lundi 28 août 2017

Le pianiste allemand Aloys Kontarsky, qui a tant fait pour la musique nouvelle, est mort le 22 août 2017

Aloys Kontarsky (1931-2017). Photo : DR

Le pianiste Aloys Kontarsky est mort à l’âge de 86 ans. Dans le salon de son domicile, où étaient installés deux grands Steinway de concert, il enseignait après qu’un accident vasculaire cérébral l’ait laissé paralysé du côté droit en 1983. Si la communication n’était pas chose aisée, il pouvait exprimer sa pédagogie en produisant avec sa main gauche autant de puissance, de couleurs et de nuances que nombre de pianistes avec les deux mains. Le socle de son enseignement consistait à dire à ses élèves « Donnez tout ce que vous avez ! » Conseil qu’il s’est appliqué à lui-même dans l’ensemble de sa carrière et au-delà, à l’instar de ses contemporains britannique David Tudor et français Claude Helffer. Que ce soit l’enregistrement de la Klavierstücke X de Karlheinz Stockhausen qu’il avait créée un mois plus tôt après l’avoir travaillée en quelques jours, ou pour le répertoire classique à quatre mains (Schubert, Brahms, Debussy, Ravel, Stravinsky, Bartók) avec son frère Alfons (1932-2010), il aura représenté jusqu’à la fin de sa vie le summum du piano pour beaucoup de pianistes de plusieurs générations.

Alfons et Aloys Kontarsky. Photo : DR

Né à Iserlohn (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) le 14 mai 1931, il avait étudié le piano à la Hochschule de Cologne de 1953 à 1955 avec Else Schmitz-Gohr, nièce du grand chef d’orchestre Arthur Nikisch, et la musique de chambre avec le violoncelliste néerlandais Maurits Frank, élève de Pau Casals. Cette même année 1955, il forme un duo pour piano avec son frère Alfons, son cadet de dix-sept mois, et remporte avec lui le Premier Prix du Concours international de la Radio bavaroise, à Munich. Après s’être perfectionnés à Hambourg auprès d’Eduard Erdmann, ils deviennent rapidement célèbres à Darmstadt durant les cours d’été, par leur interprétation de la musique nouvelle. Ce qui ne les empêche pas de s’attacher au répertoire classique et romantique, enregistrant les intégrales des œuvres pour deux pianos et piano à quatre mains de Claude Debussy et Maurice Ravel. En 1960, Aloys Kontarsky est nommé professeur à Darmstadt, tout en menant une carrière de soliste. Il crée des œuvres pour piano seul et de musique de chambre, notamment avec le violoncelliste suédois Siegfried Palm, de Luciano Berio, Earl Brown, Sylvano Bussotti, Mauricio Kagel, Bruno Maderna, Karlheinz Stockhausen dont il a enregistré les onze Klavierstücke et qu’il a été le premier à donner en concert dans leur intégralité, à Darmstadt en 1966, et Bernd Alois Zimmermann. Avec son frère, il crée ou reçoit en dédicace un nombre important de partitions nouvelles de Pierre Boulez (1er livre des Structures), György Ligeti, Stockhausen, Zimmermann, etc.

La grande majorité des enregistrements d’Aloys Kontarsky en tant soliste, en duo avec Siegfried Palm, le flûtiste Severino Gazzelloni, et surtout avec son frère Alfons Kontarsky, ou aussi au sein d’un ensemble (Momente de Stockhausen) est disponible chez Deutsche Grammophon (DG).


Bruno Serrou

mercredi 9 août 2017

Avec Tristan Murail, la 20e édition du Festival Messiaen au Pays de La Meije conforte sa position de leader estival de la création musicale

La Meije en majesté. Photo : (c) Bruno Serrou, juillet 2017

La Grave (Hautes-Alpes). Festival Messiaen au Pays de La Meije. Eglise de Saint-Théoffrey (Isère), Eglise de La Grave, Eglise des Hières, Collégiale de Briançon, Eglise et Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains. Vendredi 21, samedi 22, dimanche 23, lundi 24, mardi 25, mercredi 26 et jeudi 27 juillet 2017

Le plus grand festival estival de musique contemporaine s’est achevé dimanche dernier. Il s’agit du Festival Messiaen au Pays de La Meije. Voilà vingt ans que Gaëtan Puaud voue toute son énergie à cette manifestation qu’il porte à bout de bras depuis que son projet a pris corps. Sa conviction, son entêtement, son amour pour la musique de Messiaen ont fait du festival un événement incontournable, malgré un lieu a priori inaccessible. Le seul regret de Gaëtan Puaud, ne pas avoir pu porter sur les fonts baptismaux la manifestation qu’il anime avec une passion débordante du vivant du maître dauphinois, mort voilà un quart de siècle.

