mercredi 21 décembre 2022

CD : Camille Seghers et Alexis Thibaut de Maisières proposent une remarquable intégrale de l’œuvre pour violoncelle et piano de Louis Vierne

Connu principalement comme titulaire de la tribune de la cathédrale Notre-Dame de Paris et pour son œuvre pour orgue, Louis Vierne (1870-1937) a composé pour tous les types de formations, à l’exception de l’opéra.

Alexis Thibaut de Maisières et Camille Seghers. Photo : DR

Couple dans la vie, partenaires en musique de chambre sur le plan artistique, Camille Seghers et Alexis Thibaut de Maisières ont réuni les deux œuvres pour violoncelle et piano que Louis Vierne a composées aux deux extrémités de sa vie créatrice consacrée à la musique de chambre, Deux Pièces pour alto ou violoncelle Op. 5 de 1895 et la suite de cinq pièces intitulée Soirs étrangers Op. 56 de 1928, le programme s’ouvrant sur la déchirante Sonate en si mineur Op. 27 de 1910.

Louis Vierne (1870-1937). Photo : DR

Souffrant d’une cataracte inopérable depuis sa naissance à Poitiers qui le conduira lentement à une totale cécité, Louis Vierne est le plus grand organiste français de son temps aux côtés de son aîné Charles-Marie Widor (1844-1937), titulaire de la tribune de Saint-Sulpice mort trois mois plus tôt que lui. Vierne est à la tête d’un catalogue de quelques soixante-deux œuvres, l’alpha et l’oméga étant des pages pour orgue distantes de quarante ans, un Allegretto de 1894 et une Messe basse pour les défunts de 1934. Si donc l’essentiel de la création de Vierne est voué à l’instrument liturgique par excellence, il n’en a pas moins écrit dix œuvres avec orchestre, huit pour piano seul, une douzaine de cycles de mélodies, et une dizaine de recueils de musique de chambre. Parmi ces derniers donc, trois opus pour violoncelle et piano.  

Le premier est une version adaptée par Louis Vierne de l’une de ses propres partitions initialement pensée pour alto et piano, les Deux Pièces op. 5 (Le Soir et Légende), écrites par un compositeur encore étudiant au Conservatoire de Paris, et créées le 5 avril 1895 salle Erard à Paris par leur dédicataire, l’altiste Victor Balbreck, et leur auteur au piano. Deux pages concises d’une expressivité délicate, la première déroulant une ample mélodie lyrique, la seconde animée d’un élan plus tempétueux. Quinze ans plus tard, le violoncelle et le piano inspiraient au compositeur ce qui reste sans doute son œuvre de musique de chambre la plus achevée, la Sonate en si mineur Op. 27 qu’il dédiera au plus grand violoncelliste de l’époque, le Catalan Pau Casals. Néanmoins, cette sonate sera créée le 10 février 1912 Salle Pleyel à Paris dans le cadre d’un concert de la Société nationale de musique par Fernand Pollain et Marguerite Long. Bien qu’elle ait été commencée durant les vacances de l’été 1910 dans la famille de Marcel Dupré - elle sera achevée le 11 décembre suivant à Paris -, cette œuvre particulièrement sombre reflète la période douloureuse que traversait alors son auteur, victime de sordides intrigues qui le conduisirent à la perte de sa suppléance de la classe d’orgue d’Alexandre Guilmant au Conservatoire de Paris. Intensément lyrique, cette œuvre d’une grave et profonde expressivité renouvelle constamment son propos, ce qui fait qu’elle est dénuée de toute longueur, l’alliage des deux instruments se faisant avec un naturel confondant, l’un enrichissant les couleurs et les sonorités de l’autre, chacun parvenant au détour d’une phrase à une fusion totale des timbres, et si l’on relève quelques couleurs franckistes, la sonate est d’une constante originalité. Dernière partition de ce programme, moins notable que la Sonate, la suite de cinq pièces Soirs étrangers Op. 56 (Grenade, Sur le Léman, Venise, Steppe canadien et Poissons chinois, chaque pièce étant dédiée à un violoncelliste distinct), a été composée à Lausanne en un mois, entre août et septembre 1928. Créée à titre posthume le 17 mai 1938 par Paul Bazelaire, l’un des dédicataires, et au piano l’organiste Bernard Gavoty, élève du compositeur, lors d’un concert organisé par La Revue Musicale, cette suite est le fruit des souvenirs d’une tournée entreprise en 1923 en Europe et aux Etats-Unis qui permit à Vierne de découvrir sa véritable valeur, tant son succès fut grand, au point de ramener du Nouveau Monde la qualité de « The great blind French organist ».

Camille Seghers et Alexis Thibaut de Maisières aiment de toute évidence cette part de la création de Louis Vierne. Ils l’interprètent en effet avec un élan, une conviction, une constante délicatesse, exaltant des sonorités particulièrement soignées, une sensualité à fleur de peau, une osmose violoncelle/piano totale, chacun tenant son rôle de soliste librement sans pour autant couvrir à quelque moment que ce soit son partenaire, démontrant ainsi une entente parfaite au service d’une musique singulièrement mobile à laquelle le duo donne toute sa puissance expressive.

Un disque de musique française au carrefour de l’école franckiste et de Ravel à découvrir, d’autant plus qu’elle est admirablement interprétée par deux jeunes musiciens, la violoncelliste franco-belge Camille Seghers et son partenaire dans la vie comme à la scène, le pianiste belge Alexis Thibaut de Maisières.  

