Paris. Ière Biennale Pierre Boulez. Studio de la
Philharmonie de Paris. Samedi 8 septembre 2018
Ralph van Raat (né en 1978). Photo : (c) Simon van Boxtel
C’est un magnifique programme qu’a
donné samedi soir, dans le cadre de la Première Biennale Pierre Boulez, le pianiste hollandais Ralph van Raat dans le Studio de la
Philharmonie de Paris à l’acoustique parfaite pour un tel récital monographique
consacré au piano de Pierre Boulez, dont une partition inédite de près d’une demi-heure.
Pierre Boulez (1925-2016) au piano à l'IRCAM. Photo : (c) IRCAM
Pianiste de formation, tenant les
claviers dans la fosse du Théâtre Marigny de la Compagnie Renaud-Barrault dont
il était le directeur musical, le piano a été le compagnon de vie de Pierre
Boulez, représentant l’alpha et l’oméga de sa création. Pourtant, grâce à son
oreille absolue et à la tradition de l’écoute interne acquise auprès d’Olivier
Messiaen, Pierre Boulez ne composait pas au piano mais à la table. «
J’ai fait beaucoup d’orchestres, beaucoup de
formations de chambre, si bien que le piano m’est apparu moins important, me
déclarait-il en 1998 [cf. Pierre Boulez,
entretiens avec Bruno Serrou, 1983-2013, Editions Aedam Musicae 2017].
Mallarmé disait pour la rose « l’absente de tout bouquet », alors que,
pour moi, la technique du piano c’est l’absente de tout piano. Parce que le
piano est inutile à l’acte de composer. Je n’ai plus de piano à Paris, j’en ai
un à Baden-Baden, un autre dans le Midi, un autre enfin à Montargis, mais je ne
m’en sers pas. Parce que j’ai acquis un excellent entraînement au
Conservatoire avec Messiaen. Ce dont je me loue toujours. Parce que, parmi ses
trois classes d’harmonie hebdomadaires, celle du milieu de semaine était
réservée à des exercices d’harmonie, enfin une base chiffrée, une basse ou un
chant donné dans la classe. Messiaen dictait le texte, il fallait donc prendre
le texte à la volée, et l’on écrivait l’exercice avec les cours des classes
environnantes, à droite une classe de piano, à gauche de je ne sais plus quoi,
l’isolation était vraiment aléatoire entre les murs de la rue de Madrid et l’on
était obligé de se concentrer énormément. Et comme le devoir était corrigé
immédiatement, Messiaen se mettait au piano pour jouer nos devoirs, on se
rendait compte immédiatement des gaffes que l’on avait faites et des choses qui
n’étaient pas entendues. C’est ainsi que mon audition interne s’est affinée. »
Mais le piano sera souvent de la partie dans ses œuvres, de la Sonate pour flûte et piano à Une page d’éphéméride, et y compris au
sein d’ensembles, comme dans Répons
et sur Incises. Ce qui le fascinait,
dans le piano, ce sont les phénomènes sonores qui en émanent, dont la résonance,
la tenue du son, ses capacités aux contrastes et mélanges de couleurs, ses
harmonies flottantes et réverbérées par l’usage de la troisième pédale, la volubilité de la course des doigts sur le
clavier, mais aussi son aptitude à l’expressivité, aux nuances.
Ralph van Raat. Photo : (c) Simon van Boxtel
Elève de Claude Helffer (1922-2004)
[voir mon livre Claude Helffer : la
musique sur le bout des doigts, Editions INA/Michel de Maule, 2005], l’un
des membres fondateurs du Domaine musical qui jouait par cœur les trois Sonates de son ami Pierre Boulez, et de
Pierre-Laurent Aimard, ex-membre de l’Ensemble Intercontemporain, le pianiste
musicologue batave Ralph van Raat est à quarante ans l’un des interprètes les
plus actifs dans le domaine de la création contemporaine, qu’il enseigne
également au Conservatoire d’Amsterdam. Cela, tout courants et styles mêlés, de
son compatriote Louis Andriessen au Hongrois György Kurtág, en passant par John Adams, Gavin
Bryars, Tan Dun, Arvo Pärt, Frederic Rzewski, John Taverner, d’une part, et, d’autre
part, Olivier Messiaen, Elliott Carter, György Ligeti, Jonathan Harvey, Magnus
Lindberg, Helmut Lachenmann, beaucoup lui ayant dédié certaines de leurs œuvres.