Photo : (c) Bruno Serrou

« En vingt ans de festival, je ne peux qu’être fier du chemin parcouru, se félicite Gaétan Puaud. Notre public est non seulement fidèle mais il continue de s’élargir et de rajeunir, alors même que la programmation n’entend céder en rien à la facilité. » Ce qui démontre combien la création contemporaine peut être appréciée par tous les publics. Jusqu’au moins initié, grâce notamment à l’action pédagogique que Puaud ne manque pas de mener depuis plusieurs années au mois de juin auprès de huit cents enfants d’une quinzaine d’écoles des Hautes-Alpes.

Gaëtan Puaud, directeur-fondateur du Festival Messiaen au Pays de La Grave, et Jean-Pierre Sevrez, Maire de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans le petit village de La Grave et son voisinage, les auditeurs comptent autant d’autochtones que de vacanciers, mélomanes ou pas. Tous les concerts sont combles, la concentration est extrême. Le public parisien devrait en prendre de la graine… Ainsi que les édiles, qui traitent trop systématiquement par-dessus la jambe la création musicale considérée comme « prise de tête ». Gaétan Puaud est le modèle du « quand on veut, on peut », même avec des moyens limités. C’est pourquoi, aujourd’hui, prend forme plus ou moins officiellement, afin de donner une impulsion nouvelle et des moyens plus substantiels, une association avec la Maison Messiaen de Petichet dirigée dans le département et la région voisins par Bruno Messina.

Tristan Murail (né en 1947), église de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou

En vingt ans de festival, ce sont vingt-cinq œuvres qui ont été données en création, dont huit pour la seule édition 2017. Depuis 2010 avec Pierre Boulez, La Grave accueille en résidence un compositeur. Cette fois, il s’est agi de Tristan Murail (né en 1947), l’un des initiateurs du mouvement spectral avec Gérard Grisey et Michaël Levinas, trois élèves d’Olivier Messiaen (1908-1992). « Nous avons voulu marquer le soixante-dixième anniversaire de cet immense artiste, s’enthousiasmait Puaud. La musique de Tristan Murail est d’une profondeur, d’une sensibilité hors du commun. Nous avons choisi, ensemble, lui et moi, des pièces qui permettent de suivre son évolution de créateur dans toute sa diversité, tandis que sa pensée et son inspiration sont analysées par six compositeurs et musicologues venus d’Europe et des Etats-Unis dans le cadre d’un colloque international qui fera l’objet d’une publication (1). » Il suffisait d’un seul regard pour constater que Tristan Murail était particulièrement touché par l’accueil amical des organisateurs du festival et du public. « C’est la première fois que j’ai la chance de pouvoir écouter en moins de dix jours autant de mes pièces. Ce qui s’avère extrêmement important, car je peux ainsi les mettre en perspective et les éclairer à travers des partitions de mes confrères, aînés et cadets. Ce que je fais rarement, vivant et travaillant loin de Paris et des bruits des villes. » Tristan Murail a participé et présenté ses œuvres à chaque début de concert avec spontanéité et simplicité, à l’instar de ses confrères présents à La Grave.

Roger Muraro en l'église de Saint-Théoffrey. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est en l’église de Saint-Théoffrey, lieu de villégiature d’Olivier Messiaen sur les rives du lac de Petichet face à la demeure et à la tombe du maître, qu’a préludé sous des trombes d’eau le Festival Olivier Messiaen 2017 avec deux récitals successifs, l’un de l’altiste Christophe Desjardins, le second du pianiste Roger Muraro, à l’invitation de la Maison Messiaen.

Jean-Luc Hervé, Tristan Murail, Daniel Kawka, Ensemble Orchestral Contemporain en l'église de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou

Le lendemain, retour à La Grave, en l’église du village face à La Meije, avec l'Ensemble Orchestral Contemporain dirigé par Daniel Kawka pour une impressionnante création de Jean-Luc Hervé, A l’air libre pour onze instruments et sons de synthèse, précédée de la superbe évocation du désert par Tristan Murail dans l’Esprit des dunes (1994) pour onze instruments et sons de synthèse « à la mémoire de Giacinto Scelsi et Salvador Dali ».
Bastien David et Marie Ythier en l'église des Hières. Photo :(c) Bruno Serrou

Dans l’après-midi, la fort talentueuse violoncelliste Marie Ythier, au jeu supérieurement maîtrisé et qui excelle autant dans le répertoire que dans la création contemporaine, domaine dans lequel elle est particulièrement en gagée, a donné en l’église des Hières une création du jeune Bastien David, commande du festival, en fin de récital ouvert par les Attracteurs étranges de Murail suivis des Trois Strophes sur le nom de Paul Sacher d’Henri Dutilleux (1916-2013), des moins courus Voyages de Giacinto Scelsi (1905-1988) et, surtout, par le splendide Curve with Plateaux de Jonathan Harvey (1939-2012).