Bruno Serrou

1 CD Paraty 1522125. Enregistré à Mons en mai 2021. Durée : 54’59 

mardi 20 décembre 2022

CD : Passionnante intégrale Praga des enregistrements du Pražák Quartet, l’un des grands quatuors à cordes du dernier demi-siècle

A l’instar des Juilliard Quartet, Quartetto Italiano, LaSalle Quartet, Smetana Quartet, Amadeus Quartet ou de l’Alban Berg Quartet pour n’en citer que quelques-uns, le Pražák Quartet aura marqué l’histoire du quatuor à cordes des soixante dernières années. 

Praga publie un coffret de cinquante CD présentés dans l’ordre alphabétique des compositeurs, de Beethoven à Zemlinsky, pour un total de vingt-cinq compositeurs, certains étant associés à des confrères pour cause de production insuffisante pour nécessiter une galette entière…

Fondé en 1974 sous le nom Pražákovo kvarteto (Quatuor Pražák en tchèque), par les violonistes Václav Remeš et Vlastimil Holek, l’altiste Josef Klusoň et le violoncelliste Josef Pražák alors étudiants au Conservatoire de Prague, le Quatuor Pražák a remporté le Concours international de quatuors à cordes d’Evian en 1978, ainsi que celui du Festival du Printemps de Prague 1979, avant de se perfectionner auprès de Walter Levin, leader du LaSalle Quartet, à l’Université de Cincinnati. Dès 1986, celui qui avait donné son nom à la formation, Josef Pražák, est remplacé par Michal Kaňka. L’effectif ne change pas pendant quatorze ans, lorsqu’en 2010 Pavel Hůla succède à Václav Remeš, tandis que Hůla sera remplacé à son tour pour raison de santé par Jana Vonášková-Nováková, membre du Smetana Trio. Le Pražák perpétue la grande tradition tchèque du quatuor à cordes établie par les Quatuors Bohémien, Morave, de Prague, Smetana, Janáček, Vlach, Ondriček, Talich dont on retrouve les traces authentiques dans les interprétations et le jeu du Pražák. 

Après des premiers enregistrements en 1981 pour Orfeo, puis New Era et Supraphon, Le Pražák a été accueilli en exclusivité en 1992 par mon regretté ami Pierre-Emile Barbier, critique musical fondateur des disques Praga, label qui le publie encore aujourd’hui. Le Pražák sera le premier quatuor tchèque a programmer les compositeurs de la Seconde Ecole de Vienne, Schönberg, Webern, Berg, ainsi que Zemlinsky, à l’exemple de leur maître Walter Levin du Quatuor LaSalle, une création dans laquelle il sauront instaurer une clarté, une luminosité, un chant que le quatuor étatsunien n’avait pas, mais que seul le Quartetto Italiano a su instaurer de manière plus sensuelle encore dans son intégrale des quatuors de Webern. Après la chute du mur de Berlin, le Quatuor Pražák s’attachera à un certain nombre de musiciens victimes de la Shoa, comme Ervin Schulhoff (1894-1942), le seul à faire partie du présent coffret avec ses Cinq Pièces pour quatuor à cordes de 1925, Pavel Haas, Hans Krasa, Viktor Ulmann, Gideon Klein…   

La seule grande intégrale que les Pražák ont enregistrée est celle des seize quatuors à cordes de Ludwig van Beethoven (1770-1827) réalisée entre 1999 et 2003. Leur interprétation est plus tendue, plus nerveuse que celle des Italiano, qui exposent un chant d’une sublime luminosité, mais les tensions des Pražák instillent une dramatisation des derniers quatuors d’une étourdissante diversité sonore. La parfaite homogénéité des quatre musiciens, le raffinement des timbres, la prise de risques considérable, les phrasés limpides, la justesse de ton dans les œuvres de chaque période créatrice de Beethoven font de cet ensemble une somme inépuisable de chefs-d’œuvre proprement délectable. Autre intégrale splendide d’une expressivité à fleur de peau, celle de quatre quatuors à cordes d’Arnold Schönberg (1874-1951), les Pražák ajoutant des pages pour quatuor à cordes hors catalogue ainsi que le Quatuor en majeur, mais aussi le Trio à cordes op. 45, le sextuor La Nuit transfigurée op. 4, la Symphonie de chambre op. 9 dans la transcription pour piano et quatuor à cordes d’Anton Webern, et la Fantaisie pour violon avec accompagnement de piano Op. 47 (Vlastimil Holek, Sachiko Kayahara), et y associant le Quatuor avec piano de Gustav Mahler (1860-1911) ; celle consacrée à Alban Berg (1885-1935), avec les deux versions du Largo desolato final de la Suite lyrique, avec (Christine Whittlesey) et sans la voix de soprano exposant le poème de Richard Dehmel « De Profundis clamavi », tandis que le Quatuor à cordes op. 28 constitue la seule incursion des Pražák dans l’univers d’Anton Webern (1883-1945) là où les Italiano lui avaient consacré un disque entier de plus de quarante-cinq minutes. Maître et beau-frère de Schönberg, Alexander von Zemlinsky (1871-1942) est représenté par des interprétations foisonnantes de ses Quatuors à cordes extrêmes, les n° 1 et n° 4, ce dernier ayant la même structure que la Suite lyrique de Berg. Autres incursions dans le XXe siècle, les deux CD consacrés à Dimitri Chostakovitch (1906-1975) avec les Quatuors à cordes n° 7, 8, 14 et 15, ainsi que les Deux Pièces pour quatuor à cordes op. 36 et le Quintette avec piano op. 57 (Evgeni Koroliov), et Serge Prokofiev (1891-1953) avec son Quatuor à cordes n° 2 de 1941.

