La Meije en majesté. Photo : (c) Bruno Serrou, juillet 2017
La Grave (Hautes-Alpes). Festival Messiaen au Pays de La Meije. Eglise
de Saint-Théoffrey (Isère), Eglise de La Grave, Eglise des Hières, Collégiale
de Briançon, Eglise et Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains. Vendredi 21, samedi
22, dimanche 23, lundi 24, mardi 25, mercredi 26 et jeudi 27 juillet 2017
Le plus grand festival estival de
musique contemporaine s’est achevé dimanche dernier. Il s’agit du Festival
Messiaen au Pays de La Meije. Voilà vingt ans que Gaëtan Puaud voue toute son
énergie à cette manifestation qu’il porte à bout de bras depuis que son projet
a pris corps. Sa conviction, son entêtement, son amour pour la musique de
Messiaen ont fait du festival un événement incontournable, malgré un lieu a
priori inaccessible. Le seul regret de Gaëtan Puaud, ne pas avoir pu porter sur
les fonts baptismaux la manifestation qu’il anime avec une passion débordante
du vivant du maître dauphinois, mort voilà un quart de siècle.
Photo : (c) Bruno Serrou
« En vingt ans de festival,
je ne peux qu’être fier du chemin parcouru, se félicite Gaétan Puaud. Notre
public est non seulement fidèle mais il continue de s’élargir et de rajeunir,
alors même que la programmation n’entend céder en rien à la facilité. » Ce
qui démontre combien la création contemporaine peut être appréciée par tous les
publics. Jusqu’au moins initié, grâce notamment à l’action pédagogique que
Puaud ne manque pas de mener depuis plusieurs années au mois de juin auprès de
huit cents enfants d’une quinzaine d’écoles des Hautes-Alpes.
Gaëtan Puaud, directeur-fondateur du Festival Messiaen au Pays de La Grave, et Jean-Pierre Sevrez, Maire de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou
Dans le petit
village de La Grave et son voisinage, les auditeurs comptent autant
d’autochtones que de vacanciers, mélomanes ou pas. Tous les concerts sont
combles, la concentration est extrême. Le public parisien devrait en prendre de
la graine… Ainsi que les édiles, qui traitent trop systématiquement par-dessus
la jambe la création musicale considérée comme « prise de tête ».
Gaétan Puaud est le modèle du « quand on veut, on peut », même avec
des moyens limités. C’est pourquoi, aujourd’hui, prend forme plus ou moins
officiellement, afin de donner une impulsion nouvelle et des moyens plus
substantiels, une association avec la Maison Messiaen de Petichet dirigée dans
le département et la région voisins par Bruno Messina.
Tristan Murail (né en 1947), église de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou
En vingt ans de festival, ce sont
vingt-cinq œuvres qui ont été données en création, dont huit pour la seule
édition 2017. Depuis 2010 avec Pierre Boulez, La Grave accueille en résidence
un compositeur. Cette fois, il s’est agi de Tristan Murail (né en 1947), l’un
des initiateurs du mouvement spectral avec Gérard Grisey et Michaël Levinas,
trois élèves d’Olivier Messiaen (1908-1992). « Nous avons voulu marquer le
soixante-dixième anniversaire de cet immense artiste, s’enthousiasmait Puaud.
La musique de Tristan Murail est d’une profondeur, d’une sensibilité hors du
commun. Nous avons choisi, ensemble, lui et moi, des pièces qui permettent de
suivre son évolution de créateur dans toute sa diversité, tandis que sa pensée
et son inspiration sont analysées par six compositeurs et musicologues venus
d’Europe et des Etats-Unis dans le cadre d’un colloque international qui fera
l’objet d’une publication (1). » Il suffisait d’un seul regard pour
constater que Tristan Murail était particulièrement touché par l’accueil amical
des organisateurs du festival et du public. « C’est la première fois que
j’ai la chance de pouvoir écouter en moins de dix jours autant de mes pièces. Ce
qui s’avère extrêmement important, car je peux ainsi les mettre en perspective
et les éclairer à travers des partitions de mes confrères, aînés et cadets. Ce
que je fais rarement, vivant et travaillant loin de Paris et des bruits des
villes. » Tristan Murail a participé et présenté ses œuvres à chaque début
de concert avec spontanéité et simplicité, à l’instar de ses confrères présents
à La Grave.