Wilhelm Latchoumia, Jean-François Heisser et l'Orchestre Poitou-Charentes Collégiale de Briançon. Photo : (c) Bruno Serrou

Le 23 juillet, la Collégiale de Briançon était emplie du grandiose Des Canyons aux Etoiles de Messiaen interprété par un extraordinaire Wilhelm Latchoumia, qui remplaçait au piano au pied levé Jean-Frédéric Neuburger, et un Orchestre Poitou-Charentes dynamisé par leur directeur musical Jean-François Heisser, qui connaît parfaitement cette œuvre de Messiaen.

Ensemble Musicatreize, Roland Heyrabedian, Alberto Posadas en l'église de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou

Messiaen dont les Cinq Rechants pour douze voix mixtes composés en 1949 introduisaient en l’église de La Grave le concert de l’ensemble Musicatreize dirigé par son fondateur, Roland Hayrabedian qui avaient donné cette même œuvre lors de la première édition du festival en 1998. Les Chants de l’Amour pour douze voix synthétisées par ordinateur, vaste cycle bouleversant de Gérard Grisey (1946-1998), qui use dans cette partition conçue en 1982-1984  et dédiée à « tous les amants de la terre » de vingt-deux langues ainsi que de phonèmes sur lesquelles s’appuient une musique singulièrement expressive. A l’instar de l’impressionnant Voces Nómada (Voix nomades) pour douze voix et électronique, commande du festival en association avec l’IRCAM et Musicatreize créée dans le cadre de ManiFeste en juin dernier, dans laquelle Alberto Posadas (né en 1967) explore le concept de nomadisme sur les trois degrés de sa signification, en s’appuyant sur un texte du compositeur, l’ensemble se présentant comme un hommage à Tomas Luis de Victoria à travers l’un de ses motets dont il s’est inspiré (voir https://brunoserrou.blogspot.fr/2017/06/alberto-posadas-entretien-avec-le.html). Cette œuvre puissante, bouleversante et envoûtante, joue sur la résonnance des voix et leur hybridation à travers l’électronique en temps réel que l’acoustique sèche de l’église de La Grave éclaire dans toute sa richesse.

François Dumont et Tristan Murail. Photo : (c) Bruno Serrou

Après une grandiose interprétation d’Harawi (Chant d’Amour et de Mort pour grand soprano et piano) de Messiaen par Catherine Hunold, à la voix onctueuse et chaude, dialoguant en parfaite connivence avec la pianiste Anne Le Bozec, l’église de La Grave a brui des sonorités pleines fruitées du piano de François Dumont qui a choisi de commencer son récital sur Les Travaux et les Jours, titre puisé chez Hésiode, pièce dans laquelle Murail joue sur la résonnance et sur la forme où neuf pièces indépendantes sont intimement enlacées. Dumont a judicieusement mis en regard les liens qui unissent Liszt, Ravel et Murail, la résonance, la forme et la poésie, commençant avec Miroirs de Ravel et concluant sur deux pages extraites des Années de pèlerinage, Les Jeux d’eau dans la villa d’Este et Les cloches de Genève, rendant ainsi claire la filiation Liszt-Ravel-Murail.

Franck Bedrossian, Gaëtan Puaud, Tristan Murail église de Monêtier-les-Bains. Photo : (c) Bruno Serrou

A Monêtier-les-Bains, le premier des deux concerts, celui de l’église, a constitué un véritable sommet du festival 2017. Le Quatuor Diotima a donné deux créations françaises mettant en regard deux conceptions du son successives et distinctes, l’univers spectral de Tristan Murail et le saturé de Franck Bedrossian (né en 1971). Tout d’abord le sublime premier quatuor à cordes de Murail, « Sogni, ombre et fumi » (Songes, ombre et fumées), titre tiré du Sonnet 123 de Pétrarque extrait du deuxième livre des Années de pèlerinage de Franz Liszt, l’un des compositeurs dont Murail se reconnaît proche. Composée en 2016, cette œuvre d’une demi-heure est une quête de la grande forme enchâssant dans la continuité les mouvements conventionnels se plaçant dans la tradition du quatuor d’archets tout en se présentant sous la forme d’un poème « symphonique » à l’exemple de la Suite lyrique d’Alban Berg, en plus douloureusement mélancolique encore. Une grande partition d’une beauté suprême et singulièrement touchante.