Côté russe encore, un CD entier est réservé à Alexandre Borodine (1833-1887), mais avec le seul Quatuor n° 2 en ré majeur, accompagné du Quintette avec piano, du Sextuor à cordes et de la Sérénade alla Spagnola pour quatuor à cordes. Autres Russes, Mikhaïl Glinka (1804-1857) avec son Grand Sextet en mi bémol majeur et  son Divertimento brillante, auxquels est associé le Quatuor à cordes n° 1 Op. 11 de Piotr Ilyich Tchaïkovski (1840-1895).

De Johannes Brahms (1833-1897), compositeur brillamment servi par les Pražák, les trois Quatuors à cordes, les deux Sextuors à cordes avec l’altiste Petr Holman et le violoncelliste Vladimir Fortin, le Quintette avec clarinette avec l’excellent Pascal Moraguès, le Quintette avec piano avec Ivan Klánský, et le Quintette à cordes n° 2 Op. 51/2 avec l’altiste Vladimir Bukač. Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847) avec le Quatuor à cordes n° 1 et l’Octuor pour cordes Op. 20 (les Pražák s’étant associés ici le Quatuor Kocian), un autre enfin à Robert Schumann (1810-1856), avec le Quatuor à cordes n° 1 Op. 42 et le Quintette avec piano Op. 44 (Evgeni Koroliov). A cet ensemble de compositeurs allemands, les Pražák ont ajouté Carl Maria von Weber (1786-1826) et son magnifique Quintette avec clarinette Op. 34 enregistré avec Pascal Moraguès en l’église de Passy à Paris en janvier 2002.

Deux intégrales à connaître et à posséder absolument, celles de deux compatriotes des Pražák, Bedrich Smetana et Leoš Janáček (s’y ajoute de ce dernier la Sonate pour violon et piano par Vaclav Remeš et Sachiko Kayahara) dans l’œuvre desquels la formation chante dans son jardin, et quel jardin ! Somptueux, bouleversant, magnétique. Autres compositeurs tchèques, Antonín Dvořák (1841-1904) dont les Pražák ne proposent que les cinq derniers quatuors à cordes (n° 10 à 14) tout en y ajoutant une version sélective pour quatuor à cordes des Cyprès intitulée Echo of Songs, les deux Quintettes avec piano (Ivan Klánský), le Terzetto en ut majeur pour deux violons et alto et les Bagatelles pour deux violons, violoncelle et harmonium (Iaroslav Tůma), Jindřich Feld (1925-2007) avec ses Quatuors à cordes n° 4 et n° 6 et Quintette avec clarinette (Ian Mach), Bohuslav Martinů (1890-1959) représenté par les Quatuors à cordes n° 3, 6 et 7.

 Les grands classiques viennois sont naturellement présents, les Tchèques y chantant avec un naturel confondant en raison d’une évidente consanguinité. A commencer par celui qui est considéré comme le père-fondateur du genre quatuor pour cordes, Joseph Haydn (1732-1809), avec quinze de ses Quatuors, dont « Soleil », « L’Alouette », « Le Rêve », « La Grenouille », « Quintes », « Empereur », « Lever du Soleil » et « Les Sept Dernières Paroles de Notre Seigneur sur la Croix », les trois Quatuor Op. 71. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), avec six Quatuors à cordes (n° 15, 17, 19, 21, 22, 23), deux Quintettes à cordes (n° 4 - deux fois - et n° 5) le Quintette avec clarinette (Pascal Moraguès), le Quintette pour cor et cordes (Vladimira Klánská) et les Concertos pour piano n° 11 à 13 dans des arrangements pour piano et quintette à cordes (Pavel Nejtek, contrebasse, Slávka Pěchočová-Vernerová, piano). Enfin, Franz Schubert (1797-1828), avec d’immenses interprétations des Quatuors à cordes n° 7, 13, 14 et 15, et du Quintette à cordes D. 956 de 1828 avec Marc Coppey. Il convient enfin d’ajouter un autre Viennois, Anton Bruckner (1824-1896) avec son unique Quatuor à cordes en fa majeur.

Une somme pour l’Histoire du Quatuor à Cordes réunie en un unique coffret à offrir pour Noël 2022, pour les Etrennes 2023, mais aussi et surtout pour l’Eternité !

Bruno Serrou

50 CD Praga Digitals PRD 250425 (distribution Little Tribeca). Enregistrements : 1992-2018. Durée : plus de 55 heures. Texte de présentation très intéressant de Georges Zeisel, fondateur de l’association Pro Quartet

lundi 19 décembre 2022

Concert d’exception de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec brio par Markus Poschner avec l’impressionnante pianiste Anna Vinnitskaya

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 16 décembre 2022 

Markus Poschner, Nathan Miedl, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
 
Remplaçant au pied levé Mikko Franck, souffrant des suites d’une chute, directeur musical de l’OPRF, le chef bavarois Markus Poschner s’est imposé par le souffle impressionnant de ses interprétations de deux œuvres postromantiques d’une virtuosité instrumentale hors normes, le premier des quatre concertos pour piano du Russe Serge Rachmaninov et le huitième poème symphonique du Bavarois Richard Strauss.

