Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Dimanche 28 janvier 2024
Soirée coup de poing ce dimanche, de celles dont on ne se remet pas, une
exceptionnelle exécution de l’un des cinq immenses chefs-d’œuvre de l’opéra du
XXe siècle, Die Soldaten (1957-1965) de Bernd Aloïs
Zimmermann (1918-1970) a été offerte par la Philharmonie de Paris, salle
extraordinaire pour un ouvrage d’une telle dimension alliant force tellurique
et magie sonore fluide et transparente, par une distribution exemplaire dont
Emily Hindrichs, Tómas Tómasson sont les fers de lance, et un impressionnant
Gürzenich-Orchester Köln, le créateur de l’œuvre dans la fosse de l’Opéra
rhénan en 1965, magistralement dirigé cette fois par un rayonnant François-Xavier
Roth, directeur musical de la Ville de Cologne depuis 2015.
Un orchestre gigantesque (1) (dix-neuf bois, quatorze cuivres, seize percussionnistes, célesta, glockenspiel, guitare électrique, clavecin, deux organistes, piano, cinquante-quatre cordes, un jazz combo (clarinette, trompette, guitare électrique, contrebasse amplifiée), bande magnétique diffusée par dix groupes de haut-parleurs, et une quarantaine de solistes (chanteurs, comédiens, danseurs) contribuent à faire de cette partition singulièrement complexe une expérience inouïe tant elle est hors normes et proprement physique pour le public. La force de la musique et son énergie se sont retrouvées à la Philharmonie dans le sobre mais efficace dispositif élaboré pour la mise en espace de Calixto Bieito. Le metteur en scène espagnol a exploité avec habileté le vaste plateau de la Philharmonie, l’orchestre sur le devant de la scène, les chanteurs s’exprimant sur un gigantesque praticable à trois niveaux et sans l'appui de quelque vidéo que ce soit, tandis que les ensembles de percussion étaient disséminés dans les dégagements publics à l’extérieur de la salle, le tout permettant une lecture d'une grande netteté des divers épisodes et scènes de l’action dans la simultanéité requise par Zimmermann qui en fait un drame hallucinant.
Fondé sur la pièce éponyme de Reinhold Jakob Michael Lenz écrite en 1776, l’opéra de Bernd Aloïs Zimmermann Die Soldaten se déroule entre le XVIIIe siècle et nos jours dans les Flandres françaises. Desportes, officier de l’armée française, courtise de façon pressante Marie, fille du marchand de nouveautés lillois Wesener qui aime le jeune drapier Stolzius, originaire d’Armentières. Malgré les mises en garde de son père, la jeune fille trahit son fiancé pour devenir la maîtresse de Desportes. C’est le début de sa déchéance. Passant d’un amant à l’autre, elle finira comme une misérable fille à soldats, tandis que Stolzius se donnera la mort après avoir empoisonné Desportes.
Die Soldaten (Les Soldats) de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) est l’opéra le plus fou jamais conçu par un compositeur. Le style et la structure de cette partition reconnue comme l'une des œuvres-clefs du XXe siècle, sa technique de collage musical et dramatique l’amènent aux limites de l’exécutable, ce qui explique en partie les difficultés et les réticences auxquelles a dû se confronter le compositeur avant de voir son ouvrage programmé. C’est une œuvre immense, autant par sa durée, ses moyens colossaux, sa richesse plurielle, sa complexité due notamment à la superposition constante de différentes strates musicales et temporelles notamment dans les scènes qui associent plusieurs actions simultanées selon le concept de sphéricité du temps enchevêtrant passé, présent et avenir, que la Philharmonie de Paris a proposé dimanche en conviant l’Orchestre du Gürzenich de Cologne et une distribution remarquable d’homogénéité et d’engagement à donner de ce chef-d’œuvre parmi les plus marquants de l’histoire de l’art lyrique en général et plus particulièrement de celle du XXe siècle, Die Soldaten (Les Soldats) de Bernd Aloïs Zimmermann d’après la pièce éponyme écrit en 1776 par le poète-dramaturge allemand Sturm und Drang Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792). Il commença à composer Les Soldats le 17 janvier 1958. Il envoya très vite la première scène à son ami chef d’orchestre Günter Wand, qui la jugea inexécutable, constatant qu’elle dépassait les limites de ce qui était réalisable dans un théâtre d’opéra. « Tu sais combien je t’ai averti dès le début de ne pas franchir certaines limites de difficulté, écrira plus tard Wand, le 7 mai 1959. Tu as pourtant pris cette voie, apparemment parce que tu crois que ton style musical et ta force expressive ne peuvent pas se manifester autrement. Cela, c’est en définitive toi seul qui peux en décider. »