C’est grâce à son professeur d’histoire au collège, que Raat a découvert la
musique contemporaine par l’écoute « en boucle » de la Sonate n° 2 de Boulez dans un
enregistrement du pianiste mathématicien Christopher Taylor capté lors d'une
finale du Concours international de piano Van Cliburn. « J’étais subjugué,
se souvient-il dans la préface d’un ouvrage d’Emanuel Overbeeke paru en 2016 consacré
à Pierre Boulez. Les contrastes gigantesques de nuances, de tempos et de
registres faisaient exploser mon univers musical comme le big-bang. »
Ralph van Raat présentant Prélude, Toccata et Fugue de Pierre Boulez. Photo (c) Bruno Serrou
Avec beaucoup d’a propos, le
pianiste, une fois assis devant son Steinway, a ouvert son récital Boulez par l’œuvre
ultime pour piano, Une page d’éphéméride,
composée en 2005 et créée le 4 février 2008 par Gaspard Dehaene à Paris. Dans
cette pièce d’une douzaine de minutes aux élans parfois impressionnistes, Ralph
van Raat s’est immédiatement montré en totale osmose avec l’univers boulézien,
magnifiant à satiété les résonances du piano, élargissant l’espace et le temps
qui semblait sous ses doigts comme suspendus, les sonorités cristallines, la
vélocité à la aérienne et affirmée, l’impression de liberté voulue par le
compositeur, saisissant à la toute fin par le son s’éteindre dans un silence
habité par les résonances émanant du coffre du piano et qui laissent l’auditeur
habité par la totalité de l’œuvre qu’il vient d’écouter et qui semble reprendre
à l’infini dans la mémoire de l’écoute.
Les mains de Pierre Boulez filmées par Michel Fano en 1965. Photo : (c) Michel Fano
Le contraste avec cette œuvre ultime
et celle qui la suivait immédiatement dans l’enchaînement du programme monographique
conçu par Ralph van Raat, allait s’avérer à la fois saisissant et
particulièrement instructif. Heureusement présentée par le pianiste, l’œuvre suivante
était en effet à la fois inconnue, inédite et révélatrice d’un Boulez encore
élève d’Olivier Messiaen, car conçue durant la courte et seule année scolaire 1944-1945
passée au Conservatoire de Paris. Ce triptyque au titre façon César Franck, Prélude, Toccata et Scherzo, était en
effet donnée en création mondiale. D’une durée assez importante (vingt-six
minutes), cette partition inédite a été réalisée par la Fondation Paul Sacher
sous la direction d’Angela Ida De Benedictis. Le pianiste hollandais rappelle
dans le texte cité plus haut et publié dans le programme de salle de cette
soirée de création mondiale, s’est mis en quête de cette partition après en avoir
appris l’existence dans une étude récemment publiée sur le répertoire pour
piano de Pierre Boulez. « Lorsque j’ai eu le manuscrit devant les yeux un
peu plus tard, avoue-t-il, il m’a semblé évident que la pièce occupait une
place essentielle dans son œuvre : en plus de l’influence de son
professeur Olivier Messiaen et de quelques autres compositeurs, on peut
vraiment entendre le langage musical de Boulez évoluer au cours de la pièce. »
La structure de l’œuvre en trois parties se présente sous la forme
lent-vif-lent. Le morceau initial (Prélude)
de forme ABA présente un thème principal aisément identifiable qui est repris à
la fin en octaves. Le mouvement central (Toccata)
alterne des traits rapides et virtuoses de notes isolées, deux fugues fondées
sur ladite constellation de notes qui finit par engendrer un réseau complexe d’intervalles
thématiques qui se démantèle dans un ultime passage relativement développé de
type toccata. Le finale (Scherzo) est
une alternance de répétitions rythmiques et percussives de l’intervalle de
neuvième mineure et ses transpositions, et de passages lents d’accords faisant
penser à des tintements de cloches réitérés selon diverses superpositions,
chacun avec son propre tempo. Dans ces pages, l’on retrouve non seulement les
influences de Bartók, de Stravinski et de Messiaen, mais aussi nombre d’éléments
caractéristiques du Boulez de la maturité, jusqu’à Incises, chez un compositeur de moins de vingt ans déjà maître de
la forme, ce que Ralph van Raat a démontré avec une maîtrise et une empathie
particulièrement communicatives. Signalons ici que Ralph van Raat a signé pour le label Naxos le premier enregistrement mondial de ce Prélude, Toccata et Scherzo de Pierre Boulez.