Quatuor Diotima, Pascal Contet, Franck Bedrossian en l'église de Monêtier-les-Bains. Photo : (c) Bruno Serrou

Composé en 2015, créé à Witten le 24 avril 2016 par les mêmes interprètes qu’à Monêtier-les-Bains, Pascal Contet et le Quatuor Diotima, I lost a world the other day pour accordéon et quatuor à cordes de Franck Bedrossian, qui puise dans l’univers d’Emily Dickinson qui hante depuis toujours le compositeur. La fracturation et la saturation fusionnent de façon magistrale, sans jamais perturber l’audition, et à l’instar de Pascal Contet, qui déclarait à la fin de l’exécution, découvrir à chaque reprise de l’œuvre de nouvelles possibilités de jeu, l’auditeur eut apprécié une reprise de ces onze minutes d’une densité extrême. En fin de programme, les Diotima ont donné une lecture magistrale du Quatuor à cordes en fa majeur de Maurice Ravel.

Classe DAI du CNSMDP, Bruno Mantovani Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains. Photo : (c) Bruno Serrou

Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains, les élèves de la classe d’interprétation de la musique contemporaine de Hae-Sun Kang, violoniste de l’Ensemble Intercontemporain, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, ont donné sous la direction du directeur de l’établissement, Bruno Mantovani (2), ont donné deux œuvres pour deux pianos et percussion, la Sonate de Béla Bartók et Travel Notes (Notes de voyage) de Murail créé le 14 juillet 2005 à New York. Après une étincelante exécution du modèle bartokien par les quatre brillants élèves du CNSMD, Mantovani a dirigé l’œuvre de Murail déjà donnée sans chef en 2015 en ce même lieu. Murail, qui était présent pour les deux occasions, s’est avéré plus satisfait de cette seconde réalisation, reconnaissant que la présence d’un chef d’orchestre est nécessaire. La seconde partie du concert était entièrement consacrée au chef-d’œuvre de Pierre Boulez (1925-2016), sur Incises pour trois pianos, trois harpes et trois percussionnistes (1994-2001). En 2010, déjà sous la direction de Mantovani et en présence de Boulez, le Festival Messiaen l’avait programmé dans cette même salle de Monêtier-les-Bains. Le compositeur avait ensuite offert un exemplaire dédicacé de la partition à Gaëtan Puaud, qui garde un souvenir ému de cet instant privilégié. Le plateau trop étroit et trop haut a contraint à resserrer les effectifs et à placer trop en avant la première harpe et le troisième piano, tandis que les trois percussionnistes étaient cachés par les pianos, à l’exception de leurs pieds. Ce qui a ajouté en présence des harpes, et surtout le travail des pédales, mais défaites de leur résonance, écrasées par les pianos, tandis que la percussion a ajouté en mystère et en fondu.

Tristan Murail et Bruno Serrou durant le colloque de La Meije Tristan Murail/Olivier Messiaen. Photo : (c) Véronique Lentieul 

La « Nuit Magique de l’Electronique » organisée en l’église de La Grave a permis de retrouver le talent d’ondiste de Tristan Murail célébré par son professeur Jeanne Loriod, sœur d’Yvonne Loriod et belle-sœur d’Olivier Messiaen. Murail s’était attaché à cet instrument électronique afin d’élargir son champ sonore et sa quête du son inouï. En première partie de soirée, Murail a joué son propre Mach 2,5 pour deux ondes Martenot avec Nathalie Forget et qu’il avait créé en février 1972 Salle Cortot avec Françoise Pellié. Nathalie Forget a ensuite interprété deux autres pièces de Murail pour ondes, Tigres de verre pour ondes Martenot et piano (1974) et La Conquête de l’Antarctique (1982).