Markus Porschner, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est en effet une soirée superlative qu’a offert à la fois au public de l’Auditorium de la Maison de la Radio et aux auditeurs de France Musique qui ont pu l’écouter en direct, un Orchestre Philharmonique de Radio France en très grande forme dirigé en remplacement de Mikko Franck par le chef bavarois Markus Poschner, qui chantait dans son jardin avec Ein Heldenleben op. 40 de Richard Strauss de feu avec d’éblouissants premiers pupitres et tuttistes de la phalange de la Radio, à l’instar du remarquable violon solo Nathan Miedl. Seule ombre au tableau, des tutti fortissimo trop puissants et embrouillés dus non pas à la réalisation mais à la sècheresse de la salle. Mais il est vrai que ce risque de cacophonie, le père de Richard Strauss, Franz Strauss, cor solo de l’Orchestre de l’Opéra Royal de Bavière, en avait averti son fils d’y prendre garde, lui écrivant le 8 décembre 1899 : « Evite dans tes œuvres futures l’excès de polyphonie, car l’oreille, même la plus avertie, n’est pas capable de se retrouver dans une telle profusion de voix diverses, et de ce fait ne peut saisir le sens spirituel de l’œuvre. Donne à tes partitions davantage d’appui mélodique et des différenciations formelles plus nettes. Sois un peu plus économe de tes cuivres et tu obtiendras des effets bien plus éclatants lorsque l’artillerie lourde se manifestera dans toute sa puissance... Sois très exigeant dans l’invention de tes thèmes, et donne-leur tout le relief souhaitable. C'est Heldenleben, qui m'a au demeurant beaucoup plu, qui me pousse à t’adresser ces prières... » Il convient donc que le chef veille à ce que la diversité des voix de l’orchestre reste clairement perceptible aux oreilles de l’auditoire.

Markus Poschner, Nathan Miedl, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Dédié à l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam et son directeur musical de l’époque, Willem Mengelberg, le second volet du diptyque Held und Welt commencé en 1896 avec Don Quichotte de Richard Strauss, impressionnante fresque pour orchestre qui fait appel entre autres à huit cors et cinq trompettes, clôt la première maturité du compositeur. A partir de cette œuvre, la création straussienne prend son envol pour atteindre les sommets au cours des vingt années qu'il passera à Berlin. Une Vie de Héros, contrairement aux poèmes précédents, ne s’appuie pas sur un texte littéraire mais sur l’expérience accumulée par le compositeur lui-même depuis près de vingt ans. En effet, ici Strauss se raconte, comme le fit Berlioz en son temps dans son Episode de la vie d'un artiste op.14, cela avec des moyens mais aussi des sentiments tout aussi colossaux que ceux de son aîné dont il révisa le Traité d’orchestration. Cette œuvre est la première étape d’une création dont le personnage central est Strauss en personne, ainsi que son entourage immédiat, puisque Pauline est également un élément-clef de la narration, le violon étant chez le Bavarois l’un des instruments favoris, puisqu’il est pour lui le symbole de la féminité (le cor sera quant à lui l’incarnation masculine, son père ayant été le plus grand corniste de son temps).

Eun Jo Lee et Louise Grindel, Clara Lefèvre-Pierrot et Jérémie Maillard. Photo : (c) Bruno Serrou

A son ami écrivain Romain Rolland, qui s’interroge sur cette femme incarnée par les volutes d’un somptueux violon solo et qui a fort intrigué l’auditoire, les uns la trouvant quelque peu perverse, les autres pour le moins coquette, Strauss répond : « Ni l’un ni l’autre. Un peu tout cela. C’est ma femme que j’ai voulu incarner. Elle est très complexe, très femme, un peu perverse, un peu coquette, jamais semblable à elle-même, différente chaque minute de ce qu’elle était à la minute précédente. Au commencement, le héros la suit, se met dans le ton de ce qu’elle vient de chanter ; toujours elle s’enfuit plus loin. Alors, à la fin, il dit : «Non, je reste.» Il reste dans ses pensées, dans son ton à lui. Alors, elle vient à lui. » Ce passage, véritable concerto pour violon et orchestre, exploite toutes les possibilités du violon. Dans le passage intitulé Les Œuvres de paix, l’on retrouve pêle-mêle une trentaine de citations des poèmes symphoniques Don Juan, Macbeth, Tod und Verklärung, Till Eulenspiegel, Also sprach Zarathustra, Don Quixotte, l’opéra Guntram, des lieder écrits pour Pauline comme Morgen, Traum durch die Dämmerung, le tout délicieusement et savamment entremêlé. Ces multiples thèmes sont perceptibles à la fois mélodiquement et harmoniquement, Strauss les associant à l’aide d’un habile contrepoint. Theodor W. Adorno, lors du centenaire de la naissance de Strauss, le 11 juin 1964, vitupère contre « le début de Une Vie de Héros, où l'on pourrait tout à fait placer les vers tendrement malicieux «Strauss est un grand génie/mais sans le moindre sens de la mélodie/ce qui est l’affaire d’un [Franz] Lehár/qui est pourtant un homme pour le moins différent»...»

