vendredi 31 mai 2024

Le son d’orfèvre du Los Angeles Philharmonic avivé par Gustavo Dudamel dans un programme éculé

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 30 mai 2024 

Gustavo Dudamel, Los Angeles Phlharmonic. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert mi-figue mi-raisin ce soir à la Philharmonie de Paris, avec l’excellent Los Angeles Philharmonic et son directeur musical Gustavo Dudamel, dans un programme typiquement états-unien au goût plus ou moins discutable : première partie typique de la musique contemporaine nord-américaine, à l’exception du  minimalisme puisque limité au cinéma et à la postmodernité ampoulée, Olympic Fanfare de John Williams et Altar de Cuerda concerto pour violon de Gabriela Ortiz, mais une vivifiante, fougueuse et rutilante Symphonie « du Nouveau Monde » dans laquelle le Tchèque Antonín Dvořák chante son mal du pays à travers les traditions des Américains de souche et des esclaves. Succès public avec un vibrant fan club pour partie venu en charter depuis la Californie 

Maria Dueñas, Gustavo Dudamel, Los Angeles Philharmonic. Photo : (c) Bruno Serrou

L’on sait depuis sa première apparition à Paris combien le chef vénézuélien Gustavo Dudamel suscite d’engouement, chacune de ses apparitions suscitant des concerts à guichet fermé. La direction actuelle de l’Opéra de Paris l’avait bien compris, en lui offrant le poste de directeur musical de la première institution lyrique de France, fonction à laquelle le chef renonça après moins d’un an d’expérience, au milieu de la saison dernière quelques jours après la conférence de presse du lancement de la saison 2023-2024… Le public parisien l’a retrouvé cette semaine après un an d’absence, cette fois à la tête de son Orchestre Philharmonique de Los Angeles à la tête duquel il a succédé en octobre 2009 au Finlandais Esa-Pekka Salonen. Un orchestre aux sonorités onctueuses qui font la caractéristique la plus marquante des phalanges symphoniques des Etats-Unis, le LA Phil n’ayant depuis l’inauguration de sa salle en 2003, le Wall Disney Concert Hall, plus rien à envier au groupe des Big Five constitué du New York Philharmonic, des Boston et Chicago Symphonies, Philadelphie et Cleveland Orchestras. Ce concert a donc été côté plaisir des sons une incontestable réussite. Il est d’ailleurs à noter que la disposition des pupitres était conforme à la tradition non pas américaine mais germanique, avec premiers et seconds violons se faisant face, entourant violoncelles et altos, contrebasses derrière les violoncelles, mais trompettes à pistons, plus brillantes que celles à palettes.

Gustavo Dudamel, Gabriela Ortiz, Maria Dueñas, Los Angeles Philharmonic. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce qui a moins été le cas du programme, qui n’a ménagé aucune surprise, célébrant l’Amérique du Nord, de la création de son « école » à nos jours, mais sans le minimalisme ni l’esprit pionnier…  C’est avec la figure emblématique de la musique de films qu’est John Williams que le concert a débuté. Heureusement, une page courte tant elle est apparue emphatique, ce à quoi d’ailleurs il fallait s’attendre, puisqu’il s’est agi de la pièce d’orchestre commandée par le Comité International Olympique pour les Jeux d’été de Los Angeles 1984, Olympic Fanfare and Theme, quarante avant ceux de Paris, comme s’il s’agissait du passage de la flamme olympique de la Californie à l’Ile-de-France… Une partition amphigourique de cinq interminables minutes prêtant à rire de bois par trois, de cuivres par quatre plus tuba, percussion, harpe, piano et cordes en proportion. Même impression de longueur, mais en pire encore avec son demi-tour d’horloge, avec le concerto pour violon et orchestre Altar de cuerda (Autel des cordes) de Gabriela Ortiz (née en 1964) à l’orchestration si fournie (bois par deux, plus piccolo, quatre cors, trois trompettes, trois trombones - tous les vents jouant aussi des verres en cristal -, timbales, percussion, harpe, piano, célesta, cordes) que l’instrument soliste a souvent du mal  se faire entendre, l’œuvre semblant davantage être un combat entre deux entités plutôt qu’une œuvre concertante. Composé en 2021, créé le 14 mai 2022 au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles par les mêmes interprètes, dédié à la violoniste andalouse Maria Dueñas, élève de Boris Kuschnir à Vienne, qui surmonte avec maestria les difficultés techniques réservées à la partie soliste, parvenant à se faire entendre en passant au-dessus de l’orchestration touffue de la partition, sans parvenir à intéresser vraiment à cette musique passe-partout et sans âge comme beaucoup trop de productions musicales classiques nord-américaines. Le long bis qu’elle a offert en réponse à l’accueil explosif que lui a réservé le public de la Philharmonie, était de la même eau, un Caprice bavard du duo comique violon/piano russo-britannico-coréen Igudesman and Joo (Aleksey Igudesman et Hyung-ki Joo).

Gustavo Dudamel, Los Angles Philharmonic et ses cuivres rutilants. Photo : (c) Bruno Serrou

L’on sait les circonstances de la genèse de la Symphonie n° 9 en mi mineur op. 95 « Du Nouveau Monde » d’Antonín Dvořák créée le 16 décembre 1893 au Carnegie Hall de New York, et ce qu’elle doit aux Etats-Unis d’Amérique, avec ses mélodies afro-américaines et son thème peau-rouge avec les renvois sur Le Chant de Hiawatha dans les deux mouvements centraux, le Scherzo s’appuyant en outre sur la danse de Pau-Puk-Keewis, et ce que doit la musique US au compositeur tchèque, fondateur du Conservatoire de New York, mais l’on sait aussi combien Dvořák y a mis de sa propre patrie, tant il ressentait le mal du pays, qu’il lui tardait de retrouver, lui envoyant comme un message depuis l’Amérique où il ne se sentait pas chez lui. Tant et si bien que le LA Phil a quasi chanté dans son jardin, bien qu’il ait manqué un rien de la nostalgie que seuls les Tchèques connaissent et ressentent au plus profond de leur âme, l’orchestre californien et son chef vénézuélien, Gustavo Dudamel, ont offert une interprétation luxuriante, suave, flamboyante, voire conquérante, un vrai délice pour les oreilles, mais moins convaincante côté cœur. En bis, le Los Angeles Philharmonic est retourné à la sauce John Williams, avec un patchwork de la musique du film Raiders of the Lost Ark (Les Aventuriers de l’arche perdue) de Steven Spielberg (1981), suscitant davantage encore les ovations d’un public conquis.

Bruno Serrou 

jeudi 30 mai 2024

Saisissantes montées d’adrénaline de l’orchestre beethovénien par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique littéralement propulsé par Dinis Sousa

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 25, mardi 28 et mercredi 29 mai 2024 

Dinis Sousa, Orchesre Révolutionnaire et Romantique. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

C’est tout un cycle Beethoven qu’a offert la Philharmonie de Paris en confiant quatre soirées à la phalange britannique au nom bien français, l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique (ORR) fondé par John Eliot Gardiner en 1989, sous la direction d’une extrême vivacité, le geste élégant et précis, du chef portugais Dinis Sousa, directeur fondateur de l’Orquestra XXI qui s’illustra notamment dans le cadre du Festival de Salzbourg 2023 en dirigeant Les Troyens de Berlioz en remplacement du chef anglais, suscitant chez l’auditeur une irrésistible envie de bouger de son fauteuil comme happé et projeté au sein de l’orchestre en une communion littéralement physique entre musiciens et spectateurs 

Dinis Sousa, Orchesre Révolutionnaire et Romantique. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

