Andris Nelsons. Photo : (c) Boston Symphony Orchestra
De facture
nietzschéenne, la Troisième Symphonie
est la plus longue de toutes les partitions de Gustav Mahler, avec ses cent dix
minutes réparties en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le
mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière.Originellement conçue en sept mouvements (le septième sera intégré à la
symphonie suivante), cette œuvre immense composée en 1895-1896 plonge dans la genèse de la vie
terrestre, avec un morceau initial qui conte l’émergence de la vie qui éclot de
la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante
évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette
dernière évoluant par phases toujours plus haut, de l’état végétal à l’exaltation
du cœur, les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme et les anges,
enfin l’amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie fondé sur le lied Das himmlische Leben (la Vie céleste) puisé dans le recueil de
chants populaires du Wunderhorn originellement
conçu pour conclure cette Troisième Symphonie).
Gustav Mahler (1860-1911) (caricature) dirigeant la création de sa Troisième Symphonie à Krefeld le 9 juin 1902. Photo : (c) akg-images
Du chaos originel jusqu’aux déchirements de l’amour
qui concluent la symphonie en apothéose sur des battements frénétiques de
quatre timbales qui sont comme autant de battements de deux cœurs humains épris
l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est
admirablement édifiée par Andris Nelsons, qui ménage avec précision les divers
plans séquences qui s’enchevêtrent dans la première partie [Vigoureux. Décidé, « L’éveil de Pan »] qui apparaissent clairement tuilés, le
matériau se renouvelant et s’imbriquant constamment, instillant à la fois unité
et diversité qui annihilent ainsi judicieusement tout aspect décousu mais donnent
au contraire l’impression de chaos s’organisant peu à peu, et les élans
insufflés par le chef letton portent en germes l’extraordinaire expressivité
des mouvements qui suivent.
Susan Graham (mezzo-soprano), Andris Nelsons et le Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Philharmonie de Paris
Cela dès le Menuetto
(Ce que me content les fleurs des champs)
où Nelsons répond précisément aux intentions de Mahler, qui entendait ménager
ici une plage de repos après les déchirements et soubresauts qui précédaient.
Le somptueux Comodo. Scherzando (Ce que me content les animaux de la forêt) [Sans hâte] avec cor de postillon obligé
dans le lointain (ici une trompette) brillamment tenu sans la coulisse par Mark
Thomas Rolfs, trompette solo du Boston Symphony, a été d’un onirisme envoûtant
auquel répondaient avec une fraîcheur communicative des bois gazouillant tandis
que la section des neuf cors alignés sur toute la largeur du plateau, le
soutenait dans un pianissimo
surnaturel. L’émotion atteignait une première apnée dans le Misterioso (Ce que me conte l’homme) [Absolument
ppp] du lied O Mensch sur un
poème extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche,
avec un orchestre grondant dans le grave avec une délectable douceur qui
enveloppe la voix savoureuse de l’immense mezzo-soprano américaine Susan Graham
toujours aussi rayonnante de beauté, placée à la gauche du chef, et introduisant
délicatement à la joie des anges - Lustig
im Tempo und keck im Ausdruck [Gai
dans le tempo et guilleret dans
l’expression) -, femmes et enfants mêlés tenus avec ferveur par des membres
du Chœur de Radio France et par la Maîtrise de Radio France - certains éléments
de cette dernière se tenant de façon relâchée, alors qu’un tel ensemble est
censé forger la jeunesse à une certaine discipline. Enfin, l’adagio final, Langsam (Ce que me conte l’Amour), où le chef letton retient son souffle et
son orchestre dans un crescendo à la conduite suffocante qui a permis
d’atteindre le comble de l’émotion dans un moment confondant de beauté, tour à
tour contenue et exaltée, Nelsons ménageant un immense et magistral rinforzando qui aura conduit à la
plénitude de l’amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions, mais
dans la confiance de l’accomplissement.
Susan Graham (mezzo-soprano), Andris Nelsons, Boston Symphony Orchestra, Maîtrise et Choeur de femmes de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
Sonnant fier et moelleux (cordes disposées selon la
formule premiers et seconds violons, altos et violoncelles, contrebasses dans
le prolongement des altos et des violoncelles, première trompette et premier
trombone fidèles à la réputation des cuivres américains rassurant ainsi sur le
côté humain de ces musiciens d’orchestres nord-américains par d’infimes
imperfections dans les attaques les plus hardies, mais toujours d’une
singulière homogénéité, autant dans l’ensemble du groupe que côté pupitres
solistes, avec de remarquables individualités comme le tromboniste Toby Oft, mais
aussi le corniste James Sommerville, le trompettiste déjà cité Thomas Rolfs, le
tubiste Mike Roylance, la piccolo Cynthia Meyers, le hautboïste John Ferrillo, le
cor anglais Robert Sheena, le clarinettiste William R. Hudgins, le bassoniste
Richard Svoboda, la violoniste Tamara Smirnova, l’altiste Steven Ansell, le
violoncelliste Blaise Déjardin. Le Boston Symphony Orchestra a ainsi démontré
samedi combien l’entente avec Andris Nelsons, son directeur musical depuis
quatre ans, est déjà totale.
Bruno Serrou
A signaler la parution des Symphonies n° 4 et n° 11 de Dimitri Chostakovitch chez Deutsche Gramophon : 2 CD DG B0028595-02
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire