans l’espace auquel
Nancarrow aboutit, une certaine de folie mécanique – il est fasciné par les
mécanismes – et la façon dont Nancarrow, grâce à ses mécanismes, met en place
des choses qui se transforment.
B. S. : Il évoque aussi les beautés de
la géométrie fractales.
P-L. A. :
Mais c’est
toujours une question de choc, qu’il revendique très fort. Le choc qu’une
nouvelle dimension peut apporter à un créateur pour forger sa propre dimension
ou sa propre technique. Cela vaut surtout pour le quatrième mouvement du Concerto pour piano, dont l’écriture
recèle un type de comportement très particulier qui use de petits accords ou de
courtes mélodies mille fois entendus par ailleurs mais agencés de façon
tellement bizarre dans le temps et l’espace qu’ils sonnent comme du Ligeti et
comme une musique tout à fait neuve dans la façon dont ces brèves cellules se
comportent, se démultiplient. La géométrie fractale semble l’avoir beaucoup
stimulé.
B. S. : La partie clavier du Concerto pour piano et orchestre est-elle virtuose ?
P-L. A. :
Il s’agit
d’une œuvre virtuose dans la mesure où elle est extrêmement difficile pour l’instrument.
Là aussi, Ligeti joue avec des limites de difficulté, mais multipliant les
couches rythmiques, le piano étant l’une de ces couches. Ce n’est donc pas un
concerto dans le sens où l’entendaient les romantiques, un individu jouant
contre une masse, mais une «folie» des couches rythmiques portée à son comble.
Ce que le pianiste réalise seul dans les Etudes,
Ligeti l’attribue à tous les instrumentistes du Concerto qui sont autant de virtuoses. Dans le quatrième mouvement,
il associe des sources sonores très hétérogènes que son style intègre si fort
qu’il arrive à assimiler les choses les plus extraordinaires. Dans les Etudes,
c’est la même chose. Par exemple, mélangeant un pseudo do majeur et un pseudo
fa dièse majeur – rien que des touches blanches, rien que des touches noires –,
il parvient à créer une sorte de congloméra parfaitement original, alors que
l’on a perdu toute notion de tonalité. C’est non pas cette puissance de
«digestion» mais la façon de se constituer un grenier personnel où traînent
quantité de styles venus de tous les coins du globe qui permet à la musique de
Ligeti d’être foncièrement originale.
Propos recueillis par Bruno Serrou
Mai 1996