Opéra en quatre actes et quinze scènes (cinq dans les acte I et III, deux dans l’acte II, trois dans l’acte IV) créé non sans difficultés à l’Opéra de Cologne le 15 février 1965 sous la direction de Michael Gielen et dans une mise en scène de Hans Neugebauer (3), l’œuvre a occupé l’esprit du compositeur dès 1955, à l’instar de cette autre œuvre-monde qu’est le Requiem für einem jungen Dichter (Requiem pour un jeune poète) créé quatre ans après et que Paris a eu la chance d’entendre deux fois, en 1995 au Châtelet dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, dirigé par Michaël Gielen à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Baden-Baden (Südwestfunk), et des Chœurs de la Radio de Cologne, de Stuttgart, du Festival d’Edimbourg et de la Radio slovaque, équipe qui venait de l’enregistrer pour le label Sony Classical, et en 2015 à la Philharmonie dans celui du Festival ManiFeste de l’Ircam avec l'Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart SWR et des effectifs choraux français dirigés par Michel Tabachnik. Pour Die Soldaten, il n’aura fallu que… dix-huit ans pour qu’il soit donné en France. L’honneur en revint à l’Opéra de Lyon, qui en donna la première représentation le 18 février 1983 en l’Auditorium Maurice Ravel, sous la direction de Serge Baudo et dans une mise en scène du cinéaste britannique Ken Russell et des décors de Ralph Koltai. Il fallut ensuite attendre plus de cinq ans pour qu’il soit de nouveau programmé, cette fois pour deux représentations au Théâtre Municipal de Strasbourg, les 17 et 18 septembre 1988 dans le cadre du Festival Musica, dans une production de l’Opéra de Stuttgart dirigée par Bernhard Kontarsky et mis en scène par Harry Kupfer (3), qui sera reprise à Paris le 22 janvier 1994 à l’Opéra Bastille pour une série de six représentations, la dernière étant donnée le 2 février suivant.
Avec Die Soldaten, l’œuvre phare du théâtre lyrique après Lulu d’Alban Berg, Bernd Aloïs Zimmermann renoue avec le concept de Wozzeck du même Berg, qui se fonde sur la pièce Woyzeck de Georg Büchner (1813-1837), qui lui-même prend Lenz pour modèle, en attribuant à ses scènes des titres relatifs aux formes musicales du passé qui consistent non pas à décrire une forme concrète, contrairement à Berg, mais une ambiance. « Büchner s’appuie sur Lenz ; Lenz est donc l’original, écrira Zimmermann le 15 février 1958. La différence essentielle tient à la tendance sociale de Wozzeck par rapport à celle purement humaine de Lenz : un cas tout à fait général dans la situation de l’absurde : ce n’est certes pas un hasard si Brecht a travaillé sur le Précepteur de Lenz et l’a mis en scène, et ce n’est certes pas un hasard si la redécouverte de Hölderlin dans les années vingt a été précédée par la redécouverte de Lenz. »
C’est Erich Bormann, alors
directeur artistique de l’Opéra de Cologne, ville où résidait le compositeur
rhénan non loin de Karlheinz Stockhausen, qui attira l’attention de Bernd Aloïs Zimmermann sur la pièce de Jakob
Lenz. Le compositeur adapte lui-même le texte concis originel constitué de
phrases brèves qui n’appellent pas a priori de développements et effusions lyriques
auxquels le compositeur ajoute donc des poèmes du même Lenz. Ces courtes scènes qui se succèdent rapidement sont appliquées par Lenz pour briser l’unité de temps
et la logique d’action, ce qui correspondait à ce que Zimmermann cherchait à
appliquer dans sa propre écriture qui s’appuyait sur la mouvance dodécaphonique
héritée d’Anton Webern et l’idée de métamorphoses musicales. Outre la pièce,
Zimmermann a donc sélectionné quatre autres textes de Lenz, l’air de Charlotte
dans la première scène de l’acte initial (« Herz,
kleines Ding »), celui de Desportes dans la troisième scène du même
acte (« Alle Schmerzen »),
le Lied zum deutschen Tanz dans la
première scène de l’acte II, et le trio « Ach
ihr Wünsche junger Jahre » (Ah,
les désirs de vos jeunes années). Le seul moment où Zimmermann s’éloigne
des écrits de Lenz se situe à la fin de l’œuvre, quand Marie n’est pas reconnue
par son père, et que l’action se termine sur une catastrophe d’ampleur
apocalyptique avec une rythmique durement martelée comparable à celle de l’ouverture.