Anna Vinnitskaya, Markus Poschner, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

La première partie du concert était consacrée à Serge Rachmaninov. En guise de prélude, quatre instrumentistes à cordes du Philharmonique de Radio France (les violonistes Eun Jo Lee et Louise Grindel, l’altiste Clara Lefèvre-Pierrot et le violoncelliste Jérémie Maillard) ont donné les deux seuls mouvements sauvegardés du Quatuor à cordes n° 1 composé par un compositeur de 16 ans, introduisant l’œuvre concertante du programme, autre partition de jeunesse de Rachmaninov, son premier opus officiel, le Concerto n° 1 pour piano et orchestre en fa dièse mineur op. 1. Conçue au printemps 1891 dans l’esprit des Concertos de Schumann et de Grieg avec sa fanfare de cuivres précédant une suite de doubles octaves et d’accords du piano, dédiée à son cousin pianiste Alexandre Siloti, cette œuvre a été rapidement mise de côté par son auteur, qui allait attendre le succès de ses deux concertos suivants, pour le retravailler en 1917. Concerto particulièrement brillant, dont le motif conducteur a été rendu célèbre en France par l’émission littéraire du vendredi soir sur Antenne (France) 2, Apostrophes de Bernard Pivot, il a l’élan et l’impétuosité de la jeunesse sauvegardés dans la version définitive, la force expressive d’un véritable poème symphonique. Après le mouvement lent central long de seulement soixante-quatorze mesures, le finale adopte la forme rondo de sonate. « J’ai réécrit mon Premier Concerto, écrira Rachmaninov à son ami Albert Swan ; il est vraiment bien maintenant. Toute la fraîcheur de la jeunesse est là, et pourtant il se joue tellement plus facilement. Et personne n’y prête attention. Quand je leur dit en Amérique que je jouerai le Premier Concerto, ils ne protestent pas, mais je vois sur leurs visages qu’ils préfèreraient le Deuxième ou le Troisième. »

Anna Vinnitskaya, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Impressionnante de maîtrise et de profondeur, jouant avec une facilité déconcertante, chantant avec vaillance et une force conquérante captivante, pénétrant les arcanes de l’œuvre jusqu’en leurs moindres inflexions, la pianiste russe Anna Vinnitskaya, Premier Prix du Concours Reine Elisabeth de Belgique 2007, a donné de ce premier concerto une interprétation digne d’un volcan en fusion, tirant de son piano des sonorités éblouissantes sans la moindre dureté digitale. En bis, deux pages solistes de Rachmaninov.

Bruno Serrou 


vendredi 16 décembre 2022

L’Orchestre de Paris a reçu avec bonheur Lahav Shani et Kirill Gerstein pour son dernier concert de l’année 2022

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 15 décembre 2022

Lahav Shani et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son dernier concert de l’année 2022, l’Orchestre de Paris recevait à la Philharmonie de Paris le jeune chef israélien de 33 ans Lahav Shani, actuel directeur musical des Orchestres Philharmoniques de Rotterdam et d’Israël, et le pianiste russo-étatsunien Kirill Gerstein. Ce dernier avait la rude tâche de remplacer l’immense Marta Argerich, malade.

Kirill Gerstein, Lahav Shani, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce changement d’affiche n’a pas empêché la Philharmonie de faire le plein. Et le public n’a pas eu à le regretter. En effet, Kirill Gerstein a brossé un Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19 de Beethoven, la moins programmée de ses œuvres concertantes, au chant somptueux comme un concerto pour piano de la maturité de Mozart, le mouvement lent se déployant telle une immense aria d’opéra d’une exquise expressivité magnifiée par le touché délié et aérien du pianiste qui en exaltait les sensuelles éclats, tandis que Lahav Shani donnait une lumineuse sensualité aux textures de l’Orchestre de Paris aux sonorités célestes et flexibles.

Kirill Gerstein, Lahav Shani et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Au terme de ce lumineux voyage, pianiste et chef se sont associés pour un bis à quatre mains, portant leur dévolu la Danse des fées extraite de Casse-Noisette de Tchaïkovski.

Lahav Shani. Photo : DR

Un « encore » qui aura fait le lien avec la seconde partie de la soirée, consacrée à la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 du même compositeur russe. Œuvre du fatum par excellence, mue par un thème cyclique symbolisant la providence, la plus développée des symphonies de Tchaïkovski à l’exception de Manfred avec ses cinquante minutes de durée, il est tentant d’appuyer les douloureuses pensées qui ont présidé à la genèse de l’œuvre. Il convient donc d’autant plus de saluer la lecture objective et allégée de tout pathos excessif, Lahav Shani avec sa direction économe, dénuée de toute gesticulation mélodramatique, mais suscitant une énergie, une précision, un lyrisme généreux. Le chef israélien a réussi à modifier les couleurs des cordes onctueuses et charnelles de l’Orchestre de Paris les sonorités rêches et râpeuses des orchestres slaves, donnant ainsi plus encore d’authenticité à son interprétation plus onirique que plaintive et déchirée, tandis que les bois et les cuivres, particulièrement l’omniprésent Philippe Berrod (clarinette), mais aussi Giorgio Mandolesi (basson), et Philippe Dalmasso, cor solo de la soirée.

Rendez-vous est pris pour le premier concert 2023 de l’Orchestre de Paris, les 11 et 12 janvier 2023, avec le chef finlandais Jukka-Pekka Saraste et le pianiste français Alexandre Kantorow dans le Concerto n° 2 pour piano de Tchaïkovski et la Symphonie n° 4 de Chostakovitch.

Bruno Serrou

jeudi 15 décembre 2022

Impressionnant second volet du diptyque Herman Melville d’Olga Neuwirth par l’Ensemble Intercontemporain et Matthias Pintscher en clôture du Festival d’Automne à Paris

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des concerts. Mardi 13 décembre 2022

Olga Neuwirth (née en 1968), Le Encantadas. Matthias Pintscher, Ensemble Intercontemporain, technologie IRCAM. Photo : (c) Quentin Chevrier

Second volet des voyages d’Olga Neuwirth (née en 1968) proposé par le Festival d’Automne à Paris au sein de l’univers marin d’Herman Melville après The Outcast le 26 septembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/la-grande-fresque-le-banni-outcast.html), l’Ensemble Intercontemporain et son directeur musical Matthias Pintscher, en association avec la Philharmonie de Paris, a donné mardi Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie (Les Galápagos ou les aventures dans la mer des merveilles) en clôture de l’axe musical de l’édition 2022 du Festival d’Automne, à l’initiative du projet.