Roger Muraro en l'église de Saint-Théoffrey. Photo : (c) Bruno Serrou
C’est en l’église de
Saint-Théoffrey, lieu de villégiature d’Olivier Messiaen sur les rives du lac
de Petichet face à la demeure et à la tombe du maître, qu’a préludé sous des
trombes d’eau le Festival Olivier Messiaen 2017 avec deux récitals successifs,
l’un de l’altiste Christophe Desjardins, le second du pianiste Roger Muraro, à
l’invitation de la Maison Messiaen.
Jean-Luc Hervé, Tristan Murail, Daniel Kawka, Ensemble Orchestral Contemporain en l'église de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou
Le lendemain, retour à La Grave, en
l’église du village face à La Meije, avec l'Ensemble Orchestral Contemporain dirigé par Daniel Kawka pour une impressionnante création de
Jean-Luc Hervé,
A l’air libre pour
onze instruments et sons de synthèse, précédée de la superbe évocation du
désert par Tristan Murail dans
l’Esprit
des dunes (1994) pour onze instruments et sons de synthèse « à la
mémoire de Giacinto Scelsi et Salvador Dali ».
Bastien David et Marie Ythier en l'église des Hières. Photo :(c) Bruno Serrou
Dans l’après-midi, la fort talentueuse
violoncelliste Marie Ythier, au jeu supérieurement maîtrisé et qui excelle
autant dans le répertoire que dans la création contemporaine, domaine dans
lequel elle est particulièrement en gagée, a donné en l’église des Hières une
création du jeune Bastien David, commande du festival, en fin de récital ouvert
par les
Attracteurs étranges de
Murail suivis des
Trois Strophes sur le
nom de Paul Sacher d’Henri Dutilleux (1916-2013), des moins courus
Voyages de Giacinto Scelsi (1905-1988) et,
surtout, par le splendide
Curve with
Plateaux de Jonathan Harvey (1939-2012).
Wilhelm Latchoumia, Jean-François Heisser et l'Orchestre Poitou-Charentes Collégiale de Briançon. Photo : (c) Bruno Serrou
Le 23 juillet, la Collégiale de
Briançon était emplie du grandiose
Des
Canyons aux Etoiles de Messiaen interprété par un extraordinaire Wilhelm
Latchoumia, qui remplaçait au piano au pied levé Jean-Frédéric Neuburger, et un
Orchestre Poitou-Charentes dynamisé par leur directeur musical Jean-François
Heisser, qui connaît parfaitement cette œuvre de Messiaen.
Ensemble Musicatreize, Roland Heyrabedian, Alberto Posadas en l'église de La Grave. Photo : (c) Bruno Serrou
Messiaen dont les
Cinq Rechants pour douze voix mixtes composés
en 1949 introduisaient en l’église de La Grave le concert de l’ensemble
Musicatreize dirigé par son fondateur, Roland Hayrabedian qui avaient donné
cette même œuvre lors de la première édition du festival en 1998.
Les Chants de l’Amour pour douze voix
synthétisées par ordinateur, vaste cycle bouleversant de Gérard Grisey (1946-1998),
qui use dans cette partition conçue en 1982-1984 et dédiée à « tous les amants de la terre »
de vingt-deux langues ainsi que de phonèmes sur lesquelles s’appuient une
musique singulièrement expressive. A l’instar de l’impressionnant
Voces Nómada (
Voix nomades)
pour douze voix et électronique, commande du festival en association avec
l’IRCAM et Musicatreize créée dans le cadre de ManiFeste en juin dernier, dans
laquelle Alberto Posadas (né en 1967) explore le concept de nomadisme sur les
trois degrés de sa signification, en s’appuyant sur un texte du compositeur,
l’ensemble se présentant comme un hommage à Tomas Luis de Victoria à travers
l’un de ses motets dont il s’est inspiré (voir
https://brunoserrou.blogspot.fr/2017/06/alberto-posadas-entretien-avec-le.html).
Cette œuvre puissante, bouleversante et envoûtante, joue sur la résonnance des
voix et leur hybridation à travers l’électronique en temps réel que l’acoustique
sèche de l’église de La Grave éclaire dans toute sa richesse.