C’est un vent de renouveau qui aura soufflé quatre soirées durant à la Philharmonie dans l’interprétation de la musique de Beethoven. L’on connaissait par le disque les capacités de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique par ses enregistrements voilà trente ans des symphonies de Beethoven dirigé par son fondateur, John Eliot Gardiner (1). Ce que cette même phalange britannique a donné à entendre à Paris dirigé par Dinis Sousa, par l’éclat de ses puissants contrastes, leurs couleurs et leurs rythmes percutant, a donné l’impression d’une recréation instantanée des plus fascinantes. Au total, il n’aura manqué que deux symphonies, il est vrai les moins courues (les première et huitième), mais s'y sera ajoutée une captivante Messe en ut, œuvre moins pratiquée que sa cadette, la Missa Solemnis. Tempi vifs, phrasés rutilants, perfection instrumentale, musiciens d’une virtuosité d’airain, dynamique époustouflante, sonorités aux arêtes acérées mais non dénuées de moelleux suscitées par l’utilisation d’instruments anciens, notamment les vents, qui évoluent selon les dates de composition de chacune des œuvres, clarté des voix de l'orchestre, cordes disposées à l'allemande (premiers et seconds violons se faisant face, séparés par violoncelles et altos, contrebasses derrière ces derniers), tout a fasciné dans ces soirées mémorables.  

Dinis Sousa, Orchestre Révolutionnaire et Romantique, Lucy Crowe, Alice Coote, Allan Clayton, William Thomas, Monteverdi Choir. Photo : (c) Bruno Serrou

Le premier concert a réuni la célèbre Symphonie n° 6 en fa majeur op. 68 « Pastorale » et la moins populaire Messe en ut majeur op. 86, deux œuvres composées la même année 1807 et créées à un an de distance, la première au Theater an der Wien le 22 décembre 1808, la seconde à Einsenstadt chez le prince Nicolas II Esterhazy. L’interprétation particulièrement contrastée et vivifiante de la descriptive Pastorale, particulièrement radieuse, célébrant la nature de façon si réaliste que le début du quatrième des cinq mouvements, la foudre de l’orage s’est faite si réaliste que le chien guide d’aveugle jusqu’alors sereinement allongé à côté de sa maîtresse a fait un bond impressionnant, émettant un sifflement plaintif de sa gorge, les yeux affolés et cherchant de toute évidence à retrouver ses repaires… Mais le moment-clef de la soirée aura indubitablement été la Messe en ut, partition rare, d’une beauté pourtant envoûtante, brillamment orchestrée et au traitement vocal particulièrement raffinée, annonçant sans faillir le chef-d’œuvre du genre qu’est la Missa Solemnis en ré majeur op. 123 créée à Saint-Pétersbourg en 1824. L’interprétation s’est avérée magique, comme l’a suggéré sur le champ le Kyrie, et la magie de la belle et suppliante mélodie semblant comme flotter au-dessus de l’orchestre, avant le robuste et vigoureux Gloria aux contours particulièrement contrastés. Puissant e palpitant Resurrexit du Credo, annoncé par l’excellente basse William Thomas, le passage fugué qui suit est interprété avec fougue par le quatuor vocal et le chœur, le Sanctus - Benedictus est saturé de lumière et d’optimisme, l’Agnus Dei intense et émouvant. Le fabuleux Monteverdi Choir, autre « enfant » de Gardiner, est éclatant de cohésion, de conviction, de plastique sonore, tandis que les quatre solistes, tous britanniques, la soprano Lucy Crowe et la basse William Thomas déjà cité, mais surtout une fantastique mezzo-soprano Alice Coote, digne d’une Christa Ludwig, et le brillant ténor Allan Clayton, se fondent dans le chœur et dans l’orchestre, placés entre les deux entités légèrement décalés côté jardin.

Dinis Sousa, Orchesre Révolutionnaire et Romantique. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Oasis d’exaltation et d’énergie a été le troisième concert - je n’ai pas assisté à celui de dimanche, qui réunissait pourtant deux partitions de la même tonalité de ré majeur, la méconnue Symphonie n° 2 op. 36 et la célébrissime Symphonie n° 9 op. 125 -, avec les Symphonies n° 3 et n° 4 aux rythmes et à la virtuosité fébriles données dans le désordre. Une Quatrième d’une grâce et d’une vigueur éblouissantes, une Eroica tendue, puissante, haletante, d’une humaine profondeur mais n’appuyant jamais l’affect, vaillamment interprétée par un Orchestre Révolutionnaire et Romantique bouillonnant qui, dirigé avec un entrain saisissant par Dinis Sousa.

Dinis Sousa, Orchesre Révolutionnaire et Romantique. Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

L’ultime soirée a été tout aussi passionnante que les précédentes. Puissantes, élancées, virevoltantes parfois à la limite de l’asphyxie s’il n’y avait eu de somptueux contrastes au sein même de chaque page au lyrisme intense, les deux symphonies du programme, deux des plus populaires du répertoire, la Cinquième en ut mineur op. 67, déterminée et indomptable, et la Septième en la majeur op. 92 au tour proprement chorégraphique célébré par Richard Wagner, ont littéralement envoûté la salle entière. L’Orchestre Révolutionnaire et Romantique a brillé de tous ses feux, mettant un terme haletant à sa célébration ru Titan de Bonn dans ce dernier volet du polyptyque beethovenien sonnant si merveilleusement sur des instruments anciens moelleux et virtuoses dirigé avec une précision d’horloger par le chef portugais Dinis Sousa, le corps transcendé par les rythmes foisonnants et l’élan époustouflant qu’il a insufflé tout au long d’un somptueux parcours.

Bruno Serrou

1) 5 CD DG (1994) 

mercredi 29 mai 2024

Interview du contre-ténor Andreas Scholl, chanteur-acteur

Andreas Scholl. Photo : DR

A 56 ans, Andreas Scholl est l’un des contre-ténors les plus courus de la scène musicale. Célébré par les musiciens que par le public, il s’illustre autant comme chanteur que comme acteur dans un répertoire qui court de la Renaissance à nos jours, autant en récital, où il se produit notamment avec sa femme pianiste Tamar Halperin, qu’à l’opéra avec des chefs comme William Chritie, Philippe Herreweghe ou John Eliot Gardiner. Si ses compositeurs de prédilection sont Johann Sebastian Bach, son « compositeur préféré », et Georg Friedrich Haendel, le chanteur allemand n’en est pas moins chez lui dans John Dowland, Henry Purcell et Antonio Vivaldi, mais aussi dans Arvo Pärt. Après plus de trente ans de carrière, la voix de miel d'une beauté stupéfiante de ce disciple de Richard Levitt et René Jacobs reste immédiatement reconnaissable, le timbre brûlant, moelleux et incarné, contrairement à beaucoup de ses confrères, la technique agile, l’articulation claire, autant dans le chant que dans les récitatifs quelles que soient les langues, portée par une compréhension du texte, lui permet de briller en toute circonstance par une intensité dramatique saisissante. Né le 10 novembre 1967 à Eltville dans le land de Hesse en Allemagne, Andreas Scholl a commencé à chanter à l’âge de sept ans dans la maîtrise des Kiedricher Chorbuben à Kiedrich. A vingt ans, il intégrait la Schola Cantorum de Bâle où il sera l’élève de Richard Levitt et de René Jacobs avant d’y enseigner à son tour depuis, et donne son premier récital en 1993 au Théâtre Grévin, à Paris, remplaçant au pied levé son maître René Jacobs, et fait cinq ans plus tard ses débuts à l’opéra à Glyndebourne dans Rodelinda (Bertarido) de Haendel. Andreas Scholl m’a accordé l’entretien ci-dessous lors de son passage à Paris en avril dernier à l’occasion de la parution chez Naïve de son dernier CD à ce jour intitulé Invocazioni Mariane avec l’Accademia Bizantina et le violoniste chef d’orchestre Alessandro Tempieri centré sur le Stabat Mater d’Antonio Vivaldi mis en regard de pages de ses contemporains Nicola Porpora, Leonardo Vinci, Pasquale Anfossi et Giovanni Battista Pergolesi (1).

