Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 9 janvier 2024
La Philharmonie de Paris a inauguré mardi son année 2024 avec un spectacle
ouvrant les festivités du cent-cinquantenaire d’Arnold Schönberg (né à Vienne le
13 septembre 1874), figure tutélaire de la Seconde Ecole de Vienne qui
révolutionna la musique en trois temps, l’hyperromantisme, l’expressionnisme
atonal et la série dodécaphonique, il est l’incarnation du père au sein de la
fameuse Trinité Viennoise, avec les deux plus fameux de ses nombreux disciples,
Alban Berg et Anton Webern.
L’Orchestre de Paris a vu pour l’occasion les choses en grand, proposant un
spectacle intitulé « Transfiguré » et sous-titré « 12 vies de
Schönberg » mis en scène par Bertrand Bonello s’exprimant au cœur d’un
dispositif scénique d’Emanuele Sinisi rappelant plus ou moins celui utilisé
pour Jeanne au bûcher d’Arthur Honegger
en mars 2015 (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2015/03/lintense-jeanne-darc-au-bucher-de.html),
et dirigé avec une juste vénération par Ariane Matiakh, donné trois soirées de
suite, ce qui est exceptionnel. Et considérant le succès public de ce premier
concert, il convient de se féliciter de ce qui pouvait apparaître de prime
abord comme une prise de risque inconsidérée, le renom de Schönberg étant loin
d’être populaire. Ce qui, contrairement à ce que les médias grand public et les
édiles politiques, atteste du rayonnement de la musique dite à tort « classique »
y compris la plus téméraire et d’une écoute réputée exigeante. Certes, les
grincheux pourront regretter ce qui peut être stupidement considéré comme du « saucissonnage »
d’œuvres, mais le montage des extraits était intelligemment réalisé au sein des
trois périodes créatrices de Schönberg, dans une évolution suivant la chronologie
de la vie du maître viennois, de 1899 à 1943 (de La Nuit transfigurée op. 4 à… La
Nuit transfigurée op. 4), tandis que des comédiens contaient la vie, la pensée,
la quête artistique non seulement comme compositeur mais aussi comme peintre,
et transcendantale, religieuse, philosophique, politique, les combats et la
rigueur intellectuelle de cet homme réputé pour sa droiture et sa rigueur morale,
mais qui savait rire et se distraire, se passionnant de tennis et de jeux de
société, allant jusqu’à en dessiner un de cinquante-deux cartes… Une soirée en
concordance frappante avec le dossier que j’avais publié sur mon site le 4
mai 2018 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/05/notes-sur-arnold-schonberg-1874-1951.html).
Considérant le titre du spectacle et l’ordre chronologique suivi par le
propos de Bertrand Bonello, cette soirée commençait naturellement par la Nuit transfigurée op. 4, dont l’extrait
était non pas puisé dans l’original pour sextuor à cordes de 1899 mais dans la
troisième version pour orchestre à cordes réalisée en 1943, la présence de l’effectif
complet des cordes de l’Orchestre de Paris appelant naturellement ce choix. Le
découpage, dans sa chronologie, présentait toutes les facettes de cette
extraordinaire personnalité dont la création est l’une des plus admirables de
l’histoire de la musique, un véritable bain de jouvence de créativité et de
force expressive, acteur de son temps, véritable visionnaire non seulement
comme musicien mais aussi comme penseur, comme dans ses engagements religieux
et politiques. Mise en scène par Bertrand Bonello dans une scénographie
d’Emanuele Sinisi transformant totalement le plateau de la Salle Pierre Boulez,
compositeur qui fit tant pour la propagation de la création de son aîné, en
dépit de sa célèbre phrase « Schönberg est mort » que les
pourfendeurs de cette musique considérée comme « dégénérée », autant
par les nazis que par les conservateurs de tous bords ont pris au pied de la
lettre sans lire l’article, des vidéos en noir et blanc étaient projetées sur
un rideau souple et fin, pour aboutir dans les dernières minutes à de
magnifiques images d’un buste de Schönberg finissant par s’écouler en grains de
sable.