François Dumont et Tristan Murail. Photo : (c) Bruno Serrou
Après une grandiose
interprétation d’
Harawi (
Chant d’Amour et de Mort pour grand
soprano et piano) de Messiaen par Catherine Hunold, à la voix onctueuse et
chaude, dialoguant en parfaite connivence avec la pianiste Anne Le Bozec,
l’église de La Grave a brui des sonorités pleines fruitées du piano de François
Dumont qui a choisi de commencer son récital sur
Les Travaux et les Jours, titre puisé chez Hésiode, pièce dans
laquelle Murail joue sur la résonnance et sur la forme où neuf pièces
indépendantes sont intimement enlacées. Dumont a judicieusement mis en regard les
liens qui unissent Liszt, Ravel et Murail, la résonance, la forme et la poésie,
commençant avec
Miroirs de Ravel et
concluant sur deux pages extraites des
Années
de pèlerinage,
Les Jeux d’eau dans la
villa d’Este et
Les cloches de Genève,
rendant ainsi claire la filiation Liszt-Ravel-Murail.
Franck Bedrossian, Gaëtan Puaud, Tristan Murail église de Monêtier-les-Bains. Photo : (c) Bruno Serrou
A Monêtier-les-Bains, le premier
des deux concerts, celui de l’église, a constitué un véritable sommet du
festival 2017. Le Quatuor Diotima a donné deux créations françaises mettant en
regard deux conceptions du son successives et distinctes, l’univers spectral de
Tristan Murail et le saturé de Franck Bedrossian (né en 1971). Tout d’abord le
sublime premier quatuor à cordes de Murail,
« Sogni,
ombre et fumi » (
Songes, ombre
et fumées), titre tiré du
Sonnet 123 de
Pétrarque extrait du deuxième livre des
Années
de pèlerinage de Franz Liszt, l’un des compositeurs dont Murail se
reconnaît proche. Composée en 2016, cette œuvre d’une demi-heure est une quête
de la grande forme enchâssant dans la continuité les mouvements conventionnels se
plaçant dans la tradition du quatuor d’archets tout en se présentant sous
la forme d’un poème « symphonique » à l’exemple de la
Suite lyrique d’Alban Berg, en plus douloureusement
mélancolique encore. Une grande partition d’une beauté suprême et
singulièrement touchante.
Quatuor Diotima, Pascal Contet, Franck Bedrossian en l'église de Monêtier-les-Bains. Photo : (c) Bruno Serrou
Composé en 2015, créé à Witten le 24 avril 2016 par les
mêmes interprètes qu’à Monêtier-les-Bains, Pascal Contet et le Quatuor Diotima,
I lost a world the other day pour
accordéon et quatuor à cordes de Franck Bedrossian, qui puise dans l’univers d’Emily
Dickinson qui hante depuis toujours le compositeur. La fracturation et la
saturation fusionnent de façon magistrale, sans jamais perturber l’audition, et
à l’instar de Pascal Contet, qui déclarait à la fin de l’exécution, découvrir à
chaque reprise de l’œuvre de nouvelles possibilités de jeu, l’auditeur eut
apprécié une reprise de ces onze minutes d’une densité extrême. En fin de
programme, les Diotima ont donné une lecture magistrale du Quatuor à cordes en
fa majeur de Maurice Ravel.
Classe DAI du CNSMDP, Bruno Mantovani Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains. Photo : (c) Bruno Serrou
Salle du Dôme de
Monêtier-les-Bains, les élèves de la classe d’interprétation de la musique
contemporaine de Hae-Sun Kang, violoniste de l’Ensemble Intercontemporain, au
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, ont donné sous
la direction du directeur de l’établissement, Bruno Mantovani (2), ont donné deux
œuvres pour deux pianos et percussion, la Sonate
de Béla Bartók et Travel Notes (Notes de voyage) de Murail créé le 14
juillet 2005 à New York. Après une étincelante exécution du modèle bartokien
par les quatre brillants élèves du CNSMD, Mantovani a dirigé l’œuvre de Murail
déjà donnée sans chef en 2015 en ce même lieu. Murail, qui était présent pour
les deux occasions, s’est avéré plus satisfait de cette seconde réalisation,
reconnaissant que la présence d’un chef d’orchestre est nécessaire. La seconde
partie du concert était entièrement consacrée au chef-d’œuvre de Pierre Boulez
(1925-2016), sur Incises pour trois
pianos, trois harpes et trois percussionnistes (1994-2001). En 2010, déjà sous
la direction de Mantovani et en présence de Boulez, le Festival Messiaen l’avait
programmé dans cette même salle de Monêtier-les-Bains. Le compositeur avait
ensuite offert un exemplaire dédicacé de la partition à Gaëtan Puaud, qui garde
un souvenir ému de cet instant privilégié. Le plateau trop étroit et trop haut a
contraint à resserrer les effectifs et à placer trop en avant la première harpe
et le troisième piano, tandis que les trois percussionnistes étaient cachés par
les pianos, à l’exception de leurs pieds. Ce qui a ajouté en présence des
harpes, et surtout le travail des pédales, mais défaites de leur résonance,
écrasées par les pianos, tandis que la percussion a ajouté en mystère et en
fondu.