 

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Bruno Serrou : Comment êtes-vous venu au chant ?

Andreas Scholl : Par mes parents et l’ambiance de mon lieu de naissance. Mon père était ténor, et il pratiquait le chant en amateur. Il avait chanté enfant dans la même chorale que moi. Dans notre village, il y a une tradition très ancienne de près de mille ans de pratique du chant grégorien. Mon grand-père, mon père, mon frère aîné, moi, maintenant ma nièce et ma fille chantent ou ont chanté dans ce chœur. C’est donc une grande tradition familiale. Mes parents possèdent une entreprise d’importation-grossiste en fruits et légumes pour la région de Wiesbaden, un métier très dur. Se lever à deux ou trois heures du matin, et comme enfant j’ai travaillé avec eux. Mon père chantait et il pratique le piano. Il joue très bien de l’orgue comme hobby. 

B. S. : Vous êtes donc venu au chant naturellement.

A. S. : Oui, à l’âge de sept ans. Avant, je chantais en famille, mais je suis entré dans la chorale à sept ans. Je jouais aussi un peu de piano, à l’époque, mais ma professeure était très mauvaise. Comme teenager, je n’ai eu aucun contact correct avec la pédagogie, tandis que maintenant j’enseigne depuis vingt-six ans, conscient de ce qui m’a manqué enfant. Si bien que désormais je sais vraiment ce qu’est l’enseignement et ce qu’il convient de faire pour être un bon pédagogue, parce que je mesure combien cette femme-là n’était pas bien du tout. J’ai donc perdu rapidement à son contact tout intérêt pour le piano. Tandis, qu’en tant qu’enseignant, j’apprends continuellement…

B. S. : Où enseignez-vous ?

A. S. : A Salzbourg. Je suis professeur de chant au Mozarteum. J’ai commencé à enseigner voilà vingt-six ans, à Bâle. J’avais à trente ans. Maintenant, c’est ma dernière année à Salzbourg où j’enseigne chaque mois pendant une semaine mais où je garderai néanmoins une position de Guest Professor (Professeur invité privilégié).

B. S. : Comment la fibre pédagogique vous est-elle venue ?

A. S. : Grâce à une collègue flûtiste à bec virtuose - la meilleure au monde -, Dorothée Oberlinger, qui enseignait déjà à Bâle et qui m’a dit : « N’aurais-tu pas envie d’enseigner au sein de notre équipe de professeurs que nous avons formée voilà six ans ? » Impossible de résister à une telle proposition, si bien que j’y enseigne depuis cinq ans. Mais il m’est difficile de dédier une semaine par mois à cette activité, avec une famille et des concerts. C’est pourquoi j’ai voulu changer mon système d’enseignement, en dispensant désormais des master-classes, toujours à Salzbourg, mais plus dans classe proprement dite.

Photo : (c) Rolf Walther

B. S. : Que vous apporte l’enseignement, à titre personnel et professionnel ?

A. S. : Chaque fois que je termine mes cours à Salzbourg et que je quitte le merveilleux château de Frohnburg où est installé l’Institut pour la musique ancienne, j’ai mon téléphone à portée de main, m’arrêtant constamment pour enregistrer les nouvelles idées sur le chant qui me passent par la tête. Cela n’arrête pas. C’est un mystère, comme chez les fromagers, chaque strate de développement de mon enseignement ouvre une nouvelle porte, de nouvelles perspectives. Cela ne s’arrête jamais. C’est le miracle de la musique, pour moi, avec mes cinquante-six ans. Je suis tellement heureux d’être musicien, parce que le plus grand miracle est que j’éprouve la même joie qu’à mes débuts. C’est même plus profond, parce que je comprends beaucoup plus ce que je fais vraiment, je suis tellement reconnaissant envers mes professeurs Richard Levitt, René Jacobs, ainsi qu’envers tous ceux avec qui j’ai travaillé.

B. S. : Quand vous parlez, vous avez une voix barytonnante. Pourquoi cet attrait pour cette voix de contreténor ? Tient-elle du falsetto ?

A. S. : Contreténor est une voix de tête. Dans la chorale de mon village où je chantais enfant, j’étais encore soprano à l’âge de 14-15 ans. J’ai mué très tard.  Et c’est une professeure de chant qui nous donnait des leçons individuelles une fois par semaine qui m’a dit « c’est étrange, tu as 14-15 ans, tu chantes encore soprano et alto, peut-être ta voix est-elle celle de contreténor ». C’est la première fois que j’ai entendu ce mot. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais jamais pensé que je serais chanteur un jour. Je n’avais d’ailleurs aucune idée quant à mon avenir. Pendant un moment, j’ai songé à étudier la théologie, puis j’ai envisagé une carrière militaire… Et j’ai fini par convenir que j’avais ce talent. J’ai passé une audition pour un rôle de ténor/contreténor devant Herbert Klein, qui travaillait avec René Jacobs à l’époque et qui m’a dit « oui, tu as un talent ». J’ai passé l’audition accompagné en voiture par mon père, car je n’avais pas encore le permis de conduire. Nous avons fait le trajet de Stuttgart un dimanche, j’ai chanté pour Herbert à qui mon père a demandé : « Est-il possible de vivre du chant ? » ce à quoi Herbert a répondu : « S’il n’est pas paresseux, je pense que oui. » Ce fut la clef pour gagner l’autorisation de mes parents me consacrer au chant.

B. S. : Vous avez étudié à Bâle, avant d’y devenir à votre tour professeur

A. S. : Oui, c’est le « Alma Mater »… Une véritable identité, et je peux dire que la Schola Cantorum Basiliensis est une très grande école, avec une excellente tradition et une réelle identité dans la façon de faire de la musique ancienne. Je peux le confirmer à l’instar d’autres musiciens, anciens collègues mais aussi des jeunes, tous ceux qui ont fait des études dans cette institution, disons vingt ans après moi, et qui sont maintenant des professionnels, nous nous comprenons aussitôt, les relations se font sans problèmes ni efforts parce que nous venons de la même famille.

B. S. : Vous êtes-vous intéressé tout de suite à la musique ancienne ?

A. S. : Non, c’est la voix de contreténor qui m’y a conduit. Herbert Klein m’a dit : « tu peux soit aller en Angleterre soit à Bâle, à la Schola Cantorum. »

B. S. : Il aurait tout aussi bien pu vous recommander la Hollande ou la Belgique ?

A. S. : Pas à l’époque. A ce moment-là, la force dominante était la Schola Basilensis, avec René Jacobs comme professeur de chant. Et je me suis dit « je vais essayer, et si je ne réussis pas, à 23-24 ans je pourrais faire quelque chose d’autre ». Mais il était très clair qu’à Bâle je trouverais ma voie. J’avais 19 ans quand j’ai pris ma décision, 20 ans quand j’ai commencé mes études en Suisse en 1977.