Nathalie Forget et Tristan Murail (ondes Martenot). Photo : (c) Bruno Serrou

Autre partition de Murail ce même soir, le joyau pur qu’est Winter Fragments pour cinq instruments (flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano) et sons de synthèse (clavier Midi, ordinateur) créé à Annecy le 18 novembre 2000 par l’Ensemble les Temps Modernes, qui me semble-t-il l’avait déjà donné à La Grave en 2001. Cette pièce magistrale et particulièrement touchante est un hommage à Gérard Grisey, compagnon de route de Murail mort soudainement en novembre 1998. Les sons de synthèse, gérés par le logiciel Max né à l’IRCAM et stockés dans un disque dur d’ordinateur sont déclenchés depuis un clavier de commande. De nombreuses verticalités dans l’écriture, précise le compositeur, demandent une synchronisation parfaite entre les deux claviers, ce qui justifie la présence d’un chef malgré l’effectif réduit. Cette œuvre qui se fonde sur le court motif du Prologue pour alto des Espaces acoustiques de Grisey, qui renvoie à la peinture de Bruegel, exhale un froid hivernal, les craquements du bois mort, l’alternance de silences et de cris qui, à l’instar de La petite fille aux allumettes de Helmut Lachenmann (né en 1935), pénètre la chair et l’âme de l’auditeur.

Eglise de La Grave, le soir de la "Nuit Magique de l'Electronique". Photo : (c) Bruno Serrou

Les jeunes musiciens du CNSMDP dirigés par Bruno Mantovani en ont offert une lecture précise et sensible. Donnée en création mondiale A chamber to be haunted (Une chambre pour être hanté) pour deux violons de Bedrossian, a réuni Hae-Sun Kang et l’une de ses jeunes élèves, Aya Kono. Cette pièce est elle aussi inspirée par d’Emily Dickinson, cette fois d’un vers de l’un de ses poèmes, « On n’a pas besoin d’une chambre pour être hanté ». Le compositeur joue ici sur l’idée de fantôme, de double, de différence, instaurant dialogues et affrontement entre les deux violons qui se tiennent à distance respectueuse sur le plateau, et de gestes violents et tendus de l’archet, et scordatura du premier violon, ce qui  suscite une authentique dramaturgie.

Bruno Serrou

1) Aux Editions Lemoine. 2) Bruno Mantovani sera l’invité central de l’édition 2018 du Festival Messiaen au Pays de La Meije. 

lundi 7 août 2017

Walter Levin, fondateur du LaSalle Quartet, est mort à Chicago. Il avait 92 ans

Walter Levin (1924-2017). Photo : DR

Violoniste virtuose américain né à Berlin le 6 décembre 1924, Walter Levin est mort à Chicago dimanche 6 août à l’âge de 92 ans. Son héritage est immense, comme l’écrit Franck Chevalier, altiste du Quatuor Diotima qui a annoncé hier la triste nouvelle.  

Walter Levin (1924-2017). Photo : DR

Walter Levin était le premier violon du célèbre LaSalle Quartet qu’il avait fondé en 1946 et qui s’était dissout en 1988 après un demi-siècle d’activité. Connu pour ses interprétations des quatuors de la Seconde Ecole de Vienne, Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, ainsi que du maître du premier, Alexander Zemlinsky, les LaSalle se sont également imposés par leur lecture pénétrante des derniers quatuors de Beethoven. Levin était aussi un professeur de réputation mondiale. Les plus grands quatuors à cordes internationaux ont été ses élèves, parmi lesquels l’Alban Berg Quartet, l’Arditti Quartet, les Quatuors Artis, Pražák, Vogler, ainsi que la musique de chambre à des musiciens comme le pianiste chef d’orchestre James Levine, le pianiste Stefan Litwin et le violoniste Christian Tetzlaff. Levin a enseigné pendant trente-trois ans à l’Université de Cincinnati, où le LaSalle Quartet était en résidence, ainsi qu’au Steans Institute du Festival Ravinia de Chicago, à l’Académie de Musique de Bâle, ainsi qu’à celle de Lübeck, et dispensait de nombreuses masterclasses, notamment à l’Académie ProQuartet de Paris fondée par Georges Zeizel.

Walter Levin enfant. Photo : DR

Né à Berlin en 1924, il a commencé le violon à l’âge de 4 ans, et devint à 5 ans l’élève de Jürgin Ronis, disciple de Carl Flesh. A 13 ans, il se voit offrir la totalité de la littérature pour quatuor d’archets, de Purcell à Schönberg, ce qui le conduit à vouloir s’attacher au genre sa vie entière. Mais ses parents, mélomanes, l’emmènent aux concerts et récitals des grands musiciens qui se produisent à Berlin, ainsi qu’à l’Opéra. C’est le chant, opéra et lieder, qui l’intéresse le plus. Après la prise de pouvoir par les nazis, ses parents l’inscrivent à l’Ecole Sioniste Theodor Herzl, où il a parmi ses professeurs le musicologue Willi Apel. En décembre 1938, il émigre avec ses parents en Palestine. Il y rencontre le violoniste Bronislaw Huberman et, surtout, le chef d’orchestre Hermann Scherchen, qui lui fait découvrir la musique d’Arnold Schönberg. A Tel-Aviv, il fonde son premier quatuor à cordes ainsi qu’un orchestre de jeunes.