Olga Neuwirth (née en 1968), Le Encantadas. Matthias Pintscher, Olga Neuwirth, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Bruno Serrou

La compositrice autrichienne s’est inspirée ici notamment de la série de nouvelles contenues dans le recueil The Encantadas (1854) d’Herman Melville (1819-1891) qui content une traversée maritime dans les eaux de l’archipel des Galápagos avec ses « îles enchantées », mystérieuses et séduisantes. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce recueil de Melville qui ont pour cadre l’océan Pacifique, ont inspiré à la compositrice autrichienne des souvenirs de ses séjours à Venise, à l’époque où elle était l’élève de Luigi Nono (1924-1990). Plus particulièrement de sa lagune et de l’église San Lorenzo où a été créé l’opéra Prometeo du maître vénitien dans une scénographie de l’architecte Renzo Piano. Dans cette œuvre conçue à l’IRCAM, mêlant instruments acoustiques spatialisés et électronique en temps réel, Olga Neuwirth entend réaliser sa conception d’une « arche de rêve au travers de l’espace et du temps », un espace sonore modulable, immersif et mouvant. 

Olga Neuwirth (née en 1968), Le Encantadas. Matthias Pïntscher. Photo : (c) Quentin Chevrier

Pour la diffusion des parties électroniques et des traitements informatiques appliqués en temps réel, la compositrice fait appel à un dispositif élaboré à l’IRCAM qui permet la reproduction de scènes sonores en 3D par un réseau périphérique de haut-parleurs installé sur un dôme autour de la salle. Baptisé « Ambisonics », ce système permet de reconstruire virtuellement l’acoustique de l’église San Lorenzo, point de départ de voyages vers des paysages sonores de plusieurs lieux de la ville de Venise dont les caractéristiques ont été captées à l’aide d’un réseau sphérique de micros. Les musiciens sont disséminés en six îlots autour de la salle de concert et jouent avec son acoustique tandis que leurs sons sont captés en temps réel, traités et restitués en divers endroits de la salle. 

Olga Neuwirth (née en 1968), Le Encantadas. Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Quentin Chevrier

Dans cette réalisation aussi singulière que complexe et fascinante, Olga Neuwirth plonge ses auditeurs au coeur d’une véritable mosaïque sonore, reflet de son propre univers des sons qui fusionne réalité et virtualité, pour une traversée sur un vaisseau des eaux de la Sérénissime à la façon dont Melville puise ses récits dans celles des « îles enchantées » du Pacifique. Malgré modularité relativement contrainte de la Salle des concerts de la Cité de la musique a fait que les six groupes instrumentaux étaient répartis par groupes de deux à cours et à jardin, d’un cinquième en fond de salle et un dernier sur le plateau, à droite du chef, planté devant un pupitre face au public, aux instrumentistes et aux informaticiens. Les soixante-dix minutes de l’œuvre s’écoulent sans que l'auditoire en prenne conscience, envoûté par les sons qui l’enveloppent et qui pénètrent son corps de toute part qui vit ce voyage comme s’il en était, les images sonores comblant amplement ce que les yeux ne voient pas. La pureté des instruments de l’Ensemble Intercontemporain, la fluidité de l’élément informatique en temps réel, la transparence liquide de la 3D, la précision saisissante de la direction de Mathias Pintscher ont permis à cette œuvre impressionnante par sa puissance évocatrice, par son invention et par son étonnante musicalité de donner toute son essence, sa magnificence, mettant somptueusement en exergue sa sensualité transcendante associant la lagune solaire de la Sérénissime Venise perçue à travers la mémoire auditive d’Olga Neuwirth et le sombre univers marin d’Herman Melville.

Bruno Serrou

mercredi 14 décembre 2022

Le London Symphony Orchestra et sir Simon Rattle oppressent Schumann et magnifient Rachmaninov

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 12 décembre 2022

Sir Simon Rattle et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce n’a pas été un programme transcendant que le London Symphony Orchestra et son patron Sir Simon Rattle proposaient cette fois à leur public parisien. Face au très populaire - à juste titre - Concerto pour piano et orchestre en la mineur op. 54 de Robert Schumann, son ouverture Genoveva Op. 81 et la plus rare Symphonie n° 3 en la mineur op. 44 de Serge Rachmaninov… Une mise en regard de deux compositeurs distants autant dans l’espace que dans le temps, qui, de ce fait, n’ont apparemment rien en commun, si ce n’est l’expressivité romantique pour l’Allemand et postromantique pour le Russe…

Mitsuko Uchida, Sir Simon Rattle et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

La première partie du concert était donc dévolue au seul Robert Schumann (1810-1856). Le Concerto pour piano atteignant à peine la demi-heure, c’est avec les dix minutes de l’ouverture de l’opéra en quatre actes Genoveva (Geneviève) que le London Symphony Orchestra a débuté sa prestation parisienne. Ce drame médiéval de la jalousie tiré de la légende du VIIIe siècle Geneviève de Brabant s’inspire de la tragédie éponyme en cinq actes de Friedrich Hebbel (1813-1863) écrite en 1843 - parallèlement à la genèse de l’unique opéra de Schumann, Richard Wagner composait son Lohengrin dont l’action a également pour cadre le Brabant médiéval. Ecrite en avril 1847, deux ans avant l’opéra auquel elle prélude qui sera créé le 25 juin 1851 au Stadt-Theater de Leipzig, l’ouverture a été donnée pour la première fois quatre mois auparavant dans la même cité saxonne. Si l’opéra ne dépassa pas le cap de cinq représentations après sa création, ce n’est pas le cas de l’ouverture dont le climat sombre et passionné est particulièrement séduisant. Le London Symphony Orchestra et son directeur musical en ont donné une lecture sombre et poétique, plongeant en une petite dizaine de minutes dans l’atmosphère délicatement humaine et dramatique de Schumann.