B. S. : A l’époque, sur le plan professionnel, vous produisiez-vous déjà avec des ensembles ?

A. S. : C’est en effet l’un des grands avantages de la Schola. D’abord, quantité d’ensembles existent en interne à la Schola, si bien que l’on a toujours la possibilité d’apprendre de tous les enseignants, pas seulement de mon professeur de chant. J’ai suivi des leçons avec des luthistes, par exemple Hopkinson Smith, la viole de gambe avec Jordi Savall, le violoncelle avec Christophe Coin, le clavecin avec Andreas Staier… C’était tout un univers. Ce ne sont pas seulement les chanteurs qui peuvent expliquer les choses. J’ai donc pu profiter à satiété de ce travail. A l’époque où j’y étudiais, René Jacobs commençait à diriger, avec un ensemble constitué d’élève de la Schola, Maria Cristina Kier, Garth Tür, Ülrich Mestral. Nous avons créé un petit ensemble vocal pour chanter les madrigaux de Monteverdi, des œuvres de Buxtehude, Grandi, Schütz, nous avons réalisé quatre ou cinq enregistrements, des tournées. Tant et si bien que, jeune chanteur étudiant, j’ai travaillé à un niveau professionnel. Avec René Jacobs, c’était beaucoup de pression, d’exigence, c’était dur parfois mais ce travail était inspirant.

Quand vous travaillez, est-ce avec un piano ?

Ça change. La majorité c’est le répertoire musique ancienne alors c’est luth ou clavecin, mais hier soir j’ai chanté avec un orchestre moderne avec ma femme au piano, alors elle joue Steinway.

B. S. : Des contreténors sortent de leur répertoire et s’adonnent à la musique contemporaine, des compositeurs s’intéressant à cette voix ainsi qu’aux instruments anciens. La création vous intéresse-t-elle ?

A. S. : Elle m’intéresse, mais il me faudrait établir une relation avec un compositeur, avec sa façon de composer pour la voix. Pendant sept ans, à Bâle, j’étais membre d’un studio de musique électronique avec le compositeur Thomas Kessler, alors directeur dudit studio mais qui vient de mourir. J’ai réalisé avec lui des morceaux avec électronique en temps réel (live electronic), et parfois les compositeurs sont venus me demander « est-ce que tu peux chanter ça ? » et il s’avère qu’à la fin ce sont souvent des compositions qui utilisent la voix comme instrument expérimental, avec de grands intervalles, des métriques et des métronomes très complexes. En outre, je ne suis pas un grand lecteur, alors pour moi déchiffrer la musique contemporaine est quelque chose de difficile, et le focus était plutôt de réaliser les notes, moins de communiquer un message musical. C’est pourquoi j’adore par exemple la musique d’Arvo Pärt, celle de l’Italien Marco Rosano (né en 1964) qui a composé pour moi un Stabat Mater. Mais cette musique est inspirée par la musique baroque. Ce n’est pas de la musique contemporaine au sens propre du terme. Si je dois faire des choses très abstraites, de grande virtuosité, de écarts soudans de l’extrême aigu à l’extrême grave, je me trouve dans une situation qui me conduit à me demander où est le message, comment je peux le communiquer. Dans le répertoire baroque, il est question des secrets du chant dans le livre L’art du chant du castrat compositeur Pier Francesco Tosi (1654-1732). Cet ouvrage est la véritable école du chant baroque. Il y est décrit le secret du chant. Il dit oui nous avons des gens qui chantent fort, des gens qui chantent haut, ou très vite, mais le secret n’est pas là, il réside dans le fait qu’il faut chanter sans efforts. Alors quand j’écoute un chanteur, même à la fin d’une aria virtuose, je pense au morceau, pas à la virtuosité, qui vient naturellement. L’un de mes amis écrivains a écrit que « la bravoure est la mort de la musique ». La virtuosité dans le baroque trouve sa place dans les airs de l’opéra, on sait historiquement que cela fait partie du spectacle. Mais ce ne sont pas les moments de profondeur ou de délivrance d’un message, un texte à communiquer, ce sont plutôt des moments de virtuosité pure, le but véritable, mais pour moi aujourd’hui, à mon âge, je préfère le répertoire contemplatif qui permet de travaille les mots.

B. S. : Haendel ne serait donc pas pour vous, du moins ses opéras ?

A. S. : J’aime les opéras de Haendel. Ils sont fréquentables, même si parfois deux ou trois airs sont des roucoulades, mais on doit être capable de les faire, bien qu’ils soient plutôt réservés aux jeunes chanteurs. Les oratorios sont curieusement plus vivants que les opéras parce que plus variés. Ce sont des oratorios dramatiques, si bien qu’ils ont moins d’arie da capo, c’est plutôt le drame qui se développe, du coup il n’est pas interrompu par de grandes arie. Mais j’adore Haendel, quoi qu’il fasse.

B. S. : Quels sont vos compositeurs de prédilection ?

A. S. : C’est difficile. Je dis toujours Johann Sebastian Bach, et Haendel. Les deux peut-être, à égalité.

B. S. : Ils sont à la fois tous les deux saxons, et très italianisants…

A. S. : En effet, la force dominante à l’époque est l’Italie. Tout le monde fait le voyage en Italie pour étudier le stile italiano. J’ai un répertoire minuscule de musique française. Elle est tellement différente des autres. Angleterre, Italie, Allemagne c’est plus non pas compatible mais le voyage n’est pas trop long, du baroque anglais jusqu’au baroque italien ou allemand, mais la musique baroque française utilise des normes différentes. L’ornementation est très distincte, l’esprit complètement autre. Le répertoire français est unique. Il utilise aussi un type de haute-contre, mais cette voix qui est très souvent aujourd’hui confiée à un ténor aigu. Souvent désormais, ce registre est confondu avec celui de contre-ténor qui n’est pourtant pas la même chose. Il est difficile de trouver aujourd’hui un vrai haute-contre.

Photo : DR

B. S. : Vous avez aussi le répertoire polonais, le tchèque de cette époque-là qui est rarement joué. Que vous ont apporté vos aînés, comme René Jacobs, William Christie dans votre façon de travailler ?

A. S. : Chaque chef d’orchestre a sa propre manière de parler musique. Le focus est un peu différent de l’un à l’autre. René Jacobs pour moi était le Lucifer, le porteur de lumière qui a bien compris comment stimuler cette petite flamme de créativité que chaque chanteur débutant possède, le degré de créativité qui est chez tout étudiant. C’est moins une transfusion je donne ma créativité à quelqu’un d’autre, mais plutôt de transmettre par l’expérimentation dans le travail. Jacobs savait trouver la petite flamme qui construit les grands feux de la passion pour un répertoire en donnant une petite impulsion au chanteur, sans le couvrir avec trop d’idées. Il a vraiment appris à parler individuellement avec chaque chanteur. Il tire profit de chacun. A la fin d’une leçon, avant que l’étudiant participe à un concert, il disait souvent « continue à chanter ainsi le prochain week-end, tu ne dis pas que c’est moi qui t’ai dit de chanter ainsi. C’est toi qui dois le communiquer, tu ne peux pas dire mon professeur l’a dit ». Il faut en effet que l’étudiant assimile. Dans la façon dont j’enseigne aussi, il y a en général trois étapes, imitation, contemplation, émancipation. Je commence par demander à l’étudiant de faire « comme moi, essaye cette idée, donne lui une chance », puis l’étudiant l’applique, et je me dois de le solliciter, lui demander « comment te sens-tu quand tu fais comme ça ? » Souvent, il fait quelque chose et dit « ah, ok-ok, je comprends le concept derrière cette idée de mon professeur. » La troisième étape est la plus difficile, c’est le moment où l’étudiant dit « Andreas, merci, j’ai bien compris, je l’ai réalisé, mais tu sais, moi j’ai pensé que mon caractère est plutôt différent, et j’ai envie de faire autrement ». Ce sont des moments bénis, parce que c’est la naissance d’un esprit créatif chez le jeune chanteur. Il arrête de reproduire les idées du maître, et, lui ou elle, commence à s’affirmer et à s’épanouir, mais cela n’arrive pas souvent. Peut-être dans ma carrière de professeur de chant j’ai été le témoin de ce moment miraculeux trois ou quatre fois, et ce sont ces élèves-là qui sont devenus des professionnels. En fait, je suis le créateur de créativité.