Notations 2 pour piano (Très vif), extrait du manuscrit de Pierre Boulez (1946). Photo : (c) Universal Edition, Wien
Cycle composé peu après le
triptyque inédit donné en création mondiale, les douze Notations pour piano sont d’un jeune homme de vingt ans tout juste
sorti de la classe de Messiaen, dont on retrouve l’influence rythmique, qui, comme
le titre du recueil l’indique, se présentent sous la forme de courtes pages
comme écrites à main levée sur un carnet de notes pour des pièces plus
développées enchaînant mouvements lent-vif-lent. Ce que fera d’ailleurs Pierre
Boulez, en commençant à déployer pour grand orchestre ces douze miniatures de douze
minutes chacune écrites selon la méthode dodécaphonique sur une même série de
douze sons que le compositeur peaufinera en 1985. Ralph van Raat en a restitué
avec une subtilité saisissante les arcanes, grâce à une maîtrise époustouflante
de la forme, de l’ornementation mêlés d’un plaisir dans le jeu et de l’enchevêtrement
des mélismes, se jouant des alternances et superpositions de tempos prestement pulsés,
suspendus, flottants, et méditant sur les propres résonances de son piano.
Pierre Boulez, Incises pour piano (1994). Photo : (c) Universal Edition, Wien
Composé en 1994 à la demande des
amis de Pierre Boulez Luciano Berio et Maurizio Pollini pour le Concours international
de piano Umberto Micheli de Milan, révisée et rallongée en 2001, Incises, qui sera amplement développé de
façon jubilatoire en 1996-1998 dans sur
Incises pour trois pianos, trois harpes et trois percussionnistes, exhale
une liberté d’invention, de style et de dynamique phénoménale. Après une
introduction non mesurée, Boulez lance Incises dans une folle course de toccata en trois
minutes prestissimo de notes répétées
en doubles croches (la noire à 144) dont la mécanique est parfois déréglée par
l’intervention de « groupes-fusées » de triples croches. Trois ans après
la conception de sur Incises, Boulez
ajoute à l’original d’Incises une
seconde section qui alterne des passages très lents au sein desquels des arabesques plongent
et résonnent dans l’extrême grave et où se glissent des moments plus vifs et plus
strictement structurés, les idées, comme le titre de l’œuvre l’indique, s’insérant
les unes dans les autres. Une fois encore, Ralph van Raat a offert une
interprétation rayonnante somptueusement contrastée et vivifiante, donnant à
cette dizaine de minutes la dimension d’un classique du XXe siècle.
Ralph van Raat à la fin de son récital Pierre Boulez. Photo : (c) Bruno Serrou
Pour répondre aux ovations
insistantes et largement méritées du public, Ralph van Raat a donné en bis le
Scherzo de la
Sonate n° 2 pour piano
du même Pierre Boulez, œuvre de 1948 entendue en son entier dans le cadre de la
soirée d’ouverture de cette Première Biennale Pierre Boulez jouée par Dimitri
Vassiliakis [voir
https://brunoserrou.blogspot.com/2018/09/iere-biennale-pierre-boulez-ouverture.html].
Ralph van Raat concluait ainsi de façon éblouissante une soirée à marquer d’une
pierre blanche, et qui atteste du génie d’un compositeur qui devrait très vite
entrer dans le grand répertoire, une fois les conflits délirants et stériles autour
de l’homme qui a pourtant énormément fait pour la musique en France et ses
institutions, et les clichés incompréhensibles autour du compositeur qui
finiront par s’éteindre faute de combattants aussi inventifs et subtils que
lui.
Bruno Serrou