Mitsuko Uchida et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce qui n’a pas été vraiment perceptible dans le célébrissime Concerto pour piano en la mineur achevé par Schumann deux ans avant l’ouverture de Genoveva. Ce n’est pas la part dévolue à l’orchestre qui a péché par faiblesse, bien au contraire, Simon Rattle et ses musiciens brodant un tissu orchestral onctueux, généreux, brillamment soutenu, empli de délicieuses sonorités et poussant à l’expressivité, avec cependant une tendance à couvrir la soliste, mais bel et bien le piano de Mitsuko Uchida. L’artiste japonaise résidant à Londres m’est apparue étrangement perdue entourée des bruissements un peu trop amples de l’orchestre, Mitsuko Uchida semblant se concentrer sur sa technique, il est vrai irréprochable, au détriment de l’expression. Non pas en se protégeant de toute tentation au pathos, comme cela arrive trop souvent dans cette œuvre chez beaucoup d’interprètes, mais en demeurant étonnement trop tendre, délicate, au risque de paraître distante, tiède, excessivement retenue, pudique. Mais il est vrai que l’orchestre s’est avéré un peu trop présent, au point d’écraser le piano et d’éteindre le jeu de la soliste, qui a semblé renoncer à la lutte pour émerger de l’ensemble. Le public l’a cependant ovationnée avec insistance jusqu’à ce qu’elle lui offre un bis, avec une troisième œuvre de Schumann dans cette première partie de concert, l’Aveu, dix-septième section du Carnaval op. 9 à laquelle Mitsuko Uchida a donné avec une délicieuse tendresse le ton d’une intime confidence. 

Sir Simon Rattle et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert du LSO était entièrement occupée par une seule partition dans la même tonalité que le concerto de Schumann, la Symphonie n° 3 en la mineur op. 44 de Serge Rachmaninov (1873-1943). Les trois symphonies du compositeur russe exilé à partir de 1917 aux Etats-Unis ne figurent pas parmi ses œuvres les plus passionnantes. Composée en 1935-1936, créée le 6 novembre 1936 à Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski, construite en trois mouvements à l’instar de la Symphonie de César Franck, cette partition est la pénultième de Rachmaninov, qui ne devait plus concevoir jusqu’à sa mort le 28 mars 1943 que les Danses symphoniques op. 45 (1940-1941). La genèse difficile - Rachmaninov écrira à la fin de son manuscrit « Fini ! Dieu soit loué ! » - se ressent quelque peu. Le compositeur le constata d’ailleurs de lui-même, notant que « en faisant le compte des admirateurs de cette œuvre, j’ai réussi à relever trois doigts. Le premier pour [le chef d’orchestre britannique] sir Henry Wood, le deuxième pour le violoniste [allemand Adolf] Busch, et le troisième - je m’excuse - pour moi ! Quand j’aurai épuisé tous les doigts des deux mains, j’arrêterai de compter. Simplement, quand cela arrivera-t-il ? » L’anachronisme esthétique dont la presse se fit immédiatement l’écho reste d’actualité, même si trop de compositeurs d’aujourd’hui se font plus encore surannés. Si l’on retrouve une fois encore le Dies Irae du rituel catholique des morts, thème que l’on retrouve souvent dans la l’œuvre de Rachmaninov notamment dans ses Variations Paganini mais aussi dans sa Symphonie n° 1 de 1895, la Troisième Symphonie est intensément russe dans son expression, emplie de douleur. La beauté des timbres du LSO (j’avoue mon étonnement devant le fait que Rattle ait convié sept violoncelles pour huit contrebasses, soit trois violoncelles manquants, donnant ainsi davantage d’assise harmonique grave aux dépends de la vocalité face au fatum) ont heureusement servi cette œuvre un brin écrasante. 

Sir Simon Rattle et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, comme pour laisser un éclairage plus optimiste à ce concert préludant à celui programmé dès le 15 janvier prochain (Beethoven/Stravinski), Simon Rattle et le LSO ont donné une Danse slave d’Antonin Dvorak au chant étincelant.