B. S. : Combien de temps leur accordez-vous pour y parvenir ?

A. S. : Cela dépend. C’est très individuel. Souvent, on a des étudiants qui pendant que l’on pousse pendant quatre ans, c’est comme un menteur en fait, toujours te-te-te-te-te, quand je pousse ça bouge ça bouge ça bouge, et quand j’arrête tee-tee-teee-teee-teeee, ça s’arrête. Si le chant était une science exacte, on aurait des millions de chanteurs de classe mondiale, mais ce n’est pas le cas. Alors il y a toujours un mystère, un secret, et quelques chanteurs sont capables de chanter très bien. Ils s’en rendent eux-mêmes compte.

B. S. : Avez-vous perçu vous-même ce moment pour vous ?

A. S. : Oui. C’était avec René Jacobs, dans une leçon de chant…

B. S. : C’est en fait René Jacobs qui vous a apporté l’essentiel

A. S. : Oui, et Richard Levitt. Levitt, plus profondément, dans le sens « qu’est-ce que ça veut dire être chanteur. Je voyais Levitt chaque semaine, Jacobs quatre fois par an. Il n’y a jamais de conflit entre les deux. Levitt a travaillé plutôt la technique. Mais ce n’est pas uniquement la technique, qui n’existe pas en dehors du contexte de communication, qui fait sens. Je ne monte pas sur un podium pour chanter Im wunderschöne… [Il chante…] Alors je parle, j’expose les mots, et le chant, la voix sont toujours liés à la transmission d’une émotion, d’une information. Ainsi, la technique est toujours le véhicule de la communication, alors que je vois la technique comme une horloge suisse où je fais de petites manipulations des muscles, quelque chose avec mes lèvres, puis je contrôle le tout… Mais ce n’est pas comme dans un avion, où l’on fait systématiquement tous les points de vérification d’une checklist, et quand je tire les volets sur le manche, les ailes fonctionnent et l’avion décolle. Le chant n’est pas ainsi. C’est complexe, mais cette complexité doit être contenue dans un alliage, comme en chimie, et au moment du concert je ne pense pas à tous les détails, c’est trop compliqué en fait. Il me faut donc faire confiance à ma voix, je dois laisser tomber toutes les questions de technique vocale pour pouvoir me consacrer à la seule interprétation.

Andras Scholl avec sa femme, la pianiste-cleveciniste Talmar Halperin. Photo : DR

B. S. : Qu’est-ce qui prime pour vous ? Est-ce le verbe, le mot, ou la musique, la note ?

A. S. : Dans le baroque la priorité est aux mots à travers le son, la note, c’est très clair. On dit prima le parole doppo la musica, stile affetuoso, stile nuovo. A l’époque, c’était une sensation, on a entendu un chanteur, et on se dit que se passe-t-il là ? Chante-t-il ? Parle-t-il ? Parfois, c’est un mélange dans la monodie. Monteverdi c’est moitié parlant moitié chantant, c’est le récitatif continu. Alors la priorité des mots est claire, et chaque mot a un son, comme dans la vie quotidienne je respire d’une certaine façon selon le contexte, quand j’ai une surprise je ne respire pas avant de l’exprimer, comme le font certains chanteurs, par le nez et puis l’affect commence, mais l’affect est discontinu (disjoint ? indépendant ?) de la respiration mais la façon la plus naturelle c’est différent : si quelqu’un rentre soudain je ne fais pas une aspiration avant de dire « ah, c’est toi ! » Alors la respiration le support(e), le son de la voix sont motivés par le moment (l’instant) instinctivement. Et quand je suis capable de transmettre ce principe dans le chant j’ai réussi à communiquer. C’est un peu comme lire un conte à un enfant. J’anticipe toujours un peu, et je ne dis pas comme un bottin téléphonique, quand je parle du grand méchant loup, je dis « le graand méchaaant louuup ». Je l’ai lu et immédiatement j’adapte ma voix, mon son, ma respiration et ça c’est la communication par le chant.

B. S. : Quelles sont vos relations avec les metteurs en scène ?

A. S. : Heureusement, s’il est un bon metteur en scène, il est convaincu de ses idées, car il doit être réaliste, être exempt de clichés, de maniérismes opératiques propre à la musique classique, mais sa conception  doit être théâtrale, j’abonde dans sa vision qu’à cette seule condition. René Jacobs m’a dit « tu es comédien chantant, pas un chanteur ». Il est parfois difficile d’accepter ce que demande le metteur en scène, mais cela fait partie de notre métier. En Allemagne, un proverbe dit « Mit gefangen, mit gehangen » (exécuter ensemble), c’est pourquoi on signe un contrat avec aucune idée de ce qui se passera dans la production. Heureusement, je n’ai fait qu’une mauvaise expérience d’opéra avec un metteur en scène où j’ai pensé « qu’est-ce que je fais là ?… Pas parce que c’était provoquant mais parce que c’était un manque total de compréhension de l’œuvre, comme une trahison. Par exemple, le Giulio Cesare de Copenhague avec Francisco Negrin aura été une expérience magnifique, un réel plaisir de travailler avec quelqu’un de tellement précis, positif, provoquant à la fois. C’est une vraie stimulation. En Allemagne, nous avons d’excellents régisseurs, Christoph Marthaler, Klaus Guth. J’ai fait Rodelinda avec Guth, c’était superbe.

B. S. : Que préférez-vous, l’oratorio ou l’opéra ?

A. S. : Je n’ai jamais fait beaucoup d’opéras, non pas pour des raisons d’intérêt ou pas mais plutôt parce que j’ai une famille, et j’ai envie d’avoir une vie privée. Je connais des collègues qui voyagent dans le monde entier, mais ils n’ont pas de vie à eux. Je me souviens de Philippe Herreweghe qui n’a jamais eu un comportement très proche avec les artistes, avec qui il maintient toujours une distance ; il est très poli et j’adore travailler avec lui. Je me souviens, une fois il m’a accueilli en me disant : « Ah je suis content de te voir, Andreas. Es ist gut, und du hast ein Sozialleben ?… C’est bon, tu as une vie sociale, mais as-tu une vie privée ? » Parce que l’on connaît tous des artistes qui n’en ont pas, leur vie se cantonnant à la seule musique, mais à la fin, la question est « de quoi puis-je donc parler quand je vis pour la seule musique ? » Jeune, j’ai eu un producteur de pop’ music qui m’a dit « si tu n’as pas fait l’expérience de ce que tu évoques, comment peux-tu le chanter ? » Si ma vie se focalisait uniquement autour de la musique, je perdrais la nourriture de ce qu’elle dit et contient. Je joue un mari jaloux, je n’ai aucune chance de l’être si je ne n’ai pas eu une vraie relation. Tous les petits moments de la vie quotidienne comptent, pour un musicien, une bière avec des amis, un film avec mon épouse, les vacances en famille, tout cela enrichit l’expérience musicale.

B. S. : Vous partagez votre vie avec une pianiste. Même si elle est instrumentiste et vous chanteur, elle doit comprendre la vie que vous devez mener pour exercer votre métier

A. S. : Même si nous faisons le même métier, nous avons malgré tout, des moments plus ou moins difficiles. Par exemple, nous étions voilà peu à Bruxelles pour un concert, et avant la répétition j’ai eu envie de prendre un brunch assez tardif. Ma femme et moi avons commencé à chercher un endroit, et je lui ai dit que j’avais mal à la tête, que je ne me sentais pas très bien. Elle était désolée parce que je lui ai dit que j’avais une migraine, que je ne me sentais pas très bien, et que je préférais préserver mon énergie pour le concert avec un léger dîner à l’hôtel. Alors même entre musiciens, on a des façons différentes de réagir. Mais en général c’est très clair, il est vrai que c’est une compréhension, un dialogue, une façon de penser dans la vie qui est très compatible.