Si l’on peut regretter quelques manques dans la sélection des œuvres, comme le Quatuor à cordes op. 10 avec soprano, le
Trio à cordes auquel le compositeur
tenait tant car composé au sortir d’un profond coma, le Concerto pour violon ou Un
survivant de Varsovie, déchirant cri de révolte venu du ghetto de Varsovie, il faut convenir
que le choix des partitions, difficile tant la totalité de la musique de
Schönberg est grandiose, y compris le trop injustement décrié Quintette pour instruments à vent op. 26,
a été des plus subtilement choisi et agencé, même si le cadre défini de la
soirée ne pouvait que conduire les aficionados du leader de la Seconde Ecole de
Vienne à une juste mais superflue frustration.
Après que le public venu en nombre se soit installé au son de la voix d’Arnold
Schönberg projetée dans toute la salle s’exprimant lors d’une interview
radiophonique dans un anglais limpide mais au fort accent autrichien, c’est
donc la version 1943 pour orchestre à cordes de La Nuit transfigurée par les archets de l’Orchestre de Paris menés par
Eiichi Chijiiwa au poste de violon solo et dirigés par Ariane Matiakh qui a préludé
à cette soirée originale qui allait être ponctuée de textes dits et joués par
deux comédiens, l’actrice Julia Faure et le danseur réalisateur Adrien Dantou,
soulignés par des passages choisis comme repaires projetés sur les côtés du
plateau. S’ensuivaient neuf minutes d’extrait par l’Orchestre de Paris au
complet de l’immense et somptueux poème symphonique dont l’idée avait été
soufflée à Schönberg par Richard Strauss, Pelléas
et Mélisande op. 5 de 1902-1903, les Trois
Pièces pour piano op. 11 qui ont suscité une foisonnante correspondance
entre Schönberg et Ferruccio Busoni (réunie et traduite en français en 1995 dans
Schoenberg - Busoni/Schönberg - Kandinsky,
Correspondances, Textes aux Editions
Contrechamps) par David Kadouch, l’hymne à la paix du monde de 1907 Friede auf Erde op. 13 pour chœur mixte à huit voix et orchestre donné
intégralement par le Chœur et l’Orchestre de Paris, Farben (Couleurs) et sa « mélodie
de timbres », et Das obligate
Rezirativ (Le Récitatif obligé)
extraits des Cinq Pièces pour orchestre
op. 16 de 1909 révisées en 1922, cinq minutes du monodrame « psychanalytique »
Erwartung (Attente) op. 17 de 1909 créé voilà cent ans le 6 juin prochain, l’intégrale
des Six petites pièces pour piano op. 19 de
1911, puis le fameux Pierrot lunaire op.
21 de 1912 pour voix de femme et cinq instrumentistes dont seuls les sept
poèmes de la deuxième des trois parties étaient offerts par la soprano franco-chypriote
Sarah Aristidou à la voix charnelle et moelleuse mais plus Gesang (chanté) que Sprechgesang
(parlé-chanté), le Prélude de la Suite pour piano op. 25 de 1921 par
David Kadouch associé à Sarah Aristidou dans les Trois Lieder op. 48 composés à Paris en 1933 mais créés à Los Angeles
en 1950, le pianiste enchaînant ensuite avec l’Orchestre de Paris et Ariane
Matiakh une fois réinstallés dans la fosse les deux derniers mouvements (Adagio et Finale : Giocoso (moderato)) du bouleversant Concerto pour piano et orchestre op. 42 de
1942 pour l’ami Eduard Steuermann, avant que le Chœur rejoigne l’aplomb de l’Orchestre
de Paris pour six des douze minutes de l’hallucinant Kol Nidre op. 39 que l’on eût aimé entendre entièrement tant cette
partition est représentative de la spiritualité et de l’universalité hébraïque d’Arnold
Schönberg.
A l’engagement et à la finition de l’interprétation de l’Orchestre de Paris
dirigé avec élan par Ariane Matiakh, il convient d’associer le brio et la
puissante expressivité de David Kadouch, présent dans six (Concerto pour piano, Pièces op. 11, op. 19 et op. 25, Pierrot lunaire op. 21)
des douze œuvres du programme auxquelles il a donné de façon magistrale la
dimension classique idoine à l’œuvre de Schönberg, ainsi que le Chœur de l’Orchestre
de Paris excellemment préparé par Richard Wilberforce.
Bruno Serrou
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