Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 27 février 2023
La Sixième Symphonie de Gustav Mahler est un
véritable Himalaya de l’histoire de la musique. Composée
en 1903-1904, révisée à deux reprises, l’été de 1906 et au début de l’année
suivante, après l’expérience de sa création le 27 mai 1906 à Essen, la Sixième Symphonie, écrite dans la
tonalité de la mineur, cette immense
partition que d’aucuns considèrent comme la plus grande symphonie de
l’histoire, est l’une des plus déchirantes et éperdues du compositeur
autrichien, celle qui, à l’instar des Kindertotenlieder,
est la plus sinistrement prémonitoire de la biographie de son auteur, avec ses
combats à couper le souffle, ses grands moments d’introspection douloureuse,
ses plages d’espoir brutalement brisés par des drames menaçants, une angoisse
qui atteint des sommets de déchirements avec les trois immenses coups du destin
qui fracassent l’élan frénétique du funeste finale. Sans doute aussi la
symphonie mahlérienne la plus porteuse d’avenir, qui inspirera particulièrement
Alban Berg (l’interlude en ré mineur qui relie les deux dernière
scènes de Wozzeck, notamment, lui
doit beaucoup).
« L’art de composer, ce n’est pas chercher à peindre, décrire ou faire de la poésie, écrit Mahler depuis sa résidence d’été de Maiernigg en 1904 à son protégé et assistant à l’Opéra de Vienne Bruno Walter. Ce que l’on compose, c’est l’homme dans sa globalité ; l’homme et ses sensations, ses réflexions, son souffle et ses souffrances. Si l’on manque de génie, mieux vaut s’abstenir. Mais si l’on possède du génie, il ne faut reculer devant rien. C’est comme faire un enfant et se demander ensuite s’il s’agit d’un enfant et s’il a été conçu pour les bonnes raisons. On s’étreint et un enfant naît. Basta ! Ma Sixième est achevée. Je pense que j’y suis arrivé ! Mille fois basta ! » Mahler est alors à l’apogée de sa vie et de sa carrière. Directeur général de l’Opéra de la Cour de Vienne, chef d’orchestre célébré, il est a pour épouse Alma Schindler, l’une des femmes les plus convoitées de la capitale impériale qui lui a donné un premier enfant.
Chef vaudois de 32 ans formé au
CNSMD de Lyon, que j’avais vu et entendu diriger depuis la fosse de l’Opéra de
la capitale rhodanienne dans une œuvre à mille lieues de l’univers mahlérien,
puisqu’il s’agissait d’un opéra bouffe de Gaetano Donizetti, Viva la mamma ! (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2017/06/viva-la-mamma-donizetti-sauce-rossini.html),
Lorenzo Viotti s’est avéré éblouissant dans cette symphonie dite « Tragique » dont le propos est
contraire à la partition lyrique du compositeur italien. Après l’ample et sombre Allegro sostenuto initial (Allegro
energico, ma non troppo. Heftig, aber markig [Véhément, mais robuste]),
d’une unité impressionnante eu égard à la densité de la polyphonie et des
thèmes qui se télescopent, à l’opposé de toute tendance cacophonique, le chef
maîtrise de façon suprême le matériau thématique qui se multiplie et se
densifie à foison au risque de la dislocation, la symphonie s'est avérée
vertigineuse de tragique et de brio, sans pour autant s’avérer vraiment
chaotique. Viotti, qui remplaçait Valery Gergiev, ex-directeur de l’orchestre
munichois qui l’a congédié après l’avoir mis en demeure de prendre position face
à l’agression de son ami Vladimir Poutine contre l’Ukraine, a quasi enchaîné le Scherzo au mouvement initial, qu’il a brièvement séparé d’une
simple levée, soulignant ainsi les imbrications étroites voire intimes entre
les deux séquences, puisque malgré la suppression de toute indication
programmatique de la part de l’auteur, la symphonie dépeint dans un premier
temps le couple Gustav et Alma Mahler et dans un second temps les jeux de leurs
enfants dont les parents sont les témoins et auxquels ils participent. Viotti a
choisi de placer le mouvement lent en troisième position, Mahler ayant lui-même
longtemps hésité à introduire cet Andante
moderato à la deuxième ou à la troisième places, ce qui confirme combien le
chef a tenu à souligner le drame imparable immanent à l’œuvre, attestant d’un
sens de la poésie et des épanchements sans pour autant se faire impudique. Le
summum du caractère profondément pessimiste de cette Sixième se trouve en concentré dans l’immense finale, Allegro moderato - Allegro energico, le
mouvement le plus développé de la création mahlérienne, aux côtés du finale de
sa Symphonie n° 3 et à l’instar de
celui du Chant de la Terre, un
morceau aux élans terrifiants, dantesques, brutalement interrompus par trois
coups de marteau frappés avec une violence inouïe - Viotti, comme trop de ses
confrères, n’a pas marqué le troisième coup du destin avec l’appoint du marteau
préférant se limiter aux instruments à percussion classiques (timbales, grosses
caisses, cymbales, tam-tam, claviers), qui allaient marquer la génération de la
Seconde Ecole de Vienne, au point de servir de modèle aux Pièces op. 16 d’Arnold Schönberg et Op. 6 d’Alban Berg et d’Anton Webern, outre l’Interlude en ré mineur de l’opéra Wozzeck de Berg déjà évoqué. Ce finale est une véritable course à l’abîme,
asphyxiante, anxiogène, d’un tragique hallucinant… Après deux premiers mouvements telluriques si proches
l’un de l’autre et séparés par le chef d’une simple levée, l’Andante isolé, délicieusement chantant
mais empli d’une ineffable tristesse, le finale s’est avéré fascinant, vertigineux,
bien qu’il lui ait manqué ce troisième coup du destin marqué au marteau de bois.
A noter les cloches de vache dans un premier temps sur le plateau à jardin,
puis dans le finale hors scène, la disposition des cuivres, avec, de jardin à cour, trompettes,
trombones, tuba et cors…
L’admirable phalange bavaroise qu’est le
Philharmonique de Munich, orchestre mahlérien par excellence - Gustav Mahler a
dirigé à sa tête la création de ses Symphonies
n° 4 et n° 8 « des Mille »,
Bruno Walter la création posthume du Chant
de la Terre -, s’est glorieusement imposée sous la direction de Lorenzo Viotti,
simple, précise, enflammée d’où il a émané une maîtrise des contrastes
prodigieuse, le chef suisse offrant une Symphonie
n° 6 « Tragique » proprement dantesque. Ponctuée de plages d’un
onirisme tendre et délicat, tandis que la polyphonie, les lignes qui s’entrechoquent
et s’entrecroisent ont été supérieurement définies, sans aucune saturation
acoustique. Les musiciens bavarois ont ainsi
attesté d’une ferveur et d’une virtuosité à toute épreuve, avec une mention
spéciale pour les pupitres solistes, particulièrement le cor.
A noter que le chef a donné une introduction au public
avant l’exécution de l’immense partition prémonitoire dans la vie du
compositeur.