B. S. : Vous avez été étudiant jusqu’à l’âge de 24 ans, et soudain vous avez explosé, vous avez été révélé d’un coup sur le devant de la scène. Comment cela s’est-il passé ?

A. S. : Auparavant j’avais commencé dans un ensemble vocal sous la direction de René Jacobs, chantant un petit solo ici, un autre là. Nous avons fait Buxtehude, où il y avait un solo plus développé, puis René [Jacobs] m’a demandé de chanter dans la Passion selon saint Jean. Ma première fois deux airs solos dans une œuvre de Bach. William Christie a entendu ce concert à la radio, et, par hasard le lendemain, j’ai pris le même train pour Caen que lui, et il m’a dit « était-ce toi qui chantais à la radio hier ? » Je lui dis que oui, et il me donne sa carte de visite. Mais la renommée ne m’est pas venue tout d’un coup. Pour le public oui, c’est venu très vite avec mon premier disque solo. Le développement de ma carrière a été très protégé par des gens qui ont eu vraiment envie de m’aider. René Jacobs n’a jamais exploité ma voix, ni Richard Levitt. Ils ont pensé « en est-il vraiment capable ? », et étape par étape, j’ai accepté des défis plus difficiles, et il s’est avéré que j’étais toujours capable de surmonter les problèmes, de réussir mes entreprises. L’important pour les jeunes chanteurs est de ne pas avoir trop d’ambition et de ne pas avoir un professeur de chant tenant à montrer ce que son étudiant peut faire. Souvent, on se retrouve dans des situations que l’on n’est pas vraiment capable de résoudre et ce n’est pas bon du tout, à commencer pour le moral.

Andreas Scholl dans le rôle-titre de Giulio Cesare de Georg Friedrich Haendel dans la production de l'Opéra de Lausanne mise en scène par Emilio Sagi en avril 2008. Photo : (c) Marc Vanappelghem/Opéra de Lausanne

B. S. : Qu’est-ce qui vous a révélé au grand public ?

A. S. : C’était après l’enregistrement de la Passion selon saint Jean avec René Jacobs, puis celui du Messie avec William Christie. Etre soliste d’un disque consacré au Messie est vraiment quelque chose. A sa parution, la presse a réagi par des « oh qui est ce chanteur ? Ah oui ». Puis, Glyndebourne a beaucoup compté pour mes débuts opératiques, cette fois encore avec William Christie, et aussi grâce à Eva Coutaz, directrice artistique des disques Harmonia Mundi… Elle m’a offert un enregistrement de disque, qui à l’époque était très important. Eva Coutaz m’a téléphoné pour me demander su je serais intéressé de faire un disque pour son label. Je lui ai répondu que j’avais déjà enregistré quatre à cinq disques avec Jacobs, sans que mon nom apparaisse. Je lui ai dit « Mais nous travaillons déjà ensemble ». Elle m’a répondu « tu sais quoi, nous allons faire ça : tu fais ton premier disque solo chez Harmonia Mundi. » C’était en 1992-1993. Je suis tellement reconnaissant envers toutes ces figures, toutes ces personnes qui dans les moments importants de ma vie m’ont donné les supports nécessaires au développement de ma carrière, mais en étant toujours conscients de qu’est-ce qui est possible sans exagération mais toujours avec l’idée de ce qui est le mieux pour moi, sans jamais aller trop vite.

B. S. : Le CD Invocazioni Mariane qui vient de paraître chez Naïve, est-ce vous qui avez choisi le programme ?

A. S. : Oui

B. S. : Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?

A. S. : Le projet est autour de la personne de la Vierge Marie. L’œuvre fondatrice de ce disque est le Stabat Mater d’Antonio Vivaldi que j’ai enregistré voilà trente ans avec Chiara Bianchini. Mais j’ai souhaité revisiter cette pièce trente ans plus tard, parce que ma voix a changé, j’ai moi-même changé, j’ai une perspective différente de cette partition que je pense plus profonde. Les autres morceaux sont des passages d’oratorios qui ont été conçus pour les églises à l’époque de l’oratorio sacré fondé sur des histoires bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testaments mais avec des protagonistes ajoutés, où amour terrestre et amour céleste sont en conflit, avec des mots exprimés par la Vierge ou par Marie Madeleine qui ne sont pas tirés de la Bible, une sorte d’opéra pour l’Eglise avec à la base une histoire sacrée. Avec René Jacobs, j’avais enregistré un  oratorio de Caldara, Maddalena ai piedi di Cristo qui tient précisément de ce genre-là, et j’ai pensé qu’il devait exister d’autres compositions de ce type. J’en ai proposé le projet à l’orchestre Accademia Bizantina, qui a demandé à un musicologue de trouver les œuvres.

B. S. : Au début de notre entretien vous m’avez dit avoir hésité entre plusieurs carrières, notamment à vous consacrer à la vie ecclésiastique. La foi est-elle importante, pour vous ?

A. S. : Oui. Je suis catholique, j’ai beaucoup lu sur les débuts du christianisme, ses quatre premiers siècles d’existence, le Concile de Nicée, avant l’apparition des dogmes. Il y a eu quantité de sectes chrétiennes, au début, un groupe a réussi aux dépens des autres, qui ont la même légitimité historique et spirituelle mais qui ont échoué. Les gnostiques, les cathares, tous ces mouvements ce sont perdus, et nous vivons aujourd’hui avec le christianisme venu des Saintes écritures et les quatre Evangiles réunis dans le Nouveau Testament, tandis que d’autres sources, complètement différentes, sont jugées apocryphes par l’Eglise. Or, tous ces apocryphes sont fascinants, l’Evangile selon saint Thomas, celui de Marie Madeleine…

B. S. : Quelle place accordez-vous au disque ?

A. S. : C’est peut-être un anachronisme dans un monde désormais complètement digital, du streaming, mais j’aime toujours les objets concrets, la matière. Ce n’est pas le vinyle ou LP, mais le CD, et dans une carrière de chanteur, il est toujours important, comme des bornes, des témoignages des étapes de ma carrière, du développement de ma voix.

B. S. : A cinquante-six ans, quelles sont vos envies de musicien ? 

A. S. : Je n’ai pas envie d’opéra, mais je veux trouver de jolis répertoires pour des petits ensembles. J’ai envie de faire quelque chose avec le violoncelliste français Christophe Coin et le luthiste bosniaque Edin Karamazov. Autre projet, des cantates italiennes de Caldara et autres, de la musique de chambre et peut-être un autre avec un orchestre baroque, ainsi que des duos avec un collègue. Je désire aussi retourner à la musique et la chanson pop’. J’utilise dans ce répertoire autant ma voix naturelle barytonnante que ma voix de tête. Dans les années 1986-1987 j’ai fait un disque pour Polydor (aujourd’hui Universal) avec un ami avec qui j’entendais faire une carrière de musique pop’, sans y parvenir à l’époque, mais peut-être que maintenant je pourrais me lancer dans une carrière de pop’ star, pourquoi pas ?...

B. S. : Vous êtes donc plutôt éclectique dans vos choix

A. S. : Nous devons l’être. Pour chanter, il faut trouver les choses qui sont chantables.

B. S. : N’avez-vous pas plutôt envie de vous tourner vers des compositeurs qui écriraient pour vous ? N’avez-vous pas songé à vous tourner vers la direction d’orchestre, à l’instar par exemple de votre maître René Jacobs ?