Les personnages sont tous les victimes d’un sort dont ils ne maîtrisent ni les
tenants ni les aboutissants. Ainsi, Stolzius, qui se suicide comme le fera le
compositeur lui-même cinq ans après la création de l’opéra, s’avère par le choix
de Zimmermann comme la volonté d’un homme insoumis qui se révolte contre le
tourbillon inéluctable qui l’emporte et s’en délivre par la mort, celle qu’il
donne à son rival puis à lui-même. Zimmermann entendait réaliser son dessein au
moyen d’une langue poétique, qui est selon lui extrêmement plastique, et
surtout par le biais d’une construction dramatique qui n’a guère d'équivalent. « Le
tout, écrivait-il à Ludwig Strecker en août 1958, possède une efficacité
scénique extraordinaire : dans la pièce de théâtre, et pas moins dans l’opéra,
après une concentration adéquate, dans la mesure bien entendu où la musique est
bonne. […] Ce dont il s’agit ici est actuel pour toutes les époques : la
perfidie, la versatilité de la société humaine, quelle que soit sa composition,
l’innocence et sa déchéance ; coupable et innocent, cela existe à toutes
les époques. Il ne s’agit donc pas tellement de Marie ou de Stolzius, mais au
contraire d’une situation dans laquelle Marie et Stolzius sont tombés. […] Le
texte poétique sera traité au moyen d’une large échelle, allant du texte parlé
jusqu’au chant, avec toutes les nuances que connait l’opéra moderne ; à
quoi il faudrait ajouter que j’y ai aussi apporté quelque chose de nouveau. L’opéra
sera composé comme une suite de pièces séparées. La seule exception est le [quatrième]
acte, où, après que Marie se soit enfuie, je fais se dérouler simultanément les
scènes courtes qui se poursuivent l’une l’autre. »
Les nombreux solistes de la production vue à la Philharmonie, tous excellents, se sont imposés par leur homogénéité et la qualité de leurs voix, du plus aigu au plus abyssal, la soprano états-unienne Emily Hindrichs (Marie), le baryton-basse islandais Tómas Tómasson (Wesener), le baryton biélorusse Nikolay Borchev (Stolzius), le ténor allemand Martin Koch (Desportes), la contralto brésilienne Kismara Pezzati (la vieille mère de Wesener) et la mezzo-soprano germano-moldave Alexandra Ionis (la mère de Stolzius), en tête de distribution, l’Orchestre du Gürzenich de Cologne au grand complet et François-Xavier Roth ont donné de cet immense et impressionnant chef-d’œuvre toute sa quintessence dans un flamboiement prodigieux, jouant avec une précision fabuleuse des contrastes hallucinants de l’orchestre mis en jeu par Bernd Aloïs Zimmermann, des pianissimi aux limites de l’audible aux fortissimi les plus toniques, sans jamais obliger l’auditeur à tendre ou à se boucher l’oreille, mais au contraire stimulant l’écoute en suscitant une réelle jouissance sonore proprement physique sans doute jamais atteinte, grâce à la prodigieuse acoustique de la salle Pierre Boulez et de ses dégagements au sein de la Philharmonie de Paris souvent évoquée ici, la dernière fois remontant à trois semaines (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/arnold-schonberg-en-majeste-pour.html), tandis que la mise en espace de Calixto Bieito fort bien mise en lumières a rendu clairement lisible la tragédie, bien que les chanteurs aient été éloignés du public assis frontalement, la dimension de l’orchestre créant obligatoirement une distance considérable. Le tout a fait de ce spectacle un grand moment de musique lyrique, rendant toute la dimension de ce chef-d’œuvre du XXe siècle qui reste aujourd’hui un monument du XXIe siècle.
Bruno Serrou
1) Le Festival de Salzbourg réunit
cent soixante dix instrumentistes en août 2012. Voir et écouter le DVD de cette
excellente production avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne dirigé par Ingo
Metzmacher et mis en scène par Alvis Hermanis publié par EuroArts (2072588) (lire :
http://brunoserrou.blogspot.com/2016/11/dvd-trois-chefs-duvre-de-lopera-du-xxe.html)
2) La Radio de Cologne (WDR) a
capté cette production incunable qui a fait l’objet d’une publication discographique
chez Wergo (WER66962) particulièrement soignée, autant sur plan du son que sur
celui de la documentation et de l’iconographie.
3) Cette production a fait l’objet
d’un coffret CD et d’un DVD publiés par Teldec/Warner Classics