Tristan Murail et Bruno Serrou durant le colloque de La Meije Tristan Murail/Olivier Messiaen. Photo : (c) Véronique Lentieul
La « Nuit Magique de l’Electronique »
organisée en l’église de La Grave a permis de retrouver le talent d’ondiste de Tristan
Murail célébré par son professeur Jeanne Loriod, sœur d’Yvonne Loriod et belle-sœur
d’Olivier Messiaen. Murail s’était attaché à cet instrument électronique afin d’élargir
son champ sonore et sa quête du son inouï. En première partie de soirée, Murail
a joué son propre
Mach 2,5 pour deux
ondes Martenot avec Nathalie Forget et qu’il avait créé en février 1972 Salle
Cortot avec Françoise Pellié. Nathalie Forget a ensuite interprété deux autres
pièces de Murail pour ondes,
Tigres de
verre pour ondes Martenot et piano (1974) et
La Conquête de l’Antarctique (1982).
Nathalie Forget et Tristan Murail (ondes Martenot). Photo : (c) Bruno Serrou
Autre partition de Murail ce
même soir, le joyau pur qu’est
Winter
Fragments pour cinq instruments (flûte, clarinette, violon, violoncelle,
piano) et sons de synthèse (clavier Midi, ordinateur) créé à Annecy le 18
novembre 2000 par l’Ensemble les Temps Modernes, qui me semble-t-il l’avait
déjà donné à La Grave en 2001. Cette pièce magistrale et particulièrement
touchante est un hommage à Gérard Grisey, compagnon de route de Murail mort
soudainement en novembre 1998. Les sons de synthèse, gérés par le logiciel Max né
à l’IRCAM et stockés dans un disque dur d’ordinateur sont déclenchés depuis un
clavier de commande. De nombreuses verticalités dans l’écriture, précise le
compositeur, demandent une synchronisation parfaite entre les deux claviers, ce
qui justifie la présence d’un chef malgré l’effectif réduit. Cette œuvre qui se
fonde sur le court motif du
Prologue
pour alto des
Espaces acoustiques de
Grisey, qui renvoie à la peinture de Bruegel, exhale un froid hivernal, les
craquements du bois mort, l’alternance de silences et de cris qui, à l’instar
de
La petite fille aux allumettes de
Helmut Lachenmann (né en 1935), pénètre la chair et l’âme de l’auditeur.
Eglise de La Grave, le soir de la "Nuit Magique de l'Electronique". Photo : (c) Bruno Serrou
Les
jeunes musiciens du CNSMDP dirigés par Bruno Mantovani en ont offert une
lecture précise et sensible. Donnée en création mondiale
A chamber to be haunted (
Une
chambre pour être hanté) pour deux violons de Bedrossian, a réuni Hae-Sun
Kang et l’une de ses jeunes élèves, Aya Kono. Cette pièce est elle aussi
inspirée par d’Emily Dickinson, cette fois d’un vers de l’un de ses poèmes,
« On n’a pas besoin d’une chambre pour
être hanté ». Le compositeur joue ici sur l’idée de fantôme, de
double, de différence, instaurant dialogues et affrontement entre les deux violons
qui se tiennent à distance respectueuse sur le plateau, et de gestes violents
et tendus de l’archet, et
scordatura
du premier violon, ce qui suscite une authentique
dramaturgie.
Bruno Serrou
1) Aux Editions Lemoine. 2) Bruno
Mantovani sera l’invité central de l’édition 2018 du Festival Messiaen au Pays
de La Meije.