A. S. : J’ai déjà dirigé, et cela m’intéresse. Il y a deux ans, j’ai dirigé la Passion selon saint Jean, l’Oratorio de Noël et des cantates de Johann Sebastian Bach. J’ai été invité en Pologne, par l’Arthur Rubinstein Philharmonic, qui a un grand chœur et un bel orchestre avec lesquels j’ai donné cette œuvre, j’ai aussi  dirigé l’Accademia Bizantina à Bonn dans le cadre du Festival Beethoven, l’Oratorio de Noël avec un grand orchestre à Munich. J’ai souhaiterait faire cela plus souvent, mais j’ai aussi très envie de réaliser un projet pop’. Par ailleurs, j’ai fait le disque « Wanderer » avec ma femme au piano Schubert/Brahms/Haydn/Mozart paru chez Decca.

B. S. : Pratiquez-vous le répertoire espagnol ?

A. S. : Au tout début de ma carrière, je me suis intéressé à la musique de Cristobal de Morales (1500-1553), compositeur de la Renaissance espagnole, sinon il n’y a pas un répertoire très développé pour ma voix, mais je ne l’ai pas chanté. En revanche, je chante régulièrement en Espagne, Madrid, Barcelone, Santander, Bilbao, Séville…

B. S. : Quels sont vos projets ?

Giulio Cesare à Versailles avec Cecilia Bartoli, qui est l’une des plus grandes cantatrices actuelles. C’est quelqu’un qui vit le professionnalisme pour les autres. Nous avons répété ensemble à Salzbourg avec une troupe de chanteurs magnifiques, et chacun de nous s’est arrêté de travailler pour l’écouter, elle seule, dans une répétition parce qu’elle est complètement dans ce qu’elle chante, elle est où elle chante dans le personnage qu’elle chante. C’est un événement à elle seule. Nous avons très peu de chanteuses de son acabit, sauf peut-être Véronique Gens, dans cette génération de ce niveau qui ont gardé une telle forme vocale. Je n’ai pas encore arrêté mon prochain projet de disque, peut-être les cantates italiennes ou le projet avec Christophe Coin et Edin Karamazov pour la musique élisabéthaine.

B. S. : Le répertoire Renaissance vous intéresse donc ?

A. S. : Oui, c’est la poésie, la rhétorique, dans la musique. C’est très fort, très intime, j’adore ça. J’aime la musique anglaise de cette époque-là, John Dowland et ses contemporains. Le 1er mai, j’ai donné en Hollande un concert avec un collègue contre-ténor dans un programme de duos de John Blow, Henry Purcell, de très jolies chansons élisabéthaines avec avec le luthiste Edin Karamazov, que nous avons repris à Santander et en Allemagne. Oui, j’ai heureusement encore beaucoup à faire. Tous les répertoires m’intéressent, de la fin du moyen-âge jusqu’à Arvo Pärt.

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, Hôtel Auteuil-Tour Eiffel, mercredi 24 avril 2024

1) 1 CD Naïve Records V 5474. Durée : 1h 15mn 45s. Enregistrement : 2022. DDD

 

 

 

 

 

samedi 25 mai 2024

Avec Brahms et R. Strauss, la Staatskapelle de Dresde a chanté dans son jardin sans convaincre tout à fait

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Vendredi 25 mai 2024 

Marie Jacquot, Staatskapelle Dresden. Photo : (c) Bruno Serrou

Concert de l’Orchestre de la Staatskapelle Dresden au Théâtre des Champs-Elysées dans un programme où il excelle. Son chef titulaire, Christian Thielemann, malade, était remplacé par sa consœur française Marie Jacquot, qui n’a pas eu le temps d’assouplir la fabuleuse phalange saxonne devenue touffue et pesante sous l’influence trop longue de Thielemann à sa tête. Manque de tension, d’énergie, de sens de la narration dans Don Juan et Till Eulenspiegel lustige Streiche de Richard Strauss (1864-1949), qui illustre dans ces poèmes symphoniques de grands textes littéraires, et la mythique phalange saxonne, orchestre straussien s’il en est, est pesant, contraint, univoque côté couleurs, peu sensuel, son directeur musical depuis trop longtemps, Christian Thielemann, ayant d’évidence terni son caractère brillant, bondissant, virtuose, fluide. Mêmes phénomènes dans la Symphonie IV de Johannes Brahms (1833-1897), allant se relâchant, le meilleur au début, les deux derniers mouvements paraissant sans ressorts 

Marie Jacquot, Staatskapelle Dresden. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme proposé par l’aîné des orchestres allemands était fort bien pensé, avec deux extraordinaires poèmes symphoniques du jeune Richard Strauss, son compositeur favori qui, quelques années avant de concevoir ces deux partitions, avait participé à Meiningen à la création de la dernière symphonie de Brahms sous la direction de ce dernier, auprès de Hans von Bülow, premier mari de Cosima Liszt-Wagner et ami de Brahms alors directeur de la formation qui avait choisi pour premier chef assistant son jeune et brillant confrère bavarois. La première partie du concert était vouée à deux des Tondichtung de Richard Strauss. Ces deux partitions ont été exécutées dans l’ordre chronologique. D’abord Don Juan op. 20 composé en 1888-1889 et créé à Weimar le 11 novembre 1889, un an après la rencontre de son auteur avec la soprano Pauline de Ahna, fille de général qui allait devenir en 1894 la compagne de sa vie qu’il dépeindra dans plusieurs de ses partitions. Cette œuvre d’un quart d’heure composée entre Aus Italien op. 16 et Macbeth op. 23 et qui suscita l’admiration de Hans von Bülow et de Cosima Wagner, illustre les vers de Nikolaus Lenau dont des passages sont repris en exergue du conducteur. La première partie, radieuse, dépeint le caractère du burlador, tandis que la partie centrale dominée par un somptueux solo de hautbois, est la première grande scène d’amour don Richard Strauss se délectera dans quantité de ses créations qui débouche ici sur ample crescendo sèchement interrompu par un funèbre silence personnifiant la mort du héros. Dès ces premières pages particulièrement attendues pour préjuger de l’atmosphère du concert l’on a pu mesurer combien il aura fallu à la cheffe pour obtenir l’adhésion de l’orchestre afin qu’il aille dans le sens qu’elle souhaitait, comme si les musiciens trainaient des pieds et tentaient de freiner des quatre fers. Tant et si bien que, malgré des solos de premier ordre, du premier violon au hautbois en passant par le cor, la cohésion n’était étonnamment pas parfaite, ce qui étonne de la part de cette phalange, la cheffe et l’orchestre n’allant pas tout à fait dans le même sens. 

Marie Jacquot, Staatskapelle Dresden. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans Till Eulenspiegels lustige Streiche op. 28 (Les joyeuses épopées de Till l’Espiègle)  plus virtuose, rutilant et enlevé encore que Don Juan, il est apparu clairement que l’entente chef/orchestre était loin d’être parfaite. De légers flottements dans les attaques, les couleurs straussiennes trop sombres, les tensions dramatiques des saynètes, les grincements du feu follet moqueur et l’orchestration foisonnante de ce court mais vivifiant poème symphonique se sont avérés ternes, malgré les gestes larges et énergiques de Marie Jacquot. La cheffe française n’a pas pu obtenir les textures cristallines et fluides, la transparence et le nuancier d’une subtilité incroyable mises en jeu par un Richard Strauss âgé de 25 ans. Mêmes impressions de lourdeur et de premier degré dans Till Eulenspiegels lustige Streiche op. 28 (Les joyeuses facéties de Till l'espiègle, d’après l’ancien conte flamand) qui, composé en 1894-1895 et créé le 5 novembre 1895 à Cologne, se situe entre Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) op. 24 et Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra) op. 30. Le gai luron décrit par ce rondeau qui narre ses aventures, suscite une extrême virtuosité nécessitant un très grand orchestre, ce qui est d’évidence le cas avec la Staatskapelle de Dresde. Mais Marie Jacquot dessine ici un être plus narquois et balourd qu’espiègle et vif d’esprit. Néanmoins, ces deux œuvres associées, remarquablement orchestrées par un maître en la matière, ont permis de goûter les pupitres solistes plus que les tutti de la phalange saxonne que l’on a connu plus brillants, du premier violon au timbalier en passant par les premiers alto, violoncelle, contrebasse, piccolo, flûte, hautbois, cor anglais, basson, petite clarinette, clarinette, clarinette basse, basson, contrebasson, cor, trompette, trombone, tuba, percussion.