Bruno Serrou

mardi 13 décembre 2022

Les 40 ans de l’Orchestre Français des Jeunes sous la direction attentive de son nouveau directeur musical, Michael Schønwandt

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Dimanche 11 décembre 2022

Michael Schønwandt et l'Orchestre Français des Jeunes. Photo : (c) Bruno Serrou

Quarante ans pour un orchestre de jeunes musiciens est un âge vénérable. En deux fois vingt ans, l’Orchestre Français des Jeunes (OFJ) a accueilli dans ses rangs plus de deux mille huit cents musiciens venus de tous les conservatoires de France et d’Europe qui se sont réunis une ou deux fois l’an depuis 1982, année de sa création sous l'impulsion du compositeur Marius Constant. Il suffit de citer un seul chiffre pour dire l’efficience de cette phalange éphémère mais pérenne : soixante pour cent de ces deux mille huit cents étudiants de conservatoires sont devenus musiciens d’orchestres professionnels, soit mille six cent quatre vingt instrumentistes tous pupitres confondus…

L''Orchestre Français des Jeunes. Photo : (c) Bruno Serrou

Résident de la Philharmonie depuis l’ouverture de cette dernière en janvier 2015, l’OFJ est considéré par son haut degré d’excellence comme le vaisseau amiral des orchestres de jeunes français. Sa mouture cru 2022 a donné son dernier concert de la saison dans la Salle Pierre Boulez sous la direction de son nouveau directeur musical, le Danois Michael Schønwandt. Ce concert conforte le niveau d’excellence atteint par les jeunes recrues de cette formation à but pédagogique qui s’impose toujours davantage comme un passage obligé pour les apprentis musiciens qui entendent se lancer dans une carrière d’orchestre. D’autant que, comme de coutume depuis la fondation de l’OFJ en 1982, les œuvres proposées à la centaine d’élèves des conservatoires nationaux, régionaux et étrangers âgés de 16 à 26 ans par les responsables de l’orchestre pour les deux sessions de cette année ont permis comme de coutume de mettre en valeur à tour de rôle les différents pupitres de l’orchestre, aussi bien les cordes que les bois, les cuivres et la percussion.

                 Michael Schønwandt. Photo : DR 

L’OFJ a confirmé une fois encore n’avoir rien à envier à quantité d’orchestres professionnels aguerris dans un programme cent pour cent de musique française. C’est sur l’ouverture du Carnaval romain op. 9 (1843-1844) d’Hector Berlioz (1803-1869) que la jeune phalange a commencé sa prestation avec une fringante énergie, titillée par un Schønwandt économe en gestes mais couvant des yeux ses musiciens, l’osmose conduisant à mettre en exergue la subtilité et l’éclat de l’orchestration de Berlioz.

Marie-Laure Garnier (soprano), Michael Schønwandt et l'Orchestre Français des Jeunes. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette année point de concerto mais l’un des plus beaux cycles de mélodies françaises avec orchestre, le Poème de l’amour et de la mer op. 19 (1893) d’Ernest Chausson (1855-1899) sur des textes de Maurice Bouchor. En lieu et place d’Adèle Charvet prévue à l’origine mais qui a dû renoncer au dernier moment pour cause de maladie, c’est à la soprano de 21 ans Marie-Laure Garnier, révélation lyrique des Victoires de la Musique classique 2021, qu’est revenu le soin d’interpréter la partie vocale de ces pages bouleversantes qu’elle a chantée avec sensibilité et émotion, soutenue avec grâce par l’OFJ, cajolée par les pupitres solistes, flûte, hautbois, basson, violoncelle, violon notamment. 

Suzanne Giraud (née en 1958), Michael Schønwandt et l'Orchestre Français des Jeunes. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert s’ouvrait sur une courte création conforme à la tradition de cet orchestre-école dont la mission est de faire travailler à ses jeunes membres tous les styles et répertoires auxquels le métier de musicien d’orchestre les confrontera. Cette session, c’est à la compositrice Suzanne Giraud (née en 1958) qu’a été confiée l’œuvre en création, une page spatialisée ludique et juvénile à souhait dont le titre seul dit tout, Liesse, qui réclame aux musiciens une participation multiple, instrumentale, vocale et percussive. S’ensuivait une page rare, D’un matin de printemps (1917-1918), l’une des oeuvres ultimes nées de la trop courte vie de Lili Boulanger (1893-1918) dont l’OFJ a donné la lumineuse beauté et la souffrance sous-jacente.

Michael Schønwandt et l'Orchestre Français des Jeunes. Photo : (c) Bruno Serrou

Le concert de clôture de la saison de l’OFJ s’est conclu en apothéose avec la seconde Suite de Daphnis et Chloé (1913) de Maurice Ravel (1875-1937). Si Michael Schønwandt n’a pas réussi à imposer le délicat pianississimo des premières mesures du Lever du jour qui aurait dû venir du fond de l’Univers pour s’épanouir lentement et déboucher sur une lumière ardente et jubilatoire, les musiciens ont pu s’adonner aux épanchements, à la virtuosité et à la puissance qui se fera parfois tellurique mais jamais tonitruante, l’ONJ en a exalté l’énergie, les rythmes trépidants, subtilement ponctués par hautbois, cor anglais, clarinette, basson solos qui ont somptueusement restitué les élans pastoraux, tandis que la Danse générale a été admirablement servie par les musiciens de l’OFJ dans son foisonnement sonore et expressif, chacun se libérant totalement dans l’ample finale sans saturer pour autant l’espace sonore dans l’immense crescendo qui est resté cristallin.

Je me permets d'exprimer en fin de compte-rendu une fois n'est pas coutume ma déception que cet orchestre de jeunes ait une mémoire particulièrement courte, personne n'ayant apparemment consulté les archives médias de sa cave sans doute très profonde, mal rangée et très mal éclairée, ses responsables ayant organisé une table ronde animée par un inconnu sans avoir même songé à me proposer d'y participer, alors que je suis cette phalange depuis 1993 à l'époque où les stages et les répétitions se déroulaient fin août sur les rives de l'Allier à Vichy, que j'ai suivi deux de ses tournées européennes, et que j'ai en mémoire quantité d'anecdotes que les personnes invitées n'avaient pas. 

Bruno Serrou