Walter Levin. Photo : DR

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, il se rend aux Etats-Unis, et entre à la Juilliard School de New York en février 1946. Elève d’Ivan Galamian, il le suit à la Meadowmount School of Music jusqu’en 1953. Cette même année 1946, avec l’autorisation du directeur de la Juilliard School, William Schuman, il fonde son deuxième Quatuor à cordes, qui étudie avec la Juilliard Quartet nouvellement fondé et qui prendra bientôt le nom LaSalle Quartet. En septembre 1948, il rencontre Henry Meyer tout juste arrivé de France après avoir survécu aux camps de concentration et qui rejoint le quatuor de Levin dont il devient le second violon jusqu’à la dissolution du LaSalle Quartet.

Une masterclass de Walter Levin. Photo : DR

Levin et son LaSalle Quartet obtiennent leur diplôme de la Juilliard School en 1949. Durant l’été, Levin et Meyer sont rejoints par Peter Kamnitzer, qui  sera l’altiste des LaSalle jusqu’en 1988. En septembre 1949, ils sont mis en résidence au Colorado College de Colorado Springs. Quatre ans plus tard, ils sont appelés comme résidents par le Cincinnati College of Music de l’Université de Cincinnati. En 1955, Jack Kirstein devient leur violoncelliste pour les vingt années suivantes et qui sera remplacé en 1975 par Lee Fiser, élève de Lynn Harrell.

LaSalle Quartet à Cincinnati. Photo : DR

En 1954, les LaSalle font leur première tournée européenne, et participent aux Cours d’été de Darmstadt. Suit une série de commandes à des compositeurs comme György Ligeti, Witold Lutoslawski, Luigi Nono, Krzysztof Penderecki, Henri Pousseur… Leur réputation grandissante conduit en 1971 le label Deutsche Grammophon à signer avec eux un contrat d’exclusivité. Naîtront ainsi l’intégrale des quatuors à cordes de la « Trinité viennoise » (Schönberg, Berg, Webern), ainsi que celle de Zemlinsky qui contribuera à la révélation internationale de ce compositeur juif autrichien mort à New York dans l’anonymat en 1942.

Walter Levin (1924-2017) dispensant un cours. Photo : DR

Tout au long de sa vie, Levin se sera consacré à l’enseignement. Cela dès ses années en Palestine, et même ses quatre années d’études à la Juilliard School. Il est aussi à l’origine des séries de concerts pour jeunes donnés par le LaSalle Quartet, formant les enfants des écoles élémentaires aux arcanes du quatuor à cordes. Après la dissolution du Quatuor LaSalle en 1988, Walter Levin choisit de continuer à enseigner l’art du quatuor au Steans Institute de Ravinia, à l’Académie de Musique de Bâle, à l’Académie de Musique de Lübeck et à ProQuartet à Paris. Parmi ces Quatuors, les Amaryllis, Arco, Ardeo, Ariel, Arpeggione, Artemis, Basler, Benaïm, Bennewitz, Casals, Castagneri, Debussy, Gémeaux, Kuss, Minguet, Pavel Haas, Pellegrini, Viktor Ullmann, Zemlinsky...


Parmi les enregistrements du LaSalle Quartet, tous ont une valeur inestimable. A commencer bien sûr par le coffret de 4CD consacré à la Seconde Ecole de Vienne, le coffret de 2CD des quatuors de Zemlinsky, le Trio à cordes et le Quintette pour piano et cordes de Webern, la Nuit transfigurée et l’Ode à Napoléon de Schönberg, le Quatuor n° 2 de Ligeti, le CD Lutoslawski/Penderecki/Cage/Mayuzumi, les deux Quatuors de Brahms couplés avec celui d’Hugo Wolf, les derniers quatuors de Beethoven, Fragmente-Stille an Diotima de Nono, le tout chez DG. A lire, The LaSalle Quartet, Conversations with Walter Levin de Robert Spruytenburg (Edition The Boydell Press).


Bruno Serrou