Marie Jacquot, Staatskapelle Dresden. Photo : (c) Bruno Serrou

La Quatrième symphonie en mi mineur op. 98 composée par Johannes Brahms en 1884-1885, soit trois ans avant le Don Juan de Richard Strauss, qui participa à la création de l’œuvre de son aîné à Meiningen le 25 octobre 1885, est sans doute la plus classique de ton et de forme de tout l’œuvre orchestral de Brahms. La conception de Marie Jacquot est partie sur de bonnes bases, la cheffe tirant parti des textures à la fois souples et sombres de l’orchestre saxon, ménageant une profonde et noble nostalgie, donnant ainsi aux deux mouvements initiaux de cette ultime partition d’orchestre du compositeur une grandeur souveraine, mais le Scherzo s’est fait excessivement retenu et manquant de reliefs et de conviction, la Staatskapelle semblant traîner des pieds, laissant de côté la notion giocoso (joyeux), tandis que les trente-cinq variations de la chaconne finale n’ont pas atteint la flamme élancée attendue, la flûte solo et les cuivres respirant néanmoins large, attestant d’une maîtrise atavique du souffle et des longs phrasés brahmsiens, tandis que le timbalier donnait une résonance singulière à cet hallucinant finale auquel il a manqué ce côté haletant qui bouleverse généralement l’auditeur.

Bruno Serrou

vendredi 24 mai 2024

Fabuleux récital Arcadi Volodos pour Piano**** Philharmonie de Paris

 Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 24 mai 2024

Arcadi Volodos. Photo : (c) Bruno Serrou

Envoûtant concert Piano**** à la Philharmonie de Paris jeudi soir, avec un récital fascinant d’Arcadi Volodos dans la Sonate n° 8 de Franz Schubert, les Davidsbündlertanze op. 6 de Robert Schumann et un arrangement personnel de la Rhapsodie hongroise n° 13 de Franz Liszt, auxquels se sont ajoutés quatre brillants bis. De son toucher de magicien, il exalte un nuancier d’une intensité et d’une richesse prodigieuse, suscitant non seulement des pianissimi d’une légèreté et d’une fluidité surnaturelle, mais aussi de fortissimi puissants et somptueusement colorés.

Atcadi Volodos. Photo : (c) Bruno Serrou

Arcadi Volodos est l’un des pianistes les plus fascinants de sa génération. A 52 ans, profondément assis, épaules appuyées sur le haut du dossier d'une chaise pliante noire, le musicien pétersbourgeois s’impose toujours davantage comme un immense poète du clavier. Son jeu simple et coulant avec naturel suscite une diversité de climats qui trahit une sensibilité surnaturelle. Le programme de son récital a permis au public réuni à la Philharmonie de goûter l’impressionnante diversité de son art, sa technique d’airain au service d’une virtuosité si pure et limpide qu’elle en devient immatérielle, une expressivité à fleur de peau, un chant suprêmement épanoui, un sens de la couleur et de la nuance hors normes…

Arcadi Volodos. Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi en a-t-il été de l’ample Sonate pour piano n° 18 en sol majeur D. 894 de Franz Schubert (1798-1828) de 1826. Dédiée à son ami Josef von Spaun, l’une des rares publiées du vivant de son auteur, en 1826, sous le numéro d’opus 78, après les seizième (op. 42) et dix-septième (op. 53). Robert Schumann considérait cette grande partition en quatre mouvements déployés en une quarantaine de minutes comme « la plus parfaite des sonates de Schubert quant à l’esprit et à la forme », tandis que Franz Liszt la qualifiait de « poème virgilien ». Arcadi Volodos, dont la conception est un modèle d’unité et de chaleur tout en sollicitant une diversité de climats trahissant une sensibilité extrême, en a donné une interprétation claire, onirique, sans affectation mais portant à la méditation, sollicitant jusqu’au plus profond et dramatique les épisodes les plus tendus, pour retourner au climat détendu qui gouverne le mouvement initial que l’on retrouve dans le finale, et faisant chanter avec une délicate mélancolie, avec laquelle contraste un délicieux menuet.  

Arcadi Volodos. Photo : (c) Bruno Serrou

Le cycle de deux fois neuf pièces contant les relations de deux personnages aux caractères opposés, Florestan et Eusebius, dédié à Wolfgang von Goethe, Davidsbündlertänze op. 6 (Danses de David) de Robert Schumann (1810-1856), a été créé le 14 août 1837 - il sera donné pour la première fois en public le 15 mars 1869, à Budapest, par Johannes Brahms. L’œuvre est emplie des sentiments amoureux de Robert Schumann pour Clara Wieck, avec qui il s’était fiancé deux mois avant la première exécution et dont il cite la devise dans la première pièce. Il y évoque ses projets de mariage tout en imprégnant ses pages de contrastes saisissants où s’entremêlent intimement ombre et lumière, souffrance et bonheur, vaillance et angoisse, le conflit des deux pseudonymes que s’était attribués le compositeur, Florestan, le coureur de tempêtes exubérant et crâne, et Eusebius, le doux jeune homme qui reste modestement à l’arrière-plan gouvernant l’œuvre entière. Sous les doigts magnétiques de Volodos, les miniatures schumanniennes ont constitué autant de pages d’un journal d’images dont la narration a été si prenante que l’auditeur a eu l’impression de traverser une multitude de paysages-caractères d’une densité et d’une variété stupéfiantes, au point que le temps est rapidement apparu comme suspendu dans le halo d’un mirage, le temps et l’espace fusionnant pour se disperser soudain aux quatre vents, tant qu’il est très vite apparu impossible de s’extraire de ce moment littéralement féerique.

Arcadi Volodos. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le réveil n’a pas été trop rude, Arcadi Volodos se lançant après une courte pause de deux allers-retours plateau-scène, dans une puissante Rhapsodie hongroise n° 13 en la mineur S. 244/13 de Franz Liszt (1811-1886) publiée en 1853, la moins jouée de ses dix-neuf rhapsodie, dans un arrangement personnel qui lui a permis davantage encore que dans l’original de jouer d’une large palette sonore plus large, autant dans la partie lente du début, la section Friska qui commence sur le célèbre Allegro molto vivace du Zigeunerweisen (Sage Gitan) de Pablo de Sarasate (1844-1908) (Ketten mentünk, harman jöttünk, Nous sommes partis à deux, nous sommes revenus à trois) que dans la bourrasque virevoltante de la seconde partie, où est citée la chanson folklorique hongroise Nem, nem, nem, nem megyünk mi innen el (Non, non, non, non, nous ne sortirons pas d’ici).

Arcadi Volodos. Photo : (c) Bruno Serrou

L’enthousiasme du public a été tel au terme de chacun des trois œuvres de son programme, et son plaisir de jouer si prégnant, qu’Arcadi Volodos a offert pas moins de quatre bis, commençant par How Fair This Spot (Comme cet endroit est juste), septième des douze Romances op. 21 de Serge Rachmaninov (1873-1943), le troisième des Moments musicaux de Franz Schubert, Malagueña du compositeur cubain Ernesto Lecuona (1895-1963) et concluant sur La Sicilienne d’Antonio Vivaldi (1678-1741) dans la transcription de Johann Sebastian Bach (1685-1750).

Bruno Serrou